Jules Renard


Journal
de Jules Renard
1905-1910

 

1905

1er janvier.

Huot est parti furieux, mais il reviendra, mort ou vif ; et, dans quatre ans, on verra : M. Renard ne sera pas toujours maire ! Les petits gars trouvent déjà que ça va mieux. M. Roy, le nouvel instituteur, donne des bons points. Il constate que les petits ne savent rien.

Les Huot ont laissé l'école en état de saleté. Lui, crasseux, pas rasé, en pantoufles, le jour d'un mariage. Elle sent la chemise sale, ne se nettoie jamais les dents.

Le poëte Ponge va reprendre la plume : les nationalistes relèvent la tête !

L'argent, il l'appelle « le numéraire ».

Sa maison est terminée : quatre pièces, dont une pour le four où l'on « trafique ».

-- Vous avez un premier étage ?

-- Oh ! ça ne se fait pas chez nous. Les gens de Germenay disent qu'ils en font faire, mais c'est par vantardise. Ils disent que c'est un premier, mais c'est un grenier, et ça leur sert de grenier.

Je lui ai fait donner les palmes. Il dit aux gens de son village :

-- Mes amis, les palmes me font bien plaisir, mais ce n'est rien à côté de vos félicitations.

L'esprit inquiet mais clairvoyant, c'est-à-dire actif et sain, de l'homme qui ne travaille pas.

Le poëte Ponge me dit :

-- Quelques personnes m'ont dit qu'on ferait mieux de m'offrir un bureau de tabac que les palmes académiques. Moi, à cause de mes enfants, je préfère les palmes. Le bureau de tabac, je ne pourrais pas le tenir moi-même parce que mon travail des champs m'en empêcherait ; s'il fallait le faire tenir par un autre, le gain n'en vaudrait plus la peine.

Ragotte m'a apporté de l'eau chaude. Je lui dis :

-- Mais la bouillote fuit !

-- Oh ! je le sais bien, dit-elle.

Le médecin lui a dit de prendre chez le pharmacien de la denrée qu'elle boira. Elle profite, pour se coucher, d'un instant où je ne suis pas dans la cuisine. Dans le coin, elle ôte sa jupe, met son bonnet. Je vois ses pieds nus dans ses savates.

Leur manie de cacher qu'ils sont malades. Leur ignorance en face de la maladie. En dehors de « J'ai mal aux reins, je ne peux pas dormir ni manger », ils ne savent rien.

Cette odeur de peau raclée de gens qui ne se lavent jamais.

Philippe. Ses oreilles gèlent, cuisent et pèlent.

Toute la campagne tremble de froid.

Il veut se faire enterrer civilement.

-- Faudra-t-il parler sur la tombe ?

-- Parlez si vous voulez ! Je ne vous répondrai pas.

Causerie à Marigny sur Victor Hugo. Je demande s'il faut continuer. J'entends : « Oui ! oui ! Toute la nuit ! Toute la nuit ! »

Le froid. Les cartes de l'école dans l'ombre. L'unique lampe. Tous debout autour du poêle.

Le poëte Ponge me présente et lit un papier. M. Roy ne me fait pas de compliments, mais il a entendu un tel « qui parle bien aussi ».

-- J'ai froid.

-- C'est la saison qui veut ça, dit le riche.

Hiver. Des vitres dessinées par Vallotton.

Le vent lui-même a gelé.

La glace répandue sur le pré comme des glaces brisées.

-- Oh ! vous, me dit-il, vous avez vite fait de venir !

Comme si j'allais plus vite que le train.

Ils veulent voir l'âme du feu.

Le feu de bois qui s'éteint à chaque instant, qu'il faut surveiller, leur tient compagnie.

La vache. Il faut lui donner à manger en trois fois ; sinon, de tout son foin elle ferait une litière. Ce n'est pas comme le cheval.

7 janvier.

On parle de Syveton. Elle aussi se rappelle avoir été, petite fille, poursuivie par un homme tout décolleté du bas et qu'on appelait l'homme au nez rouge.

Coolus raconte que d'Annunzio, lors de sa première visite à Sarah Bernhardt, s'arrêta à quelques pas d'elle et dit, comme inspiré :

-- Belle ! magnifique ! d'Annunzienne !

Après quoi, il dit :

-- Bonjour, madame.

-- Qu'est-ce qu'il faut vous souhaiter ?

-- Je ne sais pas, répond Guitry. Tout !

La vie simple. On a besoin d'un domestique pour fermer les volets, pour allumer une lampe, comme si l'honnête homme ne devrait pas trouver du plaisir à ces menus travaux de ménage.

Ces heures où, je ne sais pourquoi, j'ai envie de me punir.

9 janvier.

Jaurès dit que Syveton n'avait aucun intérêt à se tuer mais, à y regarder de près, oui, en cherchant bien, on trouve que nous avons tous un intérêt quelconque à nous tuer.

Socialiste, il n'en coûte rien de l'être par raison, mais le sentiment ruine. Le socialiste par raison peut avoir tous les défauts du riche ; le socialiste par sentiment doit avoir toutes les vertus du pauvre.

On peut aujourd'hui arriver au socialisme après le succès, quand on est sûr d'avoir du talent, comme on allait autrefois à la Trappe.

-- Je suis plus sûr de Jaurès que de moi, dit Blum. C'est un homme d'une probité absolue.

Il a toutes les audaces, mais il est pudique. Les gros mots de Viviani le choquent. Il ne peut pas s'y habituer.

Il vit de la vie de famille. Sa femme ne le comprend pas, mais elle est fière de lui comme serait la femme d'un receveur ou d'un sous-préfet. Le baptême de leur fille, c'est la victoire de cette femme et de sa mère. C'est peut-être le résultat de certaines conditions au mariage.

Il est dans une situation fausse et se surmène pour s'y maintenir. Tout le monde profite de lui pour faire ses affaires. Les socialistes le trahissent, et les républicains l'exploitent.

-- C'est un grand écrivain, dit Léon Blum.

-- Oui, dis-je, c'est un homme de génie. Il ne lui manque que d'avoir écrit quelques poëmes en prose. Par ce travail délicat il aurait appris à se défier de son abondance.

Capus grisonne, jaunit, engraisse et se plaint. Il trouve déplorables les moeurs de la critique dramatique. Il ne parle pas encore de celles du théâtre.

On le dit commanditaire de Guitry, commanditaire du futur théâtre de Le Bargy.

Il est perdu pour nous. Je me sens gêné avec lui : j'ai l'air d'un reproche.

Quand je pense que je ne serais peut-être pas socialiste si j'avais pu faire trois actes !

Slaves : des gens qui écrivent entre les lignes au lieu d'écrire dessus.

J'aime : beaucoup regarder les visages des jeunes femmes. Ça m'amuse de deviner ce qu'elles seront, devenues vieilles.

12 janvier.

Au théâtre, Baïe voudrait jouer les rôles de femme de chambre : on n'a qu'à apporter les biscuits.

Bourget psychologue ! Mais lisez donc une page de Tristan ou de moi !

Une flamme brille-t-elle pour cuire un pot-au-feu ?

Un nez qui prise : une poudrière.

13 janvier.

Dans mon coeur froid, quelques rares jolis sentiments, comme des oiseaux aux petites pattes sur de la neige.

-- C'est imbécile, cette pièce !

-- Allons donc ! Si elle était de moi, vous la trouveriez très bien.

Et un appétit ! Des fois, il me semble que je digérerais mon estomac.

Pourquoi l'acteur à qui on apporte une carte ou une lettre dit-il toujours : « Qu'est-ce que ça peut bien être ? » au lieu de regarder et d'ouvrir ?

Femmes auxquelles on apporte des hommages respectueux, et on est obligé de les remporter.

Avez-vous remarqué que, lorsqu'on dit à une femme qu'elle est jolie, elle croit toujours que c'est vrai ?

-- Qu'est-ce que vous reprochez aux femmes ?

-- Je les trouve bêtes.

-- Quelques-unes.

-- Toutes ! Toutes celles avec qui j'ai causé.

-- Vous n'avez jamais eu avec une femme de conversation intéressante ?

-- Oh ! si.

-- Spirituelle ?

-- Oh ! oui.

-- Alors ?

-- Alors, ça ne prouve rien en faveur des dames, car, dans ces sortes de conversations, c'est moi qui faisais tous les frais.

16 janvier.

Rostand avait un cocher attaché à sa personne. Il était plein de pitié pour lui. Quand il soupait après le théâtre, il lui était insupportable de penser que le cocher restait, dehors, à la pluie, au froid, à minuit et plus. Ça lui gâtait tout. Alors, il lui faisait porter un grog et dire de rentrer, que, lui, prendrait un fiacre.

Une nuit, le cocher entra au café et dit à « monsieur » qu'il le quittait. Il était vexé de ne pas être pris au sérieux.

20 janvier.

Il est aussi amusant de réduire sa vie que de la dilater.

21 janvier.

A l'Oeuvre. La Giocunda, d'Annunzio. Un beau couplet sur les marbres blancs, et, encore, parce que nous croyons que, les marbres, c'est plus chic que des pierres de taille.

Derrière moi, Léon Blum, au premier acte, d'une fadeur !... donne le signal des applaudissements. A l'entracte :

-- Renard n'aime pas ça, dit-il.

-- Non.

-- C'est d'une grande beauté lyrique.

-- Je trouve ça nul.

-- Vous avez l'air en colère, dit-il.

-- Oui, à cause de votre enthousiasme.

Il me prouve qu'il y a entre nous des abîmes, que d'ailleurs je ne tiens pas à franchir.

Second acte. J'applaudis le couplet sur les marbres. Dans sa loge Mendès dit : « Que c'est beau ! » et applaudit avec sa canne.

-- Ah ! Ah ! Pourquoi applaudissez-vous ? dit Blum.

-- Parce que je trouve ça bien.

A l'entracte :

-- Oui, dis-je. Le couplet n'était pas mal. D'Annunzio, je ne le conteste pas, a le sens d'une certaine beauté plastique, mais sa beauté morale me laisse froid. Ses douleurs ne me touchent pas. Je me fiche de son sculpteur.

-- Vous vous retenez.

-- Non. Je proteste contre votre enthousiasme pour cet Italien quand nous avons un Victor Hugo qui nous donne, à chaque page, vingt beautés comme celle des « marbres ».

-- Oui, mais il faut monter jusqu'à Victor Hugo, dit-il, et d'Annunzio vient après.

-- Bien après ! dis-je. Et je lui préfère un Gautier, un Banville.

-- Non, non ! dit Blum.

-- Du moins un Baudelaire, un Verlaine.

Comme je me retourne, je heurte la canne de Blum qui en appuyait la poignée sur sa bouche. Ça lui fait très mal.

-- Vous avez des dents de cassées ?

-- Non, mais la lèvre coupée.

-- Je suis désolé ! Mais vous ne devriez pas porter ainsi votre canne.

-- C'est vrai, dit sa femme.

Puis la discussion recommence, plus aigre.

-- Vous avez lu la pièce ? me demande-t-il.

-- Non, mais j'écoute

-- C'est plein de choses délicieuses.

-- Lesquelles ? Citez-m'en une.

-- Je ne me souviens pas, dit-il. D'ailleurs, ces acteurs jouent mal.

-- Je ne pense ni ne sens comme vous, parce que vous êtes un homme intelligent, trop, et que l'homme trop intelligent est mauvais.

-- Oh ! pourquoi ? dit Mme Blum

-- Quelle niaiserie ! dit-il.

-- Pas du tout ! Pour n'être jamais pris de court, vous vous forcez à tout comprendre. Vous êtes en proie à toutes les émotions. Votre intelligence vous fait faire des choses charmantes, mais elle vous égare et l'on devine que vous diriez le contraire avec la même intelligence.

Alceste.

Si j'en crois le ruban qu'il porte sur l'épaule,
Il obtint, le premier, le mérite agricole.

Willy ont beaucoup de talent.

24 janvier.

Il faudrait faire partie d'une ligue tout seul.

Il y a des hommes auxquels il suffit d'avoir des cors aux pieds comme tel homme intelligent : ils croient par là lui ressembler.

