Anatole France

L'Etui de nacre

TABLE

LE PROCURATEUR DE JUDÉE
AMYCUS ET CÉLESTIN
LA LÉGENDE DES SAINTES OLIVERIE ET LIBERETTE
SAINTE EUPHROSINE
SCOLASTICA
LE JONGLEUR DE NOTRE-DAME
LA MESSE DES OMBRES
LESLIE WOOD
GESTAS
LE MANUSCRIT D'UN MÉDECIN DE VILLAGE
MÉMOIRES D'UN VOLONTAIRE
L'AUBE
MADAME DE LUZY
LA MORT ACCORDÉE
ANECDOTE DE FLORÉAL, AN II
LA PERQUISITION
LE PETIT SOLDAT DE PLOMB

LE PROCURATEUR DE JUDÉE

L. AELIUS LAMIA, né en Italie de parents illustres, n'avait pas encore quitté la robe prétexte, quand il alla étudier la philosophie aux écoles d'Athènes. Il demeura ensuite à Rome et mena, dans sa maison des Esquilies, parmi de jeunes débauchés, une vie voluptueuse. Mais, accusé d'entretenir des relations criminelles avec Lepida, femme de Sulpicius Quirinus, personnage consulaire, et reconnu coupable, il fut exilé par Tibère César. Il entrait alors dans sa vingt-quatrième année. Pendant dix-huit ans que dura son exil, il parcourut la Syrie, la Palestine, la Cappadoce, l'Arménie, et fit de longs séjours à Antioche, à Césarée, à Jérusalem. Quand, après la mort de Tibère, Caïus fut élevé à l'empire, Lamia obtint de rentrer dans la Ville ; il recouvra même une partie de ses biens. Ses misères l'avaient rendu sage.

Il évita tout commerce avec les femmes de condition libre, ne brigua point les emplois publics, se tint éloigné des honneurs et vécut caché dans sa maison des Esquilies. Mettant par écrit ce qu'il avait vu de remarquable en ses lointains voyages, il faisait, disait-il, de ses peines passées le divertissement des heures présentes. C'est au milieu de ces paisibles travaux et dans la méditation assidue des livres d'Épicure, qu'avec un peu de surprise et quelque chagrin il vit venir la vieillesse. En sa soixante-deuxième année, tourmenté d'un rhume assez incommode, il alla prendre les eaux de Baies. Ce rivage, jadis cher aux alcyons, était alors fréquenté par les Romains riches et avides de plaisirs. Depuis une semaine, Lamia vivait seul et sans ami dans leur foule brillante, quand, un jour, après dîner, se sentant dispos, il lui prit la fantaisie de gravir les collines qui, couvertes de pampres comme des bacchantes, regardent les flots.

Ayant atteint le sommet, il s'assit au bord d'un sentier, sous un térébinthe, et laissa errer sa vue sur le beau paysage. A sa gauche s'étendaient livides et nus les champs Phlégréens jusqu'aux ruines de Cumes. A sa droite le cap Misène enfonçait son éperon aigu dans la mer Tyrrhénienne. Sous ses pieds, vers l'occident, la riche Baies, suivant la courbe gracieuse du rivage, étalait ses jardins, ses villas peuplées de statues, ses portiques, ses terrasses de marbre, au bord de la mer bleue où se jouaient les dauphins. Devant lui, de l'autre côté du golfe, sur la côte de Campanie, dorée par le soleil déjà bas, brillaient les temples que couronnaient au loin des lauriers du Pausilippe, et dans les profondeurs de l'horizon riait le Vésuve.

Lamia tira d'un pli de sa toge un rouleau contenant le Traité sur la Nature, s'étendit à terre et commença de lire. Mais les cris d'un esclave l'avertirent de se lever pour laisser passage à une litière qui montait l'étroit sentier des vignes. Comme la litière s'approchait toute ouverte, Lamia, vit, étendu sur les coussins, un vieillard d'une vaste corpulence qui, le front dans la main., regardait d'un oeil sombre et fier. Son nez aquilin descendait sur ses lèvres, que pressaient un menton proéminent et des mâchoires puissantes.

Tout d'abord, Lamia fut certain de connaître ce visage. Il hésita un moment à le nommer. Puis soudain, s'élançant vers la litière dans un mouvement de surprise et de joie :

- Pontius Pilatus ! s'écria-t-il, grâces aux dieux, il m'est donné de te revoir !

Le vieillard, faisant signe aux esclaves d'arrêter, fixa un regard attentif sur l'homme qui le saluait.

- Pontius, mon cher hôte, reprit celui-ci, vingt années ont assez blanchi mes cheveux et creusé mes joues pour que tu ne reconnaisses plus ton Aelius Lamia.

A ce nom, Pontius Pilatus descendit de litière aussi vivement que le permettaient la fatigue de son âge et la gravité de son allure. Et il embrassa deux fois Aelius Lamia.

Certes, il m'est doux de te revoir, dit-il. Hélas ! tu me rappelles les jours anciens, alors que j'étais procurateur de Judée, dans la province de Syrie. Voilà trente ans que je te vis pour la première fois. C'était à Césarée, où tu venais traîner les ennuis de l'exil. Je fus assez heureux pour les adoucir un peu, et, par amitié, Lamia, tu me suivis dans cette triste Jérusalem, où les Juifs m'abreuvèrent d'amertume et de dégoût. Tu demeuras pendant plus de dix ans mon hôte et mon compagnon, et tous deux, parlant

de la Ville, nous nous consolions ensemble, toi de tes infortunes, moi de mes grandeurs.

Lamia l'embrassa de nouveau.

- Tu ne dis pas tout, Pontius : tu ne rappelles point que tu usas en ma faveur de ton crédit auprès d'Hérode Antipas et que tu m'ouvris ta bourse avec libéralité.

- N'en parlons point, répondit Pontius, puisque, dès ton retour à Rome, tu m'envoyas par un de tes affranchis une somme d'argent qui me payait avec usure.

- Pontius, je ne me crois pas quitte envers toi par une somme d'argent. Mais réponds-moi : les dieux ont-ils comblé tes désirs ? Jouis-tu de tout le bonheur que tu mérites ? Parle-moi de ta famille, de ta fortune, de ta santé.

- Retiré en Sicile, où je possède des terres, je cultive et je vends mon blé. Ma fille aînée, ma très chère Pontia, devenue veuve, vit chez moi et gouverne ma maison. J'ai gardé, grâces aux dieux, la vigueur de l'esprit ; ma mémoire n'est point affaiblie. Mais la vieillesse ne vient pas sans un long cortège de douleurs et d'infirmités. Je suis cruellement travaillé de la goutte. Et tu me vois à cette heure allant chercher par les champs Phlégréens un remède à mes maux. Cette terre brûlante, d'où, la nuit, s'échappent des flammes, exhale d'âcres vapeurs de soufre qui, dit-on, calment les douleurs et rendent la souplesse aux jointures des membres. Du moins les médecins l'assurent.

- Puisses-tu, Pontius, l'éprouver toi-même ! Mais, en dépit de la goutte et de ses brûlantes morsures, tu sembles à peine aussi âgé que moi, bien qu'en réalité tu sois mon aîné de dix ans. Certes, tu as conservé plus de vigueur que je n'en eus jamais, et je me réjouis de te retrouver si robuste. Pourquoi, très cher, as-tu renoncé avant l'âge aux charges publiques ? Pourquoi, au sortir de ton gouvernement de Judée, as-tu vécu sur tes domaines de Sicile dans un exil volontaire ? Instruis-moi de tes actions à partir du moment où j'ai cessé d'en être le témoin. Tu te préparais a réprimer une révolte des Samaritains lorsque je partis pour la Cappadoce, où j'espérais tirer quelque profit de l'élève des chevaux et des mulets. Je ne t'ai pas revu depuis lors. Quel fut le succès de cette expédition ? Instruis-moi, parle. Tout ce qui te touche m'intéresse.

Pontius Pilatus secoua tristement la tête.

- Une naturelle sollicitude, dit-il, et le sentiment du devoir m'ont porté à remplir les fonctions publiques non seulement avec diligence, mais encore avec amour. Mais la haine m'a poursuivi sans trêve. L'intrigue et la calomnie ont brisé ma vie en pleine sève et séché les fruits qu'elle devait mûrir. Tu m'interroges sur la révolte des Samaritains. Asseyons-nous sur ce tertre. Je vais te répondre en peu de mots. Ces événements me sont aussi présents que s'ils s'étaient accomplis hier.

"Un homme de la plèbe, puissant par la parole, comme il s'en trouve beaucoup en Syrie, persuada aux Samaritains de s'assembler en armes sur le mont Gazim, qui passe en ce pays pour un lieu saint, et il promit de découvrir à leurs yeux les vases sacrés qu'un héros éponyme, ou plutôt un dieu indigète, nommé Moïse, y avait cachés, aux temps antiques d'Évandre et d'Énée, notre père. Sur cette assurance, les Samaritains se révoltèrent. Mais, averti à temps pour les prévenir, je fis occuper la montagne par des détachements d'infanterie et plaçai des cavaliers pour en surveiller les abords.

