Alphonse Lamartine



Harmonies poétiques
et religieuses

 

 

 

 

Cantate Domino canticum
novum : cantate domino omnis
terra...
Quia mirabilia facit.

PS. XCV et XCVII

 

LIVRE PREMIER

 

VI

Aux chrétiens dans les temps d'épreuves

 

Pourquoi vous troublez-vous, enfants de l'Evangile?
À quoi sert dans les cieux ton tonnerre inutile,
Disent-ils au Seigneur, quand ton Christ insulté,
Comme au jour où sa mort fit trembler les collines,
Un roseau dans les mains et le front ceint d'épines,
Au siècle est présenté?

 

Ainsi qu'un astre éteint sur un horizon vide,
La foi, de nos aïeux la lumière et le guide,
De ce monde attiédi retire ses rayons;
L'obscurité, le doute, ont brisé sa boussole,
Et laissent diverger, au vent de la parole,
L'encens des nations.

 

Et tu dors? et les mains qui portent ta justice,
Les chefs des nations, les rois du sacrifice,
N'ont pas saisi le glaive et purgé le saint lieu?
Levons-nous, et lançons le dernier anathème;
Prenons les droits du ciel, et chargeons-nous nous-même
Des justices de Dieu.

 

Arrêtez, insensés, et rentrez dans votre âme;
Ce zèle dévorant dont mon nom vous enflamme
Vient-il, dit le Seigneur, ou de vous ou de moi?
Répondez; est-ce moi que la vengeance honore?
Ou n'est-ce pas plutôt l'homme que l'homme abhorre
Sous cette ombre de foi?

 

Et qui vous a chargés du soin de sa vengeance?
A-t-il besoin de vous pour prendre sa défense?
La foudre, l'ouragan, la mort, sont-ils à nous?
Ne peut-il dans sa main prendre et juger la terre,
Ou sous son pied jaloux la briser comme un verre
Avec l'impie et vous?

 

Quoi, nous a-t-il promis un éternel empire,
Nous disciples d'un Dieu qui sur la croix expire,
Nous à qui notre Christ n'a légué que son nom,
Son nom et le mépris, son nom et les injures,
L'indigence et l'exil, la mort et les tortures,
Et surtout le pardon?

 

Serions-nous donc pareils au peuple déicide,
Qui, dans l'aveuglement de son orgueil stupide,
Du sang de son Sauveur teignit Jérusalem?
Prit l'empire du ciel pour l'empire du monde,
Et dit en blasphémant : Que ton sang nous inonde,
O roi de Bethléem!

 

Ah! nous n'avons que trop affecté cet empire!
Depuis qu'humbles proscrits échappés du martyre
Nous avons des pouvoirs confondu tous les droits,
Entouré de faisceaux les chefs de la prière,
Mis la main sur l'épée et jeté la poussière
Sur la tête des rois.

 

Ah! nous n'avons que trop, aux maîtres de la terre,
Emprunté, pour régner, leur puissance adultère;
Et dans la cause enfin du Dieu saint et jaloux,
Mêlé la voix divine avec la voix humaine,
Jusqu'à ce que Juda confondît dans sa haine
La tyrannie et nous.

 

Voilà de tous nos maux la fatale origine;
C'est de là qu'ont coulé la honte et la ruine,
La haine, le scandale et les dissensions;
C'est de là que l'enfer a vomi l'hérésie,
Et que du corps divin tant de membres sans vie
Jonchent les nations.

 

"Mais du Dieu trois fois saint notre injure est l'injure;
Faut-il l'abandonner au mépris du parjure?
Aux langues du sceptique ou du blasphémateur?
Faut-il, lâches enfants d'un père qu'on offense,
Tout souffrir sans réponse et tout voir sans vengeance?"
Et que fait le Seigneur?

 

Sa terre les nourrit, son soleil les éclaire,
Sa grâce les attend, sa bonté les tolère,
Ils ont part à ses dons qu'il nous daigne épancher,
Pour eux le ciel répand sa rosée et son ombre,
Et de leurs jours mortels il leur compte le nombre
Sans en rien retrancher.

 

Il prête sa parole à la voix qui le nie;
Il compatit d'en haut à l'erreur qui le prie;
À défaut de clartés, il nous compte un désir.
La voix qui crie Alla! la voix qui dit mon Père,
Lui portent l'encens pur et l'encens adultère :
À lui seul de choisir.

 

Ah! pour la vérité n'affectons pas de craindre;
Le souffle d'un enfant, là-haut, peut-il éteindre
L'astre dont l'Eternel a mesuré les pas?
Elle était avant nous, elle survit aux âges,
Elle n'est point à l'homme, et ses propres nuages
Ne l'obscurciront pas.

 

Elle est! elle est à Dieu qui la dispense au monde,
Qui prodigue la grâce où la misère abonde;
Rendons grâce à lui seul du rayon qui nous luit!
Sans nous épouvanter de nos heures funèbres,
Sans nous enfler d'orgueil et sans crier ténèbres
Aux enfants de la nuit.

 

Esprits dégénérés, ces jours sont une épreuve,
Non pour la vérité, toujours vivante et neuve,
Mais pour nous que la peine invite au repentir;
Témoignons pour le Christ, mais surtout par nos vies;
Notre moindre vertu confondra plus d'impies
Que le sang d'un martyr.

 

Chrétiens, souvenons-nous que le chrétien suprême
N'a légué qu'un seul mot pour prix d'un long blasphème
À cette arche vivante où dorment ses leçons;
Et que l'homme, outrageant ce que notre âme adore,
Dans notre coeur brisé ne doit trouver encore
Que ce seul mot : Aimons!

 

VII
Hymne de l'enfant à son réveil

 

Ô père qu'adore mon père!
Toi qu'on ne nomme qu'à genoux!
Toi, dont le nom terrible et doux
Fait courber le front de ma mère!

 

On dit que ce brillant soleil
N'est qu'un jouet de ta puissance;
Que sous tes pieds il se balance
Comme une lampe de vermeil.

 

On dit que c'est toi qui fais naître
Les petits oiseaux dans les champs,
Et qui donne aux petits enfants
Une âme aussi pour te connaître!

 

On dit que c'est toi qui produis
Les fleurs dont le jardin se pare,
Et que, sans toi, toujours avare,
Le verger n'aurait point de fruits.

 

Aux dons que ta bonté mesure
Tout l'univers est convié;
Nul insecte n'est oublié
À ce festin de la nature.

 

L'agneau broute le serpolet,
La chèvre s'attache au cytise,
La mouche au bord du vase puise
Les blanches gouttes de mon lait!

 

L'alouette a la graine amère
Que laisse envoler le glaneur,
Le passereau suit le vanneur,
Et l'enfant s'attache à sa mère.

 

Et, pour obtenir chaque don,
Que chaque jour tu fais éclore,
À midi, le soir, à l'aurore,
Que faut-il? prononcer ton nom!

 

Ô Dieu! ma bouche balbutie
Ce nom des anges redouté.
Un enfant même est écouté
Dans le choeur qui te glorifie!

 

On dit qu'il aime à recevoir
Les voeux présentés par l'enfance,
À cause de cette innocence
Que nous avons sans le savoir.

 

On dit que leurs humbles louanges
A son oreille montent mieux,
Que les anges peuplent les cieux,
Et que nous ressemblons aux anges!

 

Ah! puisqu'il entend de si loin
Les voeux que notre bouche adresse,
Je veux lui demander sans cesse
Ce dont les autres ont besoin.

 

Mon Dieu, donne l'onde aux fontaines,
Donne la plume aux passereaux,
Et la laine aux petits agneaux,
Et l'ombre et la rosée aux plaines.

 

Donne au malade la santé,
Au mendiant le pain qu'il pleure,
À l'orphelin une demeure,
Au prisonnier la liberté.

 

Donne une famille nombreuse
Au père qui craint le Seigneur,
Donne à moi sagesse et bonheur,
Pour que ma mère soit heureuse!

 

Que je sois bon, quoique petit,
Comme cet enfant dans le temple,
Que chaque matin je contemple,
Souriant au pied de mon lit.

 

Mets dans mon âme la justice,
Sur mes lèvres la vérité,
Qu'avec crainte et docilité
Ta parole en mon coeur mûrisse!

 

Et que ma voix s'élève à toi
Comme cette douce fumée
Que balance l'urne embaumée
Dans la main d'enfants comme moi!

 

LIVRE DEUXIEME

 

I
Pensée des morts

 

Voilà les feuilles sans sève
Qui tombent sur le gazon,
Voilà le vent qui s'élève
Et gémit dans le vallon,
Voilà l'errante hirondelle
Qui rase du bout de l'aile
L'eau dormante des marais,
Voilà l'enfant des chaumières
Qui glane sur les bruyères
Le bois tombé des forêts.

 

L'onde n'a plus le murmure,
Dont elle enchantait les bois;
Sous des rameaux sans verdure
Les oiseaux n'ont plus de voix;
Le soir est près de l'aurore,
L'astre à peine vient d'éclore
Qu'il va terminer son tour,
Il jette par intervalle
Une heure de clarté pâle
Qu'on appelle encore un jour.

 

L'aube n'a plus de zéphire
Sous ses nuages dorés,
La pourpre du soir expire
Sur les flots décolorés,
La mer solitaire et vide
N'est plus qu'un désert aride
Où l'oeil cherche en vain l'esquif,
Et sur la grève plus sourde
La vague orageuse et lourde
N'a qu'un murmure plaintif.

 

La brebis sur les collines
Ne trouve plus le gazon,
Son agneau laisse aux épines
Les débris de sa toison,
La flûte aux accords champêtres
Ne réjouit plus les hêtres
Des airs de joie ou d'amour,
Toute herbe aux champs est glanée :
Ainsi finit une année,
Ainsi finissent nos jours!

 

C'est la saison où tout tombe
Aux coups redoublés des vents;
Un vent qui vient de la tombe
Moissonne aussi les vivants :
Ils tombent alors par mille,
Comme la plume inutile
Que l'aigle abandonne aux airs,
Lorsque des plumes nouvelles
Viennent réchauffer ses ailes
A l'approche des hivers.

 

C'est alors que ma paupière
Vous vit pâlir et mourir,
Tendres fruits qu'à la lumière
Dieu n'a pas laissé mûrir!
Quoique jeune sur la terre,
Je suis déjà solitaire
Parmi ceux de ma saison,
Et quand je dis en moi-même :
Où sont ceux que ton coeur aime?
Je regarde le gazon.

 

Leur tombe est sur la colline,
Mon pied la sait; la voilà!
Mais leur essence divine,
Mais eux, Seigneur, sont-ils là?
Jusqu'à l'indien rivage
Le ramier porte un message
Qu'il rapporte à nos climats;
La voile passe et repasse,
Mais de son étroit espace
Leur âme ne revient pas.

 

Ah! quand les vents de l'automne
Sifflent dans les rameaux morts,
Quand le brin d'herbe frissonne,
Quand le pin rend ses accords,
Quand la cloche des ténèbres
Balance ses glas funèbres,
La nuit, à travers les bois,
A chaque vent qui s'élève,
A chaque flot sur la grève,
Je dis : N'es-tu pas leur voix?

 

Du moins si leur voix si pure
Est trop vague pour nos sens,
Leur âme en secret murmure
De plus intimes accents;
Au fond des coeurs qui sommeillent,
Leurs souvenirs qui s'éveillent
Se pressent de tous côtés,
Comme d'arides feuillages
Que rapportent les orages
Au tronc qui les a portés!

 

C'est une mère ravie
A ses enfants dispersés,
Qui leur tend de l'autre vie
Ces bras qui les ont bercés;
Des baisers sont sur sa bouche,
Sur ce sein qui fut leur couche
Son coeur les rappelle à soi;
Des pleurs voilent son sourire,
Et son regard semble dire :
Vous aime-t-on comme moi?

 

C'est une jeune fiancée
Qui, le front ceint du bandeau,
N'emporta qu'une pensée
De sa jeunesse au tombeau;
Triste, hélas! dans le ciel même,
Pour revoir celui qu'elle aime
Elle revient sur ses pas,
Et lui dit : Ma tombe est verte!
Sur cette terre déserte
Qu'attends-tu? Je n'y suis pas!

 

C'est un ami de l'enfance,
Qu'aux jours sombres du malheur
Nous prêta la Providence
Pour appuyer notre ceur;
Il n'est plus; notre âme est veuve,
Il nous suit dans notre épreuve
Et nous dit avec pitié :
Ami, si ton âme est pleine,
De ta joie ou de ta peine
Qui portera la moitié?

 

C'est l'ombre pâle d'un père
Qui mourut en nous nommant;
C'est une soeur, c'est un frère,
Qui nous devance un moment;
Sous notre heureuse demeure,
Avec celui qui les pleure,
Hélas! ils dormaient hier!
Et notre coeur doute encore,
Que le ver déjà dévore
Cette chair de notre chair!

 

L'enfant dont la mort cruelle
Vient de vider le berceau,
Qui tomba de la mamelle
Au lit glacé du tombeau;
Tous ceux enfin dont la vie
Un jour ou l'autre ravie,
Emporte une part de nous,
Murmurent sous la poussière :
Vous qui voyez la lumière,
Vous souvenez-vous de nous?

 

Ah! vous pleurer est le bonheur suprême,
Mânes chéris de quiconque a des pleurs!
Vous oublier c'est s'oublier soi-même :
N'êtes-vous pas un débris de nos coeurs?

 

En avançant dans notre obscur voyage,
Du doux passé l'horizon est plus beau,
En deux moitiés notre âme se partage,
Et la meilleure appartient au tombeau!

 

Dieu du pardon! leur Dieu! Dieu de leurs pères!
Toi que leur bouche a si souvent nommé!
Entends pour eux les larmes de leurs frères!
Prions pour eux, nous qu'ils ont tant aimés!

 

Ils t'ont prié pendant leur courte vie,
Ils ont souri quand tu les as frappés!
Ils ont crié : Que ta main soit bénie!
Dieu, tout espoir! les aurais-tu trompés?

 

Et cependant pourquoi ce long silence?
Nous auraient-ils oubliés sans retour?
N'aiment-ils plus? Ah! ce doute t'offense!
Et toi, mon Dieu, n'es-tu pas tout amour?

 

Mais, s'ils parlaient à l'ami qui les pleure,
S'ils nous disaient comment ils sont heureux,
De tes desseins nous devancerions l'heure,
Avant ton jour nous volerions vers eux.

 

Où vivent-ils? Quel astre, à leur paupière
Répand un jour plus durable et plus doux?
Vont-ils peupler ces îles de lumière?
Ou planent-ils entre le ciel et nous?

 

Sont-ils noyés dans l'éternelle flamme?
Ont-ils perdu ces doux noms d'ici-bas,
Ces noms de soeur et d'amante et de femme?
A ces appels ne répondront-ils pas?

 

Non, non, mon Dieu, si la céleste gloire
Leur eût ravi tout souvenir humain,
Tu nous aurais enlevé leur mémoire;
Nos pleurs sur eux couleraient-ils en vain?

 

Ah! dans ton sein que leur âme se noie!
Mais garde-nous nos places dans leur coeur;
Eux qui jadis ont goûté notre joie,
Pouvons-nous être heureux sans leur bonheur?

 

Etends sur eux la main de ta clémence,
Ils ont péché; mais le ciel est un don!
Ils ont souffert; c'est une autre innocence!
Ils ont aimé; c'est le sceau du pardon!

 

Ils furent ce que nous sommes,
Poussière, jouet du vent!
Fragiles comme des hommes,
Faibles comme le néant!
Si leurs pieds souvent glissèrent,
Si leurs lèvres transgressèrent
Quelque lettre de ta loi,
Ô Père! ô Juge suprême!
Ah! ne les vois pas eux-même,
Ne regarde en eux que toi!

 

Si tu scrutes la poussière,
Elle s'enfuit à ta voix!
Si tu touches la lumière,
Elle ternira tes doigts!
Si ton oeil divin les sonde,
Les colonnes de ce monde
Et des cieux chancelleront :
Si tu dis à l'innocence :
Monte et plaide en ma présence!
Tes vertus se voileront.

 

Mais toi, Seigneur, tu possèdes
Ta propre immortalité!
Tout le bonheur que tu cèdes
Accroît ta félicité!
Tu dis au soleil d'éclore,
Et le jour ruisselle encore!
Tu dis au temps d'enfanter,
Et l'éternité docile,
Jetant les siècles par mille,
Les répand sans les compter!

 

Les mondes que tu répares
Devant toi vont rajeunir,
Et jamais tu ne sépares
Le passé de l'avenir;
Tu vis! et tu vis! les âges,
Inégaux pour tes ouvrages,
Sont tous égaux sous ta main;
Et jamais ta voix ne nomme,
Hélas! ces trois mots de l'homme :
Hier, aujourd'hui, demain!

 

Ô Père de la nature,
Source, abîme de tout bien,
Rien à toi ne se mesure,
Ah! ne te mesure à rien!
Mets, à divine clémence,
Mets ton poids dans la balance,
Si tu pèses le néant!
Triomphe, ô vertu suprême!
En te contemplant toi-même,
Triomphe en nous pardonnant!

 

IV
L'infini dans les cieux

 

C'est une nuit d'été; nuit dont les vastes ailes
font jaillir dans l'azur des milliers d'étincelles;
Qui, ravivant le ciel comme un miroir terni,
Permet à l'oeil charmé d'en sonder l'infini;
Nuit où le firmament, dépouillé de nuages,
De ce livre de feu rouvre toutes les pages!
Sur le dernier sommet des monts, d'où le regard
Dans un trouble horizon se répand au hasard,
Je m'assieds en silence, et laisse ma pensée
Flotter comme une mer où la lune est bercée.