Un protestant, c'est un homme qui s'arrête au milieu de la route.

J'ai l'esprit anticlérical et un coeur de moine.

Une espèce de monstre bouffi avec un seul sourcil pour deux yeux rouges, des cheveux comme un hérisson pommadé, une large bouche, et bouffi, et ventru, et des bagues, et pas très propre. Il croit à la guigne, aux pressentiments, au monde des invisibles, aux séries de suicides, à la fatalité, à une espèce de justice immanente.

Il va publier un livre de vers, et il me demande des noms de critiques influents. Il est las d'être regardé comme un poëte amateur.

Est-ce que Rostand, si j'intervenais, ne pourrait pas lire son recueil et dire tout haut qu'il est bien ?

Il n'a pas besoin d'argent, mais il voudrait un peu de gloire.

Il publie son livre à compte d'auteur, et il en donnera le plus possible d'exemplaires afin de n'être pas humilié parce qu'il en resterait chez l'éditeur.

26 janvier.

Ils ont été dressés, et bien dressés, par des patrons rosses. Ça se reconnaît tout de suite, et ils en sont fiers. Ils ont un peu l'orgueil du soldat qui manoeuvre bien sous les ordres d'un sale capitaine « avec qui ça barde ».

Ils méprisent un peu ceux qui ne savent pas commander.

Après un long monologue où je lui explique la vie, où il m'a écouté bien attentivement jusqu'à en avoir les larmes aux yeux, Fantec me dit, d'une bonne grosse voix de grand gars :

-- Je sors, papa. Je te rapporterai ton pot à colle.

Un pot à colle que je lui avais demandé la veille.

Un froid qui me venait de l'intérieur.

27 janvier.

Rapide comme la pensée du zèbre.

Gagner sa gloire à la sueur de son front.

28 janvier.

Le chat endormi, bien boutonné dans sa peau.

29 janvier.

Parce qu'elle est aussi grande que moi, Baïe dit qu'elle peut lire tout ce que j'ai écrit.

Mariage civil : il y a des gens qui ne se croient pas mariés.

En 1792, quand on décréta qu'il y aurait des officiers d'état-civil, il y eut des gens qui ne crurent pas leurs enfants nés.

Le théâtre amuse l'esprit : il ne doit pas le préoccuper.

30 janvier.

Certes, il y a de bons et de mauvais moments, mais notre humeur change plus souvent que notre fortune.

Je suis un sectaire, je l'avoue, et je ne respecte pas ce que je trouve idiot.

31 janvier.

Au Louvre, j'achète une « Palme » pour le poëte Ponge, mais j'ai bien soin de montrer que je suis chevalier de la Légion d'honneur.

L'ennui de faire perdre son temps à un vendeur qui ne trouve pas ce qu'il vous faut.

Quelqu'un demandait, à l'enterrement de Louise Michel :

-- Est-ce pour lui faire honneur qu'il y a tant de troupe ?

Capus est un penseur : il cite Pascal.

Moineaux au bord du tuyau de cheminée : ils n'osent pas entrer.

Un monsieur et une dame, époux, qui avaient l'air de faire le trottoir chacun pour son compte.

La beauté du pot-au-feu. Carotte, navet, oignon, clou de girofle planté comme un clou dans l'oignon, ail, laurier, poireau dans sa ficelle, feuille de céleri.

-- Oui, dit Marinette avec fierté, et tout ça bout comme un ministère.

1er février.

Prendre la température d'une femme.

2 février.

Certaines pièces vont à la centième avec une rapidité qui bouleverse l'honnête notion qu'on peut avoir du temps.

7 février.

Notre nouvelle bonne. Une fille d'ordre et d'argent. Elle a 600 francs à la Caisse d'épargne. Elle travaille chez les autres depuis l'âge de treize ans, mais, tant qu'elle n'a pas été à Paris, c'est-à-dire jusqu'à vingt et un ou vingt-deux ans, son père lui a pris toutes ses économies. Aussi, ce n'est pas elle qui leur enverra un sou.

-- Ma mère, dit-elle, n'est pas heureuse, mais elle est bête. Elle s'est trop laissé mener par mon père.

Elle est dégoûtée des enfants. Impossible de coudre, avec eux ! A chaque instant il faut aller les torcher.

Elle n'a jamais eu la chance d'être chez une femme qui lui donne ses nippes.

8 février.

Promenades avec Marinette. Un vieux avec son domestique, habillé en bourgeois, qui marche à côté de lui et un peu en avant.

Une vieille dame, l'air idiot, coiffée en mousquetaire.

Des arbres taillés qui n'ont que les os et la peau.

Cette impression brusque qu'on a de rêver. Qu'est-ce que cette ville ? Ces gens qui se promènent ? Toute la confiance qui vous soutient d'ordinaire et vous permet de vivre vous quitte.

C'est une heure de printemps.

On voit des pauvres petites femmes bien laides qui sont tout de même enceintes.

Il y a de pauvres gens qui tiennent à Paris comme si c'était un village.

9 février.

Quand Mendès n'est pas sûr de ce qu'il admire, il s'en prend aux ironistes.

11 février.

Rêve. Alors, je me sentis tout à coup l'âme d'un collégien, et je vous dis :

-- Nous avons une classe de mathématiques, ce soir. Elle m'ennuie. Je n'irai pas. Je resterai avec vous.

Oh ! votre joli sourire !

Je m'éveillai et fis de vains efforts pour maintenir votre image qui s'effaçait.

Vous avez acheté une boîte où il y avait des cerises, elles étaient jolies, mais la boîte ne faisait pas bien. Alors, vous avez mis sur les cerises le noeud de votre chapeau.

Ah ! Je ne me souviens plus. Si ! Attendez.

Et puis, je ne me rappelle pas. C'est le réveil. Vous mourez de mon réveil.

Oui, oui ! Ca ne veut rien dire, mais c'était du bonheur doux et fin comme la lumière.

Je donnerais bien des jours de réveil pour une nouvelle nuit de ce soleil-là.

Oh ! vous étiez plus jolie que vous n'êtes, plus jeune, plus fraîche, plus fine. Vous marchiez à peine, et votre voix n'avait pas de son. Seul je l'entendais.

Vous m'avez répondu par un sourire qui se fondait avec la gaieté des choses.

Je vous donne rendez-vous dans mon prochain rêve. Dites, vous viendrez ?

Je ne me souviens plus. Si vous croyez que c'est facile !

13 février.

La jeunesse, c'est l'ignorance, et je sais bien mieux qu'à vingt ans que je ne sais rien.

L'ombre d'un chat a l'air d'un tigre.

Pour tousser, Philippe se cache derrière sa main ; mais, à la veillée, quand nous causons familièrement, il met ses pieds nus sur ses sabots.

Un soleil avec abat-jour.

Eternel rhume de cerveau dans la poitrine.

Voyage à Chaumot du 16 au 20.

La nature est d'une finesse !... On dirait une esquisse de nature.

Les corbeaux sont comme des choux rouges gelés par l'hiver, et Marinette n'avait jamais vu la campagne toute blanche de neige.

Draps de lit froids, humides. On se couche avec son tricot, son caleçon, ses chaussons, sa robe de chambre, et on grelotte toute la nuit.

La rivière fume de froid.

Les villages, que ne cachent plus les feuilles, ont l'air de dire : « A la bonne heure ! On respire. »

Le poëte Ponge conférencier.

Une lampe sur la chaire, une trentaine de paysans assis sur les tables.

Il est en blouse. Il parle de la gaieté gauloise. Il lit mal des choses copiées. Eux, ils comprennent et rient. Ils comprennent mieux que moi.

Il s'arrête.

-- Pendant que je me repose, dit-il, chante-nous donc une chanson, Pierre.

Pierre en chante une où brille l'étoile de l'amour tandis qu'il cherche les lèvres d'une femme, qui sont des fruits.

Puis, Ponge lit du Rabelais, mais, à cause de Marinette, il ne continue pas : c'est trop cru.

Le poêle éteint, on gèle.

Il lit une page de moi, sans me nommer, « une page d'un auteur bien connu », dit-il. Il aurait mieux fait de me nommer.

Le poëte Ponge, qui me remercie à peine de sa palme d'argent -- il croit que j'en peux remplir mes poches au Ministère --, me dit :

-- Maintenant, ce qu'il me faudrait, c'est un bureau de tabac.

Je ne sais qui lui a mis en tête qu'il pourrait en avoir un. Un bureau qu'il louerait pour quelques centaines de francs. Ecoeuré, je me fâche et lui dis de ne pas compter sur moi.

Il aime surtout à écrire le soir quand ses enfants dorment et que sa femme veille chez la voisine.

Un diamant que les dames riches ne peuvent garder à l'oreille, c'est la goutte d'eau.

Immobilité, sommeil profond de la nature : le chant du coq monte tout droit.

-- Je ne peux pourtant pas me tuer ! dit Honorine. Ça ferait du déshonneur à la famille.

Les jardins sont semés de foetus.

On a dû lui couper une jambe. Comme elle a, au cimetière, une concession de trente ans pour son beau-père, elle y a fait déposer sa jambe.

Ce n'est pas un pied qu'elle a déjà, elle, dans la tombe : c'est une jambe.

22 février.

Aujourd'hui, reprise de Poil de Carotte.

En matinée, à Cluny, à La Femme au masque, j'avais à ma droite une vieille femme qui ressemble à ma mère. Elle écoutait la pièce comme si je l'y avais amenée, comme si ç'avait été la pièce de son fils, c'est-à-dire sans témoigner d'émotion.

Comme d'habitude, en partant, je ne lui ai pas dit bonsoir.

24 février.

Elle vient s'accouder aux fauteuils, devant moi.

-- Puisque vous ne venez pas me voir, dit-elle, c'est moi qui vous fais une visite.

-- Votre mari n'est pas là ?

-- Non.

-- Vous lui raconterez la pièce ?

-- Un peu. Oh ! Je ne suis même pas son inspiratrice. Non, ce n'est pas moi qui l'inspire.

-- Vous voulez dire que c'en est une autre ?

-- Je le crains.

-- Oh ! dis-je, je ne le saluerais plus.

-- Pourquoi ?

-- Parce que, moi, qui me suis donné pendant dix-sept ans la peine de rester fidèle à ma femme, j'ai le droit d'être plein de mépris pour un homme qui ne resterait pas fidèle à la sienne... Combien ?

-- Pas trois ans.

-- Vous le calomniez. Il travaille.

-- Oh ! En tout cas, il maigrit.

Je la regarde. Comment lui reviendrait-il ? Elle a l'air d'un pauvre parapluie. C'est très joli, une compagne intelligente, mais il faut que ce soit une femme, avec, tout de même, que diable ! un peu de ce qui est nécessaire pour faire l'amour.

Une ouvreuse vous met votre parapluie mouillé dans la manche de votre pardessus.

25 février.

L'idée prête à s'envoler comme un moineau au bord d'un toit, et qu'on retient.

27 février.

Mort de Schwob. Eclosion de souvenirs.

On se reconnaît si peu de droits au bonheur qu'on a un peu hâte que ça finisse.

La facilité avec laquelle les enfants se débarrassent des souvenirs qu'on leur a donnés.

-- Mais ce portrait de Poil de Carotte faisait bien, dans la chambre !

-- J'aime mieux quand le mur est nu, dit Fantec.

Les jours où il semble que tout le monde ait envie de mourir.

Schwob mort, on dit de lui ce qu'il méprisait quand il l'entendait dire des autres.

Il savait Villon et les contemporains de Shakespeare : on dit que sa science était infinie.

Mort, il a, dit-on, cet air en colère de certains morts qui s'en vont trop jeunes.

28 février.

Une actrice tombe à genoux, mais elle a eu la précaution de s'y mettre de petits coussins d'ouate.

1er mars.

Enterrement de Schwob. Pourquoi les hommes de lettres ne font-ils pas, de leur vivant, les discours qu'ils désirent entendre après leur mort ? Ça leur prendrait cinq minutes de leur vie, avant la mort.

A cause de Villon, il habitait rue Saint-Louis-en-l'Ile. Quelqu'un demanda à un fruitier de cette rue :

-- Qui emmène-t-on ?