"Ces mesures de prudence étaient urgentes. Déjà les rebelles assiégeaient le bourg de Tyrathaba, situé au pied du Gazim. je les dispersai aisément et j'étouffai la révolte à peine formée. Puis, pour faire un grand exemple avec peu de victimes, je livrai au supplice les chefs de la sédition. Mais tu sais, Lamia, dans quelle étroite dépendance me tenait le proconsul Vitellius qui, gouvernant la Syrie non pour Rome mais contre Rome, estimait que les provinces de l'Empire se donnent comme des fermes aux tétrarques. Les principaux d'entre les Samaritains vinrent à ses pieds pleurer en haine de moi. A les entendre, rien n'était plus éloigné de leur pensée que de désobéir à César. J'étais un provocateur, et c'est pour résister à mes violence qu'ils s'étaient assemblés autour de Tyrathaba. Vitellius entendit leurs plaintes et, confiant leurs affaires de Judée à son ami Marcellus, il m'ordonna d'aller me justifier devant l'empereur. Le coeur gros de douleur et de ressentiment, je pris la mer. Quand j'abordai les côtes d'Italie, Tibère, usé par l'âge et l'empire, mourait subitement sur le cap Misène dont on voit d'ici la corne s'allonger dans la brume du soir. Je demandai justice à Caïus, son successeur, qui avait l'esprit naturellement vif et connaissait les affaires de Syrie. Mais admire avec moi, Lamia, l'injure de la fortune obstinée à ma perte. Caïus retenait alors près de lui, dans la Ville, le juif Agrippa, son compagnon, son ami d'enfance, qu'il chérissait plus que ses yeux. Or, Agrippa favorisait Vitellius parce que Vitellius était l'ennemi d'Antipas qu'Agrippa poursuivait de sa haine. L'empereur suivit le sentiment de son cher asiatique et refusa même de m'entendre. Il me fallut rester sous le coup d'une disgrâce imméritée. Dévorant mes larmes, nourri de fiel, je me retirai dans mes terres de Sicile, où je serais mort de douleur si ma douce Pontia n'était venue consoler son père. J'ai cultivé le blé et fait croître les plus gras épis de toute la province. Aujourd'hui ma vie est faite. L'avenir jugera entre Vitellius et moi.

- Pontius, répondit Lamia, je suis persuadé que tu as agi envers les Samaritains selon la droiture de ton esprit et dans le seul intérêt de Rome. Mais n'as-tu pas trop obéi dans cette occasion à ce courage impétueux qui t'entraînait toujours ? Tu sais qu'en Judée, alors que, plus jeune que toi, je devais être plus ardent, il m'arriva souvent de te conseiller la clémence et la douceur.

- La douceur envers les Juifs ! s'écria Pontius Pilatus. Bien qu'ayant vécu chez eux, tu connais mal ces ennemis du genre humain. Tout ensemble fiers et vils, unissant une lâcheté ignominieuse à une obstination invincible, ils lassent également l'amour et la haine. Mon esprit s'est formé, Lamia, sur les maximes du divin Auguste. Déjà, quand je fus nommé procurateur de Judée, la majesté de la paix romaine enveloppait la terre. On ne voyait plus, comme au temps de nos discordes civiles, les proconsuls s'enrichir du sac des provinces. Je savais mon devoir. J'étais attentif à n'user que de sagesse et de modération. Les dieux m'en sont témoins : je ne me suis opiniâtré que dans la douceur. De quoi m'ont servi ces pensées bienveillantes ? Tu m'as vu, Lamia, quand, au début de mon gouvernement, éclata la première révolte. Est-il besoin de t'en rappeler les circonstances ? La garnison de Césarée était allée prendre ses quartiers d'hiver à Jérusalem. Les légionnaires portaient sur leurs enseignes les images de César. Cette vue offensa les Hiérosolymites qui ne reconnaissaient point la divinité de l'empereur, comme si, puisqu'il faut obéir, il n'était pas plus honorable d'obéir à un dieu qu'à un homme. Les prêtres de la nation vinrent, devant mon tribunal, me prier avec une humilité hautaine de faire porter les enseignes hors de la ville sainte. Je m'y refusai par respect pour la divinité de César et la majesté de l'empire. Alors la plèbe, se joignant aux sacerdotes, fit entendre autour du prétoire des supplications menaçantes. J'ordonnai aux soldats de former les piques en faisceaux devant la tour Antonia et d'aller, armés de baguettes, comme des licteurs, disperser cette foule insolente. Mais, insensibles aux coups, les Juifs m'adjuraient encore, et les plus obstinés, se couchant à terre, tendaient la gorge et se laissaient mourir sous les verges. Tu fus alors témoin de mon humiliation, Lamia. Sur l'ordre de Vitellius, je dus renvoyer les enseignes à Césarée. Certes, cette honte ne m'était pas due. A la face des dieux immortels, je jure que je n'ai pas offensé une seule fois, dans mon gouvernement, la justice et les lois. Mais je suis vieux. Mes ennemis et mes délateurs sont morts. Je mourrai non vengé. Qui défendra ma mémoire ?

Il gémit et se tut. Lamia répondit :

- Il est sage de ne mettre ni crainte, ni espérance dans l'avenir incertain. Qu'importe ce que les hommes penseront de nous ? Nous n'avons de témoins et de juges que nous-mêmes. Assure-toi, Pontius Pilatus, dans le témoignage que tu te rends de ta vertu. Contente-toi de ta propre estime et de celle de tes amis. Au reste, on ne gouverne pas les peuples par la seule douceur. Cette charité du genre humain que conseille la philosophie a peu de part aux actions des hommes publics.

- Laissons cela, dit Pontius. Les vapeurs de soufre qui s'exhalent des champs Phlégréens ont plus de force quand elles sortent de la terre encore échauffée par les rayons du soleil. Il faut que je me hâte. Adieu. Mais, puisque je retrouve un ami, je veux profiter de cette bonne fortune. Aelius Lamia, accorde-moi la faveur de venir souper demain chez moi. Ma maison est située sur le rivage de la mer, à l'extrémité de la ville, du côté de Misène. Tu la reconnaîtras facilement au portique où l'on voit une peinture représentant Orphée parmi les tigres et les lions qu'il charme des sons de sa lyre.

"A demain, Lamia, dit-il encore en remontant dans sa litière. Demain nous causerons de la Judée.

Le lendemain Lamia se rendit, à l'heure du souper, dans la maison de Pontius Pilatus. Deux lits seulement attendaient les convives. Servie sans faste, mais honorablement, la table supportait des plats d'argent dans lesquels étaient préparés des becfigues au miel, des grives, des huîtres du Lucrin et des lamproies de Sicile. Pontius et Lamia, tout en mangeant, s'interrogèrent l'un l'autre sur leurs maladies dont ils décrivirent longuement les symptômes, et ils se firent part mutuellement de divers remèdes qu'on leur avait recommandés. Puis, se félicitant d'être réunis à Baies, ils vantèrent à l'envi la beauté de ce rivage et la douceur du jour qu'on y respirait. Lamia célébra la grâce des courtisanes qui passaient sur la plage, chargées d'or et traînant des voiles brodées chez les barbares. Mais le vieux procurateur déplorait une ostentation qui, pour de vaines pierres et des toiles d'araignées tissues de main d'homme, faisaient passer l'argent romain chez des peuples étrangers et même chez des ennemis de l'Empire. Ils vinrent ensuite à parler des grands travaux accomplis dans la contrée, de ce pont prodigieux établi par Caïus entre Putéoles et Baies et de ces canaux creusés par Auguste pour verser les eaux de la mer dans les lacs Averne et Lucrin.

- Moi aussi, dit Pontius en soupirant, j'ai voulu entreprendre de grands travaux d'utilité publique. Quand je reçus, pour mon malheur, le gouvernement de la Judée, je traçai le plan d'un aqueduc de deux cents stades qui devait porter à Jérusalem des eaux abondantes et pures. Hauteur des niveaux, capacité des modules, obliquité des calices d'airain auxquels s'adaptent les tuyaux de distribution, j'avais tout étudié, et, sur l'avis des machinistes, tout résolu moi-même. Je préparais un règlement pour la police des eaux, afin qu'aucun particulier ne pût faire des prises illicites. Les architectes et les ouvriers étaient commandés. J'ordonnai qu'on commençât les travaux. Mais, loin de voir s'élever avec satisfaction cette voie qui, sur des arches puissantes, devait porter la santé avec l'eau dans leur ville, les Hiérosolymites poussèrent des hurlements lamentables. Assemblés en tumulte, criant au sacrilège et à l'impiété, ils se ruaient sur les ouvriers et dispersaient les pierres des fondations. Conçois-tu, Lamia, des barbares plus immondes ? Pourtant Vitellius leur donna raison et je reçus l'ordre d'interrompre l'ouvrage.