 

L'harmonieux Ether, dans ses vagues d'azur,
Enveloppe les monts d'un fluide plus pur;
Leurs contours qu'il éteint, leurs cimes qu'il efface,
Semblent nager dans l'air et trembler dans l'espace,
Comme on voit jusqu'au fond d'une mer en repos
L'ombre de son rivage, onduler sous les flots!
Sous ce jour sans rayon, plus serein qu'une aurore,
A l'oeil contemplatif la terre semble éclore;
Elle déroule au loin ses horizons divers
Où se joua la main qui sculpta l'univers!
Là, semblable à la vague, une colline ondule,
Là, le coteau poursuit le coteau qui recule,
Et le vallon, voilé de verdoyants rideaux,
Se creuse comme un lit pour l'ombre et pour les eaux;
Ici s'étend la plaine, où, comme sur la grève,
La vague des épis s'abaisse et se relève;
Là, pareil au serpent dont les noeuds sont rompus,
Le fleuve, renouant ses flots interrompus,
Trace à son cours d'argent des méandres sans nombre,
Se perd sous la colline et reparaît dans l'ombre :
Comme un nuage noir, les profondes forêts
D'une tâche grisâtre ombragent les guérets,
Et plus loin, où la plage en croissant se reploie,
Où le regard confus dans les vapeurs se noie,
Un golfe de la mer, d'îles entrecoupé,
Des blancs reflets du ciel par la lune frappé,
Comme un vaste miroir, brisé sur la poussière,
Réfléchit dans l'obscur des fragments de lumière.

 

Que le séjour de l'homme est divin, quand la nuit
De la vie orageuse étouffe ainsi le bruit!
Ce sommeil qui d'en haut tombe avec la rosée
Et ralentit le cours de la vie épuisée,
Semble planer aussi sur tous les éléments,
Et de tout ce qui vit calmer les battements;
Un silence pieux s'étend sur la nature,
Le fleuve a son éclat, mais n'a plus son murmure,
Les chemins sont déserts, les chaumières sans voix,
Nulle feuille ne tremble à la voûte des bois,
Et la mer elle-même, expirant sur sa rive,
Roule à peine à la plage une lame plaintive;
On dirait, en voyant ce monde sans échos,
Où l'oreille jouit d'un magique repos,
Où tout est majesté, crépuscule, silence,
Et dont le regard seul atteste l'existence,
Que l'on contemple en songe, à travers le passé,
Le fantôme d'un monde où la vie a cessé!
Seulement, dans les troncs des pins aux larges cimes,
Dont les groupes épars croissent sur ces abîmes,
L'haleine de la nuit, qui se brise parfois,
Répand de loin en loin d'harmonieuses voix,
Comme pour attester, dans leur cime sonore,
Que ce monde, assoupi, palpite et vit encore.

 

Un monde est assoupi sous la voûte des cieux?
Mais dans la voûte même où s'élèvent mes yeux,
Que de mondes nouveaux, que de soleils sans nombre,
Trahis par leur splendeur, étincellent dans l'ombre!
Les signes épuisés s'usent à les compter,
Et l'âme infatigable est lasse d'y monter!
Les siècles, accusant leur alphabet stérile,
De ces astres sans fin n'ont nommé qu'un sur mille;
Que dis-je! Aux bords des cieux, ils n'ont vu qu'ondoyer
Les mourantes lueurs de ce lointain foyer;
Là l'antique Orion des nuits perçant les voiles
Dont Job a le premier nommé les sept étoiles;
Le navire fendant l'éther silencieux,
Le bouvier dont le char se traîne dans les cieux,
La lyre aux cordes d'or, le cygne aux blanches ailes,
Le coursier qui du ciel tire des étincelles,
La balance inclinant son bassin incertain,
Les blonds cheveux livrés au souffle du matin,
Le bélier, le taureau, l'aigle, le sagittaire,
Tout ce que les pasteurs contemplaient sur la terre,
Tout ce que les héros voulaient éterniser,
Tout ce que les amants ont pu diviniser,
Transporté dans le ciel par de touchants emblèmes,
N'a pu donner des noms à ces brillants systèmes.
Les cieux pour les mortels sont un livre entrouvert,
Ligne à ligne à leurs yeux par la nature offert;
Chaque siècle avec peine en déchiffre une page,
Et dit : Ici finit ce magnifique ouvrage :
Mais sans cesse le doigt du céleste écrivain
Tourne un feuillet de plus de ce livre divin,
Et l'oeil voit, ébloui par ces brillants mystères,
Etinceler sans fin de plus beaux caractères!
Que dis-je? À chaque veille, un sage audacieux
Dans l'espace sans bords s'ouvre de nouveaux cieux;
Depuis que le cristal qui rapproche les mondes
Perce du vaste Ether les distances profondes,
Et porte le regard dans l'infini perdu,
Jusqu'où l'oeil du calcul recule confondu,
Les cieux se sont ouverts comme une voûte sombre
Qui laisse en se brisant évanouir son ombre;
Ses feux multipliés plus que l'atome errant
Qu'éclaire du soleil un rayon transparent,
Séparés ou groupés, par couches, par étages,
En vagues, en écume, ont inondé ses plages,
Si nombreux, si pressés, que notre oeil ébloui,
Qui poursuit dans l'espace un astre évanoui,
Voit cent fois dans le champ qu'embrasse sa paupière
Des mondes circuler en torrents de poussière!
Plus loin sont ces lueurs que prirent nos aïeux
Pour les gouttes du lait qui nourrissait les dieux;
Ils ne se trompaient pas : ces perles de lumière,
Qui de la nuit lointaine ont blanchi la carrière,
Sont des astres futurs, des germes enflammés
Que la main toujours pleine a pour les temps semés,
Et que l'esprit de Dieu, sous ses ailes fécondes,
De son ombre de feu couve au berceau des mondes.
C'est de là que, prenant leur vol au jour écrit,
Comme un aiglon nouveau qui s'échappe du nid,
Ils commencent sans guide et décrivent sans trace
L'ellipse radieuse au milieu de l'espace,
Et vont, brisant du choc un astre à son déclin,
Renouveler des cieux toujours à leur matin.

 

Et l'homme cependant, cet insecte invisible,
Rampant dans les sillons d'un globe imperceptible,
Mesure de ces feux les grandeurs et les poids,
Leur assigne leur place et leur route et leurs lois,
Comme si, dans ses mains que le compas accable,
Il roulait ces soleils comme des grains de sable!
Chaque atome de feu que dans l'immense éther
Dans l'abîme des nuits l'oeil distrait voit flotter,
Chaque étincelle errante aux bords de l'empyrée,
Dont scintille en mourant la lueur azurée,
Chaque tache de lait qui blanchit l'horizon,
Chaque teinte du ciel qui n'a pas même un nom,
Sont autant de soleils, rois d'autant de systèmes,
Qui, de seconds soleils se couronnant eux-mêmes,
Guident, en gravitant dans ces immensités,
Cent planètes brûlant de leurs feux empruntés,
Et tiennent dans l'éther chacune autant de place
Que le soleil de l'homme en tournant en embrasse,
Lui, sa lune et sa terre, et l'astre du matin,
Et Saturne obscurci de son anneau lointain!

 

Oh! que tes cieux sont grands! et que l'esprit de l'homme
Plie et tombe de haut, mon Dieu! quand il te nomme!
Quand, descendant du dôme où s'égaraient ses yeux,
Atome, il se mesure à l'infini des cieux,
Et que, de ta grandeur soupçonnant le prodige,
Son regard s'éblouit, et qu'il se dit : Que suis-je?
Oh! que suis-je, Seigneur! devant les cieux et toi?
De ton immensité le poids pèse sur moi,
Il m'égale au néant, il m'efface, il m'accable,
Et je m'estime moins qu'un de ces grains de sable,
Car ce sable roulé par les flots inconstants,
S'il a moins d'étendue, hélas! a plus de temps;
Il remplira toujours son vide dans l'espace
Lorsque je n'aurai plus ni nom, ni temps, ni place;
Son sort est devant toi moins triste que le mien,
L'insensible néant ne sent pas qu'il n'est rien
Il ne se ronge pas pour agrandir son être,
Il ne veut ni monter, ni juger, ni connaître,
D'un immense désir il n'est point agité;
Mort, il ne rêve pas une immortalité!
Il n'a pas cette horreur de mon âme oppressée,
Car il ne porte pas le poids de ta pensée!

 

Hélas! pourquoi si haut mes yeux ont-ils monté?
J'étais heureux en bas dans mon obscurité,
Mon coin dans l'étendue et mon éclair de vie
Me paraissaient un sort presque digne d'envie;
Je regardais d'en haut cette herbe; en comparant,
Je méprisais l'insecte et je me trouvais grand;
Et maintenant, noyé dans l'abîme de l'être,
Je doute qu'un regard du Dieu qui nous fit naître
Puisse me démêler d'avec lui, vil, rampant,
Si bas, si loin de lui, si voisin du néant!
Et je me laisse aller à ma douleur profonde,
Comme une pierre au fond des abîmes de l'onde;
Et mon propre regard, comme honteux de soi,
Avec un vil dédain se détourne de moi,
Et je dis en moi-même à mon âme qui doute :
Va, ton sort ne vaut pas le coup d'oeil qu'il te coûte!
Et mes yeux desséchés retombent ici-bas,
Et je vois le gazon qui fleurit sous mes pas,
Et j'entends bourdonner sous l'herbe que je foule
Ces flots d'êtres vivants que chaque sillon roule :
Atomes animés par le souffle divin,
Chaque rayon du jour en élève sans fin,
La minute suffit pour compléter leur être,
Leurs tourbillons flottants retombent pour renaître,
Le sable en est vivant, l'éther en est semé,
Et l'air que je respire est lui-même animé;
Et d'où vient cette vie, et d'où peut-elle éclore,
Si ce n'est du regard où s'allume l'aurore?
Qui ferait germer l'herbe et fleurir le gazon,
Si ce regard divin n'y portait son rayon?
Cet oeil s'abaisse donc sur toute la nature,
Il n'a donc ni mépris, ni faveur, ni mesure,
Et devant l'infini pour qui tout est pareil,
Il est donc aussi grand d'être homme que soleil!
Et je sens ce rayon m'échauffer de sa flamme,
Et mon coeur se console, et je dis à mon âme :
Homme ou monde à ses pieds, tout est indifférent,
Mais réjouissons-nous, car notre maître est grand!

 

Flottez, soleils des nuits, illuminez les sphères;
Bourdonnez sous votre herbe, insectes éphémères;
Rendons gloire là-haut, et dans nos profondeurs,
Vous par votre néant, et vous par vos grandeurs,
Et toi par ta pensée, homme! grandeur suprême,
Miroir qu'il a créé pour s'admirer lui-même,
Echo que dans son oeuvre il a si loin jeté,
Afin que son saint nom fût partout répété.
Que cette humilité qui devant lui m'abaisse
Soit un sublime hommage, et non une tristesse;
Et que sa volonté, trop haute pour nos yeux,
Soit faite sur la terre, ainsi que dans les cieux!

 

VIII
Jehova ou l'idée de dieu

 

Sinaï! Sinaï! quelle nuit sur ta cime!
Quels éclairs, sur tes flancs, éblouissent les yeux!
Les noires vapeurs de l'abîme
Roulent en plis sanglants leurs vagues dans tes cieux!

 

La nue enflammée
Où ton front se perd
Vomit la fumée
Comme un chaume verd;
Le ciel d'où s'échappe
Eclair sur éclair,
Et pareil au fer
Que le marteau frappe,
Lançant coups sur coups
La nuit, la lumière,
Se voile ou s'éclaire,
S'ouvre ou se resserre,
Comme la paupière
D'un homme en courroux!

 

Un homme, un homme seul gravit tes flancs qui grondent,
En vain tes mille échos tonnent et se répondent,
Ses regards assurés ne se détournent pas!
Tout un peuple éperdu le regarde d'en bas;
Jusqu'aux lieux où ta cime et le ciel se confondent,
Il monte, et la tempête enveloppe ses pas!

 

Le nuage crève;
Son brûlant carreau
Jaillit comme un glaive
Qui sort du fourreau!
Les foudres portées
Sur ses plis mouvants,
Au hasard jetées
Par les quatre vents,
Entre elles heurtées,
Partent en tous sens,
Comme une volée
D'aiglons aguerris
Qu'un bruit de mêlée
A soudain surpris,
Qui, battant de l'aile,
Volent pêle-mêle
Autour de leurs nids,
Et loin de leur mère,
La mort dans leur serre,
S'élancent de l'aire
En poussant des cris!
Le cèdre s'embrase,
Crie, éclate, écrase
Sa brûlante base
Sous ses bras fumants!
La flamme en colonne
Monte, tourbillonne,
Retombe et bouillonne
En feux écumants;
La lave serpente,
Et de pente en pente
Etend son foyer;
La montagne ardente
Paraît ondoyer;
Le firmament double
Les feux dont il luit;
Tout regard se trouble,
Tout meurt ou tout fuit;
Et l'air qui s'enflamme,
Repliant la flamme
Autour du haut lieu,
Va de place en place
Où le vent le chasse,
Semer dans l'espace
Des lambeaux de feu!

 

Sous ce rideau brûlant qui le voile et l'éclaire,
Moïse a seul, vivant, osé s'ensevelir;
Quel regard sondera ce terrible mystère?
Entre l'homme et le feu que va-t-il s'accomplir?
Dissipez, vains mortels, l'effroi qui vous atterre!
C'est Jehova qui sort! Il descend au milieu
Des tempêtes et du tonnerre!
C'est Dieu qui se choisit son peuple sur la terre,
C'est un peuple à genoux qui reconnaît son Dieu!

 

L'Indien, élevant son âme
Aux voûtes de son ciel d'azur,
Adore l'éternelle flamme
Prise à son foyer le plus pur;
Au premier rayon de l'aurore,
Il s'incline, il chante, il adore
L'astre d'où ruisselle le jour;
Et le soir, sa triste paupière
Sur le tombeau de la lumière
Pleure avec des larmes d'amour!

 

Aux plages que le Nil inonde,
Des déserts le crédule enfant,
Brûlé par le flambeau du monde,
Adore un plus doux firmament.
Amant de ses nuits solitaires,
Pour son culte ami des mystères,
Il attend l'ombre dans les cieux,
Et du sein des sables arides
Il élève des pyramides
Pour compter de plus près ses dieux.

 

La Grèce adore les beaux songes
Par son doux génie inventés;
Et ses mystérieux mensonges,
Ombres pleines de vérités!
Il naît sous sa féconde haleine
Autant de dieux que l'âme humaine
A de terreurs et de désirs;
Son génie amoureux d'idoles
Donne l'être à tous les symboles,
Crée un dieu pour tous les soupirs!

 

Sâhra! sur tes vagues poudreuses
Où vont des quatre points des airs
Tes caravanes plus nombreuses
Que les sables de tes déserts?
C'est l'aveugle enfant du prophète,
Qui va sept fois frapper sa tête
Contre le seuil de son saint lieu!
Le désert en vain se soulève,
Sous la tempête ou sous le glaive :
Mourons, dit-il, Dieu seul est Dieu!

 

Sous les saules verts de l'Euphrate,
Que pleure ce peuple exilé?
Ce n'est point la Judée ingrate,
Les puits taris de Siloé!
C'est le culte de ses ancêtres!
Son arche, son temple, ses prêtres,
Son Dieu qui l'oublie aujourd'hui!
Son nom est dans tous ses cantiques;
Et ses harpes mélancoliques
Ne se souviennent que de lui!

 

Elles s'en souviennent encore,
Maintenant que des nations
Ce peuple exilé de l'aurore
Supporte les dérisions!
En vain, lassé de le proscrire,
L'étranger d'un amer sourire
Poursuit ses crédules enfants;
Comme l'eau buvant cette offense,
Ce peuple traîne une espérance
Plus forte que ses deux mille ans!

 

Le sauvage enfant des savanes,
Informe ébauche des humains,
Avant d'élever ses cabanes,
Se façonne un dieu de ses mains;
Si, chassé des rives du fleuve
Où l'ours, où le tigre s'abreuve,
Il émigre sous d'autres cieux,
Chargé de ses dieux tutélaires :
Marchons, dit-il, os de nos pères,
La patrie est où sont les dieux!

 

Et de quoi parlez-vous, marbres, bronzes, portiques,
Colonnes de Palmyre ou de Persépolis?
Panthéons sous la cendre ou l'onde ensevelis,
Si vides maintenant, autrefois si remplis!
Et vous, dont nous cherchons les lettres symboliques,
D'un passé sans mémoire incertaines reliques,
Mystères d'un vieux monde en mystères écrits?
Et vous, temples debout, superbes basiliques,
Dont un souffle divin anime les parvis?

 

Vous nous parlez des dieux! des dieux! des dieux encore!
Chaque autel en porte un, qu'un saint délire adore,
Holocauste éternel que tout lieu semble offrir.
L'homme et les éléments, pleins de ce seul mystère,
N'ont eu qu'une pensée, une oeuvre sur la terre :
Confesser cet être et mourir!

 

Mais si l'homme occupé de cette oeuvre suprême
Epuise toute langue à nommer le seul Grand,
Ah! combien la nature, en son silence même,
Le nomme mieux encore au coeur qui le comprend!
Voulez-vous, ô mortels, que ce Dieu se proclame?
Foulez aux pieds la cendre où dort le Panthéon
Et le livre où l'orgueil épelle en vain son nom!
De l'astre du matin le plus pâle rayon
Sur ce divin mystère éclaire plus votre âme
Que la lampe au jour faux qui veille avec Platon.

 

Montez sur ces hauteurs d'où les fleuves descendent
Et dont les mers d'azur baignent les pieds dorés,
À l'heure où les rayons sur leurs pentes s'étendent,
Comme un filet trempé ruisselant sur les prés!

 

Quand tout autour de vous sera splendeur et joie,
Quand les tièdes réseaux des heures de midi,
En vous enveloppant comme un manteau de soie,
Feront épanouir votre sang attiédi!

 

Quand la terre exhalant son âme balsamique
De son parfum vital enivrera vos sens,
Et que l'insecte même, entonnant son cantique,
Bourdonnera d'amour sur les bourgeons naissants!

 

Quand vos regards noyés dans un vague atmosphère,
Ainsi que le dauphin dans son azur natal,
Flotteront incertains entre l'onde et la terre,
Et des cieux de saphir et des mers de cristal,

 

Ecoutez dans vos sens, écoutez dans votre âme
Et dans le pur rayon qui d'en haut vous a lui!
Et dites si le nom que cet hymne proclame
N'est pas aussi vivant, aussi divin que lui?

 

IX
Le chêne - suite de Jehova

 

Voilà ce chêne solitaire
Dont le rocher s'est couronné,
Parlez à ce tronc séculaire,
Demandez comment il est né.