-- Un poëte, dit le fruitier.

Ce qui résume assez mal Schwob.

M. Croiset fait un discours banal, mais le son de voix fait aimer ce vieux professeur.

Inquiétude d'avoir un chapeau melon ; il est vrai que Jarry a une casquette garnie de poils.

Près de la tombe, le Chinois de Schwob, habillé en civil.

Georges Hugo, l'air, déjà, d'un vieux beau qui serait maladroit à se faire une tête.

Dans un caveau provisoire on descend Schwob. Il descend, il descend jusque dans l'autre monde.

« Faites-moi un bout de conduite : ça me sera très agréable, mais, je vous en supplie, ne restez pas découverts si vous avez peur d'attraper un rhume. S'il fait beau, n'apportez pas vos parapluies. Des couronnes ? Enfin, soit, s'il y en a une de laurier.

« Et puis, ne prenez donc pas ces airs tristes qui vous enlaidissent ! Prenez garde de me ressembler !

« Et puis, ne dites donc pas que j'avais toutes les qualités ! Vous savez bien que non, mieux que moi. Surtout, ne dites pas que j'avais bon caractère. D'avoir bon caractère, ce n'est pas une vertu : c'est le vice éternel, et vous savez bien combien je détestais qu'on m'embêtât. Soyez émus, si vous pouvez, quelques-uns. Que les autres soient souriants et spirituels ! »

Et pourquoi n'applaudit-on pas à un discours funèbre ? Çà ne gênerait pas le mort, qui est sourd, et ça ferait bien plaisir à l'orateur qui ne sait que faire de ses feuilles manuscrites quand le voisin lui rend son chapeau.

Henri de Régnier me dit que Mallarmé ne comprenait pas qu'on pût écrire les mots « Dieu » et « coeur ». Dieu, dans une phrase, fait l'effet d'un caillou dans une toile d'araignée. Coeur évoque sans doute une image trop matérielle.

Feu. De bleus oiseaux de feu voltigent sur le charbon.

Un arbre tout muscles.

2 mars.

Je vis comme un vieux. Je lis un peu des journaux, des morceaux choisis, j'écris quelques notes, je me chauffe et, souvent, je sommeille.

6 mars.

Les femmes cherchent un féminin à « auteur » : il y a « bas-bleu ». C'est joli, et ça dit tout. A moins qu'elles n'aiment mieux « plagiaire » ou « écrivaine » : la rime n'aurait rien d'excessif.

Je veux faire rire : les femmes ont plus de talent que nous. Je propose de dire « madame », afin qu'elles gardent quelque chose de leur sexe.

Les Ventres dorés, de Fabre. C'est très bien. C'est du football, du théâtre extérieur, « du grand théâtre », comme dit M. Brisson, où il faut crier comme à des sourds des banalités de répétition générale. Montrez-moi l'âme d'un financier si vous voulez : je me moque de sa jaquette.

Capus : beaucoup d'esprit, un peu d'imagination, un peu de goût pour la mesure, sinon pour la vérité.

Je ne suis plus capable de mourir jeune.

Au coin de la rue de Vienne, au moment où Marthe Mellot va monter dans un fiacre, sa voilette se détache. Je m'élance. Athis, occupé à l'installer, ne me suit pas.

La voilette court sur le trottoir et va se coller aux mollets d'un monsieur. Avec ma canne je veux la saisir, mais je prends le mollet du monsieur, qui se retourne, épouvanté. Je lâche la canne. La voilette passe et se sauve. Je vais la laisser : elle s'arrête. Je cours : elle s'envole. Elle me mène ainsi jusqu'au pâtissier Doret. J'y renonce, quand elle se colle au ventre d'un monsieur qui l'attrape et me la donne.

Je reviens. Un monsieur -- est ce lui que j'ai failli précipiter sur le trottoir ? -- m'offre gracieusement, avec un indulgent sourire, ma canne qu'il a ramassée.

Marthe se tord dans le fiacre. Athis est narquois.

Elle ne remet pas sa voilette qui a traîné partout, et elle va sans doute la jeter tout à l'heure.

La vie n'était déjà pas si gaie ! La religion a fait de la mort quelque chose de terrible et d'absurde.

Un voyage d'un an ou deux au Pôle Sud rend un homme célèbre. Il est vrai qu'on peut y rester.

Il faut vingt ans à un pur artiste pour se faire un nom, et il peut y rester aussi.

Printemps : art nouveau.

7 mars.

La vie a un petit goût de liqueur fine.

Schwob : « Ne dites donc pas que j'avais trente-huit ans : j'en avais trente-neuf. Maintenant, j'ai l'éternité. »

Le petit Joseph, le petit gars de Philippe, est mort hier soir. Encore un qui se fout de l'immortalité !

Aveugles. On leur fait étudier de la musique de sourds.

« Et ne dites donc pas que j'étais toujours de bonne humeur ! Je n'avais pas une nature de cette banalité.

« Dans un journal propre, écrivez quelque page sur moi : ça fait toujours plaisir ; mais que cette page ne m'ennuie pas et soit telle que, vivant, j'aurais pu la lire sans me moquer de vous. Un peu d'esprit, et même de méchanceté, ne la gâtera point. »

[En marge : « Testament. Je le signerai, mais une croix suffirait.»].

9 mars.

Silences indiscrets des diplomates.

Regarde ! Regarde !

Tous les raisonnements ont été faits, mais tout n'a pas été vu.

Verrai-je mourir un à un tous les personnages de mes livres ?

Elle a vu un tableau représentant l'Inquisition. Elle dit :

-- Un homme couché. On lui enfonce des coins, on lui brûle les pieds, pendant que des moines lisent leurs journaux.

Hervieu n'écrit plus pour son compte personnel. Savamment et pesamment, il traduit je ne sais quel Tacite qu'il voudrait être. Il se sert de toutes les tournures de phrase qui embrouillent. Il met de l'acharnement à n'être pas clair. Si l'on avait peur de lui, cet homme-là nous semblerait très fort.

Casernes. Les autres maisons ne sont pas gardées : un concierge suffit ; et, devant celles-là qui sont pleines de soldats, on met un factionnaire pour les garder !

13 mars.

Avec ses souvenirs d'enfance, Restif me donne l'idée d'écrire les amours du jeune Poil de Carotte.

Elle trouve que la mort est une des plus grandes tristesses de la vie.

Les moineaux disent de nous : « Ils construisent des maisons pour que nous puissions faire nos nids dans les murs. »

14 mars.

Blum parle de la bonté de Schwob. Schwob était un égoïste comme les autres : qu'il me tire par les pieds, si je mens !

Dans notre affection pour un Juif, il y a un peu d'orgueil. On se dit : « Comme je suis généreux, de l'aimer ! »

Un arbre porte, à branches tendues, une bande de pigeons.

Fantec et ses idées de bronze.

Pigeons qui couchent tous les soirs aux Tuileries.

15 mars.

Le nuage laisse traîner ses cheveux de pluie.

Oui, c'est intéressant, ce que fait la mort, mais elle se répète trop.

Un homme de lettres qui serait poli, qui répondrait à une lettre, à l'envoi d'un livre, ne se croirait pas célèbre.

Le bon sens qui dispense de savoir.

Ce que le soleil peut faire d'un vieux mur pelé !

Rayons de soleil : toutes les aiguilles du temps.

Ecrire l'histoire du mois qui vient de finir. On ne reconnaîtrait personne.

Le travail est un peu une prison : que de jolies choses qui passent il empêche de voir !

Journée perdue à rêver à ce travail remis d'heure en heure. Des notes, quelques trouvailles peut-être, du superflu, pas le nécessaire

J'envie Marinette : elle a fait notre soupe.

Je n'ai rien fait. Si, seulement, j'avais planté des clous, fendu un peu de bois, semé des carottes, écrit, sur quelque sujet, quelques lignes qui paraîtraient demain et me seraient payées quelques sous ! Je n'aurais pas rien fait, je n'aurais pas perdu ma journée.

On supprime, pour travailler, les obligations de sa vie. Plus une visite, plus un repas au-dehors, plus d'escrime ni de promenade. On va pouvoir travailler, faire de belles choses, et, sur cette grande feuille grise qu'est une journée, l'esprit ne projette rien.

Hervieu fait des efforts désespérés pour mal écrire : il y arrive.

J'ai supprimé brusquement des choses que j'aimais beaucoup : les vers, l'escrime, la pêche, la chasse, la nage. Quand supprimerai-je la prose, la littérature ? Quand, la vie ?

Nuits sans sommeil, longues nuits où le cerveau s'illumine comme une grande ville. Et quel beau défilé de rêves qu'on croit vivants ! Venu le matin, ils ne sont plus. Balayeur impitoyable, le réveil a tout poussé à l'égout.

Un modéré, c'est un monsieur qui s'occupe modérément des intérêts d'autrui,

Féminisme. Oui, je crois qu'il est convenable, avant que de faire un enfant à une femme, de lui demander si elle veut.

Asseyez-vous là, et expliquez-moi la vie.

Les Japonais ont rejeté le catholicisme, ce qui ne les empêche pas de flanquer une belle pile aux catholiques Russes.

17 mars.

Un journaliste de La Patrie, col de fourrure, souliers jaunes, un tic stupide à la face.

-- Avec Jaluzot comme commanditaire, me dit-il, La Patrie est un journal stupide, mais il faut bien vivre ! Je voudrais faire du théâtre.

Il a vingt-quatre ans. Je me lève et « regrette de prendre congé ».

Je lui ai dit que les paysans se marient souvent par amour, et il imprime juste le contraire.

20 mars.

Ils se passionnent pour des grues ou pour des financiers de théâtre, et ils trouvent que l'âme d'un paysan, ça ne dit rien.

21 mars.

Dans l'ombre, il reste des hommes remarquables, les premiers, peut-être, qui se défient d'eux-mêmes et qu'on n'utilisera jamais.,

22 mars

Printemps. La fumée qui sort des toits est couleur de pervenche.

23 mars.

Au Jardin d'acclimatation. Le coeur des feuilles se déroule.

Le papa qui, à sa petite famille, annonce les animaux d'après les étiquettes qu'il lit de loin

L'énorme zébu suit sa femelle et, de temps en temps, se lève sur ses pattes de derrière et darde une longue flèche rouge qui n'atteint pas son but. Voluptueux spectacle quand on est avec une jolie femme qui rougit un peu. On va voir les phoques, parce qu'ils sont tout près, mais on regarde du côté du zébu et, du coin de l'oeil, on guette une flèche neuve.

Les panthères : frottement amoureux de tapis. Elle grogne et cherche à agacer le mâle dont la superbe indifférence l'irrite. Elle rentre dans le rocher, sort, passe devant le nez du mâle qu'elle chatouille se couche sur le ventre, puis sur le dos, et se retourne. Lui, se dresse et va s'asseoir sur elle ; mais elle fait la coquette farouche, gronde et montre ses dents. « Elle ne sait pas ce qu'elle veut », semble penser le mâle qui va reprendre sa place, collé à la grille, ennuyé, et rêveur.

L'ours s'amuse avec son plat, fait de belles galettes liquides, jaunes, et s'assied dedans.

Le cheval nain, « le plus petit qu'on ait trouvé », explique le vilain nain qui le garde. Quoique petit, il est bien fait. Le nain, une bague au doigt, est heureux d'avoir un cheval à sa taille, mais il est encore plus fier de faire aller et venir la girafe derrière sa grille en l'appelant « Paule ».

Un nain : une poire qui se serait racornie en pomme.

Tous ces oiseaux étranges donnent envie de voir un merle.

Le mâle toujours plus beau que la femelle.

Au milieu de ces oiseaux exotiques, les poules ont l'air de braves honnêtes femmes.

Au moindre rayon de soleil, un aigle se cache dans un coin d'ombre de sa cage.

Le cygne au ventre plat semble glisser sur l'eau comme sur une table. Il faut le voir filer quand un petit canard lui flanque une poursuite.

Plantes de serre : plantes à l'hôpital.

25 mars.

Toujours peur de la vie, et, quand elle a passé, je ne peux plus en détacher mes yeux.

26 mars.