- C'est une grande question, dit Lamia, de savoir si l'on doit faire le bonheur des hommes malgré eux.

Pontius Pilatus poursuivit sans l'entendre :

- Refuser un aqueduc, quelle folie ! Mais tout ce qui vient des Romains est odieux aux Juifs. Nous sommes pour eux des êtres impurs et notre seule présence leur est une profanation. Tu sais qu'ils n'osaient entrer dans le prétoire de peur de se souiller et qu'il me fallait exercer la magistrature publique dans un tribunal en plein air, sur ce pavé de marbre où tu posas si souvent le pied.

"Ils nous craignent et nous méprisent. Pourtant Rome n'est-elle pas la mère et la tutrice des peuples qui tous, comme des enfants, reposent et sourient sur son sein vénérable ? Nos aigles ont porté jusqu'aux bornes de l'univers la paix et la liberté. Ne voyant que des amis dans les vaincus, nous laissons, nous assurons aux peuples conquis leurs coutumes et leurs lois. N'est-ce point seulement depuis que Pompée l'a soumise que la Syrie, autrefois déchirée par une multitude de rois, a commencé de goûter le repos et les heures prospères ? Et quand Rome pouvait vendre ses bienfaits à prix d'or, a-t-elle enlevé les trésors dont regorgent les temples barbares ? A-t-elle dépouillé la déesse Mère à Pessinonte, Jupiter dans la Morimène et dans la Cilicie, le dieu des Juifs à Jérusalem ? Antioche, Palmyre, Apamée, tranquilles malgré leurs richesses, et ne craignant plus les Arabes du désert, élèvent des temples au Génie de Rome et à la Divinité de César. Seuls, les Juifs nous haïssent et nous bravent. Il faut leur arracher le tribut, et ils refusent obstinément le service militaire.

- Les Juifs, répondit Lamia, sont très attachés à leurs coutumes antiques. Ils te soupçonnaient, sans raison, j'en conviens, de vouloir abolir leur loi et changer leurs moeurs. Souffre, Pontius, que je te dise que tu n'as pas toujours agi de sorte à dissiper leur malheureuse erreur. Tu te plaisais, malgré toi, à exciter leurs inquiétudes, et je t'ai vu plus d'une fois trahir devant eux le mépris que t'inspiraient leurs croyances et leurs cérémonies religieuses. Tu les vexais particulièrement en faisant garder par des légionnaires, dans la tour Antonia, les habits et les ornements sacerdotaux du grand-prêtre. Il faut reconnaître que, sans s'être élevés comme nous à la contemplation des choses divines, les Juifs célèbrent des mystères vénérables par leur antiquité.

Pontius Pilatus haussa les épaules.

- Ils n'ont point, dit-il, une exacte connaissance de la nature des dieux. Ils adorent Jupiter, mais sans lui donner de nom ni de figure. Ils ne le vénèrent pas même sous la forme d'une pierre, comme font certains peuples d'Asie. Ils ne savent rien d'Apollon, de Neptune, de Mars, de Pluton, ni d'aucune déesse. Toutefois, je crois qu'ils ont anciennement adoré Vénus. Car encore aujourd'hui les femmes présentent à l'autel des colombes pour victimes et tu sais comme moi que des marchands, établis sous les portiques du temple, vendent des couples de ces oiseaux pour le sacrifice. On m'avertit même, un jour, qu'un furieux venait de renverser avec leurs cages ces vendeurs d'offrandes. Les prêtres s'en plaignaient comme d'un sacrilège. Je crois que cet usage de sacrifier des tourterelles fut établi en l'honneur de Vénus. Pourquoi ris-tu, Lamia ?

- Je ris, dit Lamia, d'une idée plaisante qui, je ne sais comment, m'a traversé la tête. Je songeais qu'un jour le Jupiter des Juifs pourrait bien venir à Rome et t'y poursuivre de sa haine. Pourquoi non ? L'Asie et l'Afrique nous ont déjà donné un grand nombre de dieux. On a vu s'élever à Rome des temples en l'honneur d'Isis et de l'aboyant Anubis. Nous rencontrons dans les carrefours et jusque dans les carrières la Bonne Déesse des Syriens, portée sur un âne. Et ne sais-tu pas que, sous le principat de Tibère, un jeune chevalier se fit passer pour le Jupiter cornu des Égyptiens et obtint sous ce déguisement les faveurs d'une dame illustre, trop vertueuse pour rien refuser aux dieux. Crains, Pontius, que le Jupiter invisible des Juifs ne débarque un jour à Ostie !

A l'idée qu'un dieu pouvait venir de Judée, un rapide sourire glissa sur le visage sévère du procurateur. Puis il répondit gravement :

- Comment les Juifs imposeraient-ils leur loi sainte aux peuples du dehors, quand eux-mêmes se déchirent entre eux pour l'interprétation de cette loi ? Divisés en vingt sectes rivales, tu les as vus, Lamia, sur les places publiques, leurs rouleaux à la main, s'injuriant les uns les autres et se tirant par la barbe ; tu les as vus, sur le stylobate du temple, déchirer en signe de désolation leurs robes crasseuses autour de quelque misérable en proie au délire prophétique. Ils ne conçoivent pas qu'on discute en paix, avec une âme sereine, des choses divines qui, pourtant, sont couvertes de voiles et pleines d'incertitude. Car la nature des Immortels nous demeure cachée et nous ne pouvons la connaître. je pense toutefois qu'il est sage de croire à la Providence des dieux. Mais les Juifs n'ont point de philosophie et ils ne souffrent pas la diversité des opinions. Au contraire, ils jugent dignes du dernier supplice ceux qui professent sur la divinité des sentiments contraires à leur loi. Et, comme depuis que le Génie de Rome est sur eux, les sentences capitales prononcées par leurs tribunaux ne peuvent être exécutées qu'avec la sanction du proconsul ou du procurateur, ils pressent à tout moment le magistrat romain de souscrire à leurs arrêts funestes ; ils obsèdent le prétoire de leurs cris de mort. Cent fois je les ai vus, en foule, riches et pauvres, tout réconciliés autour de leurs prêtres, assiéger en furieux ma chaise d'ivoire et me tirer par les pans de ma toge, par les courroies de mes sandales, pour réclamer, pour exiger de moi la mort de quelque malheureux dont je ne pouvais discerner le crime et que j'estimais seulement aussi fou que ses accusateurs. Que dis-je, cent fois ! C'était tous les jours, à toutes les heures. Et pourtant, je devais faire exécuter leur loi comme la nôtre, puisque Rome m'instituait non point le destructeur, mais l'appui de leurs coutumes, et que j'étais sur eux les verges et la hache. Dans les premiers temps, j'essayai de leur faire entendre raison ; je tentais d'arracher leurs misérables victimes au supplice. Mais cette douceur les irritait davantage ; ils réclamaient leur proie en battant de l'aile et du bec autour de moi comme des vautours. Leurs prêtres écrivaient à César que je violais leur loi, et leurs suppliques, appuyées par Vitellius, m'attiraient un blâme sévère. Que de fois, il me prit envie d'envoyer ensemble, comme disent les Grecs, aux corbeaux les accusés et les juges !

"Ne crois pas, Lamia, que je nourrisse des rancunes impuissantes et des colères séniles contre ce peuple qui a vaincu en moi Rome et la paix. Mais je prévois l'extrémité où ils nous réduiront tôt ou tard. Ne pouvant les gouverner, il faudra les détruire. N'en doute point ; toujours insoumis, couvant la révolte dans leur âme échauffée, ils feront éclater un jour contre nous une fureur auprès de laquelle la colère des Numides et les menaces des Parthes ne sont que des caprices d'enfant. Ils nourrissent dans l'ombre des espérances insensées et méditent follement notre ruine. En peut-il être autrement, tant qu'ils attendent sur la foi d'un oracle, le prince de leur sang qui doit régner sur le monde ? On ne viendra pas à bout de ce peuple, Il faut qu'il ne soit plus. Il faut détruire Jérusalem de fond en comble. Peut-être, tout vieux que je suis, me sera-t-il donné de voir le jour où tomberont ses murailles, où la flamme dévorera ses maisons, où ses habitants seront passés au fil de l'épée, où l'on sèmera le sel sur la place où fut le Temple. Et ce jour-là je serai enfin justifié.

Lamia s'efforça de ramener l'entretien sur un ton plus doux.