 

Un gland tombe de l'arbre et roule sur la terre,
L'aigle à la serre vide, en quittant les vallons,
S'en saisit en jouant et l'emporte à son aire
Pour aiguiser le bec de ses jeunes aiglons;
Bientôt du nid désert qu'emporte la tempête
Il roule confondu dans les débris mouvants,
Et sur la roche nue un grain de sable arrête
Celui qui doit un jour rompre l'aile des vents;

 

L'été vient, l'aquilon soulève
La poudre des sillons, qui pour lui n'est qu'un jeu,
Et sur le germe éteint où couve encor la sève
En laisse retomber un peu!
Le printemps de sa tiède ondée
L'arrose comme avec la main;
Cette poussière est fécondée
Et la vie y circule enfin!

 

La vie! à ce seul mot tout oeil, toute pensée,
S'inclinent confondus et n'osent pénétrer;
Au seuil de l'Infini c'est la borne placée;
Où la sage ignorance et l'audace insensée
Se rencontrent pour adorer!

 

Il vit, ce géant des collines!
Mais avant de paraître au jour,
Il se creuse avec ses racines
Des fondements comme une tour.
Il sait quelle lutte s'apprête,
Et qu'il doit contre la tempête
Chercher sous la terre un appui;
Il sait que l'ouragan sonore
L'attend au jour!..., ou, s'il l'ignore,
Quelqu'un du moins le sait pour lui!

 

Ainsi quand le jeune navire
Où s'élancent les matelots,
Avant d'affronter son empire,
Veut s'apprivoiser sur les flots,
Laissant filer son vaste câble,
Son ancre va chercher le sable
Jusqu'au fond des vallons mouvants,
Et sur ce fondement mobile
Il balance son mât fragile
Et dort au vain roulis des vents!

 

Il vit! Le colosse superbe
Qui couvre un arpent tout entier
Dépasse à peine le brin d'herbe
Que le moucheron fait plier!
Mais sa feuille boit la rosée,
Sa racine fertilisée
Grossit comme une eau dans son cours,
Et dans son coeur qu'il fortifie
Circule un sang ivre de vie
Pour qui les siècles sont des jours!

 

Les sillons où les blés jaunissent
Sous les pas changeants des saisons,
Se dépouillent et se vêtissent
Comme un troupeau de ses toisons;
Le fleuve naît, gronde et s'écoule,
La tour monte, vieillit, s'écroule;
L'hiver effeuille le granit,
Des générations sans nombre
Vivent et meurent sous son ombre,
Et lui? voyez! il rajeunit!

 

Son tronc que l'écorce protège,
Fortifié par mille noeuds,
Pour porter sa feuille ou sa neige
S'élargit sur ses pieds noueux;
Ses bras que le temps multiplie,
Comme un lutteur qui se replie
Pour mieux s'élancer en avant,
Jetant leurs coudes en arrière,
Se recourbent dans la carrière
Pour mieux porter le poids du vent!

 

Et son vaste et pesant feuillage,
Répandant la nuit alentour,
S'étend, comme un large nuage,
Entre la montagne et le jour;
Comme de nocturnes fantômes,
Les vents résonnent dans ses dômes,
Les oiseaux y viennent dormir,
Et pour saluer la lumière
S'élèvent comme une poussière,
Si sa feuille vient à frémir!

 

La nef, dont le regard implore
Sur les mers un phare certain,
Le voit, tout noyé dans l'aurore,
Pyramider dans le lointain!
Le soir fait pencher sa grande ombre
Des flancs de la colline sombre
Jusqu'au pied des derniers coteaux.
Un seul des cheveux de sa tête
Abrite contre la tempête
Et le pasteur et les troupeaux!

 

Et pendant qu'au vent des collines
Il berce ses toits habités,
Des empires dans ses racines,
Sous son écorce des cités;
Là, près des ruches des abeilles,
Arachné tisse ses merveilles,
Le serpent siffle, et la fourmi
Guide à des conquêtes de sables
Ses multitudes innombrables
Qu'écrase un lézard endormi!

 

Et ces torrents d'âme et de vie,
Et ce mystérieux sommeil,
Et cette sève rajeunie
Qui remonte avec le soleil;
Cette intelligence divine
Qui pressent, calcule, devine
Et s'organise pour sa fin,
Et cette force qui renferme
Dans un gland le germe du germe
D'êtres sans nombres et sans fin!

 

Et ces mondes de créatures
Qui, naissant et vivant de lui,
Y puisent être et nourritures
Dans les siècles comme aujourd'hui;
Tout cela n'est qu'un gland fragile
Qui tombe sur le roc stérile
Du bec de l'aigle ou du vautour!
Ce n'est qu'une aride poussière
Que le vent sème en sa carrière
Et qu'échauffe un rayon du jour!

 

Et moi, je dis : Seigneur! c'est toi seul, c'est ta force,
Ta sagesse et ta volonté,
Ta vie et ta fécondité,
Ta prévoyance et ta bonté!
Le ver trouve ton nom gravé sous son écorce,
Et mon oeil dans sa masse et son éternité!

 

X
L'humanité - suite de Jehova

 

A de plus hauts degrés de l'échelle de l'être
En traits plus éclatants Jehova va paraître,
La nuit qui le voilait ici s'évanouit!
Voyez aux purs rayons de l'amour qui va naître
La vierge qui s'épanouit!

 

Elle n'éblouit pas encore
L'oeil fasciné qu'elle suspend,
On voit qu'elle-même elle ignore
La volupté qu'elle répand;
Pareille, en sa fleur virginale,
A l'heure pure et matinale
Qui suit l'ombre et que le jour suit,
Doublement belle à la paupière,
Et des splendeurs de la lumière
Et des mystères de la nuit!

 

Son front léger s'élève et plane
Sur un cou flexible, élancé,
Comme sur le flot diaphane
Un cygne mollement bercé;
Sous la voûte à peine décrite
De ce temple où son âme habite,
On voit le sourcil s'ébaucher,
Arc onduleux d'or ou d'ébène
Que craint d'effacer une haleine,
Ou le pinceau de retoucher!

 

Là jaillissent deux étincelles
Que voile et couvre à chaque instant,
Comme un oiseau qui bat des ailes,
La paupière au cil palpitant!
Sur la narine transparente
Les veines où le sang serpente
S'entrelacent comme à dessein,
Et de sa lèvre qui respire
Se répand avec le sourire
Le souffle embaumé de son sein!

 

Comme un mélodieux génie
De sons épars fait des concerts,
Une sympathique harmonie
Accorde entre eux ces traits divers;
De cet accord, charme des charmes,
Dans le sourire ou dans les larmes
Naissent la grâce et la beauté;
La beauté, mystère suprême
Qui ne se révèle lui-même
Que par désir et volupté!

 

Sur ses traits dont le doux ovale
Borne l'ensemble gracieux,
Les couleurs que la nue étale
Se fondent pour charmer les yeux;
A la pourpre qui teint sa joue,
On dirait que l'aube s'y joue,
Ou qu'elle a fixé pour toujours,
Au moment qui la voit éclore,
Un rayon glissant de l'aurore
Sur un marbre aux divins contours!

 

Sa chevelure qui s'épanche
Au gré du vent prend son essor,
Glisse en ondes jusqu'à sa hanche,
Et là s'effile en franges d'or;
Autour du cou blanc qu'elle embrasse,
Comme un collier elle s'enlace,
Descend, serpente, et vient rouler
Sur un sein où s'enflent à peine
Deux sources d'où la vie humaine
En ruisseaux d'amour doit couler!

 

Noble et légère, elle folâtre,
Et l'herbe que foulent ses pas
Sous le poids de son pied d'albâtre
Se courbe et ne se brise pas!
Sa taille en marchant se balance
Comme la nacelle, qui danse
Lorsque la voile s'arrondit
Sous son mât que berce l'aurore,
Balance son flanc vide encore
Sur la vague qui rebondit!

 

Son âme n'est rien que tendresse,
Son corps qu'harmonieux contour,
Tout son être que l'oeil caresse
N'est qu'un pressentiment d'amour!
Elle plaint tout ce qui soupire,
Elle aime l'air qu'elle respire,
Rêve ou pleure, ou chante à l'écart,
Et, sans savoir ce qu'il implore
D'une volupté qu'elle ignore
Elle rougit sous un regard!

 

Mais déjà sa beauté plus mûre
Fleurit à son quinzième été;
A ses yeux toute la nature
N'est qu'innocence et volupté!
Aux feux des étoiles brillantes
Au doux bruit des eaux ruisselantes,
Sa pensée erre avec amour;
Et toutes les fleurs des prairies
Viennent entre ses doigts flétries
Sur son coeur sécher tour à tour!

 

L'oiseau, pour tout autre sauvage,
Sous ses fenêtres vient nicher,
Ou, charmé de son esclavage,
Sur ses épaules se percher;
Elle nourrit les tourterelles,
Sur le blanc satin de leurs ailes
Promène ses doigts caressants,
Ou, dans un amoureux caprice,
Elle aime que leur cou frémisse
Sous ses baisers retentissants!

 

Elle paraît, et tout soupire,
Tout se trouble sans son regard;
Sa beauté répand un délire
Qui donne une ivresse au vieillard!
Et comme on voit l'humble poussière
Tourbillonner à la lumière
Qui la fascine à son insu!
Partout où ce beau front rayonne,
Un souffle d'amour environne
Celle par qui l'homme est conçu!

 

Un homme! un fils, un roi de la nature entière!
Insecte né de boue et qui vit de lumière!
Qui n'occupe qu'un point, qui n'a que deux instants,
Mais qui de l'Infini par la pensée est maître,
Et reculant sans fin les bornes de son être,
S'étend dans tout l'espace et vit dans tous les temps!

 

Il naît, et d'un coup d'oeil il s'empare du monde,
Chacun de ses besoins soumet un élément,
Pour lui germe l'épi, pour lui s'épanche l'onde,
Et le feu, fils du jour, descend du firmament!

 

L'instinct de sa faiblesse est sa toute-puissance;
Pour lui l'insecte même est un objet d'effroi,
Mais le sceptre du globe est à l'intelligence;
L'homme s'unit à l'homme, et la terre a son roi!

 

Il regarde, et le jour se peint dans sa paupière;
Il pense, et l'univers dans son âme apparaît!
Il parle, et son accent, comme une autre lumière,
Va dans l'âme d'autrui se peindre trait pour trait!

 

Il se donne des sens qu'oublia la nature,
Jette un frein sur la vague au vent capricieux.
Lance la mort au but que son calcul mesure,
Sonde avec un cristal les abîmes des cieux!

 

Il écrit, et les vents emportent sa pensée
Qui va dans tous les cieux vivre et s'entretenir!
Et son âme invisible en traits vivants tracée
Ecoute le passé qui parle à l'avenir!

 

Il fonde les cités, familles immortelles;
Et pour les soutenir il élève les lois,
Qui, de ces monuments colonnes éternelles,
Du temple social se divisent le poids!

 

Après avoir conquis la nature, il soupire;
Pour un plus noble prix sa vie a combattu;
Et son coeur vide encor, dédaignant son empire,
Pour s'égaler aux dieux inventa la vertu!

 

Il offre en souriant sa vie en sacrifice,
Il se confie au Dieu que son oeil ne voit pas;
Coupable, a le remords qui venge la justice,
Vertueux, une voix qui l'applaudit tout bas!

 

Plus grand que son destin, plus grand que la nature,
Ses besoins satisfaits ne lui suffisent pas,
Son âme a des destins qu'aucun oeil ne mesure,
Et des regards portant plus loin que le trépas!

 

Il lui faut l'espérance, et l'empire et la gloire,
L'avenir à son nom, à sa foi des autels,
Des dieux à supplier, des vérités à croire,
Des cieux et des enfers, et des jours immortels!

 

Mais le temps tout à coup manque à sa vie usée,
L'horizon raccourci s'abaisse devant lui,
Il sent tarir ses jours comme une onde épuisée,
Et son dernier soleil a lui!

 

Regardez-le mourir!... Assis sur le rivage
Que vient battre la vague où sa nef doit partir,
Le pilote qui sait le but de son voyage
D'un coeur plus rassuré n'attend pas le zéphyr!

 

On dirait que son oeil, qu'éclaire l'espérance,
Voit l'immortalité luire sur l'autre bord,
Au-delà du tombeau sa vertu le devance,
Et, certain du réveil, le jour baisse, il s'endort!

 

Et les astres n'ont plus d'assez pure lumière,
Et l'Infini n'a plus d'assez vaste séjour,
Et les siècles divins d'assez longue carrière
Pour l'âme de celui qui n'était que poussière
Et qui n'avait qu'un jour!

 

Voilà cet instinct qui l'annonce
Plus haut que l'aurore et la nuit.
Voilà l'éternelle réponse
Au doute qui se reproduit!
Du grand livre de la nature,
Si la lettre, à vos yeux obscure,
Ne le trahit pas en tout lieu,
Ah! l'homme est le livre suprême :
Dans les fibres de son coeur même
Lisez, mortels : Il est un Dieu!

 

XI
L'idée de Dieu - suite de Jehova

 

Heureux l'oeil éclairé de ce jour sans nuage
Qui partout ici-bas le contemple et le lit!
Heureux le coeur épris de cette grande image,
Toujours vide et trompé si Dieu ne le remplit!

 

Ah! pour celui-là seul la nature est son ombre!
En vain le temps se voile et reculent les cieux!
Le ciel n'a point d'abîme et le temps point de nombre
Qui le cache à ses yeux!

 

Pour qui ne l'y voit pas tout est nuit et mystères,
Cet alphabet de jeu dans le ciel répandu
Est semblable pour eux à ces vains caractères
Dont le sens, s'ils en ont, dans les temps s'est perdu!

 

Le savant sous ses mains les retourne et les brise
Et dit : Ce n'est qu'un jeu d'un art capricieux;
Et cent fois en tombant ces lettres qu'il méprise
D'elles-même ont écrit le nom mystérieux!

 

Mais cette langue, en vain par les temps égarée,
Se lit hier comme aujourd'hui;
Car elle n'a qu'un nom sous sa lettre sacrée,
Lui seul! lui partout! toujours lui!

 

Qu'il est doux pour l'âme qui pense
Et flotte dans l'immensité
Entre le doute et l'espérance,
La lumière et l'obscurité,
De voir cette idée éternelle
Luire sans cesse au-dessus d'elle
Comme une étoile aux feux constants,
La consoler sous ses nuages,
Et lui montrer les deux rivages
Blanchis de l'écume du temps!

 

En vain les vagues des années
Roulent dans leur flux et reflux
Les croyances abandonnées
Et les empires révolus
En vain l'opinion qui lutte
Dans son triomphe ou dans sa chute
Entraîne un monde à son déclin;
Elle brille sur sa ruine,
Et l'histoire qu'elle illumine
Ravit son mystère au destin!

 

Elle est la science du sage,
Elle est la foi de la vertu!
Le soutien du faible, et le gage
Pour qui le juste a combattu!
En elle la vie a son juge
Et l'infortune son refuge,
Et la douleur se réjouit.
Unique clef du grand mystère,
Otez cette idée à la terre
Et la raison s'évanouit!

 

Cependant le monde, qu'oublie
L'âme absorbée en son auteur,
Accuse sa foi de folie
Et lui reproche son bonheur,
Pareil à l'oiseau des ténèbres
Qui, charmé des lueurs funèbres,
Reproche à l'oiseau du matin
De croire au jour qui vient d'éclore
Et de planer devant l'aurore
Enivré du rayon divin!

 

Mais qu'importe à l'âme qu'inonde
Ce jour que rien ne peut voiler!
Elle laisse rouler le monde
Sans l'entendre et sans s'y mêler!
Telle une perle de rosée
Que fait jaillir l'onde brisée
Sur des rochers retentissants,
Y sèche pure et virginale,
Et seule dans les cieux s'exhale
Avec la lumière et l'encens!

 

LIVRE TROISIEME

 

II
Milly ou la terre natale

 

Pourquoi le prononcer ce nom de la patrie?
Dans son brillant exil mon coeur en a frémi;
Il résonne de loin dans mon âme attendrie,
Comme les pas connus ou la voix d'un ami.

 

Montagnes que voilait le brouillard de l'automne,
Vallons que tapissait le givre du matin,
Saules dont l'émondeur effeuillait la couronne,
Vieilles tours que le soir dorait dans le lointain,

 

Murs noircis par les ans, coteaux, sentier rapide,
fontaine où les pasteurs accroupis tour à tour
Attendaient goutte à goutte une eau rare et limpide,
Et, leur urne à la main, s'entretenaient du jour,

 

Chaumière où du foyer étincelait la flamme,
Toit que le pèlerin aimait à voir fumer,
Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer?