La Duse dans La Femme de Claude, une pièce où Dumas fils a été particulièrement toc.

J'attendais la mélancolie souffrante, la finesse : c'est de la force, un peu celle de Guitry. Jeu de bras, jeu de mains. Une Réjane plus puissante, moins les trucs, et, à ma surprise, beaucoup d'attitudes théâtrales.

Les hommes jouent comme des hommes plutôt communs, mais vrais ; ils sont moins acteurs que les nôtres.

Cela me gêne, que la Duse aime ce rôle grossier de femme fatale. Serait-elle plus actrice que femme ?

Elle applique un bon gros baiser bien sonore sur la bouche de l'homme qu'elle veut pour amant. Du baiser silencieux où elles insistent, nos actrices ont fait quelque chose d'assez répugnant et dont on attend la fin avec quelque haut-le-coeur.

Nous voulons de la vie au théâtre, et du théâtre dans la vie.

Rire discret comme celui d'une personne qui vient de perdre quelqu'un de sa famille.

Joues en acajou.

Fantec me dit :

-- Le professeur n'était pas content parce qu'un élève, dans un devoir, avait tapé sur Dieu.

29 mars.

La Duse dans La Dame aux camélias. Dans la nuit de la salle, les uns s'énervent, les autres dorment.

Cette femme est vraiment une harmonie. Tout le premier acte est une caresse. Elle a une façon de séduire sur des coussins et de se cacher la tête dans un oreiller !...

Elle n'est pas contente. Elle trouve le public froid, la recette insuffisante, les rappels pas assez nombreux.

-- Si vous m'aimiez déjà, dites-moi, comme au théâtre, quelle robe je portais le premier jour que vous m'avez vue.

-- Est-ce que je m'occupe de ça !

Claretie, une belle vie pour un discours funèbre.

30 mars.

Jacques Richepin attrape Gregh qui, dans son livre sur Victor Hugo, n'a pas dit un mot de Jean Richepin, « le plus admirable poëte lyrique après Victor Hugo ».

Une femme dit :

-- Moi, j'adore la mythologie.

J'ai vu cinquante pièces, cet hiver. Il n'y en a pas une que je voudrais avoir essayé d'écrire.

Mendès confond « ingénu » et « puéril ».

1er avril.

Théâtre. J'y aurai peut-être dépensé le meilleur de mon indignation.

Boylesve. Je le croise. Faut-il passer, s'arrêter ? A l'effort que je fais pour m'arrêter, je glisse, et il n'en faudrait pas plus pour me casser une jambe.

-- Je vous aime et je vous admire...

Que répondre ?

Il me dit que Rebell est mort de misère au milieu de 40 000 francs de beaux livres, dont il ne voulait pas se séparer. Il avait la foi luxurieuse : il officiait.

On s'aime bien. Au revoir, jusqu'au prochain hasard !

2 avril.

Et puis, j'ai peut-être assez lu.

5 avril.

La Duse. Beauté, noblesse, intelligence. Son visage ne « se gèle » jamais. Dans la pièce de Goldoni elle a la figure spirituelle : elle ne fait pas de l'esprit avec sa figure.

Elle a de belles toilettes, mais elle pourrait faire des économies sur l'article.

Quand elle quitte la scène, elle sort : elle ne s'arrache pas.

L'envie n'est qu'une peur de voir de la beauté qu'on ne pourrait pas réaliser soi-même.

Avril.

Capus. Piégois. Une scène va aux nues ; naturellement, c'est la plus artificielle, mais, quand un acteur est violent, le public ne résiste pas : il admire, non de confiance, mais de peur.

La langue d'amour est créée depuis longtemps, la langue d'affaires ne l'est pas. Qu'un homme veuille coucher avec une femme, il trouve moyen de le lui dire, et presque tous les moyens sont bons ; il dit n'importe quoi : c'est suffisant. Qu'un homme d'affaires veuille en rouler un autre, ça se passe dans la niaiserie. Le plus fort est aussi simple que le plus faible. Quoi ! C'est ça, les affaires ? S'il s'agit d'un gogo, oui, mais c'est un banquier qui veut rouler un directeur de casino. Le banquier montre un vague papier. Guitry jette un vague coup d'oeil et dit : « Moi non plus, je ne suis pas une bête. » C'est tout. Nous avons assisté à une lutte terrible, et, si nous ne sommes pas émus...

Mendès entre dans la loge de Guitry, embrasse Capus et dit :

-- Vous n'avez jamais rien fait de plus fort ! etc., etc.

Edwards s'écroule dans un fauteuil.

-- Ah ! que je suis content ! C'est moi qui l'ai trouvé, inventé, créé, ce Capus.

Capus :

-- Foutons le camp ! Foutons ce camp qui n'a peut-être pas été foutu depuis hier soir.

Il dit à Guitry :

-- Votre chemisier est ignoble. Ses cols ne me vont pas, ses poignets ne me vont pas, ses mouchoirs ne me vont pas.

Ainsi, je viens de faire ce matin un plan de comédie dramatique, de drame, en trois et même quatre actes, qui me fait pleurer de tendresse.

C'est très amusant, de faire un plan de pièce, mais, quand il faut l'écrire, songer que c'est pour un théâtre, pour des acteurs, pour l'ignoble public, on pense à autre chose.

Ne baise jamais la main d'une femme, de peur d'avaler la bague.

La Gloriette. Voyage du 7 au 11 avril.

La nature est plutôt vert-de-gris que verte. Les feuilles des marronniers se défrisent.

Le vert tendre, et trop clair, des blés clairsemés, le vert foncé des luzernes ; et les fleurs pâles des prunelliers.

Des violettes, des pensées. La terre pense : elle a des idées de toutes les couleurs.

Chez Guitry. Les mousquetaires sont au complet, mais, tout de même, nous avons perdu contact. Un peu de lassitude, de vieillesse, circule entre nous. Et puis, Capus a beau dire : « Cette critique est étonnante ! Pour une petite pièce que je donne en fin de saison ! » il souffre du demi-succès de son Piégois.

Tristan a, comme moi, l'impression que cette pièce marque un affaissement de Capus, que la fin, trop vantée, du deuxième acte, est de Guitry, que le théâtre de Capus manque toujours d'imprévu, et que le reproche qu'on faisait déjà à Rosine reste justifié : c'est du théâtre terre à terre.

Hervieu aurait écrit quelque part, après mon interview de La Patrie, que je suis l'amer de la Nièvre. Charmant !

Guitry me montre des eaux-fortes japonaises et m'en offre. J'accepte, et je fais exprès de les oublier. Mauvais signe.

Femme. Elle pense comme une pensée de jardin : elle fleurit.

13 avril.

Ce qui nous paraît de mauvais goût, c'est ce que nous ne sommes pas en humeur de goûter. Un quart d'heure plus tard ou plus tôt, et c'était savoureux.

19 avril.

Sur la route, Honorine s'arrête fréquemment, étonnée de marcher encore.

Le jaune d'oeuf du pissenlit.

20 avril.

Elle ne pratique plus parce qu'elle a été bonne chez une dame qui recevait à sa table deux curés en civil, qui juraient, buvaient et ne faisaient que parler de leurs maîtresses.

21 avril.

André joue au poker chez Alfred, dont le père, couché sur un divan, fait un pet énorme.

André se met à rire trop fort. Alfred lui dit :

-- Pas si fort ! Vous allez froisser mon père, qui n'a plus que ce plaisir.

Mais André rit de plus en plus fort.

-- Je reconnais la voix de mon père, dit-il.

Philippe me dit :

-- C'est un monsieur qui est là, dans la cuisine, et qui demande quand il pourra vous recevoir.

Maman me dit :

-- Tu as une mine !... Tu es roulé.

Si on ne la retient pas, mais on la retiendra, elle veut venir tous les jours à La Gloriette. Quand elle reste un jour sans nouvelles, elle est inquiète à pleurer.

Elle dit toujours ce qu'il ne faut pas dire : bonne mine, à la personne qui se croit malade, mauvaise mine, aux gens qui ont peur de se mal porter.

Je ne me ferai jamais à cette femme. Je ne m'habituerai jamais à ma mère.

Elle m'apporte mes « roulées », douze oeufs de Pâques, et recommande bien à Marinette de n'en donner à personne ; ni à la bonne, ni à Philippe, ni même à Fantec et Baïe. Elle veut que je les mange tous. Ce sont douze oeufs durs : elle veut que j'étouffe.

Promenade. Ils nous disent que, cet hiver, ils ont eu des douleurs, des rhumatismes.

L'épine se fait prendre pour de l'aubépine.

Pas un brin d'herbe qui ne m'attendrisse.

Nous croisons des vaches. L'une d'elles laisse tomber de belles bouses vertes. Nous en rions comme d'un hommage, mais le vieux paysan qui les mène lui dit, à cause de nous, par politesse : « Salope ! ».

Ils disent, tâtant leurs jambes :

-- C'est les jambes, qui ne vont plus ! C'est le commencement de la fin.

22 avril.

Regarder l'homme en naturaliste, et non en psychologue romanesque. L'homme est un animal qui ne raisonne presque pas.

Le vent. On entend quelquefois le bruit de la mer, comme si elle était là, tout près.

La belle saison traversée de jours, on dirait de pensées tristes.

Maman ne dit plus : « Mon fils », mais « Monsieur le maire ». Bientôt, elle me dira vous, comme une mère de curé.

Elle dit :

-- Ma belle-fille a tant de goût ! d'ailleurs, son mari la laisse libre. Il a en elle une confiance absolue. Elle la mérite. Je ne serai plus là pour le voir, mais vous verrez comme ils arrangeront bien ma maison ! Ce sera une merveille.

26 avril.

Je comprends l'arbre, il ne raisonne pas.

Si Fantec est refusé à son baccalauréat, maman dira : « Il était trop fort : il a passé par-dessus ! »

28 avril.

Dix-sept ans de mariage ! Marinette y a résisté, et c'est ce qu'il y a de mieux dans ma vie.

Honorine : un vieux tronc d'être humain.

Si le bon Dieu la prend au mot et rend tout ce qu'elle lui demande de rendre, Marinette, au ciel, ne boira que du café : toutes les tasses célestes seront réquisitionnées pour elle.

Un peu de haine purge la bonté.

La rivière ne coulerait peut-être plus si elle savait que le ruisseau se dessèche, mais l'homme mange au milieu d'hommes qui crèvent de faim.

Il n'y a que d'un fils qu'on ne soit point jaloux.

3 mai.

Camarades comme les deux draps qui font la paire.

Quand elle revient en voiture avec Marinette, maman me jette un regard de défi.

-- Des ongles noirs jusque-là ! dit-elle en montrant les siens qui sont noirs partout.

Comme c'est difficile, d'être bon ! Et j'espère bien ne jamais y arriver.

Le dimanche soir, Philippe s'ennuie. Il remet une bride à son sabot et va planter des pommes de terre. Il promène les chiens et pleure le petit Joseph.

Acreté de leurs âmes. Figures nuageuses, bouchées.

-- Les hirondelles volent bien mal par ce vent, dit Marinette.

-- Elles volent encore mieux que toi.

Le matin, dès l'aube, elles se rincent le bec en gazouillant.

Maupassant. Le vraisemblable lui a trop suffi.

Chaque matin, les boeufs poussent dans les prés comme des champignons.

Maman. Marinette lui dit :

-- Comme vous cousez encore bien, pour votre âge !

-- J'ai bien cousu autrefois. J'aimais tant ça ! Le soir, quand mes enfants dormaient, mon plaisir était de prendre mon aiguille et de recoudre leurs affaires.

Parfois, elle lâche son aiguille, regarde Marinette et dit :

-- Ma pauvre fille, si vous veniez à tomber malade ! La nuit, je me réveille et je pense tout haut : « Pourvu qu'il ne nous arrive pas encore un malheur ! »

style. Je m'arrête toujours au bord de ce qui ne sera pas vrai.

6 mai.

Larmes sur un visage d'homme froid : grosses gouttes de pluie sur un mur.

Trois petits gars vont de porte à porte, montrant trois fouines qu'ils ont prises. On leur donne un sou, des oeufs.