- Pontius, dit-il, je m'explique sans peine et tes vieux ressentiments et tes pressentiments sinistres. Certes, ce que tu as connu du caractère des Juifs n'est pas à leur avantage. Mais moi, qui vivais à Jérusalem, en curieux, et qui me mêlais au peuple, j'ai pu découvrir chez ces hommes des vertus obscures, qui te furent cachées. J'ai connu des Juifs pleins de douceur, dont les moeurs simples et le coeur fidèle me rappelaient ce que nos poètes ont dit du vieillard d'Ébalie. Et toi-même, Pontius, tu as vu expirer sous le bâton de tes légionnaires des hommes simples qui, sans dire leur nom, mouraient pour une cause qu'ils croyaient juste. De tels hommes ne méritent point nos mépris. Je parle ainsi, parce qu'il convient de garder en toutes choses la mesure et l'équité. Mais j'avoue n'avoir jamais éprouvé pour les Juifs une vive sympathie. Les Juives, au contraire, me plaisaient beaucoup. J'étais jeune alors, et les Syriennes me jetaient dans un grand trouble des sens. Leur lèvre rouge, leurs yeux humides et brillant dans l'ombre, leurs longs regards, me pénétraient jusqu'aux moelles. Fardées et peintes, sentant le nard et la myrrhe, macérées dans les aromates, leur chair est d'un goût rare et délicieux.

Pontius entendit ces louanges avec impatience.

- Je n'étais pas homme à tomber dans les filets des Juives, dit-il, et puisque tu m'amènes à le dire, Lamia, je n'ai jamais approuvé ton incontinence. Si je ne t'ai pas assez marqué autrefois que je te tenais pour très coupable d'avoir séduit, à Rome, la femme d'un consulaire, c'est qu'alors tu expiais durement ta faute. Le mariage est sacré chez les patriciens ; c'est une institution sur laquelle Rome s'appuie. Quant aux femmes esclaves ou étrangères, les relations qu'on peut nouer avec elles seraient de peu de conséquence, si le corps ne s'y habituait à une honteuse mollesse. Souffre que je te dise que tu as trop sacrifié à la Vénus des carrefours ; et ce dont je te blâme surtout, Lamia, c'est de ne t'être pas marié selon la loi et de n'avoir pas donné des enfants à la République, comme tout bon citoyen doit le faire.

Mais l'exilé de Tibère n'écoutait plus le vieux magistrat. Ayant vidé sa coupe de Falerne, il souriait à quelque image invisible.

Après un moment de silence, il reprit d'une voix très basse, qui s'éleva peu à peu :

- Elles dansent avec tant de langueur, les femmes de Syrie ! J'ai connu une Juive de Jérusalem qui, dans un bouge, à la lueur d'une petite lampe fumeuse, sur un méchant tapis, dansait en élevant ses bras pour choquer ses cymbales. Les reins cambrés, la tête renversée et comme entraînée par le poids de ses lourds cheveux roux, les yeux noyés de volupté, ardente et languissante, souple, elle aurait fait pâlir d'envie Cléopâtre elle-même. J'aimais ses danses barbares, son chant un peu rauque et pourtant si doux, son odeur d'encens, le demi-sommeil dans lequel elle semblait vivre. Je la suivais partout. Je me mêlais au monde vil de soldats, de bateleurs et de publicains dont elle était entourée. Elle disparut un jour, et je ne la revis plus. Je la cherchai longtemps dans les ruelles suspectes et dans les tavernes. On avait plus de peine à se déshabituer d'elle que du vin grec. Après quelques mois que je l'avais perdue, j'appris, par hasard, qu'elle s'était jointe à une petite troupe d'hommes et de femmes qui suivaient un jeune thaumaturge galiléen. Il se faisait appeler Jésus le Nazaréen [Le Nazaréen, c'est-à-dire le saint. Les éditions antérieures portaient Jésus de Nazareth ; mais il ne paraît pas qu'on connût une ville de Nazareth au premier siècle de l'ère chrétienne. NdR], et il fut mis en croix pour je ne sais quel crime. Pontius, te souvient-il de cet homme ?

Pontius Pilatus fronça les sourcils et porta la main à son front comme quelqu'un qui cherche dans sa mémoire. Puis, après quelques instants de silence :

- Jésus ? murmura-t-il, Jésus le Nazaréen ? Je ne me rappelle pas.

AMYCUS ET CÉLESTIN

À Georges de Porto-Riche.

Prosterné au seuil de sa grotte sauvage, l'ermite Célestin passa en prières la vigile de Pâques, cette nuit angélique pendant laquelle les démons frémissants sont précipités dans l'abîme. Et tandis que les ombres couvraient la terre, à l'heure où l'Ange exterminateur avait plané sur l'Égypte, Célestin frissonna, saisi d'angoisse et d'inquiétude. Il entendait au loin dans la forêt les miaulements des chats sauvages et la voix flûtée des crapauds ; plongé dans les ténèbres impures, il doutait que le mystère glorieux pût s'accomplir. Mais, quand il vit poindre le jour, l'allégresse avec l'aube entra dans son coeur ; il connut que le Christ était ressuscité et il s'écria :

- Jésus est sorti du tombeau ! l'amour a vaincu la mort, alleluia ! Il s'élève radieux du pied de la colline ! alleluia ! La création est refaite et réparée. L'ombre et le mal sont dissipés ; la grâce et la lumière se répandent sur le monde. Alleluia !

Une alouette, qui s'éveillait dans les blés, lui répondit en chantant :

- Il est ressuscité. J'ai rêvé de nids et d'oeufs, d'oeufs blancs, tiquetés de brun. Alleluia ! Il est ressuscité !

Et l'ermite Célestin sortit de sa grotte pour aller, à la chapelle voisine, solenniser le saint jour de Pâques.

Comme il traversait la forêt, il vit au milieu d'une clairière un beau hêtre dont les bourgeons gonflés laissaient déjà échapper des petites feuilles d'un vert tendre ; des guirlandes de lierre et des bandelettes de laine étaient suspendues aux branches, qui descendaient jusqu'à terre ; des tablettes votives, attachées au tronc noueux, parlaient de jeunesse et d'amour, et, çà et là, des Éros d'argile, les ailes ouvertes et la tunique envolée, se balançaient aux rameaux. A cette vue, l'ermite Célestin fronça ses sourcils blancs :

- C'est l'arbre des fées, se dit-il, et les filles du pays l'ont chargé d'offrandes, selon l'antique coutume, Ma vie se passe à lutter contre les fées, et l'on ne s'imagine pas le tracas que ces petites personnes me donnent. Elles ne me résistent pas ouvertement. Chaque année, à la moisson, j'exorcise l'arbre, selon les rites, et je leur chante l'Évangile de saint Jean.

"On ne saurait mieux faire ; l'eau bénite et l'Évangile de saint Jean les mettent en fuite, et l'on n'entend plus parler de ces dames de tout l'hiver ; mais elles reviennent au printemps et c'est à recommencer tous les ans.

"Elles sont subtiles ; il suffit d'un buisson d'aubépine pour en abriter tout un essaim. Et elles répandent des charmes sur les jeunes garçons et sur les jeunes filles.

"Depuis que je suis vieux, ma vue a baissé et je ne les aperçois plus guère. Elles se moquent de moi, me passent sous le nez et rient à ma barbe. Mais, quand j'avais vingt ans, je les voyais dans les clairières, dansant des rondes, en chapeau de fleurs, sous un rayon de lune. Seigneur Dieu, vous qui fîtes le ciel et la rosée, soyez loué dans vos oeuvres ! Mais pourquoi avez-vous fait des arbres païens et des fontaines féeriques ? Pourquoi avez-vous mis sous le coudrier la mandragore qui chante ? Ces choses naturelles induisent la jeunesse au péché et causent des fatigues sans nombre aux anachorètes qui, comme moi, ont entrepris de sanctifier les créatures. Si encore l'Évangile de saint Jean suffisait à chasser les démons ! Mais il n'y suffit pas, et je ne sais plus que faire.

Et, comme le bon ermite s'éloignait en soupirant, l'arbre, qui était fée, lui dit dans un frais bruissement :

- Célestin, Célestin, mes bourgeons sont des oeufs, de vrais oeufs de Pâques ! Alleluia ! alleluia l

Célestin s'enfonça dans le bois, sans tourner la tête. Il s'avançait avec peine, par un étroit sentier, au milieu des épines qui déchiraient sa robe, quand, soudain, bondissant d'un fourré, un jeune garçon lui barra le passage. Il était à demi vêtu d'une peau de bête, et c'était plutôt un faune qu'un garçon ; son regard était perçant, son nez camus, sa face riante. Ses cheveux bouclés cachaient les deux petites cornes de son front têtu ; ses lèvres découvraient des dents aiguës et blanches ; des poils blonds descendaient en deux pointes de son menton. Un duvet d'or brillait sur sa poitrine. Il était agile et svelte ; ses pieds fourchus se dissimulaient dans l'herbe.