 

J'ai vu des cieux d'azur, où la nuit est sans voiles,
Dorés jusqu'au matin sous les pieds des étoiles,
Arrondir sur mon front dans leur arc infini
Leur dôme de cristal qu'aucun vent n'a terni!
J'ai vu des monts voilés de citrons et d'olives
Réfléchir dans les eaux leurs ombres fugitives,
Et dans leurs frais vallons, au souffle du zéphyr,
Bercer sur l'épi mûr le cep prêt à mûrir;
Sur des bords où les mers ont à peine un murmure,
J'ai vu des flots brillants l'onduleuse ceinture
Presser et relâcher dans l'azur de ses plis
De leurs caps dentelés les contours assouplis,
S'étendre dans le golfe en nappe de lumière,
Blanchir l'écueil fumant de gerbes de poussière,
Porter dans le lointain d'un occident vermeil
Des îles qui semblaient le lit d'or du soleil,
Ou, s'ouvrant devant moi sans rideau, sans limite,
Me montrer l'infini que le mystère habite!
J'ai vu ces fiers sommets, pyramides des airs,
Où l'été repliait le manteau des hivers,
Jusqu'au sein des vallons descendant par étages,
Entrecouper leurs flancs de hameaux et d'ombrages,
De pics et de rochers ici se hérisser,
En pentes de gazon plus loin fuir et glisser,
Lancer en arcs fumants, avec un bruit de foudre,
Leurs torrents en écume et leurs fleuves en poudre,
Sur leurs flancs éclairés, obscurcis tour à tour,
Former des vagues d'ombre et des îles de jour,
Creuser de frais vallons que la pensée adore,
Remonter, redescendre, et remonter encore,
Puis des derniers degrés de leurs vastes remparts,
A travers les sapins et les chênes épars
Dans le miroir des lacs qui dorment sous leur ombre
Jeter leurs reflets verts ou leur image sombre,
Et sur le tiède azur de ces limpides eaux
Faire onduler leur neige et flotter leurs coteaux!
J'ai visité ces bords et ce divin asile
Qu'a choisis pour dormir l'ombre du doux Virgile,
Ces champs que la Sibylle à ses yeux déroula,
Et Cume et l'Elysée; et mon coeur n'est pas là!...
Mais il est sur la terre une montagne aride
Qui ne porte en ses flancs ni bois ni flot limpide,
Dont par l'effort des ans l'humble sommet miné,
Et sous son propre poids jour par jour incliné,
Dépouillé de son sol fuyant dans les ravines,
Garde à peine un buis sec qui montre ses racines,
Et se couvre partout de rocs prêts à crouler
Que sous son pied léger le chevreau fait rouler.
Ces débris par leur chute ont formé d'âge en âge
Un coteau qui décroît et, d'étage en étage,
Porte, à l'abri des murs dont ils sont étayés,
Quelques avares champs de nos sueurs payés,
Quelques ceps dont les bras, cherchant en vain l'érable,
Serpentent sur la terre ou rampent sur le sable,
Quelques buissons de ronce, où l'enfant des hameaux
Cueille un fruit oublié qu'il dispute aux oiseaux,
Où la maigre brebis des chaumières voisines
Broute en laissant sa laine en tribut aux épines;
Lieux que ni le doux bruit des eaux pendant l'été,
Ni le frémissement du feuillage agité,
Ni l'hymne aérien du rossignol qui veille,
Ne rappellent au coeur, n'enchantent pour l'oreille;
Mais que, sous les rayons d'un ciel toujours d'airain,
La cigale assourdit de son cri souterrain.
Il est dans ces déserts un toit rustique et sombre
Que la montagne seule abrite de son ombre,
Et dont les murs, battus par la pluie et les vents,
Portent leur âge écrit sous la mousse des ans.
Sur le seuil désuni de trois marches de pierre
Le hasard a planté les racines d'un lierre
Qui, redoublant cent fois ses noeuds entrelacés,
Cache l'affront du temps sous ses bras élancés,
Et, recourbant en arc sa volute rustique,
Fait le seul ornement du champêtre portique.
Un jardin qui descend au revers d'un coteau
Y présente au couchant son sable altéré d'eau;
La pierre sans ciment, que l'hiver a noircie,
En borne tristement l'enceinte rétrécie;
La terre, que la bêche ouvre à chaque saison,
Y montre à nu son sein sans ombre et sans gazon;
Ni tapis émaillés, ni cintres de verdure,
Ni ruisseau sous des bois, ni fraîcheur, ni murmure;
Seulement sept tilleuls par le soc oubliés,
Protégeant un peu d'herbe étendue à leurs pieds,
Y versent dans l'automne une ombre tiède et rare,
D'autant plus douce au front sous un ciel plus avare;
Arbres dont le sommeil et des songes si beaux
Dans mon heureuse enfance habitaient les rameaux!
Dans le champêtre enclos qui soupire après l'onde,
Un puits dans le rocher cache son eau profonde,
Où le vieillard qui puise, après de longs efforts,
Dépose en gémissant son urne sur les bords;
Une aire où le fléau sur l'argile étendue
Bat à coups cadencés la gerbe répandue,
Où la blanche colombe et l'humble passereau
Se disputent l'épi qu'oublia le râteau :
Et sur la terre épars des instruments rustiques,
Des jougs rompus, des chars dormant sous les portiques,
Des essieux dont l'ornière a brisé les rayons,
Et des socs émoussés qu'ont usés les sillons.

 

Rien n'y console l'oeil de sa prison stérile,
Ni les dômes dorés d'une superbe ville,
Ni le chemin poudreux, ni le fleuve lointain,
Ni les toits blanchissants aux clartés du matin;
Seulement, répandus de distance en distance,
De sauvages abris qu'habite l'indigence,
Le long d'étroits sentiers en désordre semés,
Montrent leur toit de chaume et leurs murs enfumés,
Où le vieillard, assis au seuil de sa demeure,
Dans son berceau de jonc endort l'enfant qui pleure;
Enfin un sol sans ombre et des cieux sans couleur,
Et des vallons sans onde! - Et c'est là qu'est mon coeur!
Ce sont là les séjours, les sites, les rivages
Dont mon âme attendrie évoque les images,
Et dont pendant les nuits mes songes les plus beaux
Pour enchanter mes yeux composent leurs tableaux!

 

Là chaque heure du jour, chaque aspect des montagnes,
Chaque son qui le soir s'élève des campagnes,
Chaque mois qui revient, comme un pas des saisons,
Reverdir ou faner les bois ou les gazons,
La lune qui décroît ou s'arrondit dans l'ombre,
L'étoile qui gravit sur la colline sombre,
Les troupeaux des hauts lieux chassés par les frimas,
Des coteaux aux vallons desoendant pas à pas,
Le vent, l'épine en fleurs, l'herbe verte ou flétrie,
Le soc dans le sillon, l'onde dans la prairie,
Tout m'y parle une langue aux intimes accents
Dont les mots, entendus dans l'âme et dans les sens,
Sont des bruits, des parfums, des foudres, des orages,
Des rochers, des torrents, et ces douces images,
Et ces vieux souvenirs dormant au fond de nous,
Qu'un site nous conserve et qu'il nous rend plus doux.
Là mon coeur en tout lieu se retrouve lui-même!
Tout s'y souvient de moi, tout m'y connaît, tout m'aime!
Mon oeil trouve un ami dans tout cet horizon,
Chaque arbre a son histoire et chaque pierre son nom.
Qu'importe que ce nom, comme Thèbe ou Palmire,
Ne nous rappelle pas les fastes d'un empire,
Le sang humain versé pour le choix des tyrans,
Ou ces fléaux de Dieu que l'homme appelle grands?
Ce site où la pensée a rattaché sa trame,
Ces lieux encor tout pleins des fastes de notre âme,
Sont aussi grands pour nous que ces champs du destin
Où naquit, où tomba quelque empire incertain :
Rien n'est vil! rien n'est grand! l'âme en est la mesure!
Un coeur palpite au nom de quelque humble masure,
Et sous les monuments des héros et des dieux
Le pasteur passe et siffle en détournant les yeux!

 

Voilà le banc rustique où s'asseyait mon père,
La salle où résonnait sa voix mâle et sévère,
Quand les pasteurs assis sur leurs socs renversés
Lui comptaient les sillons par chaque heure tracés,
Ou qu'encor palpitant des scènes de sa gloire,
De l'échafaud des rois il nous disait l'histoire,
Et, plein du grand combat qu'il avait combattu,
En racontant sa vie enseignait la vertu!
Voilà la place vide où ma mère à toute heure
Au plus léger soupir sortait de sa demeure,
Et, nous faisant porter ou la laine ou le pain,
Vêtissait l'indigence ou nourrissait la faim;
Voilà les toits de chaume où sa main attentive
Versait sur la blessure ou le miel ou l'olive,
Ouvrait près du chevet des vieillards expirants
Ce livre où l'espérance est permise aux mourants,
Recueillait leurs soupirs sur leur bouche oppressée,
Faisait tourner vers Dieu leur dernière pensée,
Et tenant par la main les plus jeunes de nous,
À la veuve, à l'enfant, qui tombaient à genoux,
Disait, en essuyant les pleurs de leurs paupières :
Je vous donne un peu d'or, rendez-leur vos prières!
Voilà le seuil, à l'ombre, où son pied nous berçait,
La branche du figuier que sa main abaissait,
Voici l'étroit sentier où, quand l'airain sonore
Dans le temple lointain vibrait avec l'aurore,
Nous montions sur sa trace à l'autel du Seigneur
Offrir deux purs encens, innocence et bonheur!
C'est ici que sa voix pieuse et solennelle
Nous expliquait un Dieu que nous sentions en elle,
Et nous montrant l'épi dans son germe enfermé,
La grappe distillant son breuvage embaumé,
La génisse en lait pur changeant le suc des plantes,
Le rocher qui s'entrouvre aux sources ruisselantes,
La laine des brebis dérobée aux rameaux
Servant à tapisser les doux nids des oiseaux,
Et le soleil exact à ses douze demeures,
Partageant aux climats les saisons et les heures,
Et ces astres des nuits que Dieu seul peut compter,
Mondes où la pensée ose à peine monter,
Nous enseignait la foi par la reconnaissance,
Et faisait admirer à notre simple enfance
Comment l'astre et l'insecte invisible à nos yeux
Avaient, ainsi que nous, leur père dans les cieux!
Ces bruyères, ces champs, ces vignes, ces prairies,
Ont tous leurs souvenirs et leurs ombres chéries.
Là, mes soeurs folâtraient, et le vent dans leurs jeux
Les suivait en jouant avec leurs blonds cheveux!
Là, guidant les bergers aux sommets des collines,
J'allumais des bûchers de bois mort et d'épines,
Et mes yeux, suspendus aux flammes du foyer,
Passaient heure après heure à les voir ondoyer.
Là, contre la fureur de l'aquilon rapide
Le saule caverneux nous prêtait son tronc vide,
Et j'écoutais siffler dans son feuillage mort
Des brises dont mon âme a retenu l'accord.
Voilà le peuplier qui, penché sur l'abîme,
Dans la saison des nids nous berçait sur sa cime,
Le ruisseau dans les prés dont les dormantes eaux
Submergeaient lentement nos barques de roseaux,
Le chêne, le rocher, le moulin monotone,
Et le mur au soleil, où dans les jours d'automne,
Je venais sur la pierre, assis près des vieillards,
Suivre le jour qui meurt de mes derniers regards!
Tout est encor debout; tout renaît à sa place :
De nos pas sur le sable on suit encore la trace;
Rien ne manque à ces lieux qu'un coeur pour en jouir,
Mais, hélas! l'heure baisse et va s'évanouir.

 

La vie a dispersé, comme l'épi sur l'aire,
Loin du champ paternel les enfants et la mère,
Et ce foyer chéri ressemble aux nids déserts
D'où l'hirondelle a fui pendant de longs hivers!
Déjà l'herbe qui croît sur les dalles antiques
Efface autour des murs les sentiers domestiques,
Et le lierre, flottant comme un manteau de deuil,
Couvre à demi la porte et rampe sur le seuil;
Bientôt peut-être...! écarte, ô mon Dieu! ce présage!
Bientôt un étranger, inconnu du village,
Viendra, l'or à la main, s'emparer de ces lieux
Qu'habite encor pour nous l'ombre de nos aïeux,
Et d'où nos souvenirs des berceaux et des tombes
S'enfuiront à sa voix, comme un nid de colombes
Dont la hache a fauché l'arbre dans les forêts,
Et qui ne savent plus où se poser après!

 

Ne permets pas, Seigneur, ce deuil et cet outrage!
Ne souffre pas, mon Dieu, que notre humble héritage
Passe de mains en mains troqué contre un vil prix,
Comme le toit du vice ou le champ des proscrits!
Qu'un avide étranger vienne d'un pied superbe
Fouler l'humble sillon de nos berceaux sur l'herbe,
Dépnuiller l'orphelin, grossir, compter son or
Aux lieux où l'indigence avait seule un trésor,
Et blasphémer ton nom sous ces mêmes portiques
Où ma mère à nos voix enseignait tes cantiques!
Ah! que plutôt cent fois, aux vents abandonné,
Le toit pende en lambeaux sur le mur incliné;
Que les fleurs du tombeau, les mauves, les épines,
Sur les parvis brisés germent dans les ruines!
Que le lézard dormant s'y réchauffe au soleil,
Que Philomèle y chante aux heures du sommeil,
Que l'humble passereau, les colombes fidèles,
Y rassemblent en paix leurs petits sous leurs ailes,
Et que l'oiseau du ciel vienne bâtir son nid
Aux lieux où l'innocence eut autrefois son lit!

 

Ah! si le nombre écrit sous l'oeil des destinées
Jusqu'aux cheveux blanchis prolonge mes années,
Puissé-je, heureux vieillard, y voir baisser mes jours
Parmi ces monuments de mes simples amours!
Et quand ces toits bénis et ces tristes décombres
Ne seront plus pour moi peuplés que par des ombres,
Y retrouver au moins dans les noms, dans les lieux,
Tant d'êtres adorés disparus de mes yeux!
Et vous, qui survivrez à ma cendre glacée,
Si vous voulez charmer ma dernière pensée,
Un jour, élevez-moi...! non! ne m'élevez rien!
Mais près des lieux où dort l'humble espoir du chrétien,
Creusez-moi dans ces champs la couche que j'envie
Et ce dernier sillon où germe une autre vie!
Etendez sur ma tête un lit d'herbes des champs
Que l'agneau du hameau broute encore au printemps,
Où l'oiseau, dont mes soeurs ont peuplé ces asiles,
Vienne aimer et chanter durant mes nuits tranquilles;
Là, pour marquer la place où vous m'allez coucher,
Roulez de la montagne un fragment de rocher;
Que nul ciseau surtout ne le taille et n'efface
La mousse des vieux jours qui brunit sa surface,
Et d'hiver en hiver incrustée à ses flancs,
Donne en lettre vivante une date à ses ans!
Point de siècle ou de nom sur cette agreste page!
Devant l'éternité tout siècle est du même âge,
Et celui dont la voix réveille le trépas
Au défaut d'un vain nom ne nous oubliera pas!
Là, sous des cieux connus, sous les collines sombres,
Qui couvrirent jadis mon berceau de leurs ombres,
Plus près du sol natal, de l'air et du soleil,
D'un sommeil plus léger j'attendrai le réveil!
Là, ma cendre, mêlée à la terre qui m'aime,
Retrouvera la vie avant mon esprit même,
Verdira dans les prés, fleurira dans les fleurs,
Boira des nuits d'été les parfums et les pleurs;
Et quand du jour sans soir la première étincelle
Viendra m'y réveiller pour l'aurore éternelle,
En ouvrant mes regards je reverrai des lieux
Adorés de mon coeur et connus de mes yeux,
Les pierres du hameau, le clocher, la montagne,
Le lit sec du torrent et l'aride campagne;
Et, rassemblant de l'oeil tous les êtres chéris
Dont l'ombre près de moi dormait sous ces débris,
Avec des soeurs, un père et l'âme d'une mère,
Ne laissant plus de cendre en dépôt à la terre,
Comme le passager qui des vagues descend
Jette encore au navire un oeil reconnaissant,
Nos voix diront ensemble à ces lieux pleins de charmes
L'adieu, le seul adieu qui n'aura point de larmes!

 

V
Hymne au Christ
A M. Manzoni.

 

Verbe incréé! source féconde
De justice et de liberté!
Parole qui guéris le monde!
Rayon vivant de vérité!
Est-il vrai que ta voix d'âge en âge entendue,
Pareille au bruit lointain qui meurt dans l'étendue,
N'a plus pour nous guider que des sons impuissants?
Et qu'une voix plus souveraine,
La voix de la parole humaine,
Étouffe à jamais tes accents?

 

Mais la raison c'est toi! mais cette raison même
Qu'était-elle avant l'heure où tu vins l'éclairer?
Nuage, obscurité, doute, combat, système,
Flambeau que notre orgueil portait pour s'égarer!

 

Le monde n'était que ténèbres,
Les doctrines sans foi luttaient comme des flots,
Et trompé, détrompé de leurs clartés funèbres,
L'esprit humain flottait noyé dans ce chaos;
L'espérance ou la peur, au gré de leurs caprices,
Ravageaient tour à tour et repeuplaient les cieux,
La fourbe s'engraissait du sang des sacrifices,
Mille dieux attestaient l'ignorance des dieux!
Fouillez les cendres de Palmyre,
Fouillez les limons d'Osiris
Et ces panthéons où respire
L'ombre fétide encor de tous ces dieux proscrits!
Tirez de la fange ou de l'herbe,
Tirez ces dieux moulés, fondus, taillés, pétris,
Ces monstres mutilés, ces symboles flétris,
Et dites ce qu'était cette raison superbe
Quand elle adorait ces débris!

 

Ne sachant plus nommer les exploits ou les crimes,
Les noms tombaient du sort comme au hasard jetés,
La gloire suffisait aux âmes magnanimes,
Et les vertus les plus sublimes
N'étaient que des vices dorés!

 

Tu parais! ton verbe vole,
Comme autrefois la parole
Qu'entendit le noir chaos
De la nuit tira l'aurore,
Des cieux sépara les flots
Et du nombre fit éclore
L'harmonie et le repos!
Ta parole créatrice
Sépare vertus et vice,
Mensonges et vérité;
Le maître apprend la justice,
L'esclave la liberté;
L'indigent le sacrifice,
Le riche la charité!
Un Dieu créateur et père,
En qui l'innocence espère,
S'abaisse jusqu'aux mortels!
La prière qu'il appelle
S'élève à lui libre et belle
Sans jamais souiller son aile
Des holocaustes cruels!
Nos iniquités, nos crimes,
Nos désirs illégitimes,
Voilà les seules victimes
Qu'on immole à ses autels!
L'immortalité se lève
Et brille au-delà des temps;
L'espérance, divin rêve,
De l'exil que l'homme achève
Abrège les courts instants;
L'amour céleste soulève
Nos fardeaux les plus pesants;
Le siècle éternel commence,
Le juste a sa conscience,
Le remords son innocence,
L'humble foi fait la science
Des sages et des enfants!
Et l'homme qu'elle console
Dans cette seule parole
Se repose deux mille ans!

 

Et l'esprit éclairé par tes lois immortelles,
Dans la sphère morale où tu guidas nos yeux,
Découvrit tout à coup plus de vertus nouvelles
Que, le jour où d'Herschell le verre audacieux
Porta l'oeil étonné dans les célestes routes,
Le regard qui des nuits interroge les voûtes
Ne vit d'astres nouveaux pulluler dans les cieux!