Charité hypocrite qui donne dix sous pour avoir vingt francs de gratitude.

Le comique de la misère.

Ragotte. Il lui suffit de porter un fagot pour avoir l'air d'une forêt qui marche.

La dureté de coeur du riche n'est pas un gros défaut aux yeux du paysan.

La tombe : un trou où il ne passe plus rien.

Un vieux qui était dans un champ, qui avait l'air si pauvre et qui bougeait si peu, Marinette l'a pris pour un épouvantail.

J'attends qu'il nous rejoigne : je lui donnerai deux sous.

Mais c'est un épouvantail.

Elle veut se jeter à la rivière parce qu'elle a déménagé de son auberge pour aller dans une autre, cent mètres plus loin.

Je dirais à Philippe :

-- Montez donc au village prévenir que je suis mort.

Il pourrait répondre :

-- J'y vais, monsieur. Justement, j'ai besoin d'un litre de pétrole.

10 mai.

Le train, l'automobile du pauvre. Il ne lui manque que de pouvoir aller partout.

Défense aux gens de passer, comme, aux moutons, de paître sur le chaume. Je l'ai loué pour la saison à une alouette qui vient d'y faire son nid. Il y a quatre oeufs. Marinette a failli mettre le pied dessus. L'alouette s'est levée pour aller se poser un peu plus loin, les ailes encore couvantes.

Ce matin, pour lui faire honneur, je me suis levé presque en même temps qu'elle.

16 mai.

Dieu n'est pas une solution. Ça n'arrange rien.

Boeuf gâté, couché dans le pré, et solitaire. Il mange bien, mais il ne garde pas l'herbe. Elle ne lui profite pas. On va l'envoyer à Paris. Son voyage coûtera 25 francs, et on le vendra 30 ou 35 pour les fauves du Jardin des Plantes.

Plus aucun goût pour la littérature qui rapporte. Rien, que regarder la vie, et se contenter de ce qu'elle donne.

Peut-être que, si l'on perfectionnait trop sa morale, on deviendrait comme ce petit arbre rabougri que je vois par la fenêtre de mon jardin et qui ne produit même plus une feuille.

18 mai.

Sur le canal, le nez peint, le nez tricolore des bateaux plats.

19 mai.

Maupassant : un oeil, mais un gros oeil.

Il laisse l'impression d'un homme qui a une bonne grosse santé. Il s'en tire toujours. Le lecteur n'ira pas y voir.

Hé ! si, et, si je sais quelle température il faut pour l'éclosion des oeufs, l'aventure de Toine, qui est une idée amusante, me semblera fausse, parce que Maupassant insiste.

C'est un homme qui n'est jamais embarrassé. Il n'apprend rien, et la qualité de ses sentiments ne lui vaut pas notre affection. Bonjour, bonsoir. On n'a pas d'intimité avec lui.

23 mai.

Un vent ! Tous les arbres, comme des désespérés, joignent leurs branches et se plaignent lugubrement.

Le soleil se couche là-bas, comme un beau faisan doré, dans les branches.

Le poulet sur ses allumettes.

Maman demande, comme un honneur, de raccommoder mes vieilles chaussettes.

L'haleine du livre qu'on ouvre. Oh ! que celui-là pue de la gueule !

Les cloches pluvieuses.

Réservé, au départ de la vie, pour la postérité.

Un pré fauché dans son milieu, aux « enfants d'Edouard ».

Le Nord envoie ses ballots de nuages blancs au Midi.

Une vache bretonne qu'on a retirée à temps de l'encrier : elle était déjà presque toute noire.

30 mai.

Embarrassé comme un insecte qui arrive au bout du doigt.

Il n'est pas nécessaire de mépriser le riche : il suffit de ne pas l'envier.

Je me promène à l'intérieur, sur mon lac d'ennui. J'y fais de petites promenades joyeuses.

Rêve. Quand la raison va faire un tour, les fous dansent dans le cerveau.

Je dis que tout est vanité, parce que mon petit discours n'a pas eu de succès.

1er juin.

Il me semble que mon amour pour la nature l'embellit : l'herbe me paraît plus verte qu'autrefois, et, les tuiles des maisons, plus roses.

Marinette a peur que je perde le goût de la vie. Je lui dis qu'il ne faut pas confondre l'ambition vulgaire avec la joie de vivre.

-- Avec toi, dit-elle, tout s'arrange. Le taureau ne me fait pas peur. D'un geste, tu l'écartes loin de nous.

-- Marinette, lui dis-je, j'ai eu peur de la mort, et, aujourd'hui, je me vois très bien, en souriant, allongé dans un cercueil. J'ai eu peur de l'orage : je n'y pense plus. J'ai peur encore de souffrir, non de mourir, d'un coup d'épée, et non d'être tué en duel. L'essentiel, c'est que je ne te perde pas ; le reste !... J'ai renoncé à tout ce que recherche un Hervieu : je n'ai pas renoncé au principal. J'avais peur de certaines idées : je n'ai plus peur d'aucune. J'admets tout, sauf qu'on fasse souffrir l'être qu'on aime, et même, simplement, qu'on fasse souffrir. Tu m'as empêché d'être un poëte satirique. Je suis un poëte élégiaque. Je garde en moi un fond de naïveté qui est une éternelle jeunesse. Je défie tout ce qui est beau, vivant et simple, de ne pas m'impressionner.

Pauvres gens ! Il faut savoir les prendre comme des gamins, les pucer de leurs petits mensonges et de leurs hypocrisies, moucher leur nez qui pleure sans savoir pourquoi, et fermer d'une caresse leur bouche qui veut mordre, leur dire : « Parlez ! Expliquez-vous ! »

7 juin.

Certificat d'études les 5 et 6 juin. Surprise. Les deux dictées sont choisies par l'inspecteur d'académie dans les Histoires naturelles.

Une petite fille dit, dans sa rédaction, qu'elle s'est lavé les pieds avant de venir ; c'est la seule. Aucune n'ose dire qu'elle a fait sa prière le matin.

On les bourre d'orthographe. A Chitry, on leur fait faire quatre dictées par jour avant l'examen. Réponses nulles. Elles choisissent dans Victor Hugo les pièces pieuses, mais ne peuvent pas dire ce que c'est qu'une madone de pierre, ni comment s'appelle le Dieu qui s'est fait homme.

Hypocrisie, la morale puante qui s'étale dans les rédactions : ma bonne mère, ma bonne maîtresse qui s'est donné tant de mal pour me préparer à l'examen.

Naïveté : je serai reçue, puisque je suis la première sur six.

Une petite fille ne me prend pas au sérieux et écrit mon nom sans lettre majuscule.

Indulgence coupable pour les élèves des Soeurs, mais on veut faire le généreux. C'est l'injustice à rebours dont parle Renan.

9 juin.

Le moineau : un petit oiseau délicieux qui ne chante pas.

Pitié, oui, oui ; mais, ce que tu ne dis pas, c'est leur saleté.

Le locataire dont tout l'orgueil, toute la dignité humaine, est de payer exactement.

Il ne faut pas trop bien recevoir les visites : on aurait l'air de s'ennuyer.

J'ouvre ma fenêtre à la mouche qui bourdonne désespérément contre la vitre.

-- Quelle bonté !

-- Non, je vous assure. Elle m'embêtait.

Lucienne dit de la maison du Paul, son frère :

-- Il faut qu'il mette une femme là-dedans. Sans une jeune mariée, ce serait vite dégoûtant.

Le Transigeant.

Le chêne qui se renouvelle a l'air d'un petit vieux.

Réaliste, oui, mais la réalité est partout.

Ils reniflent encore de la servitude. Le château fume, les volets de la salle à manger sont ouverts, M. le comte arrive. On va sourire et faire le dos rond, et déjà les chapeaux ne tiennent plus sur les têtes.

Comme c'est la fête patronale, j'ai dit au garde de faire sa tournée le soir et de ne pas ménager les ivrognes. Le premier qu'il rencontre est son père.

-- C'est comme ça que tu me fais affront ! dit-il.

L'autre, qui ne dessaoule pas depuis deux jours, lui dit :

-- Je t'em...

Il résiste et ramasse une pierre, manque son coup, se jette sur le garde, lui griffe la joue.

-- Je l'aurais mené au poste, dit le garde.

Il n'y en a pas. A la mairie, ils briseraient tout, dans une grange, ils flanqueraient le feu.

10 juin.

Marinette s'accoude à la rampe du petit pont.

-- Oh ! le joli balcon ! dit-elle.

Par le ruisseau, un flot de soleil couchant semble venir à nous. Il y a, de chaque côté, de mystérieuses grottes faites de racines et de branches. Le ruisseau passe entre ces vertes demeures comme une rue dans un village.

17 juin.

A un vieillard qui se sentait mourir je demandais d'un petit air gai : « Ça va bien ?

-- Pas trop bien. » me répondit-il.

A Paris. On reçoit des compliments.

-- Oh ! vous avez assez de talent pour vous permettre de ne pas aimer la musique.

Gueules de larbins sur les portes. Ils sont, en morte-saison, propriétaires de Paris.

Capus, ses articles au Figaro sur le théâtre. Il a bien tort de parler de ce qu'il connaît.

Nous sauvons une fourmi avec un brin de paille, et, si elle retombe, nous disons que c'est une ingrate.

Postillons : intempéries du langage.

Je sens que je serais patriote en cas de guerre.

Pâle comme un mur au clair de lune.

Les défauts de nos morts se fanent, leurs qualités fleurissent, leurs vertus éclatent dans le jardin de notre souvenir.

19 juin.

L'ombre du soleil de midi grande comme un petit chien à nos pieds.

20 juin.

Un ciel d'un bleu de blouse paysanne.

L'institutrice a retenu, après la classe, trois petits gars qui ne savaient pas leur leçon.

Marinette, déléguée cantonale, leur dit :

-- Ce n'est pas bien.

Tous trois se mettent à rire, le nez au joint de leur livre.

-- - Pourquoi riez-vous quand on vous fait un reproche mérité ? Oh ! que c'est mal !

Ils éclatent de rire. On ne voit plus que leur dos tout secoué.

-- Vous croyez, madame dit l'institutrice, que ce n'est pas à décourager une sainte ? Allez-vous en, dit-elle aux petits. Vous me feriez perdre patience.

C'est alors seulement que les trois petits gars, libres, se mirent à pleurer.

-- Le bon Dieu n'est pas raisonnable, dit Philippe.

Celui qui nous aime et nous admire le mieux, c'est encore celui qui nous connaît le moins.

21 juin.

Chariots de foin comme des saules en marche.

Gosses qui jouent à se traîner dans un chariot aussi mal fichu que la Grande Ourse.

Après une rêverie sur le banc, s'endormir les yeux pleins d'étoiles.

Parfois, je traverse de mornes petits déserts où je ne trouve pas une note à prendre.

Je me rappelle cette odeur spéciale que j'ai sentie à la mort de mon père. Elle me revient chaque année, à la même époque. Je finirai par croire que c'est le goût de la mort.

Je m'aperçois que c'est l'odeur des roses fanées dans leur vase.

Mon père est mort en juin, dans la saison des roses.

Inclinés par le vent, les joncs me saluaient doucement de l'épée.

Le travail est un trésor : je le sais par contre-épreuve.

Pour prouver qu'un puits est dangereux, il se jetterait dedans.

24 juin.

Affaire du Maroc. Ça ne s'arrange pas vite. Jaurès m'inquiète par son accent de patriotisme. S'il le faut...

Je regarde mon livret. Il me dit qu'en cas de mobilisation il faut attendre un nouvel ordre. J'attendrai. On a moins peur de la guerre à quarante ans qu'à vingt. A vingt ans, le patriotisme est imposé ; à quarante, il est raisonné.

Oui, la guerre est odieuse ! Oui, je veux la paix, et je lâcherais tous les Maroc pour vivre en paix.

Si, tout de même, les Allemands prenaient cette soif de paix pour de la peur, s'ils s'imaginaient qu'ils vont nous avaler d'une bouchée, ah ! non.

Au fond, je tiens plus à la paix qu'à la vie.

On marcherait, et bien, je vous jure !

26 juin.