Célestin, qui possédait toutes les connaissances que donne la méditation, vit aussitôt à qui il avait affaire, et il leva le bras pour décrire le signe de la croix. Mais le faune, lui saisissant la main, l'empêcha d'achever ce geste puissant.

- Bon ermite, lui dit-il, ne m'exorcise pas. Ce jour est pour moi comme pour toi un jour de fête. Il ne serait pas charitable de me contrister dans le temps pascal. Si tu veux, nous cheminerons ensemble et tu verras que je ne suis pas méchant.

Célestin était, par bonheur, très versé dans les sciences sacrées. Il lui souvint à propos que saint Jérôme avait eu pour compagnons de route, dans le désert, des satyres et des centaures qui avaient confessé la vérité.

Il dit au faune :

- Faune, sois un hymne de Dieu. Dis : il est ressuscité.

- Il est ressuscité, répondit le faune. Et tu m'en vois tout réjoui.

Le sentier s'étant élargi, ils cheminaient côte à côte. L'ermite allait pensif et songeait :

- Ce n'est point un démon, puisqu'il a confessé la vérité. J'ai bien fait de ne le point contrister. L'exemple du grand saint Jérôme n'a point été perdu pour moi.

Et se tournant vers son compagnon capripède, il lui demanda :

- Quel est ton nom ?

- Je me nomme Amycus, répondit le faune. J'habite ce bois où je suis né. Je suis venu à toi, mon père, parce que tu as l'air assez bonhomme sous ta longue barbe blanche. Il me semble que les ermites sont des faunes accablés par les ans. Quand je serai vieux, je serai semblable à toi.

- Il est ressuscité, dit l'ermite.

- Il est ressuscité, dit Amycus.

Et, s'entretenant ainsi, ils gravirent la colline où s' élevait une chapelle consacrée au vrai Dieu. Elle était petite et de structure grossière ; Célestin l'avait bâtie de ses mains avec les débris d'un temple de Vénus. A l'intérieur, la table du Seigneur se dressait informe et nue.

- Prosternons-nous, dit l'ermite, et chantons alleluia, car il est ressuscité. Et toi, créature obscure, reste agenouillé pendant que j'offrirai le sacrifice.

Mais le faune, s'approchant de l'ermite, lui caressa la barbe et dit :

- Bon vieillard, tu es plus savant que moi et tu vois l'invisible. Mais je connais mieux que toi les bois et fontaines. J'apporterai au dieu des feuillages et des fleurs. Je sais les berges où le cresson entrouvre ses corymbes lilas, les prés où le coucou fleurit en grappes jaunes. Je devine à son odeur légère le gui du pommier sauvage. Déjà, une neige de fleurs couronne les buissons d'épine noire. Attends-moi, vieillard.

En trois bonds de chèvre il fut dans les bois et, quand il revint, Célestin crut voir marcher un buisson d'aubépine. Amycus disparaissait sous sa moisson parfumée. Il suspendit des guirlandes de fleurs à l'autel rustique ; il le couvrit de violettes et dit gravement :

- Ces fleurs, au dieu qui les fait naître !

Et pendant que Célestin célébrait le sacrifice de la messe, le capripède, inclinant jusqu'à terre son front cornu, adorait le soleil et disait :

- La terre est un gros oeuf que tu fécondes, soleil, soleil sacré !

Depuis ce jour, Célestin et Amycus vécurent de compagnie. L'ermite ne parvint jamais, malgré tous ses efforts, à faire comprendre au demi-homme les mystères ineffables ; mais, comme par les soins d'Amycus, la chapelle du vrai Dieu était toujours ornée de guirlandes et mieux fleurie que l'arbre des fées, le saint prêtre disait : "Le faune est un hymne de Dieu."

C'est pourquoi il lui donna le saint baptême.

Sur la colline où Célestin avait construit l'étroite chapelle qu'Amycus ornait des fleurs des montagnes, des bois et des eaux, s'élève aujourd'hui une église dont la nef remonte au XIe siècle, et dont le porche a été réédifié sous Henri II, dans le style de la Renaissance. C'est un lieu de pèlerinage et les fidèles y vénèrent la mémoire bienheureuse des saints Amic et Célestin.

LA LÉGENDE DES SAINTES OLIVERIE ET LIBERETTE

À mademoiselle Jeanne Pouquet.

I

COMMENT MONSIEUR SAINT BERTAULD, FILS DE THÉODULE, ROI D'ÉCOSSE, VINT DANS LES ARDENNES POUR ÉVANGÉLISER LES HABITANTS DU PAYS PORCIN.

Et il n'est point douteux que ces êtres malfaisants n'aient été vus tels qu'ils sont décrits dans les fables des païens. Mais il faut savoir que ce sont des diables, comme il apparaît à leur pied, qui est fourchu. Malheureusement, il est moins facile de reconnaître les fées ; elles ressemblent à des dames et, parfois, cette ressemblance est telle, qu'il faut avoir toute la prudence d'un ermite pour ne pas s'y tromper. Les fées sont aussi des démons, et il y en avait beaucoup dans la forêt des Ardennes. C'est pourquoi cette forêt était pleine de mystère et d'horreur.

LA forêt des Ardennes s'étendait, en ce temps-là, jusqu'à la rivière de l'Aisne et couvrait le pays Porcin, dans lequel s'élève aujourd'hui la ville de Rethel. D'innombrables sangliers en peuplaient les gorges ; des cerfs de haute taille, dont la race est perdue, se réunissaient dans les halliers impénétrables, et des loups, d'une force prodigieuse, se montraient l'hiver à l'orée des bois. Le basilic et la licorne avaient leur retraite dans cette forêt, ainsi qu'un dragon effrayant, qui fut détruit plus tard, par la grâce de Dieu, à la prière d'un saint ermite. Parce qu'alors la nature mystique était révélée aux hommes et que les choses invisibles devenaient visibles pour la gloire du créateur, on rencontrait dans les clairières des nymphes, des satyres, des centaures et des égipans.

Les Romains, au temps de César, l'avaient consacrée à Diane, et les habitants du pays Porcin adoraient, au bord de l'Aisne, une idole en forme de femme. Ils lui offraient des gâteaux, du lait et du miel, et lui chantaient des hymnes.

Or. Bertauld, fils de Théodule, roi d'Écosse, ayant reçu le saint baptême, vivait dans le palais de son père, moins en prince qu'en ermite. Enfermé dans sa chambre, il y passait tout le jour à réciter des prières et à méditer sur les saintes écritures, et il brûlait du désir d'imiter les travaux des apôtres. Ayant appris, par une voie miraculeuse, les abominations du pays Porcin, il. les détesta et résolut de les faire cesser.

Il traversa la mer dans une barque sans voile ni gouvernail, conduite par un cygne. Heureusement parvenu dans le pays Porcin, il allait par les villages, les bourgs et les châteaux, annonçant la bonne nouvelle.

- Le Dieu que je vous enseigne, disait-il, est le seul véritable. Il est unique en trois personnes, et son fils est né d'une vierge.

Mais ces hommes grossiers lui répondaient :

- Jeune étranger, c'est une grande simplicité de ta part de croire qu'il n'y a qu'un Dieu. Car les Dieux sont innombrables. Ils habitent les bois, les montagnes et les fleuves. Il y a aussi des dieux plus amis qui prennent place au foyer des hommes pieux. D'autres, enfin, se tiennent dans les étables et dans les écuries, et la race des dieux emplit l'univers. Mais ce que tu dis d'une vierge divine n'est pas sans vérité. Nous connaissons une vierge au triple visage, et nous lui chantons des cantiques et nous lui disons : -- "Salut, douce ! Salut, terrible !" Elle se nomme Diane, et son pied d'argent effleure, sous les pâles clartés de la lune, le thym des montagnes. Elle n'a pas dédaigné de recevoir dans son lit d'hyacinthes fleuries des bergers et des chasseurs comme nous. Pourtant elle est toujours vierge.

Ainsi parlaient ces hommes ignorants, et ils chassaient l'apôtre hors du village, et ils le poursuivaient avec des paroles railleuses.

II

DE LA RENCONTRE QUE FIT MONSIEUR SAINT BERTAULD DES DEUX SOEURS OLIVERIE ET LIBERETTE.

Or, un jour, comme il s'en allait, accablé de fatigue et de douleur, il rencontra deux jeunes filles qui sortaient de leur château pour se rendre au bois. Ayant fait quelques pas vers elles, il se tint à distance, de peur de les effrayer, et leur dit :

- Jeunes vierges, entendez : je suis Bertauld, fils de Théodule, roi d'Écosse. Mais j'ai dédaigné les couronnes périssables, afin d'être digne de recevoir de la main des anges, la couronne éternelle. Et je suis venu, dans une barque conduite par un cygne, vous porter la bonne nouvelle.