 

Non, jamais de ces feux qui roulent sur nos têtes,
Jamais de ce Sina qu'embrasaient les tempêtes,
Jamais de cet Horeb, trône de Jehova,
Aux yeux des siècles n'éclata
Un foyer de clarté plus vive et plus féconde
Que cette vérité qui jaillit sur le monde
Des collines de Golgotha!

 

L'astre qu'à ton berceau le mage vit éclore,
L'étoile qui guida les bergers de l'aurore
Vers le Dieu couronné d'indigence et d'affront,
Répandit sur la terre un jour qui luit encore,
Que chaque âge à son tour reçoit, bénit, adore,
Qui dans la nuit des temps jamais ne s'évapore,
Et ne s'éteindra pas quand les cieux s'éteindront!

 

Ils disent cependant que cet astre se voile,
Que les clartés du siècle ont vaincu cette étoile;
Que ce monde vieilli n'a plus besoin de toi!
Que la raison est seule immortelle et divine,
Que la rouille des temps a rongé ta doctrine,
Et que de jour en jour de ton temple en ruine
Quelque pierre en tombant déracine ta foi!

 

Ô Christ! Il est trop vrai! ton éclipse est bien sombre;
La terre sur ton astre a projeté son ombre;
Nous marchons dans un siècle où tout tombe à grand bruit.
Vingt siècles écroulés y mêlent leur poussière,
Fables et vérités, ténèbres et lumière,
Flottent confusément devant notre paupière,
Et l'un dit : C'est le jour! et l'autre : C'est la nuit!

 

Comme un rayon du ciel qui perce les nuages,
En traversant la fange et la nuit des vieux âges,
Ta parole a subi nos profanations!
L'oeil impur des mortels souillerait le jour même!
L'imposture a terni la vérité suprême,
Et les tyrans, prenant ta foi pour diadème,
Ont doré de ton nom le joug des nations!

 

Mais, pareille à l'éclair qui tombant sur la terre
Remonte au firmament sans qu'une ombre l'altère,
L'homme n'a pu souiller ta loi de vérité!
L'ignorance a terni tes lumières sublimes,
La haine a confondu tes vertus et nos crimes,
Les flatteurs aux tyrans ont vendu tes maximes;
Elle est encor justice, amour et liberté!

 

Et l'aveugle raison demande quels miracles
De cette loi vieillie attestent les oracles!
Ah! le miracle est là permanent et sans fin!
Que cette vérité par ces flots d'impostures,
Que ce flambeau brillant par tant d'ombres obscures,
Que ce verbe incréé par nos lèvres impures
Ait passé deux mille ans et soit encor divin!

 

Que d'ombres, dites-vous! - Mais, ô flambeau des âges,
Tu n'avais pas promis des astres sans nuages!
L'oeil humain n'est pas fait pour la pure clarté!
Point de jour ici-bas qu'un peu d'ombre n'altère;
De sa propre splendeur Dieu se voile à la terre,
Et ce n'est qu'à travers la nuit et le mystère
Que l'oeil peut voir le jour, l'homme la véritél

 

Un siècle naît et parle, un cri d'espoir s'élève;
Le genre humain déçu voit lutter rêve et rêve,
Système, opinions, dogmes, flux et reflux;
Cent ans passent, le temps comme un nuage vide
Les roule avec l'oubli sous son aile rapide,
Quand il a balayé cette poussière aride
Que reste-t-il du siècle? un mensonge de plus!

 

Mais l'ère où tu naquis, toujours, toujours nouvelle,
Luit au-dessus de nous comme une ère éternelle;
Une moitié des temps pâlit à ce flambeau,
L'autre moitié s'éclaire au jour de tes symboles,
Deux mille ans, épuisant leurs sagesses frivoles,
N'ont pas pu démentir une de tes paroles,
Et toute vérité date de ton berceau!

 

Et c'est en vain que l'homme, ingrat et las de croire,
De ses autels brisés et de son souvenir
Comme un songe importun veut enfin te bannir;
Tu règnes malgré lui jusque dans sa mémoire,
Et, du haut d'un passé rayonnant de ta gloire,
Tu jettes ta splendeur au dernier avenir!
Lumière des esprits, tu pâlis, ils pâlissent!
Fondement des états, tu fléchis, ils fléchissent!
Sève du genre humain, il tarit si tu meurs!
Racine de nos lois dans le sol enfoncée,
Partout où tu languis on voit languir les moeurs,
Chaque fibre à ton nom s'émeut dans tous les coeurs,
Et tu revis partout, jusque dans la pensée,
Jusque dans la haine insensée
De tes ingrats blasphémateurs!

 

Phare élevé sur des rivages
Que le temps n'a pu foudroyer,
Les lumières de tous les âges
Se concentrent dans ton foyer!
Consacrant l'humaine mémoire,
Tu guides les yeux de l'histoire
Jusqu'à la source d'où tout sort!
Les sept jours n'ont plus de mystère,
Et l'homme sait pourquoi la terre
Lutte entre la vie et la mort!

 

Ton pouvoir n'est plus le caprice
Des démagogues ou des rois;
Il est l'éternelle justice
Qui se réfléchit dans nos lois!
Ta vertu n'est plus ce problème,
Rêve qui se nourrit soi-même
D'orgueil et d'immortalité!
Elle est l'holocauste sublime
D'une volonté magnanime
A l'éternelle volonté!

 

Ta vérité n'est plus ce prisme
Où des temps chaque erreur a lui,
L'éclair qui jaillit du sophisme
Et s'évanouit avec lui!
Rayon de l'aurore étemelle,
Pure, féconde, universelle,
Elle éclaire tous les vivants;
Sublime égalité des âmes,
Pour les sages foudres et flammes,
Ombre et voile à l'oeil des enfants!

 

Aliment qui contient la vie,
Chaleur dont le foyer est Dieu,
Germe qui croît et fructifie,
Ton verbe la sème en tout lieu!
Vérité palpable et pratique,
L'amour divin la communique
De l'oeil à l'oeil, du coeur au coeur!
Et sans proférer de paroles,
Des actions sont ses symboles,
Et des vertus sont ta splendeur!

 

Chaque instinct à ton joug nous lie,
L'homme naît, vit, meurt avec toi.
Chacun des anneaux de sa vie,
Ô Christ, est rivé par ta foi!
Souffrant, ses pleurs sont une offrande,
Heureux, son bonheur te demande
De bénir sa prospérité;
Et le mourant que tu consoles
Franchit armé de tes paroles
L'ombre de l'immortalité!

 

Tu gardes quand l'homme succombe
Sa mémoire après le trépas,
Et tu rattaches à la tombe
Les liens brisés ici-bas;
Les pleurs tombés de la paupière
Ne mouillent plus la froide pierre;
Mais, de ces larmes s'abreuvant,
La prière, union suprême,
Porte la paix au mort qu'elle aime,
Rapporte l'espoir au vivant!

 

Prix divin de tout sacrifice,.
Tout bien se nourrit de ta foi!
De quelque mal qu'elle gémisse,
L'humanité se tourne à toi!
Si je demande à chaque obole,
À chaque larme qui console,
À chaque généreux pardon,
À chaque vertu qu'on me nomme :
En quel nom consolez-vous l'homme?
Ils me répondent : En son nom!

 

C'est toi dont la pitié plus tendre
Verse l'aumône à pleines mains,
Guide l'aveugle, et vient attendre
Le voyageur sur les chemins!
C'est toi qui, dans l'asile immonde
Où les déshérités du monde
Viennent pour pleurer et souffrir,
Donne au vieillard de saintes filles,
À l'enfant sans nom des familles,
Au malade un lit pour mourir!

 

Tu vis dans toutes les reliques,
Temple debout ou renversé,
Autels, colonnes, basiliques,
Tout est à toi dans le passé!
Tout ce que l'homme élève encore,
Toute demeure où l'on adore,
Tout est à toi dans l'avenir!
Les siècles n'ont pas de poussière
Les collines n'ont pas de pierre
Qui ne porte ton souvenir!

 

Enfin, vaste et puissante idée,
Plus forte que l'esprit humain,
Toute âme est pleine, est obsédée,
De ton nom qu'elle évoque en vain!
Préférant ses doutes funèbres,
L'homme amasse en vain les ténèbres,
Partout ta splendeur le poursuit!
Et, comme au jour qui nous éclaire,
Le monde ne peut s'y soustraire
Qu'en se replongeant dans la nuit!

 

Et tu meurs? Et ta foi dans un lit de nuages
S'enfonce pour jamais sous l'horizon des âges,
Comme un de ces soleils que le ciel a perdus,
Dont l'astronome dit : C'était là qu'il n'est plus!
Et les fils de nos fils dans les lointaines ères
Feraient aussi leur fable avec tes saints mystères!
Et parleraient un jour de l'homme de la croix
Comme des dieux menteurs disparus à ta voix,
De ces porteurs de foudre ou du vil caducée,
Rêves dont au réveil a rougi la pensée?
Mais tous ces dieux, ô Christ! n'avaient rien apporté
Qu'une ombre plus épaisse à notre obscurité!
Mais, du délire humain lâche et honteux symbole,
Ils croulèrent d'eux-même au bruit de ta parole;
Mais tu venais asseoir sur leur trône abattu
Le Dieu de vérité, de grâce et de vertu!
Leurs lois se trahissaient devant les lois chrétiennes!
Mais où sont les vertus qui démentent les tiennes?
Pour éclipser ton jour quel jour nouveau paraît?
Toi qui les remplaças, qui te remplacerait?

 

Ah! qui sait si cette ombre où pâlit ta doctrine
Est une décadence - ou quelque nuit divine,
Quelque nuage faux prêt à se déchirer,
Où ta foi va monter et se transfigurer,
Comme aux jours de ta vie humaine et méconnue
Tu te transfiguras toi-même dans la nue,
Quand, ta divinité reprenant son essor,
Un jour sorti de toi revêtit le Thabor,
Dans ton vol glorieux te balança sans ailes,
Éblouit les regards des disciples fidèles,
Et, pour les consoler de ton prochain adieu,
Homme prêt à mourir, te montra déjà Dieu?

 

Oui! de quelque faux nom que l'avenir te nomme
Nous te saluons Dieu! car tu n'es pas un homme!
L'homme n'eût pas trouvé dans notre infirmité
Ce germe tout divin de l'immortalité,
La clarté dans la nuit, la vertu dans le vice,
Dans l'égoïsme étroit la soif du sacrifice!
Dans la lutte la paix, l'espoir dans la douleur,
Dans l'orgueil révolté l'humilité du coeur,
Dans la haine l'amour, le pardon dans l'offense,
Et dans le repentir la seconde innocence!
Notre encens à ce prix ne saurait s'égarer
Et j'en crois des vertus qui se font adorer!

 

Repos de notre ignorance,
Tes dogmes mystérieux
Sont un temple à l'espérance
Montant de la terre aux cieux!
Ta morale chaste et sainte
Embaume sa pure enceinte
De paix, de grâce et d'amour,
Et l'air que l'âme y respire
A le parfum du zéphyre
Qu'Éden exhalait un jour!

 

Dès que l'humaine nature
Se plie au joug de ta foi,
Elle s'élève et s'épure
Et se divinise en toi!
Toutes ses vaines pensées
Montent du coeur, élancées
Aussi haut que son destin;
L'homme revient en arrière,
Fils égaré de lumière
Qui retrouve son chemin!

 

Les troubles du coeur s'apaisent,
L'âme n'est qu'un long soupir;
Tous les vains désirs se taisent
Dans un immense désir!
La paix, volupté nouvelle,
Sens de la vie éternelle,
En a la sérénité!
Du chrétien la vie entière
N'est qu'une longue prière,
Un hymne en action à l'immortalité!

 

Et les vertus les plus rudes
Du stoïque triomphant
Sont les humbles habitudes
De la femme et de l'enfant!
Et la terre transformée
N'est qu'une route semée
D'ombrages délicieux,
Où l'homme en l'homme a son frère!
Où l'homme à Dieu dit : Mon père!
Où chaque pas mène aux cieux!

 

O toi qui fis lever cette seconde aurore,
Dont un second chaos vit l'harmonie éclore,
Parole qui portais, avec la vérité,
Justice et tolérance, amour et liberté!
Règne à jamais, ô Christ, sur la raison humaine,
Et de l'homme à son Dieu sois la divine chaîne!
Illumine sans fin de tes feux éclatants
Les siècles endormis dans le berceau des temps!
Et que ton nom, légué pour unique héritage,
De la mère à l'enfant descende d'âge en âge,
Tant que l'oeil dans la nuit aura soif de clarté,
Et le coeur d'espérance et d'immortalité!
Tant que l'humanité plaintive et désolée
Arrosera de pleurs sa terrestre vallée,
Et tant que les vertus garderont leurs autels,
Ou n'auront pas changé de nom chez les mortels!
Pour moi, soit que ton nom ressuscite ou succombe,
O Dieu de mon berceau, sois le Dieu de ma tombe!
Plus la nuit est obscure et plus mes faibles yeux
S'attachent au flambeau qui pâlit dans les cieux;
Et quand l'autel brisé que la foule abandonne
S'écroulerait sur moi!... temple que je chéris,
Temple où j'ai tout reçu, temple où j'ai tout appris,
J'embrasserais encor ta dernière colonne,
Dussé-je être écrasé sous tes sacrés débris!

 

IX
Pourquoi mon âme est-elle triste?

 

Pourquoi gémis-tu sans cesse,
O mon âme? réponds-moi!
D'où vient ce poids de tristesse
Qui pèse aujourd'hui sur toi?
Au tombeau qui nous dévore,
Pleurant, tu n'as pas encore
Conduit tes derniers amis!
L'astre serein de ta vie
S'élève encore; et l'envie
Cherche pourquoi tu gémis!

 

La terre encore a des plages,
Le ciel encore a des jours,
La gloire encor des orages,
Le coeur encor des amours;
La nature offre à tes veilles
Des mystères, des merveilles,
Qu'aucun oeil n'a profané,
Et flétrissant tout d'avance
Dans les champs de l'espérance
Ta main n'a pas tout glané!

 

Et qu'est-ce que la terre? Une prison flottante,
Une demeure étroite, un navire, une tente
Que son Dieu dans l'espace a dressé pour un jour,
Et dont le vent du ciel en trois pas fait le tour!
Des plaines, des vallons, des mers et des collines
Où tout sort de la poudre et retourne en ruines,
Et dont la masse à peine est à l'immensité
Ce que l'heure qui sonne est à l'éternité!
Fange en palais pétrie, hélas! mais toujours fange,
Où tout est monotone et cependant tout change!

 

Et qu'est-ce que la vie? Un réveil d'un moment!
De naître et de mourir un court étonnement!
Un mot qu'avec mépris l'Etre éternel prononce!
Labyrinthe sans clef! question sans réponse,
Songe qui s'évapore, étincelle qui fuit!
Eclair qui sort de l'ombre et rentre dans la nuit,
Minute que le temps prête et retire à l'homme,
Chose qui ne vaut pas le mot dont on la nomme!

 

Et qu'est-ce que la gloire? Un vain son répété,
Une dérision de notre vanité!
Un nom qui retentit sur des lèvres mortelles,
Vain, trompeur, inconstant, périssable comme elles,
Et qui, tantôt croissant et tantôt affaibli,
Passe de bouche en bouche à l'éternel oubli!
Nectar empoisonné dont notre orgueil s'enivre,
Qui fait mourir deux fois ce qui veut toujours vivre!

 

Et qu'est-ce que l'amour? Ah! prêt à le nommer
Ma bouche en le niant craindrait de blasphémer!
Lui seul est au-dessus de tout mot qui l'exprime!
Eclair brillant et pur du feu qui nous anime,
Etincelle ravie au grand foyer des cieux!
Char de feu qui, vivants, nous porte au rang des dieux!
Rayon! foudre des sens! inextinguible flamme
Qui fond deux coeurs mortels et n'en fait plus qu'une âme!
Il est!... il serait tout, s'il ne devait finir!
Si le coeur d'un mortel le pouvait contenir,
Ou si, semblable au feu dont Dieu fit son emblème,
Sa flamme en s'exhalant ne l'étouffait lui-même!

 

Mais, quand ces biens que l'homme envie
Déborderaient dans un seul coeur,
La mort seule au bout de la vie
Fait un supplice du bonheur!
Le flot du temps qui nous entraîne
N'attend pas que la joie humaine
Fleurisse longtemps sur son cours!
Race éphémère et fugitive,
Que peux-tu semer sur la rive
De ce torrent qui fuit toujours?

 

Il fuit et ses rives fanées
M'annoncent déjà qu'il est tard!
Il fuit, et mes vertes années
Disparaissent de mon regard;
Chaque projet, chaque espérance
Ressemble à ce liège qu'on lance
Sur la trace des matelots,
Qui ne s'éloigne et ne surnage
Que pour mesurer le sillage
Du navire qui fend les flots!

 

Où suis-je? Est-ce moi? Je m'éveille
D'un songe qui n'est pas fini!
Tout était promesse et merveille
Dans un avenir infini!
J'étais jeune!... Hélas! mes années
Sur ma tête tombent fanées
Et ne refleuriront jamais!
Mon coeur était plein!... il est vide!
Mon sein fécond ... il est aride!
J'aimais!... où sont ceux que j'aimais?

 

Mes jours, que le deuil décolore,
Glissent avant d'être comptés;
Mon coeur, hélas! palpite encore
De ses dernières voluptés!
Sous mes pas la terre est couverte
De plus d'une palme encor verte,
Mais qui survit à mes désirs;
Tant d'objets chers à ma paupière
Sont encor là, sur la poussière
Tièdes de mes brûlants soupirs!

 

Je vois passer, je vois sourire
La femme aux perfides appas
Qui m'enivra d'un long délire,
Dont mes lèvres baisaient les pas!
Ses blonds cheveux flottent encore,
Les fraîches couleurs de l'aurore
Teignent toujours son front charmant,
Et dans l'azur de sa paupière
Brille encore assez de lumière
Pour fasciner l'oeil d'un amant.

 

La foule qui s'ouvre à mesure
La flatte encor d'un long coup d'oeil
Et la poursuit d'un doux murmure
Dont s'enivre son jeune orgueil;
Et moi! je souris et je passe,
Sans effort de mon coeur j'efface
Ce songe de félicité,
Et je dis, la pitié dans l'âme :
Amour! se peut-il que ta flamme
Meure encore avant la beauté?