Jammes, un joli poëte qui fait le petit garçon.

A quoi bon des objets de souvenir, et même des photographies ? Il est doux que les choses meurent aussi, comme les hommes.

Lu quelques pages de Stendhal sur Bourges, Mémoires d'un touriste, tome 1. Je finirai peut-être par rougir de mon ignorance. Stendhal m'amuse, mais, pendant mon année de volontariat à Bourges, je n'ai pas regardé la cathédrale. Quant à l'hôtel de Jacques Coeur, bien des fois j'ai passé devant, au pas accéléré, pour aller prendre le train de Paris. Je n'ai tout de même pas envie de refaire une année de service militaire.

Stendhal dit qu'à son arrivée à Bourges il se sentit étouffé par le sentiment de la petitesse bourgeoise. Je n'ai d'ailleurs pas senti ça non plus.

Un ciel tout dépeigné. Un horizon chaud et rouge comme une tuilerie. Des nuages brûlés de soleil, desséchés comme le sable, striés, en poudre.

Libre penseur. Penseur suffirait.

Le plaisir de ne travailler que le dimanche.

Borneau s'est fâché avec Mougneau à propos d'un puits commun.

Ils s'étaient entendus pour le faire curer : Borneau a fait le travail. Venu le moment de payer, : Mougneau dit qu'il n'a rien promis. Il devait 11,75 F. Juge de paix. Feuille de 0,60 F pour Borneau.

-- Enfin, dit le juge de paix, Mougneau, offrez quelque chose.

-- J'offre cent sous.

-- Acceptez-vous, Borneau ?

-- Si j'accepte ! dit Borneau. J'accepterais s'il les mettait là, mais il n'est pas capable d'avoir cent sous dans sa poche.

-- Ah ! tu crois ça ? dit Mougneau. Eh bien, malin, tu te trompes : les voilà !

-- Et j'étais bien content de les prendre, dit Borneau.

28 juin.

Le touriste assis dans un fauteuil.

Les porcelets ne se trompent jamais sous le ventre de la truie, et chacun reconnaît, dès le premier soir, la mamelle qui est à lui.

Une soirée d'une douceur !... A qui pourrais-je bien demander pardon ?

Il rentre du travail dans sa voiture à âne. C'est petit, presque un attelage de cul-de-jatte.

-- Couvrez-vous donc !

-- Oh ! monsieur, j'ai bien assez chaud.

Il pose son chapeau au fond de sa voiture. Nous causons.

Il a, collées à la figure, de petites larmes de plâtre. Quelques-unes plus fraîches, sont d'aujourd'hui sans doute. Les autres sont d'hier ou de lundi, premier jour de la semaine.

Je les reverrai toutes demain.

Cerveau vide comme l'arche du pauvre.

Sans son amertume, la vie ne serait pas supportable.

Juillet.

De la Paresse! Ah ! il faudra bien que je l'écrive, ce livre-là ! Le sot qui sent sa sottise n'est déjà plus si sot, mais le paresseux peut connaître sa paresse, en gémir, et le rester.

La trogne du curé sous le dais, avec son miroir à alouettes.

Bourgeois de Clamecy. A Bourges, Stendhal se crut étouffé par le sentiment de la petitesse bourgeoise. Il n'est pas venu à Clamecy !

Je n'ai pas déjeuné au champagne, chez des gens qui seraient charmants si l'on pouvait penser comme eux.

-- Mademoiselle peut-elle aller voir telle pièce ?

-- Toutes, madame.

Et ils rogneraient vite. Au milieu du repas, on a une envie folle de s'en aller.

-- J'ai déjà remarqué que mon mari et monsieur Jules Renard ne s'entendent pas toujours.

-- Nous n'avons pas quatre idées communes !

-- Ça ne fait rien, dit-il. Le fond est le même.

-- Et, pourvu qu'on soit sincère !... dis-je lâchement.

Je me rattrape en laissant passer des plats.

Mme la sous-préfète : une beauté de province. Cheveux, yeux, dents, tout cela est de première force pour le noir, l'éclat et la blancheur. Elle sait toutes les positions de l'arrondissement. Nul ne peut mieux qu'elle dire si telle famille est au-dessus ou au-dessous de ses affaires, et s'étonner que ce fonctionnaire, par exemple, ait cheval et voiture. Pourquoi ? Il ne gagne que tant, sa femme ne lui a apporté que tant, etc.

Je dis soudain que j'ai une petite course à faire. Ce n'est pas poli, mais c'est « grand homme ». Au fond, ils voudraient être artistes. La curieuse demoiselle, ancienne actrice, qui est dans la misère, qui donne des leçons de chant à leur demoiselle, qui danse dans le menuet à plus de soixante ans avec de gros souliers, qui rit toujours, qui égaie tout le monde quand on l'invite (pour ce qu'elle mange !), les force à l'admiration.

A Clamecy, petite ville prude, on fait pipi à un angle de l'hôtel de ville. Pas une plaque de tôle derrière soi, et tous les bourgeois dont la fenêtre donne sur la place peuvent, un coin de rideau soulevé, reconnaître à son dos le monsieur qui pisse.

Tous très polis. Je passe toujours le premier ; ce doit être par ordre de mérite.

M. Nolin me demande, avec une voix sourde de notaire et des excuses pour son arrivée tardive, si je veux devenir membre de la Société scientifique et artistique de Clamecy. A son troisième mot, je dis oui. Il continue.

Chariot : une belle chevelure de foin, avec la raie de la perche au milieu.

Les lys ne sont pas beaux longtemps. L'orage arrive vite qui les renverse et les meurtrit dans la boue. Quand on les relève, ils ont l'air godiche.

Si tu crains la solitude, n'essaie pas d'être juste.

Soleil couchant. Là-bas, entre l'horizon et le large nuage rose, un espace bien pur. On dirait la mer. Un petit nuage semble un bateau, des arbres, une caravane de chameaux arrêtés par la mer.

Je ne me lie avec personne à cause de la certitude que j'ai que je devrai me brouiller avec tout le monde.

5 juillet.

Maman s'écrie :

-- Dix mètres d'étoffe ! Oh ! ma chérie, c'est trop, mille fois trop ! J'en avais bien assez de neuf mètres.

C'est peut-être parce que le chardon pique qu'il ne craint pas la sécheresse. Il ne faut pas être trop indulgent : un peu de haine protège.

Tout ça, ce n'est pas du travail : c'est des vacances indéfiniment prolongées.

On m'appelle pour les distributions de prix à dix lieues à la ronde. J'ai une réputation comme un rebouteux.

Méduse, c'était la pauvreté

Le peuple n'est pas le public.

Les moutons font un bruit de jupes.

Je te préviens que le peuple sue, fume, crache, se cherche dans le nez, se rogne les ongles avec son couteau. Par délicatesse, tu n'oseras rien dire, mais auras-tu le coeur assez solide pour rester ?

Maman voudrait un peignoir avec des manches courtes, comme celui de Baïe.

En petite fille, elle veut montrer à Marinette un ourlet qu'elle vient de faire, pour savoir si elle ne s'est pas trompée.

Ils ne me trouvent pas très fort. Ils ne feraient pas de moi un conseiller d'arrondissement.

La vie émouvante d'un arbre qui s'agite désespérément pour faire un pas.

Ils ne changent pas à la fois les deux draps du lit. Ils ôtent celui du dessous, mettent à la place celui du dessus, et un neuf à la place de ce dernier.

Ils ont des draps trop courts.

-- Les pieds passent, dit Ragotte, et suent sur la couette.

Elle s'étonne de la longueur de nos draps : ça fait bien du linge de perdu.

« Comité républicain radical. » En voyant la formule sur la carte rouge, je n'ai même pas pensé à demander qu'on mît « radical-socialiste ».

L'ouvrier va aux réunions politiques, le bourgeois, aux conférences.

Un Prégermain, d'Epiry, s'adresse constamment à moi et me donne mille coups du bout du doigt au revers de mon veston.

Quand le peuple ne subit pas, quand il veut discuter, c'est l'épaisse poussière de la bêtise qui s'élève. On lui fait des discours, on ne cause pas avec lui.

Ragotte ne demandera jamais rien aux deux enfants qui lui restent. Ils ne ressemblent pas aux deux qui sont morts : elle ne sait pas avec quoi ils sont faits. Les deux autres étaient tout pareils au père et à la mère, mais, ceux-là, non.

19 juillet.

Lent comme une vieille femme qui vous apporte une dépêche en montant un escalier.

20 juillet.

Aller de bon matin au-devant du soleil à l'horizon.

La joie de l'oeuvre finie gâte l'oeuvre qu'on commence : on croit encore que c'est facile.

Honorine couche tout habillée et s'enroule dans la couette, comme un chien.

La beauté d'un dé percé par l'usure.

27 juillet.

Ragotte et sa voix de messe basse tout au fond du jardin.

L'absence des êtres aimés nous habitue à leur mort ; elle fait bien voir comme on se consolerait vite !

La belle page écrite par l'arbre ne dure qu'une saison.

Wilde, dans son De Profundis, nous donne le regret de n'être pas en prison.

Je ne veux plus marcher que quand j'aurai des ailes.

31 juillet.

Incendie du vendredi 28 juillet, à trois heures du matin.

Borneau va mieux. Il rit, tout fier d'avoir échappé au feu du ciel, tout fier aussi d'avoir été presque foudroyé.

-- Je me suis jeté à quatre pattes, dit-il, pour courir dans la rue.

Déchirure fracassante du coup de tonnerre.

-- N'aie pas peur ! dis-je à Baïe.

Lucienne appelle Philippe, son père. Par la porte, je vois Chitry en feu. On s'habille. Lanterne pour moins voir les éclairs. Gens sur les portes, dans les rues. Des hommes redescendent.

-- C'est chez Borneau ! disent-ils.

-- Et Borneau ?

-- On l'a sauvé, mais la Mougneaude a voulu rentrer pour prendre son édredon, et elle y est restée.

Ah ! Et les pompes ? Pas d'eau. Cris. Une échelle. Tous les hommes à la chaîne.

Il fait déjà jour. Ma lanterne allumée, que je porte du jardin à la cour, doit me rendre ridicule.

Il y a ceux qui veulent se distinguer et sont beaux à voir sur le toit. Il y a les goguenards qui se défilent.

L'orage recommence,

Ceux qui ne se distinguent pas par le courage veulent, dans leur récit, se distinguer par la peur : jamais ils n'ont eu et jamais personne n'a eu peur comme ça !

La Mougneaude sur son lit, vieille, presque morte, noire de suie, suante, respirant à peine.

-- Otez la chemise ! Coupez, coupez ! Qu'est-ce que ça fait ? Frottez avec de la laine, de l'eau chaude, non : froide.

Maman en verse un plein pot sur la laine.

Cuiller entre les dents. Je cherche la langue, je la pince, impossible de l'attraper. Le mouchoir. Mouvement des bras. Le vert des dents. Le corps blanc de cette vieille femme.

Elle va s'en tirer.

Le curé arrive, met sa blouse blanche, lit ses prières et débouche sa fiole d'huile pour l'extrême-onction. Je ne me découvre pas, mais je sors.

Tandis que nous la ranimons, il l'enterre.

Honorine dit que le feu du ciel l'a jetée sous son arche.

Le paysan veut être éloquent dans la douleur. Mougneau poussait des cris comme une pleureuse classique.

De son poulailler, des poules se sauvaient, en feu.

Août.

Cousine Nanette dit de Borneau :

-- Le feu du ciel a brûlé sa maison parce qu'il avait dit à Jules de le faire enterrer civilement.

8 août.

Le 6, prix à Châtillon-en-Bazois.

-- Eh bien, me dit le sous-préfet, il est très gentil, votre petit discours. Seulement, il n'y a pas de clous dorés à votre fauteuil. J'ai regardé : ils sont argentés.

-- Vous devriez prendre la parole, monsieur le sous-préfet.

-- Je ne suis pas venu officiellement, mais invité par M. Léger, maire. Oui, je prendrais bien la parole, mais pour quoi dire ? Vous avez tout dit.