- Sire Bertauld, répondit l'aînée, je me nomme Oliverie, et ma soeur se nomme Liberette. Notre père, Thierry, qu'on nomme aussi Porphyrodime, est le plus riche seigneur de la contrée. Nous écouterons volontiers tes bonnes paroles. Mais tu sembles accablé de fatigue. Je te conseille d'aller nous attendre chez notre père, qui, en ce moment, boit la cervoise avec ses amis. Il te donnera sans doute une place à sa table, quand il saura que tu es un prince d'Écosse. Au revoir, sire Bertauld. Nous allons, ma soeur et moi, cueillir des fleurs pour les offrir à Diane.

Mais l'apôtre Bertauld répondit :

- Je n'irai pas m'asseoir à la table d'un païen. Cette Diane, que vous croyez une vierge du ciel, est, en réalité, un démon de l'enfer. Le Dieu véritable est unique en trois personnes ; et Jésus-Christ, son fils, s'est fait homme et est mort sur la croix pour le salut des hommes. Et je vous le dis en vérité, Oliverie et Liberette, une goutte de son sang a coulé pour l'une et l'autre de vous.

Et il leur parla avec tant de chaleur des saints mystères que le coeur des deux soeurs en fut ému. L'aînée prit de nouveau la parole :

- Sire Bertauld, dit-elle, vous révélez des mystères inouïs. Mais il n'est pas toujours facile de distinguer la vérité de l'erreur. Il nous en coûterait de quitter l'amour de Diane. Toutefois, faites-nous paraître un signe de la vérité de vos paroles et nous croirons en Jésus crucifié.

Mais la plus jeune dit à l'apôtre :

- Ma soeur Oliverie demande un signe parce qu'elle est prudente et pleine de sagesse. Mais, si votre Dieu est véritable, sire Bertauld, puissé-je le connaître et l'aimer sans y être forcée par un signe !

L'homme de Dieu comprit à ces paroles que Liberette était née pour devenir une grande sainte. C'est pourquoi il répondit :

- Soeur Liberette et soeur Oliverie, je suis résolu à me retirer dans cette forêt et à y mener la vie érémitique, qui est belle et singulière. Je vivrai dans une cabane de branchages et me nourrirai de racines. Sans cesse, je demanderai à Dieu de changer le coeur des hommes de cette contrée et je bénirai les fontaines afin que les dames fées n'y puissent plus venir pour la damnation des pécheurs. Cependant, ma soeur Oliverie recevra le signe qu'elle a demandé. Et un guide, envoyé par le Seigneur, vous conduira toutes deux à mon ermitage, afin que je vous instruise dans la foi de Jésus-Christ.

Ayant parlé de la sorte, saint Bertauld bénit les deux soeurs par l'imposition des mains. Puis il entra dans la forêt pour n'en plus jamais sortir.

III

COMMENT LA LICORNE VINT EN LA MAISON DE THIERRY, AUTREMENT NOMMÉ PORPHYRODIME, ET CONDUISIT AUPRES DE MONSIEUR SAINT BERTAULD LES DEUX SOEURS OLIVERIE ET LIBERETTE, ET DE DIVERSES MERVEILLES QUI S'ENSUIVIRENT.

Or, un jour que, seule dans la cuisine, Oliverie filait la laine sous le manteau de la cheminée, elle vit venir à elle une bête toute blanche, qui avait le corps d'une chèvre et la tête d'un cheval et qui portait sur le front une épée étincelante. Oliverie reconnut aussitôt quel animal c'était, et, comme elle avait gardé son innocence, elle n'en fut pas effrayée, sachant que la licorne ne fait jamais de mal aux sages demoiselles. En effet, la licorne posa doucement sa tête sur les genoux d'Oliverie. Puis, retournant vers la porte, elle invita de l'oeil la jeune fille à la suivre dehors.

Oliverie appela aussitôt sa soeur : mais, quand Liberette entra dans la chambre, la licorne avait disparu, et ainsi Liberette, selon son désir, connut le vrai Dieu sans y avoir été contrainte par un signe.

Elles allèrent toutes deux du côté de la forêt, et la licorne redevenue visible, marchait devant elles. Elles suivaient, pour tout chemin, la piste des bêtes féroces. Et il advint que, parvenues déjà très avant dans le bois, elles virent la bête traverser un torrent à la nage. Et quand elles parvinrent au bord, elles s'aperçurent qu'il était large et profond. Elles se penchèrent pour voir s'il ne se trouvait pas quelques pierres sur lesquelles elles pussent passer, et elles n'en découvraient aucune. Mais, tandis qu'en s'appuyant sur un saule elles contemplaient les eaux écumeuses, l'arbre s'inclina soudainement et les porta sans peine sur l'autre bord.

Elles parvinrent ainsi à l'ermitage où saint Bertauld leur fit entendre les paroles de vie. A leur retour, le saule, en se redressant, les porta sur l'autre rive.

Chaque jour, elles se rendaient auprès du saint homme et, quand elles rentraient à la maison, elles trouvaient qu'une main invisible avait filé tout le lin de leur quenouille. C'est pourquoi, ayant reçu le baptême, elles crurent en Jésus-Christ.

Elles recevaient depuis plus d'une année les leçons de saint Bertauld, quand Thierry, leur père, qu'on nomme aussi Porphyrodime, fut atteint d'une cruelle maladie. Connaissant que la fin de leur père était proche, ses filles l'instruisirent dans la foi chrétienne. Il connut la vérité. C'est pourquoi sa mort fut pleine de mérites. Il fut enseveli proche sa demeure mortelle, en un lieu dit la Montagne-du-Géant, et sa sépulture fut vénérée, par la suite, clans le pays Porcin.

Cependant les deux soeurs se rendaient chaque jour auprès du saint ermite Bertauld, et elles recueillaient sur ses lèvres les paroles de vie. Mais, un certain jour, comme la fonte des neiges avait beaucoup grossi les rivières, Oliverie, en traversant les vignes, prit un échalas afin de franchir plus sûrement le torrent dont les eaux élargies roulaient avec fureur.

Liberette, dédaignant tout secours humain, refusa de l'imiter. Elle s'approcha du torrent la première, les mains armées seulement du signe de la croix. Et le saule s'inclina comme de coutume. Puis il se redressa, et quand Oliverie voulut passer à son tour il resta droit. Et le courant brisa l'échalas comme un fétu de paille et l'emporta. Et Oliverie demeura sur le bord. Comme elle était sage, elle comprit qu'elle était justement punie pour avoir douté de la puissance céleste et pour n'être pas allée à la grâce de Dieu, comme avait fait sa soeur Liberette. Elle ne songea plus qu'à mériter son pardon par les travaux de la pénitence et de l'ascétisme. Résolue à mener, à l'exemple de saint Bertauld, la vie érémitique, qui est belle et singulière, elle resta en-deçà du torrent, dans la forêt, et se bâtit une cabane de branchages en un lieu où jaillit une source, qu'on a nommée depuis "la Source de Sainte-Olive".

IV

COMMENT MONSIEUR SAINT BERTAULD ET MESDAMES SAINTE LIBERETTE ET SAINTE OLIVERIE EN VINRENT A LEUR FIN BIENHEUREUSE.

Liberette, s'étant rendue seule auprès du bienheureux Bertauld, le trouva mort, dans l'attitude de la contemplation. Son corps, exténué par le jeûne, répandait une odeur délicieuse. Elle l'ensevelit de ses mains. A compter de ce jour, la vierge Liberette, renonçant au monde, mena la vie érémitique au-delà du torrent, dans une cabane, au bord d'une source qui a été dite depuis la fontaine Sainte-Liberette ou Libérie, et dont les eaux miraculeuses guérissent la fièvre, ainsi que diverses maladies des bestiaux.

Les deux soeurs ne se revirent plus jamais en ce monde. Or, par l'intercession du bienheureux Bertauld, Dieu envoya du pays des Lombards dans les Ardennes le diacre Vulfaï ou Valfroy, qui renversa l'idole de Diane et convertit à la foi chrétienne les habitants du pays Porcin. C'est pourquoi Oliverie et Liberette furent comblées de joie.

À peu de temps de là, le Seigneur rappela à lui sa servante Liberette, et il envoya la licorne pour creuser une fosse et ensevelir le corps de la sainte. Oliverie connut, par révélation, la mort bienheureuse de sa soeur Liberette., et une voix lui dit :

- Parce que tu as demandé un signe afin de croire et pris un bâton pour appui, l'heure de ta mort bienheureuse sera retardée et le jour de ta glorification reculé.

Et Oliverette répondit à la voix :

- Que la volonté du Seigneur soit faite sur la terre comme aux cieux !

Elle vécut dix ans encore dans l'attente de la félicité éternelle, qui commença pour elle le 9 d'octobre de l'an de N.-S. 364.