 

Hélas! dans une longue vie
Que reste-t-il après l'amour?
Dans notre paupière éblouie
Ce qu'il reste après un beau jour!
Ce qu'il reste à la voile vide
Quand le dernier vent qui la ride
S'abat sur le flot assoupi,
Ce qu'il reste au chaume sauvage,
Lorsque les ailes de l'orage
Sur la terre ont vidé l'épi!

 

Et pourtant il faut vivre encore,
Dormir, s'éveiller tour à tour,
Et traîner d'aurore en aurore
Ce fardeau renaissant des jours?
Quand on a bu jusqu'à la lie
La coupe écumante de vie,
Ah! la briser serait un bien!
Espérer, attendre, c'est vivre!
Que sert de compter et de suivre
Des jours qui n'apportent plus rien?

 

Voilà pourquoi mon âme est lasse
Du vide affreux qui la remplit,
Pourquoi mon coeur change de place
Comme un malade dans son lit!
Pourquoi mon errante pensée,
Comme une colombe blessée,
Ne se repose en aucun lieu,
Pourquoi j'ai détourné la vue
De cette terre ingrate et nue,
Et j'ai dit à la fin : Mon Dieu!

 

Comme un souffle d'un vent d'orage
Soulevant l'humble passereau
L'emporte au-dessus du nuage,
Loin du toit qui fut son berceau,
Sans même que son aile tremble,
L'aquilon le soutient; il semble
Bercé sur les vagues des airs;
Ainsi cette seule pensée
Emporta mon âme oppressée
Jusqu'à la source des éclairs!

 

C'est Dieu, pensais-je, qui m'emporte,
L'infini s'ouvre sous mes pas!
Que mon aile naissante est forte!
Quels cieux ne tenterons-nous pas?
La foi même, un pied sur la terre,
Monte de mystère en mystère
Jusqu'où l'on monte sans mourir!
J'irai, plein de sa soif sublime,
Me désaltérer dans l'abîme
Que je ne verrai plus tarir!

 

J'ai cherché le Dieu que j'adore
Partout où l'instinct m'a conduit,
Sous les voiles d'or de l'aurore,
Chez les étoiles de la nuit;
Le firmament n'a point de voûtes,
Les feux, les vents n'ont point de routes
Où mon oeil n'ait plongé cent fois;
Toujours présent à ma mémoire,
Partout où se montrait sa gloire,
Il entendait monter ma voix!

 

Je l'ai cherché dans les merveilles,
Oeuvre parlante de ses mains,
Dans la solitude et les veilles,
Et dans les songes des humains!
L'épi, le brin d'herbe, l'insecte,
Me disaient : Adore et respecte!
Sa sagesse a passé par là!
Et ces catastrophes fatales,
Dont l'histoire enfle ses annales
Me criaient plus haut : Le voilà!

 

A chaque éclair, à chaque étoile
Que je découvrais dans les cieux,
Je croyais voir tomber le voile
Qui le dérobait à mes yeux;
Je disais : Un mystère encore!
Voici son ombre, son aurore,
Mon âme! il va paraître enfin!
Et toujours, ô triste pensée!
Toujours quelque lettre effacée
Manquait, hélas! au nom divin.

 

Et maintenant, dans ma misère,
Je n'en sais pas plus que l'enfant
Qui balbutie après sa mère
Ce nom sublime et triomphant;
Je n'en sais pas plus que l'aurore,
Qui de son regard vient d'éclore,
Et le cherche en vain en tout lieu,
Pas plus que toute la nature
Qui le raconte et le murmure,
Et demande : Où donc est mon Dieu?

 

Voilà pourquoi mon âme est triste,
Comme une mer brisant la nuit sur un écueil,
Comme la harpe du Psalmiste,
Quand il pleure au bord d'un cercueil!
Comme l'Horeb voilé sous un nuage sombre,
Comme un ciel sans étoile, ou comme un jour sans ombre,
Ou comme ce vieillard qu'on ne put consoler,
Qui, le coeur débordant d'une douleur farouche,
Ne pouvait plus tarir la plainte sur sa bouche,
Et disait : Laissez-moi parler!

 

Mais que dis-je? Est-ce toi, vérité, jour suprême!
Qui te caches sous ta splendeur?
Ou n'est-ce pas mon oeil qui s'est voilé lui-même
Sous les nuages de mon coeur
Ces enfants prosternés aux marches de ton temple,
Ces humbles femmes, ces vieillards,
Leur âme te possède et leur oeil te contemple,
Ta gloire éclate à leurs regards!

 

Et moi, je plonge en vain sous tant d'ombres funèbres,
Ta splendeur te dérobe à moi!
Ah! le regard qui cherche a donc plus de ténèbres
Que l'oeil abaissé devant toi?

 

Dieu de la lumière,
Entends ma prière,
Frappe ma paupière
Comme le rocher!
Que le jour se fasse,
Car mon âme est lasse,
Seigneur, de chercher!
Astre que j'adore,
Ce jour que j'implore
N'est point dans l'aurore,
N'est pas dans les cieux!
Vérité suprême!
Jour mystérieux!
De l'heure où l'on t'aime,
Il est en nous-même,
Il est dans nos yeux!

 

LIVRE QUATRIEME

 

II
Invocation pour les grecs

 

N'es-tu plus le Dieu des armées?
N'es-tu plus le Dieu des combats?
Ils périssent, Seigneur, si tu ne réponds pas!
L'ombre du cimeterre est déjà sur leurs pas!
Aux livides lueurs des cités enflammées,
Vois-tu ces bandes désarmées,
Ces enfants, ces vieillards, ces vierges alarmées?
Ils flottent au hasard de l'outrage au trépas,
Ils regardent la mer, ils te tendent les bras;
N'es-tu plus le Dieu des armées?
N'es-tu plus le Dieu des combats?

 

Jadis tu te levais! tes tribus palpitantes
Criaient : Seigneur! Seigneur! ou jamais, ou demain!
Tu sortais tout armé, tu combattais! soudain
L'Assyrien frappé tombait sans voir la main,
D'un souffle de ta peur tu balayais ses tentes,
Ses ossements blanchis nous traçaient le chemin!
Où sont-ils? où sont-ils ces sublimes spectacles
Qu'ont vus les flots de Gad et les monts de Séirs?
Eh quoi! la terre a des martyrs,
Et le ciel n'a plus de miracles?
Cependant tout un peuple a crié : Sauve-moi;
Nous tombons en ton nom, nous périssons pour toi!

 

Les monts l'ont entendu! les échos de l'Attique
De caverne en caverne ont répété ses cris,
Athène a tressailli sous sa poussière antique,
Sparte les a roulés de débris en débris!
Les mers l'ont entendu! les vagues sur leurs plages,
Les vaisseaux qui passaient, les mâts l'ont entendu!
Le lion sur l'OEta, l'aigle au sein des nuages;
Et toi seul, ô mon Dieu! tu n'as pas répondu!

 

Ils t'ont prié, Seigneur, de la nuit à l'aurore,
Sous tous les noms divins où l'univers t'adore;
Ils ont brisé pour toi leurs dieux, ces dieux mortels,
Ils ont pétri, Seigneur, avec l'eau des collines,
La poudre des tombeaux, les cendres des ruines,
Pour te fabriquer des autels!

 

Des autels à Délos! des autels sur Egine!
Des autels à Platée, à Leuctre, à Marathon!
Des autels sur la grève où pleure Salamine!
Des autels sur le cap où méditait Platon!

 

Les prêtres ont conduit le long de leurs rivages
Des femmes, des vieillards qui t'invoquaient en choeurs,
Des enfants jetant des fleurs
Devant les saintes images,
Et des veuves en deuil qui cachaient leurs visages
Dans leurs mains pleines de pleurs!

 

Le bois de leurs vaisseaux, leurs rochers, leurs murailles,
Les ont livrés vivants à leurs persécuteurs,
Leurs têtes ont roulé sous les pieds des vainqueurs,
Comme des boulets morts sur les champs de batailles;
Les bourreaux ont plongé la main dans leurs entrailles;
Mais ni le fer brûlant, Seigneur, ni les tenailles,
N'ont pu t'arracher de leurs coeurs!

 

Et que disent, Seigneur, ces nations armées
Contre ce nom sacré que tu ne venges pas :
Tu n'es plus le Dieu des armées!
Tu n'es plus le Dieu des combats!

 

IX
Eternité de la nature, brièveté de l'homme

 

Cantique

 

Roulez dans vos sentiers de flamme,
Astres, rois de l'1immensité!
Insultez, écrasez mon âme
Par votre presque éternité!
Et vous, comètes vagabondes,
Du divin océan des mondes
Débordement prodigieux,
Sortez des limites tracées,
Et révélez d'autres pensées
De celui qui pensa les cieux!

 

Triomphe, immortelle nature!
A qui la main pleine de jours
Prête des forces sans mesure,
Des temps qui renaissent toujours!
La mort retrempe ta puissance,
Donne, ravis, rends l'existence
A tout ce qui la puise en toi;
Insecte éclos de ton sourire,
Je nais, je regarde et j'expire,
Marche et ne pense plus à moi!

 

Vieil océan, dans tes rivages
Flotte comme un ciel écumant,
Plus orageux que les nuages,
Plus lumineux qu'un firmament!
Pendant que les empires naissent,
Grandissent, tombent, disparaissent
Avec leurs générations,
Dresse tes bouillonnantes crêtes,
Bats ta rive! et dis aux: tempêtes :
Où sont les nids des nations?

 

Toi qui n'es pas lasse d'éclore
Depuis la naissance des jours.
Lève-toi, rayonnante aurore,
Couche-toi, lève-toi toujours!
Réfléchissez ses feux sublimes,
Neiges éclatantes des cimes,
Où le jour descend comme un roi!
Brillez, brillez pour me confondre,
Vous qu'un rayon du jour peut fondre,
Vous subsisterez plus que moi!

 

Et toi qui t'abaisse et t'élève
Comme la poudre des chemins,
Comme les vagues sûr la grève,
Race innombrable des humains,
Survis au temps qui me consume,
Engloutis-moi dans ton écume,
Je sens moi-même mon néant,
Dans ton sein qu'est-ce qu'une vie?
Ce qu'est une goutte de pluie
Dans les bassins de l'océan!

 

Vous mourez pour renaître encore,
Vous fourmillez dans vos sillons!
Un souffle du soir à l'aurore
Renouvelle vos tourbillons!
Une existence évanouie
Ne fait pas baisser d'une vie
Le flot de l'être toujours plein;
Il ne vous manque quand j'expire
Pas plus qu'à l'homme qui respire
Ne manque un souffle de son sein!

 

Vous allez balayer ma cendre;
L'homme ou l'insecte en renaîtra!
Mon nom brûlant de se répandre
Dans le nom commun se perdra;
Il fut! voilà tout! bientôt même
L'oubli couvre ce mot suprême,
Un siècle ou deux l'auront vaincu!
Mais vous ne pouvez, à nature!
Effacer une créature;
Je meurs! qu'importe? j'ai vécu!

 

Dieu m'a vu! le regard de vie
S'est abaissé sur mon néant,
Votre existence rajeunie
A des siècles, j'eus mon instant!
Mais dans la minute qui passe
L'infini de temps et d'espace
Dans mon regard s'est répété!
Et j'ai vu dans ce point de l'être
La même image m'apparaître
Que vous dans votre immensité!

 

Distances incommensurables,
Abîmes des monts et des cieux,
Vos mystères inépuisables
Se sont révélés à mes yeux!
J'ai roulé dans mes voeux sublimes
Plus de vagues que tes abîmes
N'en roulent, à mer en courroux!
Et vous, soleils aux yeux de flamme,
Le regard brûlant de mon âme
S'est élevé plus haut que vous!

 

De l'être universel, unique,
La splendeur dans mon ombre a lui,
Et j'ai bourdonné mon cantique
De joie et d'amour devant lui!
Et sa rayonnante pensée
Dans la mienne s'est retracée,
Et sa parole m'a connu!
Et j'ai monté devant sa face,
Et la nature m'a dit : Passe :
Ton sort est sublime, il t'a vu!

 

Vivez donc vos jours sans mesure!
Terre et ciel! céleste flambeau!
Montagnes, mers, et toi, nature,
Souris longtemps sur mon tombeau!
Effacé du livre de vie,
Que le néant même m'oublie!
J'admire et ne suis point jaloux!
Ma pensée a vécu d'avance
Et meurt avec une espérance
Plus impérissable que vous!

 

X
Le premier regret

 

Sur la plage sonore où la mer de Sorrente
Déroule ses flots bleus aux pieds de l'oranger
Il est, près du sentier, sous la haie odorante,
Une pierre petite, étroite, indifférente
Aux pas distraits de l'étranger!

 

La giroflée y cache un seul nom sous ses gerbes.
Un nom que nul écho n'a jamais répété!
Quelquefois seulement le passant arrêté,
Lisant l'âge et la date en écartant les herbes,
Et sentant dans ses yeux quelques larmes courir,
Dit : Elle avait seize ans! c'est bien tôt pour mourir!

 

Mais pourquoi m'entraîner vers ces scènes passées?
Laissons le vent gémir et le flot murmurer;
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées!
Je veux rêver et non pleurer!

 

Dit : Elle avait seize ans! - Oui, seize ans! et cet âge
N'avait jamais brillé sur un front plus charmant!
Et jamais tout l'éclat de ce brûlant rivage
Ne s'était réfléchi dans un oeil plus aimant!
Moi seul, je la revois, telle que la pensée
Dans l'âme où rien ne meurt, vivante l'a laissée;
Vivante! comme à l'heure où les yeux sur les miens,
Prolongeant sur la mer nos premiers entretiens,
Ses cheveux noirs livrés au vent qui les dénoue,
Et l'ombre de la voile errante sur sa joue,
Elle écoutait le chant du nocturne pêcheur,
De la brise embaumée aspirait la fraîcheur,
Me montrait dans le ciel la lune épanouie
Comme une fleur des nuits dont l'aube est réjouie,
Et l'écume argentée; et me disait : Pourquoi
Tout brille-t-il ainsi dans les airs et dans moi?
Jamais ces champs d'azur semés de tant de flammes,
Jamais ces sables d'or où vont mourir les lames,
Ces monts dont les sommets tremblent au fond des cieux,
Ces golfes couronnés de bois silencieux,
Ces lueurs sur la côte, et ces champs sur les vagues,
N'avaient ému mes sens de voluptés si vagues!
Pourquoi comme ce soir n'ai-je jamais rêvé?
Un astre dans mon coeur s'est-il aussi levé?
Et toi, fils du matin! dis, à ces nuits si belles
Les nuits de ton pays, sans moi, ressemblaient-elles?
Puis regardant sa mère assise auprès de nous
Posait pour s'endormir son front sur ses genoux.

 

Mais pourquoi m'entraîner vers ces scènes passées?
Laissons le vent gémir et le flot murmurer;
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées!
Je veux rêver et non pleurer!

 

Que son oeil était pur, et sa lèvre candide!
Que son ciel inondait son âme de clarté!
Le beau lac de Némi qu'aucun souffle ne ride
A moins de transparence et de limpidité!
Dans cette âme, avant elle, on voyait ses pensées,
Ses paupières, jamais sur ses beaux yeux baissées,
Ne voilaient son regard d'innocence rempli,
Nul souci sur son front n'avait laissé son pli;
Tout folâtrait en elle; et ce jeune sourire,
Qui plus tard sur la bouche avec tristesse expire,
Sur sa lèvre entrouverte était toujours flottant,
Comme un pur arc-en-ciel sur un jour éclatant!
Nulle ombre ne voilait ce ravissant visage,
Ce rayon n'avait pas traversé de nuage!
Son pas insouciant, indécis, balancé,
Flottait comme un flot libre où le jour est bercé,
Ou courait pour courir; et sa voix argentine,
Echo limpide et pur de son âme enfantine,
Musique de cette âme où tout semblait chanter,
Egayait jusqu'à l'air qui l'entendait monter!

 

Mais pourquoi m'entraîner vers ces scènes passées?
Laissez le vent gémir et le flot murmurer;
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées!
Je veux rêver et non pleurer!

 

Mon image en son coeur se grava la première;
Comme dans l'oeil qui s'ouvre, au matin, la lumière;
Elle ne regarda plus rien après ce jour;
De l'heure qu'elle aima, l'univers fut amour!
Elle me confondait avec sa propre vie,
Voyait tout dans mon âme; et je faisais partie
De ce monde enchanté qui flottait sous ses yeux,
Du bonheur de la terre et de l'espoir des cieux,
Elle ne pensait plus au temps, à la distance,
L'heure seule absorbait toute son existence;
Avant moi cette vie était sans souvenir,
Un soir de ces beaux jours était tout l'avenir!
Elle se confiait à la douce nature
Qui souriait sur nous; à la prière pure
Qu'elle allait, le coeur plein de joie, et non de pleurs,
A l'autel qu'elle aimait répandre avec ses fleurs;
Et sa main m'entraînait aux marches de son temple,
Et, comme un humble enfant, je suivais son exemple,
Et sa voix me disait tout bas : Prie avec moi!
Car je ne comprends pas le ciel même sans toi!

 

Mais pourquoi m'entraîner vers ces scènes passées?
Laissez le vent gémir et le flot murmurer;
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées!
Je veux rêver et non pleurer!

 

Voyez, dans son bassin, l'eau d'une source vive
S'arrondir comme un lac sous son étroite rive,
Bleue et claire, à l'abri du vent qui va courir
Et du rayon brûlant qui pourrait la tarir!
Un cygne blanc nageant sur la nappe limpide,
En y plongeant son cou qu'enveloppe la ride,
Orne sans le ternir le liquide miroir,
Et s'y berce au milieu des étoiles du soir;
Mais si, prenant son vol vers des sources nouvelles,
Il bat le flot tremblant de ses humides ailes,
Le ciel s'efface au sein de l'onde qui brunit,
La plume à grands flocons y tombe, et la ternit,
Comme si le vautour, ennemi de sa race,
De sa mort sur les flots avait semé la trace;
Et l'azur éclatant de ce lac enchanté
N'est plus qu'une onde obscure où le sable a monté!
Ainsi, quand je partis, tout trembla dans cette âme;
Le rayon s'éteignit; et sa mourante flamme
Remonta dans le ciel pour n'en plus revenir;
Elle n'attendit pas un second avenir,
Elle ne languit pas de doute en espérance,
Et ne disputa pas sa vie à la souffrance;
Elle but d'un seul trait le vase de douleur,
Dans sa première larme elle noya son coeur!
Et, semblable à l'oiseau, moins pur et moins beau qu'elle,
Qui le soir pour dormir met son cou sous son aile,
Elle s'enveloppa d'un muet désespoir,
Et s'endormit aussi; mais, hélas! loin du soir!