-- Trop aimable. C'est égal, vous auriez dû mettre votre uniforme. Cette petite fille que vous embrassez aurait gardé de vous un souvenir éternel, tandis que, avec votre redingote, vos gants blancs et votre chapeau à claque, vous ne resterez pas dans sa mémoire.

-- C'est juste.

Lui et l'inspecteur d'académie, ils ont des figures comme si je leur avais volé la place.

-- Je croyais, dit Léger, qu'il y aurait plus d'hommes. Je suis un peu déçu. Ils ont peur. Le château les surveille, et ceux qui viennent sont notés.

-- Moi, je trouve qu'il y a bien assez de monde.

-- Oh ! il y en a tout de même beaucoup.

-- Comme d'habitude, dit Mme Léger. Tous les ans, c'est la même chose. Les enfants sont si heureux d'avoir leur prix que, quand ça dure trop, ils s'ennuient.

-- Le discours ?

-- La distribution, dit Léger. Veux-tu me communiquer ton discours ? Mon adjoint voudrait en parler dans le journal.

-- Oh ! merci ce n'est pas la peine. Tu sais, ces choses-là imprimées...

-- Oui, ça ne signifierait plus rien. Je n'insiste pas, dit Léger.

-- On connaît plus Poil de Carotte que vous, me dit le maître d'école.

-- Oui ! Il a pris ma place.

-- Vous l'avez écrit pour ça.

C'est le seul compliment que j'aie reçu.

Léger, qui a été avec moi chez M. Rigal, à Nevers, me dit en tout et pour tout :

-- Tu as la voix forte.

9 août.

Saint-Saulge. La vie émouvante. Une vieille dans ses pommes de terre.

Une maison de paysan. Pourquoi est-elle là ?

Une perdrix se brise l'aile au fil du téléphone.

La gueule du Nivernais quand, d'un revers de main, il s'essuie la bouche.

Une petite ligne mal faite où, à chaque détour, un disque vert fait peur à la locomotive, qui s'arrête.

La beauté d'un pré immense où les boeufs semblent en liberté et qui n'a pour limites que le bois.

Clochers aigus sur une butte. Trop de confiance en Dieu, corrigée par la foudre.

Des bois où un garde de belle allure met une jarretière rouge aux arbres.

Prends garde ! Le bonheur qui déborde éclabousse le voisin.

La liberté a les limites que lui impose la justice.

14 août.

Vézelay, grande impression, sauf l'église de la Madeleine : je me réjouis qu'elle ne me dise rien. Mais quel passé ! Cette dynastie de moines...

Sur la terrasse, les vieux arbres hachés à coups de foudre. Une vieille dame à cheveux blancs y fait de la dentelle.

Un cycliste, qui descendait la grand-rue à toute vitesse, s'étale sur la place. On le croit mort. Il se relève, pâle. Son père lui dit :

-- Tu ne vas pas te trouver mal, j'espère ?

Judic, aimable et timide. Le matin, de 5 à 7, fait sa promenade quotidienne. Elève des souris pour l'Institut Pasteur. Fait de la sculpture et de la peinture.

-- Ah ! dit-elle, si je savais dessiner !...

-- C'est très bien, madame, mais je ne suis pas connaisseur.

Un monsieur au nom polonais leur a installé l'électricité, pour eux seuls. Dubrujeaud a un furoncle, et Judic lui demande s'il s'est excusé d'avoir une chemise de nuit.

Il fait du roman feuilleton : deux cents lignes tous les matins. Ça rapporte, mais il était né pour fignoler des vingt-cinq lignes. Lui aussi !

Il a eu assez de la gloire quand il s'est aperçu que le contrôleur, dans les théâtres, lui disait : « Ah ! monsieur Dubrujeaud ! » et se dressait sur son siège.

Heureux, il regrette seulement de n'avoir pas toujours le billet de mille à offrir à l'ami « resté en arrière ».

Notre arrivée. Instant d'angoisse. Sur la foi d'un écriteau : « Ferme des Nids », nous grimpons par le potager vers une maison sans aspect. Personne.

-- Ils sont à la gare.

-- Mais il n'y a pas de meubles ! Ce doit être plus loin.

Nous allions vers quelque atelier ou remise quand un grand jeune homme nous dit : « Je suis le fils de madame Judic », et nous emmène, de l'autre côté de la route, vers la vraie maison, toute meublée de souvenirs.

Je reconnais le froid « Oh ! que je suis contente ! » des artistes qui reçoivent un auteur.

Elle déteste Mme de Sévigné.

-- Ah ! dit-elle, enfin, en voilà un qui...

-- Mais non, madame ! Je plaisantais. Elle a bien plus de talent que George Sand.

-- J'ai lu dans les journaux que vous aviez une pièce chez Guitry, et je pensais qu'il y avait un rôle pour moi.

-- Je voudrais bien, madame. Ça prouverait 1° que je serais joué chez Guitry ; 2° que je le serais par vous ; 3° que ma pièce serait faite.

On s'en tire comme on peut.

Le gros chien qui est bien fidèle, mais qui pue, le perroquet peint comme un Huron et terrible à voir quand il casse une noix ; n'aime pas les étrangers.

Dubrujeaud a sur sa table un buste de Dumas fils, qu'il a reçu après un article sur Francillon.

La déconfiture de Jaluzot qui voulait augmenter le prix de nos confitures.

17 août.

Le seul homme de Chitry qui veuille bien casser des pierres à la tâche. Trois ou quatre coups de masse sur celle qui est sous son sabot ne l'entament pas.

-- Il y en a qui sont « malines », dit-il.

-- Oui, mais vous êtes aussi malin qu'elles.

-- Je suis malin, mais dans un autre sens.

-- Vous avez pourtant une bonne réputation.

-- Je me fâche souvent contre les pierres qui me résistent. Je crie tout haut. Ça me donne de la force, et je les réduis en poussière.

Distribution des prix à Chitry. M. Roy, l'instituteur, un brave homme. Il chante faux comme une vieille horloge, mais il apprend aux enfants à chanter. Il ose à peine battre la mesure, mais on sent qu'il le fait avec un coeur !...

Puis des gosses récitent une fable et disent ainsi le dernier vers :

Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus La fontaine.

Deux autres récitent ensemble le même morceau : on dirait deux petits ânes attelés sur le canal qui tirent quelque chose. Puis, discours ému pour remercier « monsieur le maire ». Je lui serre la main, et je parle de source, après avoir écrit mon allocution.

Livres qui sentent la colle, couronnes d'un vert de bouteille.

Il y a eu de vieux instituteurs comme M. Roy : il n'y a plus que lui.

18 août.

Il faut que le socialisme descende du cerveau jusqu'au coeur.

Le singe : un homme qui n'a pas réussi.

Philippe, qui a vu l'église de Saint-Père, près de Vézelay, dit :

-- Il y a même des sculptures qui ne sont pas mal faites.

Patrie. Personne ne change de pays pour la beauté d'un paysage.

Il n'y a plus de glui, et une couverture neuve en paille coûterait plus cher que de la tuile ou de l'ardoise, mais la paille est la meilleure couverture. Elle est chaude, l'hiver, fraîche, l'été, et c'est elle qui conserve le mieux le grain.

On ne me demande de mes nouvelles que pour avoir le droit de me raconter tous ses malheurs.

Ici, il n'y a guère que les portes de granges qui gardent quelque temps leurs opinions politiques. Electeurs et candidats les ont vite oubliées.

21 août.

Le comité républicain du 20 août. Pas le moindre salut au comité provisoire. Quand j'arrive, les trois hommes politiques s'installent au bureau. Quelques-uns demandent pourquoi je n'en suis pas.

M. d'Aunay. Sa petite tête de fruit confit, à cheveux blancs et à moustache noire, si ce n'est le contraire : je ne sais plus bien. Gilet blanc chou rouge à la boutonnière. Grêle silhouette de diplomate. Place avec des temps, des sourires, des pauses, des reprises, un excellent discours pour le peuple, cent fois récité par coeur, où jamais une idée neuve n'est venue troubler la banalité d'un style officiel. Sur la table, des feuilles où de temps en temps il jette un coup d'oeil : ça donne au discours quelque chose de neuf. Parfois, un mot dit par coeur est l'opposé de celui qu'il eût fallu. Parfois, il se reprend. « Gambetta... Waldeck-Rousseau... Le Sénat plus républicain que la Chambre... La commission dont je fais partie... Nous allons pouvoir nous occuper des questions sociales... La paix, mais la guerre... Les guerres économiques... » Succès à chaque période. Quelques ratés.

Puis les présentations. Il tapote la joue d'un jeune facteur, qui est heureux comme s'il venait d'embrasser une jolie femme. Il dit à un autre : « Attendez donc ! Je me rappelle », regarde la pauvre figure paysanne de loin, comme un bibelot, avale tout. Un pauvre, en jaquette, lui dit :

-- Vous n'avez pas tenu votre promesse, mais, quand monsieur Clemenceau viendra, je lui dirai de vous attraper.

-- Il y a quinze ans que vous me promettez ce bureau de tabac, dit l'autre. Moi, j'ai eu seize enfants. Je connais monsieur Piot : c'est mon ami.

-- C'est aussi un de mes bons amis, dit le sénateur.

-- Eh bien, alors, pourquoi que vous ne me le donnez pas, mon bureau de tabac ?

Discussion entre lui et moi à propos de Jaurès et de Clemenceau. Des pauvres diables attendent et doivent me maudire.

-- Jaurès est mal renseigné, dit-il. Il n'a pas étudié ces questions-là.

Son procédé de discussion, c'est de dire : « Les Etats-Unis ? Je les connais très bien. Je connais très bien les socialistes allemands. »

-- Mais Guillaume est peut-être un imbécile.

-- Du tout, du tout ! C'est un homme très intelligent : j'ai causé avec lui.

Mougneau. Sa joie de déterrer, dans les cendres de sa maison, un vieux fer, un outil pas brûlé. Il n'a jamais eu de pareilles joies quand il l'habitait.

La truie et ses mamelles bien rangées comme des petits pots.

C'est en été que les sources seraient le plus fraîches, si elles ne tarissaient pas.

Par les temps secs la vache mendie sur le bord de la route, mais elle rapporte fidèlement à l'écurie son pis plein de lait.

L'animal chemin de fer apparaît dans nos campagnes.

23 août.

Ragotte ne sait pas laver dans un baquet. Elle fait un voyage pour laver un torchon à la rivière, dans l'eau qui court.

Aller a la messe et laver à la rivière, deux vieilles habitudes sacrées.

-- Je ne m'occupe pas de politique.

-- C'est comme si vous disiez : « Je ne m'occupe pas de la vie. »

Leur fille est morte dimanche et a été enterrée mardi.

Lui, toute la journée du lundi, il a battu au fléau. Elle, elle n'a pas l'air d'une femme qui a perdu sa fille : elle a l'air d'une femme qui, deux fois par jour, matin et soir, a ses quatre vaches à tirer.

Est-ce qu'ils ont du temps à donner à la douleur ?

-- Premier prix au Concours général...

-- Oh !

--... de pêche à la ligne.

3 septembre.

Ils ne disent pas « écrire », mais « marquer ». « Je lui ai marqué ça sur ma lettre. » C'est bien plus exact.

L'éclusier se plaint de son isolement. Pas de congé, pas d'argent. Il faut être là dix-huit heures par jour, que les bateaux passent ou ne passent pas. Et qu'est-ce que c'est donc, un petit éclusier ? Personne ne le regarde. S'il rencontre un instituteur (un instituteur, c'est pourtant un petit fonctionnaire comme lui), l'instituteur ne s'aperçoit pas qu'il croise un éclusier.

Le pécheur manque plusieurs fois un poisson et dit :

« Est-il bête ! »

Cochon : toute cette saleté sur fond rose.

Les nuages s'ouvrent comme une draperie sur la toile de fond de l'azur.

Un beau cri bien poussé résonne à travers les temps.

Le peuple, ce roi fainéant.

Nuages touffus comme des chênes.

-- Moi, je suis de la vieille école, dit le cantonnier.

Un sourire, et il achève :

-- De l'école qui ne sait pas lire.

L'âne avec sa voix d'automobile.