SAINTE EUPHROSINE

À Gaston Arman de Caillavet.

LES ACTES DE LA VIE DE SAINTE EUPHROSINE D'ALEXANDRIE, EN RELIGION FRÈRE SMARAGDE, TELS QU'ILS FURENT RÉDIGÉS DANS LA LAURE DU MONT ATHOS, PAR GEORGES, DIACRE.

Euphrosine était la fille unique d'un riche citoyen d'Alexandrie, nommé Romulus, qui prit soin de la faire instruire

dans la musique, dans la danse et dans l'arithmétique, en telle manière qu'au sortir de l'enfance elle montrait un esprit subtil et curieusement orné. Elle n'avait pas encore accompli sa onzième année, quand les magistrats d'Alexandrie firent afficher dans les rues qu'une coupe d'or serait donnée en prix à quiconque trouverait une réponse exacte aux trois questions suivantes :

"Première question. Je suis l'enfant noir d'un père lumineux ; oiseau sans ailes, je m'élève jusqu'aux nuées. Je fais pleurer, sans motif de chagrin, les yeux que je rencontre. A peine né, je m'évanouis dans l'air, Ami, dis quel est mon nom ?

"Deuxième question. J'engendre ma mère et je suis par elle engendré, et tantôt je suis plus long et tantôt plus court. Ami, dis quel est mon nom ?

"Troisième question. Antipater possède ce que possède Nicomède et le tiers de la part de Thémistius. Nicomède a ce qu'a Thémistius et le tiers de ce qu'a Antipater. Thémistius a dix mines et le tiers de la part de Nicomède. Quelle somme appartient à chacun ?"

Or, au jour fixé pour le concours, plusieurs jeunes hommes se présentèrent devant les juges dans l'espoir de gagner la coupe d'or, mais aucun ne répondit exactement. Le président était près de lever la séance quand la jeune Euphrosine, s'approchant à son tour du tribunal, demanda à être entendue. Chacun admirait la modestie de son maintien et l'aimable pudeur qui colorait ses joues.

- Illustrissimes juges, dit-elle en baissant les yeux,après avoir rendu gloire à Notre-Seigneur Jésus-Christ, principe et fin de toute connaissance, j'essayerai de répondre aux questions que Vos Lumières ont posées, et je commencerai par la première. L'enfant noir, c'est la fumée qui naît du feu, s'élève dans les airs et, par son âcreté, fait pleurer les yeux. Voilà pour la première question.

"Je vais répondre à la deuxième. Celui qui engendre sa mère et qui est engendré par elle n'est autre que le jour, qui est tantôt long et tantôt court, selon les saisons. Voilà pour la deuxième question.

"Je vais répondre à la troisième. Antipater a quarante-cinq mines ; Nicomède en a trente-sept et demie ; Thémistius, vingt-deux et demie. Voilà pour la troisième question."

Les juges, admirant l'exactitude de ces réponses, donnèrent le prix à la jeune Euphrosine. En conséquence, le plus ancien d'entre eux, s'étant levé, lui présenta la coupe d'or et lui ceignit le front d'une couronne de papyrus, afin d'honorer en elle la subtilité de l'esprit. Et la vierge fut reconduite à la maison de son père, au son des flûtes, avec un grand concours de peuple.

Mais comme elle était chrétienne et d'une piété peu commune, loin de s'enorgueillir de ces honneurs, elle en conçut la vanité et se promit d'appliquer, à l'avenir, la pénétration de son intelligence à résoudre des problèmes plus dignes d'intérêt, comme, par exemple, à faire la somme des nombres représentés par les lettres du nom de Jésus et à considérer les propriétés merveilleuses de ces nombres.

Cependant, elle croissait en sagesse et en beauté, et elle était recherchée en mariage par beaucoup de jeunes hommes. L'un d'eux était le comte Longin, qui possédait de grandes richesses. Romulus accueillit ce prétendant avec faveur, espérant qu'une alliance avec cet homme puissant l'aiderait à rétablir ses propres affaires qu'il avait dérangées par le luxe de son palais, de sa vaisselle et de ses jardins. Romulus, qui était un des plus magnifiques parmi les habitants d'Alexandrie, avait surtout dépensé des sommes considérables pour réunir dans sa maison, sous une vaste coupole, les machines les plus admirables, telles qu'une sphère aussi brillante que le saphir avec les constellations du ciel exactement figurées par des pierres précieuses. On remarquait aussi dans cette salle une fontaine d'Héron, qui répandait des eaux parfumées, et deux miroirs si artistement faits qu'ils changeaient quiconque s'y mirait l'un en une personne longue et mince, l'autre en une personne courte et grosse. Mais ce qu'on voyait de plus merveilleux dans cette demeure était un buisson d'aubépine tout couvert d'oiseaux qui, par un mécanisme ingénieux, chantaient en battant des ailes comme s'ils eussent été vivants. Romulus avait dépensé le reste de son bien pour acquérir ces machines dont il était curieux. C'est pourquoi il accueillit avec faveur le comte Longin qui possédait de grandes richesses. Il pressait de toutes ses forces la conclusion d'un mariage dont il attendait le bonheur de sa fille et le repos de sa vieillesse. Mais chaque fois qu'il vantait à Euphrosine les mérites du comte Longin, elle détournait le regard et ne faisait point de réponse. Il lui dit un jour :

- Ne me concédez-vous point, ma fille, qu'il est le plus beau, le plus riche, et le plus noble des citoyens d'Alexandrie ?

La sage Euphrosine répondit :

- Je vous l'accorde volontiers, mon père, et je crois, en effet, que le comte Longin passe en noblesse, en opulence et en beauté tous les citoyens de cette ville. C'est pourquoi, si je le refuse pour époux, il y a peu d'apparence qu'un autre, faisant ce que celui-là n'a pu faire, m'amène à changer ma résolution, qui est de consacrer ma virginité à Jésus-Christ.

En entendant ce propos, Romulus entra dans une grande colère et jura qu'il saurait bien obliger Euphrosine à épouser le comte Longin, et, sans se répandre en vaines menaces, il ajouta que, ce mariage, étant résolu dans son coeur, s'accomplirait sans tarder et que, si l'autorité paternelle n'y suffisait point, il y ajouterait celle de l'Empereur, dont La Divinité ne souffrirait point qu'une fille désobéît à son père dans une chose qui, comme le mariage d'une patricienne, intéressait le public et l'État.

Euphrosine savait que son père avait beaucoup de crédit auprès de l'Empereur, dont La Divinité habitait Constantinople. Elle comprit qu'elle n'avait, en ce péril, de secours à espérer que du comte Longin lui-même. C'est pourquoi elle le manda près d'elle, dans la basilique, pour un entretien secret.

Ému d'espérance et de curiosité le comte Longin se rendit dans la basilique, tout couvert d'or et de pierreries. La vierge ne se fit point attendre. Mais quand il la vit paraître les cheveux dénoués et enveloppée d'un voile noir, comme une suppliante, il en conçut un fâcheux augure et son coeur s'en irrita.

Euphrosine parla la première :

- Clarissime Longin, lui dit-elle, si vous m'aimez autant que vous le dites, vous craindrez de me déplaire, et ce serait, en effet, me causer un mortel déplaisir que de me traîner dans votre maison et d'user à votre contentement d'un corps que j'ai donné avec mon âme à Notre-Seigneur Jésus-Christ, principe et fin de tout amour.

Mais le comte Longin lui répondit :

- Clarissime Euphrosine, l'amour est plus fort que la volonté ; c'est pourquoi il convient de lui obéir comme à un maître jaloux. Je ferai à votre égard ce qu'il m'ordonne, qui est de vous prendre pour ma femme.

- Convient-il à un homme, même illustre, de prendre la fiancée du Seigneur ?

- C'est ce que j'apprendrai des évêques, non de vous.

Ces propos jetèrent la jeune fille dans les plus vives alarmes ; elle comprit qu'elle n'avait aucune pitié à attendre de cet homme violent, gouverné par les sens, et que les évêques ne pourraient reconnaître les voeux secrets qu'elle avait faits devant Dieu seul. Et, dans l'excès de son inquiétude, elle eut recours à un artifice si singulier qu'on doit le tenir plus admirable qu'exemplaire.

Sa résolution étant prise, elle feignit de céder à la volonté de son père et aux assiduités de son amant. Elle souffrit même qu'on prît jour pour la cérémonie des fiançailles. Le comte Longin faisait déjà placer dans les coffres les joyaux et les parures destinés à l'épouse ; il avait commandé pour elle douze robes sur lesquelles étaient brodées les scènes de l'ancien et du nouveau Testament, les fables des Grecs, l'histoire des animaux ainsi que les Divinités de l'Empereur et de l'Impératrice, avec leur suite d'officiers et de dames. Et l'un de ces coffres contenait des livres de théologie et d'arithmétique, écrits en lettres d'or sur des feuilles de parchemin teint de pourpre, que protégeaient des plaques d'ivoire et d'or.