 

Mais pourquoi m'entraîner vers ces scènes passées?
Laissons le vent gémir et le flot murmurer;
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées!
Je veux rêver et non pleurer!

 

Elle a dormi quinze ans dans sa couche d'argile,
Et rien ne pleure plus sur son dernier asile;
Et le rapide oubli, second linceul des morts,
A couvert le sentier qui menait vers ces bords;
Nul ne visite plus cette pierre effacée,
Nul n'y songe et n'y prie!... excepté ma pensée,
Quand, remontant le flot de mes jours révolus,
Je demande à mon coeur tous ceux qui n'y sont plus!
Et que, les yeux flottants sur de chères empreintes,
Je pleure dans mon ciel tant d'étoiles éteintes!
Elle fut la première, et sa douce lueur
D'un jour pieux et tendre éclaire encor mon coeur!

 

Mais pourquoi m'entraîner vers ces scènes passées?
Laissez le vent gémir et le flot murmurer;
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées!
Je veux rêver et non pleurer!

 

Un arbuste épineux, à la pâle verdure,
Est le seul monument que lui fit la nature;
Battu des vents de mer, du soleil calciné,
Comme un regret funèbre au coeur enraciné,
Il vit dans le rocher sans lui donner d'ombrage;
La poudre du chemin y blanchit son feuillage,
Il rampe près de terre, où ses rameaux penchés
Par la dent des chevreaux sont toujours retranchés;
Une fleur, au printemps, comme un flocon de neige
Y flotte un jour ou deux; mais le vent qui l'assiège
L'effeuille avant qu'elle ait répandu son odeur,
Comme la vie, avant qu'elle ait charmé le coeur!
Un oiseau de tendresse et de mélancolie
S'y pose pour chanter sur le rameau qui plie!
Oh! dis, fleur que la vie a fait sitôt flétrir,
N'est-il pas une terre où tout doit refleurir?...

 

Remontez, remontez à ces heures passées!
Vos tristes souvenirs m'aident à soupirer!
Allez où va mon âme! Allez, ô mes pensées,
Mon coeur est plein, je veux pleurer!

 

XI
Novissima Verba

 

ou

 

Mon âme est triste
jusqu'à la mort

 

La nuit roule en silence autour de nos demeures
Sur les vagues du ciel la plus noire des heures :
Nul rayon sur mes yeux ne pleut du firmament,
Et la brise n'a plus même un gémissement,
Une plainte, qui dise à mon âme aussi sombre :
Quelque chose avec toi meurt et se plaint dans l'ombre!
Je n'entends au-dehors que le lugubre bruit
Du balancier qui dit : le temps marche et te fuit;
Au-dedans, que le pouls, balancier de la vie,
Dont les coups inégaux dans ma tempe engourdie
M'annoncent sourdement que le doigt de la mort
De la machine humaine a pressé le ressort,
Et que, semblable au char qu'un coursier précipite,
C'est pour mieux se briser qu'il s'élance plus vite!

 

Et c'est donc là le terme! - Ah! s'il faut une fois
Que chaque homme à son tour élève enfin la voix,
C'est alors! c'est avant qu'une terre glacée
Engloutisse avec lui sa dernière pensée!
C'est à cette heure même où, prête à s'exhaler,
Toute âme a son secret qu'elle veut révéler,
Son mot à dire au monde, à la mort, à la vie,
Avant que pour jamais, éteinte, évanouie,
Elle n'ait disparu, comme un feu de la nuit,
Qui ne laisse après soi ni lumière ni bruit!
Que laissons-nous, ô vie, hélas! quand tu t'envoles?

 

Rien, que ce léger bruit des dernières paroles,
Court écho de nos pas, pareil au bruit plaintif
Que fait en palpitant la voile de l'esquif,
Au murmure d'une eau courante et fugitive,
Qui gémit sur sa pente et se plaint à sa rive;
Ah! donnons-nous du moins ce charme consolant
D'entendre murmurer ce souffle en l'exhalant!
Parlons! puisqu'un vain son que suit un long silence
Est le seul monument de toute une existence,
La pierre qui constate une vie ici-bas!
Comme ces marbres noirs qu'on élève au trépas,
Dans ces champs, du cercueil solitaire domaine,
Qui marquent d'une date une poussière humaine,
Et disent à notre oeil de néant convaincu :
Un homme a passé là! cette argile a vécu!

 

Paroles, faible écho qui trompez le génie!
Enfantement sans fruit! douloureuse agonie
De l'âme consumée en efforts impuissants,
Qui veut se reproduire au moins dans ses accents,
Et qui, lorsqu'elle croit contempler son image,
Vous voit évanouir en fumée, en nuage!
Ah! moins aujourd'hui servez mieux ma douleur!
Condensez-vous, semblable à l'ardente vapeur
Qui, s'élevant le soir des sommets de la terre,
Se condense en nuée et jaillit en tonnerre;
Comme l'eau des torrents, parole, amasse-toi!
Afin de révéler ce qui s'agite en moi!
Pour dire à cet abîme appelé vie ou tombe,
A la nuit d'où je sors, à celle où je retombe,
A ce je ne sais quoi qui m'envie un instant;
Pour lui dire à mon tour, sans savoir s'il m'entend :
Et moi je passe aussi parmi l'immense foule
D'êtres créés, détruits, qui devant toi s'écoule;
J'ai vu, pensé, senti, souffert, et je m'en vais,
Ebloui d'un éclair qui s'éteint pour jamais,
Et saluant d'un cri d'horreur ou d'espérance
La rive que je quitte et celle où je m'élance,
Comme un homme jugé, condamné sans retour
A se précipiter du sommet d'une tour,
Au moment formidable où son pied perd la cime,
D'un cri de désespoir remplit du moins l'abîme!

 

J'ai vécu; c'est-à-dire à moi-même inconnu
Ma mère en gémissant m'a jeté faible et nu;
J'ai compté dans le ciel le coucher et l'aurore
D'un astre qui descend pour remonter encore,
Et dont l'homme, qui s'use à les compter en vain,
Attend, toujours trompé, toujours un lendemain;
Mon âme a, quelques jours, animé de sa vie
Un peu de cette fange à ces sillons ravie,
Qui répugnait à vivre et tendait à la mort,
Faisait pour se dissoudre un étemel effort,
Et que par la douleur je retenais à peine;
La douleur! noeud fatal, mystérieuse chaîne,
Qui dans l'homme étonné réunit pour un jour
Deux natures luttant dans un contraire amour
Et dont chacune à part serait digne d'envie,
L'une dans son néant et l'autre dans sa vie,
Si la vie et la mort ne sont pas même, hélas!
Deux mots créés par l'homme et que Dieu n'entend pas?
Maintenant ce lien que chacun d'eux accuse,
Prêt à se rompre enfin sous la douleur qui l'use,
Laisse s'évanouir comme un rêve léger
L'inexplicable tout qui veut se partager;
Je ne tenterai pas d'en renouer la trame,
J'abandonne à leur chance et mes sens et mon âme :
Qu'ils aillent où Dieu sait, chacun de leur côté!
Adieu, monde fuyant! nature, humanité,
Vaine forme de l'être, ombre d'un météore,
Nous nous connaissons trop pour nous tromper encore!
Oui, je te connais trop, ô vie! et j'ai goûté
Tous tes flots d'amertume et de félicité,
Depuis les doux flocons de la brillante écume
Qui nage aux bords dorés de ta coupe qui fume,
Quand l'enfant enivré lui sourit, et croit voir
Une immortalité dans l'aurore et le soir,
Ou que brisant ses bords contre sa dent avide
Le jeune homme d'un trait la savoure et la vide
Jusqu'à la lie épaisse et fade que le temps
Dépose au fond du vase et mêle aux flots restants,
Quand de sa main tremblante un vieillard la soulève
Et par seule habitude en répugnant l'achève;
Tu n'es qu'un faux sentier qui retourne à la mort!
Un fleuve qui se perd au sable dont il sort,
Une dérision d'un être habile à nuire,
Qui s'amuse sans but à créer pour détruire,
Et qui de nous tromper se fait un divin jeu!
Ou plutôt, n'es-tu pas une échelle de feu
Dont l'échelon brûlant s'attache au pied qui monte,
Et qu'il faut cependant que tout mortel affronte?

 

Que tu sais bien dorer ton magique lointain!
Qu'il est beau l'horizon de ton riant matin!
Quand le premier amour et la fraîche espérance
Nous entrouvrent l'espace où notre âme s'élance
N'emportant avec soi qu'innocence et beauté,
Et que d'un seul objet notre coeur enchanté
Dit comme Roméo : « Non, ce n'est pas l'aurore!
Aimons toujours! l'oiseau ne chante pas encore! »
Tout le bonheur de l'homme est dans ce seul instant;
Le sentier de nos jours n'est vert qu'en le montant!
De ce point de la vie où l'on en sent le terme
On voit s'évanouir tout ce qu'elle renferme;
L'espérance reprend son vol vers l'Orient;
On trouve au fond de tout le vide et le néant;
Avant d'avoir goûté l'âme se rassasie;
Jusque dans cet amour qui peut créer la vie
On entend une voix : Vous créez pour mourir!
Et le baiser de feu sent un frisson courir!
Quand le bonheur n'a plus ni lointain ni mystère,
Quand le nuage d'or laisse à nu cette terre,
Quand la vie une fois a perdu son erreur,
Quand elle ne ment plus, c'en est fait du bonheur!

 

Amour, être de l'être! amour, âme de l'ame!
Nul homme plus que moi ne vécut de ta flamme!
Nul brûlant de ta soif sans jamais l'épuiser
N'eût sacrifié plus pour t'immortaliser!
Nul ne désira plus dans l'autre âme qu'il aime
De concentrer sa vie en se perdant soi-même,
Et dans un monde à part de toi seul habité
De se faire à lui seul sa propre éternité!
Femmes! anges mortels! création divine!
Seul rayon dont la vie un moment s'illumine!
Je le dis à cette heure, heure de vérité,
Comme je l'aurais dit, quand devant la beauté
Mon coeur épanoui qui se sentait éclore
Fondait comme une neige aux rayons de l'aurore!
Je ne regrette rien de ce monde que vous!
Ce que la vie humaine a d'amer et de doux,
Ce qui la fait brûler, ce qui trahit en elle
Je ne sais quel parfum de la vie immortelle,
C'est vous seules! Par vous toute joie est amour!
Ombre des biens parfaits du céleste séjour,
Vous êtes ici-bas la goutte sans mélange
Que Dieu laissa tomber de la coupe de l'ange!
L'étoile qui brillant dans une vaste nuit
Dit seule à nos regards qu'un autre monde luit!
Le seul garant enfin que le bonheur suprême,
Ce bonheur que l'amour puise dans l'amour même,
N'est pas un songe vain créé pour nous tenter,
Qu'il existe, ou plutôt qu'il pourrait exister
Si, brûlant à jamais du feu qui nous dévore,
Vous et l'être adoré dont l'âme vous adore,
L'innocence, l'amour, le désir, la beauté,
Pouvaient ravir aux dieux leur immortalité!

 

Quand vous vous desséchez sur le coeur qui vous aime,
Ou que ce coeur flétri se dessèche lui-même,
Quand le foyer divin qui brûle encore en nous
Ne peut plus rallumer sa flamme éteinte en vous,
Que nul sein ne bat plus quand le nôtre soupire,
Que nul front ne rougit sous notre oeil qu'il attire,
Et que la conscience avec un cri d'effroi
Nous dit : Ce n'est plus toi qu'elles aiment en toi!
Alors, comme un esprit exilé de sa sphère
Se résigne en pleurant aux ombres de la terre,
Détachant de vos pas nos yeux voilés de pleurs,
Aux faux biens d'ici-bas nous dévouons nos coeurs;
Les uns, sacrifiant leur vie à leur mémoire,
Adorent un écho qu'ils appellent la gloire;
Ceux-ci de la faveur assiègent les sentiers,
Et veulent au néant arriver les premiers!
Ceux-là, des voluptés vidant la coupe infâme,
Pour mourir tout vivants assoupissent leur âme;
D'autres, accumulant pour enfouir encor;
Recueillent dans la fange une poussière d'or;
Mais mon oeil a percé ces ombres de la vie;
Aucun de ces faux biens que le vulgaire envie,
Gloire, puissance, orgueil, éprouvés tour à tour,
N'ont pesé dans mon coeur un soupir de l'amour,
D'un de ses souvenirs même effacé la trace,
Ni de mon âme une heure agité la surface,
Pas plus que le nuage ou l'ombre des rameaux
Ne ride en s'y peignant la surface des eaux.
Après l'amour éteint si je vécus encore,
C'est pour la vérité, soif aussi qui dévore!

 

Ombre de nos désirs, trompeuse vérité,
Que de nuits sans sommeil ne m'as-tu pas coûté?
À moi, comme aux esprits fameux de tous les âges
Que l'ignorance humaine, hélas! appela sages,
Tandis qu'au fond du coeur riant de leur vertu,
Ils disaient en mourant : Science, que sais-tu?

 

Ah! si ton pur rayon descendait sur la terre,
Nous tomberions, frappés comme par le tonnerre!
Mais ce désir est faux comme tous nos désirs;
C'est un soupir de plus parmi nos vains soupirs!
La tombe est de l'amour le fond lugubre et sombre,
La vérité toujours a nos erreurs pour ombre,
Chaque jour prend pour elle un rêve de l'esprit
Qu'un autre jour salue, adore et puis maudit!

 

Avez-vous vu, le soir d'un jour mêlé d'orage,
Le soleil qui descend de nuage en nuage,
A mesure qu'il baisse et retire le jour
De ses reflets de feu les dorer tour à tour?
L'oeil les voit s'enflammer sous son disque qui passe,
Et dans ce voile ardent croit adorer sa trace;
Le voilà! dites-vous, dans la blanche toison
Que le souffle du soir balance à l'horizon!
Le voici dans les feux dont cette pourpre éclate!
Non, non, c'est lui qui teint ces flocons d'écarlate!
Non, c'est lui qui, trahi par ce flux de clarté,
A fendu d'un rayon ce nuage argenté!
Voile impuissant! le jour sous l'obstacle étincelle!
C'est lui! la nue est pleine et la pourpre en ruisselle!
Et tandis que votre oeil à cette ombre attaché
Croit posséder enfin l'astre déjà couché,
La nue à vos regards fond et se décolore;
Ce n'est qu'une vapeur qui flotte et s'évapore;
Vous le cherchez plus loin, déjà, déjà trop tard!
Le soleil est toujours au-delà du regard!
Et le suivant en vain de nuage en nuage,
Non, ce n'est jamais lui, c'est toujours son image!
Voilà la vérité! Chaque siècle à son tour
Croit soulever son voile et marcher à son jour,
Mais celle qu'aujourd'hui notre ignorance adore
Demain n'est qu'un nuage; une autre est près d'éclore!
À mesure qu'il marche et la proclame en vain,
La vérité qui fuit trompe l'espoir humain,
Et l'homme qui la voit dans ses reflets sans nombre
En croyant l'embrasser n'embrasse que son ombre!
Mais les siècles déçus sans jamais se lasser
Effacent leur chemin pour le recommencer!

 

La vérité complète est le miroir du monde;
Du jour qui sort de lui Dieu le frappe et l'inonde,
Il s'y voit face à face, et seul il peut s'y voir;
Quand l'homme ose toucher à ce divin miroir,
Il se brise en éclats sous la main des plus sages,
Et ses fragments épars sont le jouet des âges!
Chaque siècle, chaque homme, assemblant ses débris,
Dit : Je réunirai ces lueurs des esprits,
Et, dans un seul foyer concentrant la lumière,
La nature à mes yeux paraîtra tout entière!
Il dit, il croit, il tente, il rassemble en tous lieux
Les lumineux fragments d'un tout mystérieux,
D'un espoir sans limite en rêvant il s'embrase,
Des systèmes humains il élargit la base,
Il encadre au hasard, dans cette immensité,
Système, opinion, mensonge, vérité!
Puis, quand il croit avoir ouvert assez d'espace
Pour que dans son foyer l'infini se retrace,
Il y plonge ébloui ses avides regards,
Un jour foudroyant sort de ces morceaux épars!
Mais son oeil, partageant l'illusion commune,
Voit mille vérités où Dieu n'en a mis qu'une!
Ce foyer, où le tout ne peut jamais entrer,
Disperse les lueurs qu'il devait concentrer,
Comme nos vains pensers l'un l'autre se détruisent,
Ses rayons divergents se croisent et se brisent,
L'homme brise à son tour son miroir en éclats,
Et dit en blasphémant : Vérité, tu n'es pas!

 

Non, tu n'es pas en nous! tu n'es que dans nos songes!
Le fantôme changeant de nos propres mensonges!
Le reflet fugitif de quelque astre lointain
Que l'homme croit saisir et qui fond sous sa main!
L'écho vide et moqueur des mille voix de l'homme,
Qui nous répond toujours par le mot qu'on te nomme!
Ta poursuite insensée est sa dernière erreur!
Mais ce vain désir même a tari dans mon coeur
Je ne cherche plus rien à tes clartés funèbres,
Je m'abandonne en paix à ces flots de ténèbres,
Comme le nautonier, quand le pôle est perdu,
Quand sur l'étoile même un voile est étendu,
Laissant flotter la barre au gré des vagues sombres,
Croise les bras et siffle, et se résigne aux ombres,
Sûr de trouver partout la ruine et la mort,
Indifférent au moins par quel vent, sur quel bord!