Cependant Euphrosine se tenait tout le jour enfermée seule dans sa chambre. Et elle donnait pour raison de sa retraite qu'il convenait qu'elle apprêtât ses habits de noces.

- Il ne serait pas convenable, disait-elle, que certains vêtements fussent taillés et cousus par d'autres mains que les miennes.

Et, en effet, elle maniait l'aiguille du matin au soir. Mais ce qu'elle préparait ainsi dans le secret, ce n'était ni le voile virginal, ni la robe blanche des fiancées. C'était le capuchon grossier, la tunique courte, et les caleçons qu'ont coutume de porter les jeunes artisans des villes pour vaquer à leurs travaux. Et elle accomplissait cet ouvrage en invoquant Jésus-Christ, principe et fin de toutes les entreprises des justes. C'est pourquoi elle acheva heureusement sa tâche clandestine le huitième jour avant celui qui avait été fixé pour la solennité du mariage. Elle demeura tout ce jour en prières ; puis, étant allée recevoir, selon sa coutume, le baiser de son père, elle rentra dans sa chambre, se coupa les cheveux, qui tombèrent à ses pieds comme des écheveaux d'or, revêtit la tunique courte, attacha les caleçons autour de ses jambes par des courroies de laine, baissa le capuchon sur ses yeux, et, la nuit étant venue, elle sortit sans bruit de la maison, tandis que tout dormait, maîtres et serviteurs. Seul, le chien veillait ; mais comme il la connaissait, il la suivit quelque temps en silence et rentra dans sa niche.

Elle traversa d'un pas rapide la ville déserte où l'on entendait seulement par intervalles les cris des matelots ivres et le pas lourd des soldats du guet qui poursuivaient des voleurs. Parce que Dieu était avec elle, elle ne reçut aucune offense des hommes. Et ayant franchi une des portes d'Alexandrie, elle s'en alla vers le désert, en suivant les canaux couverts de papyrus et de lotus bleus. Au lever du jour, elle passa par un pauvre village d'artisans. Un vieillard chantait devant sa porte en polissant un cercueil de bois de sycomore. Quand elle fut devant lui, il leva sa face camuse et velue et s'écria :

- Par Jupiter ! Voici l'enfant Éros qui porte un petit pot d'onguent à sa mère. Qu'il est tendre et beau ! Comme il brille de vénusté ! Ils mentent ceux qui disent que les dieux s'en sont allés. Car ce jeune homme est un vrai petit dieu.

Et la sage Euphrosine, connaissant à ce propos que ce vieillard était païen, prit pitié de son ignorance et pria Dieu pour son salut. Cette prière fut exaucée. Ce vieillard, qui était un fabricant de cercueils, du nom de Porou, se convertit par la suite et prit le nom de Philothée.

Or, après un jour de marche, Euphrosine parvint au monastère où six cents moines observaient, sous le gouvernement de l'abbé Onuphre, la règle admirable de saint Pacôme. Elle se fit conduire auprès d'Onuphre et lui dit :

- Mon père, je me nomme Smaragde et je suis orphelin. Je vous prie de me recevoir dans votre sainte demeure, afin que j'y goûte les délices du jeûne et de la pénitence.

L'abbé Onuphre, qui était alors âgé de cent six ans, répondit :

Enfant Smaragde, tes pieds sont beaux, puisqu'ils t'ont conduit dans cette maison ; tes mains sont belles, puisqu'elles ont frappé à cette porte. Tu as faim et soif de jeûne et d'abstinence. Viens et tu seras rassasié. Heureux l'enfant qui fuit le siècle dans sa robe d'innocence ! Les âmes des hommes sont exposées à de grands périls dans les villes, et particulièrement à Alexandrie, à cause des femmes qui y sont en grand nombre. La femme est un tel danger pour l'homme, que la seule pensée m'en donne encore à

mon âge un frisson qui secoue toute ma chair. S'il s'en trouvait une assez effrontée pour entrer dans cette sainte maison, mon bras retrouverait soudain sa vigueur pour la chasser à grands coups de cette crosse pastorale. Nous devons adorer Dieu, mon fils, dans tous ses ouvrages ; mais c'est un grand mystère de sa providence qu'il ait créé la femme. Demeure, enfant Smaragde, car c'est Dieu qui t'a conduit.

Ayant été reçue en cette manière parmi les enfants du saint homme Onuphre, Euphrosine revêtit l'habit monastique.

Dans sa cellule, elle louait le Seigneur et se réjouissait de sa fraude pieuse, par cette considération que son père et son fiancé ne manqueraient pas de l'aller rechercher dans

tous les monastères de femmes afin de la reprendre par ordre de l'Empereur, et qu'ils ne parviendraient jamais à la découvrir en cet asile où Jésus-Christ, lui-même, l'avait

amoureusement cachée.

Pendant trois ans, elle mena dans sa cellule la vie la plus édifiante et les vertus de l'enfant Smaragde embaumaient le monastère. C'est pourquoi l'abbé Onuphre lui confia les fonctions d'ostiaire ou de portier, comptant sur la sagesse du jeune moine pour recevoir les étrangers et surtout pour repousser les femmes qui tenteraient d'entrer dans le monastère. Car, disait le saint homme, la femme est impure, et la seule trace de ses pas est une souillure infecte.

Or. Smaragde était ostiaire depuis cinq ans, lorsqu'un étranger frappa à la porte du monastère. C'était un homme encore jeune, magnifique dans ses habillements et gardant un reste de fierté, mais pâle, décharné, l'oeil enflammé par une fureur mélancolique.

- Frère ostiaire, dit cet homme, conduisez-moi auprès du saint abbé Onuphre, afin qu'il me guérisse, car je suis en proie à un mal mortel.

Smaragde ayant prié l'étranger de s'asseoir sur un escabeau, l'avertit qu'Onuphre, parvenu à sa cent quatorzième année, était allé visiter, en vue de sa fin prochaine, les grottes des saints anachorètes Amon et Orcise.

À cette nouvelle, le visiteur se laissa tomber sur l'escabeau et se cacha la tête dans les mains.

- Je n'espère donc plus guérir, murmura-t-il.

Et, relevant la tête, il ajouta :

- C'est l'amour d'une femme qui m'a réduit à cet état misérable.

Seulement alors, Euphrosine reconnut le comte Longin ; elle craignit qu'il ne la reconnût de même. Mais elle se rassura bientôt et fut prise de pitié à le voir si triste et dans un tel égarement.

Après un long silence le comte Longin s'écria:

- Je voudrais me faire moine pour échapper au désespoir.

Et il lui conta son amour et comment sa fiancée Euphrosine avait disparu soudainement, et qu'il la cherchait depuis huit ans sans pouvoir la trouver, et qu'il était brûlé, desséché d'amour et de douleur.

Elle lui répondit avec une douceur céleste :

- Seigneur, cette Euphrosine dont vous pleurez si amèrement la perte ne méritait pas tant d'amour. Sa beauté n'est précieuse que par l'idée que vous vous en faites ; elle est vile et méprisable en réalité. Elle était périssable et ce qui en reste ne vaut pas un regret. Vous ne croyez pas pouvoir vivre sans Euphrosine et, s'il vous arrivait de la rencontrer, vous pourriez ne pas même la reconnaître.

Le comte Longin ne répondit point, mais ces paroles ou peut-être la voix qui les prononçait fit une heureuse impression sur son âme. Il partit plus tranquille et promit de revenir.

Il revint en effet ; et, désireux d'embrasser l'état monastique, il demanda une cellule au saint abbé Onuphre et fit don au monastère de ses biens qui étaient immenses. Euphrosine en éprouva une grande satisfaction. Mais, à quelque temps de là, son coeur fut comblé d'une joie encore plus grande.

En effet, un mendiant, courbé sous sa besace et n'ayant pour couvrir sa nudité que des lambeaux sordides, étant venu demander aux moines secourables un morceau de pain, Euphrosine reconnut Romulus, son père ; mais, feignant de ne pas savoir qui il était, elle le fit asseoir, lui lava les pieds et lui donna à manger.

- Fils de Dieu, lui dit le mendiant, je ne fus pas toujours un pauvre vagabond tel que tu me vois. J'ai possédé de grandes richesses et une fille très belle, très sage, très savante, qui devinait les énigmes proposées dans les concours publics et qui même reçut un jour des magistrats une couronne de papyrus. Je l'ai perdue ; j'ai perdu tous mes biens. Je suis dévoré du regret de ma fille et de mes richesses. J'avais surtout un buisson d'oiseaux chanteurs d'un artifice merveilleux. Et maintenant j

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