 

Ah! si vous paraissiez sans ombre emblème,et sans
Source de la lumière et toi lumière même,
Âme de l'infini, qui resplendit de toi!
Si, frappés seulement d'un rayon de ta foi,
Nous te réfléchissions dans notre intelligence,
Comme une mer obscure où nage un disque immense,
Tout s'évanouirait devant ce pur soleil,
Comme l'ombre au matin, comme un songe au réveil;
Tout s'évaporerait sous le rayon de flamme,
La matière, et l'esprit, et les formes, et l'âme,
Tout serait pour nos yeux, à ta pure clarté,
Ce qu'est la pâle image à la réalité!
La vie, à ton aspect, ne serait plus la vie,
Elle s'élèverait triomphante et ravie,
Ou, si ta volonté comprimait son transport,
Elle ne serait plus qu'une éternelle mort!
Malgré le voile épais qui te cache à ma vue,
Voilà, voilà mon mal! c'est ta soif qui me tue!
Mon âme n'est vers toi qu'un éternel soupir,
Une veille que rien ne peut plus assoupir;
Je meurs de ne pouvoir nommer ce que j'adore,
Et si tu m'apparais! tu vois, je meurs encore!
Et de mon impuissance à la fin convaincu,
Me voilà! demandant si j'ai jamais vécu,
Touchant au terme obscur de mes courtes années,
Comptant mes pas perdus et mes heures sonnées,
Aussi surpris de vivre, aussi vide, aussi nu,
Que le jour où l'on dit : Un enfant m'est venu!
Prêt à rentrer sous l'herbe, à tarir, à me taire,
Comme le filet d'eau qui, surgi de la terre,
Y rentre de nouveau par la terre englouti
À quelques pas du sol dont il était sorti!
Seulement, cette eau fuit sans savoir qu'elle coule;
Ce sable ne sait pas où la vague le roule;
Ils n'ont ni sentiment, ni murmure, ni pleurs,
Et moi, je vis assez pour sentir que je meurs!
Mourir! ah! ce seul mot fait horreur de la vie!
L'éternité vaut-elle une heure d'agonie?
La douleur nous précède, et nous enfante au jour,
La douleur à la mort nous enfante à son tour!
Je ne mesure plus le temps qu'elle me laisse,
Comme je mesurais, dans ma verte jeunesse,
En ajoutant aux jours de longs jours à venir,
Mais, en les retranchant de mon court avenir,
Je dis : Un jour de plus, un jour de moins; l'aurore
Me retranche un de ceux qui me restaient encore;
Je ne les attends plus, comme dans mon matin,
Pleins, brillants, et dorés des rayons du lointain,
Mais ternes, mais pâlis, décolorés et vides
Comme une urne fêlée et dont les flancs arides
Laissent fuir l'eau du ciel que l'homme y cherche en vain
Passé sans souvenir, présent sans lendemain,
Et je sais que le jour est semblable à la veille,
Et le matin n'a plus de voix qui me réveille,
Et j'envie au tombeau le long sommeil qu'il dort
Et mon âme est déjà triste comme la mort!

 

Triste comme la mort? Et la mort souffre-t-elle?
Le néant se plaint-il à la nuit éternelle?
Ah! plus triste cent fois que cet heureux néant
Qui n'a point à mourir et ne meurt pas vivant!
Mon âme est une mort qui se sent et se souffre;
Immortelle agonie! abîme, immense gouffre,
Où la pensée en vain cherchant à s'engloutir
En se précipitant ne peut s'anéantir!
Un songe sans réveil! une nuit sans aurore,
Un feu sans aliment qui brûle et se dévore!...
Une cendre brûlante où rien n'est allumé,
Mais où tout ce qu'on jette est soudain consumé;
Un délire sans terme, une angoisse éternelle!
Mon âme avec effroi regarde derrière elle,
Et voit son peu de jours, passés, et déjà froids
Comme la feuille sèche autour du tronc des bois;
Je regarde en avant, et je ne vois que doute
Et ténèbres, couvrant le terme de la route!
Mon être à chaque souffle exhale un peu de soi,
C'était moi qui souffrais, ce n'est déjà plus moi!
Chaque parole emporte un lambeau de ma vie;
L'homme ainsi s'évapore et passe; et quand j'appuie,
Sur l'instabilité de cet être fuyant,
À ses tortures près tout semblable au néant,
Sur ce moi fugitif insoluble problème
Qui ne se connaît pas et doute de soi-même,
Insecte d'un soleil par un rayon produit,
Qui regarde une aurore et rentre dans sa nuit,
Et que sentant en moi la stérile puissance
D'embrasser l'infini dans mon intelligence,
J'ouvre un regard de dieu sur la nature et moi,
Que je demande à tout : Pourquoi? pourquoi? pourquoi?
Et que pour seul éclair, et pour seule réponse
Dans mon second néant je sens que je m'enfonce,
Que je m'évanouis en regrets superflus,
Qu'encore une demande et je ne serai plus!!!
Alors je suis tenté de prendre l'existence
Pour un sarcasme amer d'une aveugle puissance,
De lui parler sa langue! et semblable au mourant
Qui trompe l'agonie et rit en expirant,
D'abîmer ma raison dans un dernier délire,
Et de finir aussi par un éclat de rire!

 

Ou de dire : Vivons! et dans la volupté,
Soyons ce peu d'instants au néant disputé!
Le soir vient! dérobons quelques heures encore
Au temps qui nous les jette et qui nous les dévore;
Enivrons-nous du moins de ce poison humain
Que la mort nous présente en nous cachant sa main!
Jusqu'aux bords de la tombe il croît encor des roses,
De naissantes beautés pour le désir écloses,
Dont le coeur feint l'amour, dont l'oeil sait l'imiter,
Et que l'orgueil ou l'or font encor palpiter!
Plongeons-nous tout entiers dans ces mers de délices;
Puis, au premier dégoût trouvé dans ces calices,
Avant l'heure, où les sens de l'ivresse lassés
font monter l'amertume et disent : C'est assez!
Voilà la coupe pleine où de son ambroisie
Sous les traits du sommeil la mort éteint la vie!
Buvons; voilà le flot qui ne fera qu'un pli
Et nous recouvrira d'un éternel oubli,
Glissons-y; dérobons sa proie à l'existence!
À la mort sa douleur, au destin sa vengeance,
Ces langueurs que la vie au fond laisse croupir,
Et jusqu'au sentiment de son dernier soupir;
Et, fût-il un réveil même à ce dernier somme,
Défions le destin de faire pis qu'un homme!

 

Mais cette lâche idée, où je m'appuie en vain,
N'est qu'un roseau pliant qui fléchit sous ma main!
Elle éclaire un moment le fond du précipice,
Mais comme l'incendie éclaire l'édifice,
Comme le feu du ciel dans le nuage errant
Éclaire l'horizon, mais en le déchirant!
Ou comme la lueur lugubre et solitaire
De la lampe des morts qui veille sous la terre,
Éclaire le cadavre aride et desséché
Et le ver du sépulcre à sa proie attaché.

 

Non! dans ce noir chaos, dans ce vide sans terme,
Mon âme sent en elle un point d'appui plus ferme,
La conscience! instinct d'une autre vérité,
Qui guide par sa force et non par sa clarté,
Comme on guide l'aveugle en sa sombre carrière,
Par la voix, par la main, et non par la lumière.
Noble instinct! conscience! ô vérité du coeur!
D'un astre encor voilé prophétique chaleur!
Tu m'annonces toi seule en tes mille langages
Quelque chose qui luit derrière ces nuages!
Dans quelque obscurité que tu plonges mes pas,
Même au fond de ma nuit tu ne t'égares pas!
Quand ma raison s'éteint ton flambeau luit encore!
Tu dis ce qu'elle tait; tu sais ce qu'elle ignore;
Quand je n'espère plus, l'espérance est ta voix;
Quand je ne crois plus rien, tu parles et je crois!

 

Et ma main hardiment brise et jette loin d'elle
La coupe des plaisirs, et la coupe mortelle;
Et mon âme qui veut vivre et souffrir encor
Reprend vers la lumière un généreux essor,
Et se fait dans l'abîme où la douleur la noie
De l'excès de sa peine une secrète joie;
Comme le voyageur parti dès le matin,
Qui ne voit pas encor le terme du chemin,
Trouve le ciel brûlant, le jour long, le sol rude,
Mais fier de ses sueurs et de sa lassitude,
Dit en voyant grandir les ombres des cyprès :
J'ai marché si longtemps que je dois être près!
A ce risque fatal, je vis, je me confie;
Et dût ce noble instinct, sublime duperie,
Sacrifier en vain l'existence à la mort,
J'aime à jouer ainsi mon âme avec le sort!
A dire, en répandant au seuil d'un autre monde
Mon coeur comme un parfum et mes jours comme une onde :
Voyons si la vertu n'est qu'une sainte erreur,
L'espérance un dé faux qui trompe la douleur,
Et si, dans cette lutte où son regard m'anime,
Le Dieu serait ingrat quand l'homme est magnanime?
Alors, semblable à l'ange envoyé du Trés-Haut
Qui vint sur son fumier prendre Job en défaut,
Et qui, trouvant son mur plus fort que ses murmures,
Versa l'huile du ciel sur ses mille blessures;
Le souvenir de Dieu descend, et vient à moi,
Murmure à mon oreille, et me dit : Lève-toi!
Et ravissant mon âme à son lit de souffrance,
Sous les regards de Dieu l'emporte et la balance;
Et je vois l'infini poindre et se réfléchir
Jusqu'aux mers de soleils que la nuit fait blanchir;
Il répand ses rayons et voilà la nature;
Les concentre, et c'est Dieu; lui seul est sa mesure,
Il puise sans compter les êtres et les jours
Dans un être et des temps qui débordent toujours;
Puis les rappelle à soi comme une mer immense
Qui retire sa vague et de nouveau la lance,
Et la vie et la mort sont sans cesse et sans fin
Ce flux et ce reflux de l'océan divin!
Leur grandeur est égale et n'est pas mesurée,
Par leur vile matière ou leur courte durée;
Un monde est un atome à son immensité,
Un moment est un siècle à son éternité,
Et je suis, moi poussière à ses pieds dispersée,
Autant que les soleils, car je suis sa pensée!
Et chacun d'eux reçoit la loi qu'il lui prescrit,
La matière en matière et l'esprit en esprit!
Graviter est la loi de ces globes de flamme;
Souffrir pour expier est le destin de l'âme;
Et je combats en vain l'arrêt mystérieux,
Et la vie et la mort, tout l'annonce à mes yeux.
L'une et l'autre ne sont qu'un divin sacrifice;
Le monde a pour salut l'instrument d'un supplice;
Sur ce rocher sanglant où l'arbre en fut planté
Les temps ont vu mûrir le fruit de vérité,
Et quand l'homme modèle et le Dieu du mystère,
Après avoir parlé, voulut quitter la terre, ,
Il ne couronna pas son front pâle et souffrant
Des roses que Platon respirait en mourant;
Il ne fit point descendre une échelle de flamme
Pour monter triomphant par les degrés de l'âme
Son échelle céleste, à lui, fut une croix,
Et son demier soupir, et sa dernière voix
Une plainte à son Père, un pourquoi sans réponse,
Tout semblable à celui que ma bouche prononce!...
Car il ne lui restait que le doute à souffrir,
Cette mort de l'esprit qui doit aussi mourir!...

 

Ou bien de ces hauteurs rappelant ma pensée,
Ma mémoire ranime une trace effacée,
Et de mon coeur trompé rapprochant le lointain,
A mes soirs pâlissants rend l'éclat du matin,
Et de ceux que j'aimais l'image évanouie
Se lève dans mon âme; et je revis ma vie!
....................................................

 

Un jour, c'était aux bords où les mers du midi
Arrosent l'aloès de leur flot attiédi,
Au pied du mont brûlant dont la cendre féconde
Des doux vallons d'Enna fait le jardin du monde;
C'était aux premiers jours de mon précoce été,
Quand le coeur porte en soi son immortalité,
Quand nulle feuille encor par l'orage jaunie
N'a tombé sous nos pas de l'arbre de la vie,
Quand chaque battement qui soulève le coeur
Est un immense élan vers un vague bonheur,
Que l'air dans notre sein n'a pas assez de place,
Le jour assez de feux, le ciel assez d'espace,
Et que le coeur plus fort que ses émotions
Respire hardiment le vent des passions,
Comme au réveil des flots la voile du navire
Appelle l'ouragan, palpite, et le respire!
Et je ne connaissais de ce monde enchanté
Que le coeur d'une mère et l'oeil d'une beauté;
Et j'aimais; et l'amour, sans consumer mon âme,
Dans une âme de feu réfléchissait sa flamme,
Comme ce mont brillant que nous voyions fumer
Embrasait cette mer, mais sans la consumer!
Et notre amour était beau comme l'espérance,
Long comme l'avenir, pur comme l'innocence.

 

Et son nom? - Eh! qu'importe un nom! Elle n'est plus
Qu'un souvenir planant dans un lointain confus,
Dans les plis de mon coeur une image cachée,
Ou dans mon oeil aride une larme séchée!
Et nous étions assis à l'heure du réveil,
Elle et moi, seuls, devant la mer et le soleil,
Sous les pieds tortueux des châtaigniers sauvages
Qui couronnent l'Etna de leurs derniers feuillages;
Et le jour se levait aussi dans notre coeur,
Long, serein, rayonnant, tout lumière et chaleur;
Les brises, qui du pin touchaient les larges faîtes,
Y prenaient une voix et chantaient sur nos têtes,
Par l'aurore attiédis les purs souffles des airs
En vagues de parfum montaient du lit des mers,
Et jusqu'à ces hauteurs apportaient par bouffées
Des flots sur les rochers les clameurs étouffées,
Des chants confus d'oiseaux et des roucoulements,
Des cliquetis d'insecte ou des bourdonnements,
Mille bruits dont partout la solitude est pleine,
Que l'oreille retrouve et perd à chaque haleine,
Témoignages de vie et de félicité,
Qui disaient : Tout est vie, amour et volupté!
Et je n'entendais rien que ma voix et la sienne,
La sienne, écho vivant qui renvoyait la mienne,
Et ces deux voix d'accord, vibrant à l'unisson,
Se confondaient en une et ne formaient qu'un son!

 

Et nos yeux descendaient d'étages en étages,
Des rochers aux forêts, des forêts aux rivages,
Du rivage à la mer, dont l'écume d'abord
D'une frange ondoyante y dessinait le bord,
Puis, étendant sans fin son bleu semé de voiles,
Semblait un second ciel tout blanchissant d'étoiles;
Et les vaisseaux allaient et venaient sur les eaux,
Rasant le flot de l'aile ainsi que des oiseaux,
Et quelques-uns, glissant le long des hautes plages,
Mêlaient leurs mâts tremblants aux arbres des rivages,
Et jusqu'à ces sommets on entendait monter
Les voix des matelots que le flot fait chanterl
Et l'horizon noyé dans des vapeurs vermeilles
S'y perdait; et mes yeux plongés dans ces merveilles,
S'égarant jusqu'aux bords de ce miroir si pur,
Remontaient dans le ciel de l'azur à l'azur,
Puis venaient, éblouis, se reposer encore
Dans un regard plus doux que la mer et l'aurore,
Dans les yeux enivrés d'un être ombre du mien,
Où mon délire encor se redoublait du sien!
Et nous étions en paix avec cette nature,
Et nous aimions ces prés, ce ciel, ce doux murmure,
Ces arbres, ces rochers, ces astres, cette mer;
Et toute notre vie était un seul aimer!
Et notre âme, limpide et calme comme l'onde,
Dans la joie et la paix réfléchissait le monde;
Et les traits concentrés dans ce brillant milieu
Y formaient une image, et l'image était... Dieu!
Et cette idée, ainsi dans nos coeurs imprimée,
N'en jaillissait point tiède, inerte, inanimée,
Comme l'orbe éclatant du céleste soleil,
Qui flotte terne et froid dans l'océan vermeil,
Mais vivante, et brillante, et consumant notre âme,
Comme sort du bûcher une odorante flamme!
Et nos coeurs embrasés en soupirs s'exhalaient,
Et nous voulions lui dire... et nos coeurs seuls parlaient;
Et qui m'eût dit alors qu'un jour la grande image
De ce Dieu pâlirait sous l'ombre du nuage,
Qu'il faudrait le chercher en moi, comme aujourd'hui,
Et que le désespoir pouvait douter de lui?
J'aurais ri dans mon coeur de ma crainte insensée,
Ou j'aurais eu pitié de ma propre pensée!
Et les jours ont passé courts comme le bonheur,
Et les ans ont brisé l'image dans mon coeur,
Tout s'est évanoui!... mais le souvenir reste
De l'apparition matinale et céleste
Et comme ces mortels des temps mystérieux
Que visitaient jadis des envoyés des cieux,
Quand leurs yeux avaient vu la divine lumière,
S'attendaient à la mort et fermaient leur paupière,
Au rayon pâlissant, de mon soir obscurci,
Je dis : J'ai vu mon Dieu; je puis mourir aussi!
Mais celui dont la vie et l'amour sont l'ouvrage
N'a pas fait le miroir pour y briser l'image!

 

Et sûr de l'avenir, je remonte au passé;
Quel est sur ce coteau du matin caressé,
Au bord de ces flots bleus qu'un jour du matin dore,
Ce toit champêtre et seul d'où rejaillit l'aurore?
La fleur du citronnier l'embaume, et le cyprès
L'enveloppe au couchant d'un rempart sombre et frais,
Et la vigne, y couvrant de blanches colonnades,
Court en festons joyeux d'arcades en arcades!
La colombe au col noir roucoule sur les toits,
Et sur les flots dormants se répand une voix,
Une voix qui cadence une langue divine,
Et d'un accent si doux que l'amour s'y devine.
Le portique au soleil est ouvert; une enfant
Au front pur, aux yeux bleus, y guide en triomphant
Un lévrier folâtre aussi blanc que la neige,
Dont le regard aimant la flatte et la protège;
De la plage voisine ils prennent le sentier
Qui serpente à travers le myrte et l'églantier;
Une barque non loin, vide et légère encore,
Ouvre déjà sa voile aux brises de l'aurore,
Et berçant sur leurs bancs les oisifs matelots,
Semble attendre son maître, et bondit sur les flots.

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