Fantec me raconte :

-- J'ai dit à M. Montagnon, à Nevers, pour visiter sa faïencerie : « Je suis le fils de Jules Renard. » Montagnon m'a dit : « Ah ! oui, le pharmacien de Clamecy !-- Non !-- Ah ! oui, le capitaine !-- Non !-- Ah ! oui, le lieutenant de marine !-- Non ! L'homme de lettres. -- Ah ! oui, celui qui a fait des petits romans qui ont eu assez de succès. »

Ils connaissent un cousin du frère de Dufayel et je ne sais quel parent du nouveau directeur du Printemps.

Famille. La recevoir du bout des lèvres, du bout des doigts et, enfin, du bout du pied.

20 septembre.

Tillier. Fête. Notes.

Le ministre suce un raisin et écoute les éloges qu'on lui casse sur la tête. Séparation. Pas un mot de Briand.

L'un n'a pas eu de haricots verts, l'autre, pas de salade. C'est tout ce qu'ils retiennent du banquet.

Trois présentations : comme maire, comme membre du comité républicain de Corbigny, comme orateur du comité Claude Tillier.

-- Monsieur Jules Renard ? Je vous connais. J'ai vu une pièce de mairie signée de vous. Vous êtes maire de Chitry ?

-- Oui. monsieur le ministre.

-- Nous avons, nous aussi, un Chitry dans l'Yonne.

Un convive m'appelle Jean.

Un autre me dit :

-- Ils comptent sur vos discours. Si, si ! ils comptent que vous allez les faire rire.

Pas d'accord, même sur la manière de prononcer le nom de Tillier.

-- On a dilapidé les fonds du comité ! affirme le poëte Ponge.

Le mépris d'un chat pour un veau qui le poursuit dans un pré.

Guitry a mis Auguste et Emilienne à la porte du Breuil. Emilienne s'est vengée en disant :

-- Il n'a pas le sou : il ne fait qu'en demander au Crédit Lyonnais.

Ayant perdu son oncle, il pleurait, pleurait ! Pour le consoler, Tristan lui dit :

-- Ça ne durera que quelque temps.

-- Combien ?

-- Oh ! trois semaines.

-- C'est énorme ! dit l'autre, qui se rejette dans ses sanglots.

Guitry. Marius, son chauffeur, lui fait faire un détour de 400 kilomètres, ouvre la porte de l'auto, puis celle d'une cabane, et dit :

-- Il faut pourtant que je vous montre ma mère !

Allais demande un timbre, couleur bleue et bon teint :

-- C'est pour aller loin, dit-il.

-- Nous allons, dit Guitry, faire quelques raccords à la pièce de Capus.

-- Tant mieux ! dit Allais. Je ne connais pas la pièce, mais elle en a largement besoin.

Chez Curel. Guitry voit venir à lui un beau lièvre.

-- Veux-tu t'en aller, salaud ! crie Guitry.

Curel arrive et l'engueule.

-- Mais, dit Guitry, je n'avais que des chevrotines !

-- Vous trouvez que ce n'était pas assez gros ?

Parler à Dieu et lui dire « mon vieux » : on s'entendrait très bien. Guitry me dit de La Gloriette : « Votre hectare de tuiles. »

Pêcheurs.

-- Mon bouchon a remué, dit l'un.

-- Vous avez de la veine ! répond l'autre, glacial.

Guitry. Une dépression. Il se marque, et il y a de ses histoires que j'ai trop entendues. Il n'y ajoute plus que de la longueur. Je lui dis parfois : « Allons ! ne mentez pas ! » Et ça le vexe : il a un petit sourire rentré.

Il avait déposé sa bonne amie à l'hôtel Cahouet, à Corbigny.

-- Qui est-ce ?

-- Je ne sais pas, dit-il.

-- Il fallait l'amener.

-- Elle dort à poings fermés, comme un enfant.

Avec Tristan ils ont bien ri parce que, la première enseigne qu'ils ont lue, c'est Paul Cocu.

Trop vite, l'auto. Tant de jolis paysages où l'on ne s'arrête pas ! On laisse des regrets partout.

A Vézelay, ils n'ont pas vu la terrasse. Ils imaginent ce que dirait Mirbeau : « Une ville morte ! Plus que cent habitants ! Autrefois dix mille ! Tous ont eu la maladie de la pierre ! »

1er octobre.

Chasse à courre, chasse à tir, tout cela est ignoble et sans excuse. On ne chasse pas pour se nourrir ; si c'était une excuse, le seul chasseur excusable serait le braconnier. Celui-là vend son gibier et en vit toute l'année.

-- Mais vous vous tuez une poule, un boeuf !

-- Cela n'a aucun rapport avec la chasse. Jamais la poule ni le boeuf ne prévoit sa mort. Jamais ils n'ont peur de nous. Ils ont bien vécu grâce à nous : leur mort, c'est presque le paiement d'une dette. Entre la vie d'une poule et celle d'une perdrix, un animal de bon sens n'hésiterait pas.

Regardez, aux premiers jours d'octobre, comme les perdrix fuient, affolées. Leur vie, qu'elles ont eu tant de peine à défendre contre la grêle, la sécheresse, les bêtes de proie, n'est plus que terreur depuis l'apparition de l'homme avec son bâton qui fait du bruit et de la fumée. Et regardez ensuite la poule que vous mangerez demain !

Le paysan est peut-être la seule espèce d'homme qui n'aime pas la campagne et ne la regarde jamais.

4 octobre.

Maman a de la tristesse, et une tristesse sincère, qui ne durera pas, mais qui impressionne.

Elle commence à croire que tout ne s'arrange pas avec des visites.

Tristesse : vieille femme sur une chaise qui ne tient que sur deux pieds. Elle se penche vers un feu de deux bûches qui fument. Derrière elle, le froid de la cuisine.

Elle retrouve dans son fils le même homme muet qu'était son mari ; de plus, le mari reste invisible.

Pour la servir, elle a Lucie, une petite bonne en deuil, qui d'ailleurs n'est jamais là.

Elle perd ses forces de femme bavarde. Ses paroles tombent dans le feu, et les autres ne suivent pas. Il y a de longs silences.

Elle pleure et dit :

-- Oh ! j'ai un grand chagrin ! Vous ne voyez pas comme j'ai du chagrin !

Il peut être de n'avoir pas su se faire aimer comme épouse et comme mère, d'avoir manqué sa vie.

Que ne peut-elle disparaître, brûlée doucement, et se mêler à la cendre du foyer !

Et le vent ! Tous les souffles du vent gémissent à sa porte.

De Heredia meurt. Il ne laisse qu'un volume de vers. Il se croit sauvé : la postérité ne peut pas refuser un volume.

Il lui est aussi facile d'en refuser un que mille.

9 octobre.

Je vis dans la paresse comme dans une prison

Quand je n'ai plus que cent sous, j'ai peur ; quand je n'ai plus que dix sous, je retrouve ma tranquillité morale.

A force de leur expliquer quelque chose, on n'y comprend plus rien.

Du côté de Germenay, tristesse. Bois sombre, prés d'un vert cru.

Une buse plane sur ses domaines.

Un chat sauvage loge dans la haie et vit de campagnols et de gibier.

Pointu en arrêt. C'est la forte émotion. Le chat déboule enfin et file le long de la haie, de l'autre côté. Je ne vois rien.

-- Attrape-le ! crie Philippe.

J'ai vu le chien tout près de la queue de quelque chose qui crie. Je dis :

-- Il l'a !

M'arrachant de la haie, je tombe, le nez sur le bout de mon fusil.

-- C'est un chat, dit Philippe.

En effet. Il est rentré dans la haie et, grimaçant, griffes dehors, il tient Pointu en respect. J'appelle le chien, pour que Philippe tue le chat qui se convulse dans les épines.

-- Il a son compte ! dis-je.

-- Oh ! à cette distance-là, dit Philippe, ce serait malheureux.

Ensuite, en tenant des propos raisonnables, nous justifions 1e meurtre.

10 octobre.

La vieillesse n'existe pas. Du moins ne souffrons-nous pas d'une vieillesse continue à la fin de notre vie : comme les arbres, tous les ans nous avons nos accès de vieillesse. Nous perdons nos feuilles, notre bonne humeur, notre goût de la vie, puis ça revient.

Nous n'avons pas une enfance, une maturité, une vieillesse : plusieurs fois dans la vie nous avons nos saisons, mais leur cours nous reste mal connu : il n'est pas régulier.

11 octobre.

La philosophie, c'est du tir au juger : on ne voit jamais où passe Dieu, ni si on l'attrape.

Réponse à Jules Huret, pas envoyée.

Je donnerais volontiers ma pièce à un théâtre vide, sans directeur sans acteurs, sans public, et sans presse.

Une répétition générale est toujours un supplice.

Quoi ! Ce monsieur à qui je ne trouve aucun talent va peut-être dire quu j'en ai.

Le plus bel éloge ne fait pas plus plaisir qu'une banale politesse, et toute critique me paraît une grossièreté.

On s'habitue vite au silence des journaux.

Dans l'analyse de la pièce d'un autre, je ne reconnais jamais la pièce que j'ai vue moi-même. Pourquoi la critique serait-elle plus raisonnable quand il s'agit de moi ?

Un article de M. Faguet amuse ou ennuie, mais quel rapport a-t-il avec la justice littéraire ? Il y a trois ou quatre critiques de talent, mais, le reste, pouah !

Je ne sais pas ce que c'est qu'une maison de commerce, mais je sais bien que le théâtre est l'endroit où l'on parle le plus d'argent. Je ne connais qu'un directeur qui ait le courage de maintenir sur l'affiche une pièce qui ne fait pas d'argent, et, encore, je ne veux pas le nommer : il me ferait un procès.

Un directeur a ce droit : il n'en usera jamais.

Un auteur, s'il a une âme de poëte, ou de sage, peut se passer de réclame, mais un directeur, un acteur, une actrice ! Essayez, même pour une reprise, de ne pas convoquer la presse !

Et puis, ne nous lassons pas de le répéter : directeurs, acteurs, auteurs, c'est un monde d'aimables fous.

La grive a un peu l'élégance de Brandès.

Des moutons gardés par un gosse si petit que le loup profiterait de leur inattention pour le manger.

Je vois la vie en rosse.

15 octobre.

Un vieux entre à la mairie. Je lui donne deux sous.

-- Je voudrais vous parler.

-- Je vous demande de m'hospitaliser à Corbigny. Le médecin m'a dit de venir vous trouver. Je suis de Chitry.

C'est un Rousseau, de Combres. Page le reconnaît.

-- Où était votre dernier domicile ?

-- Un domicile ! Si j'en avais un, je ne serais pas ici.

Il y a plus de trente ans qu'il a quitté le pays et qu'il marche, chemineau ou mendiant.

-- Mais on ne vous prendra pas à l'hospice de Corbigny ! Vous n'êtes pas malade.

-- Si, monsieur.

En effet, il est tout jaune.

-- Moi, je n'en sais rien. Je ne suis pas médecin.

-- Si je vous disais ce que j'ai !

-- Il me faut un certificat du médecin. L'hospice reçoit les malades, non les vieillards. Vous quittez votre pays, vous l'oubliez trente ans, et vous venez lui demander secours ! Nos secours vont à ceux qui restent au pays

-- Vous ne savez pas, dit-il, ce que j'ai sur le corps. Alors, je n'ai plus qu'à tomber sur la route.

-- Ce serait une autre affaire. Tombez d'abord, nous verrons après. La commune vous recueillerait alors et vous enverrait à Corbigny, comme malade à guérir. Dans les conditions où vous êtes, je ne peux rien.

-- Alors, je tomberai et je crèverai. Au revoir, messieurs.

Je lui donne quarante sous. Un peu étonné, il reprend goût à la vie et la mort qui l'arrêtera n'est pas encore fondue.

-- Voilà toujours de quoi foutre le camp de ma commune, de n'y pas tomber. Avez-vous quelqu'un ici, un parent ?

-- Je ne connais plus personne.

-- Il est parti marié, dit Page.

-- Et votre femme, où est-elle ?

-- Je ne sais pas.

-- Est-elle morte ?

-- Je n'en sais rien.

On ne peut pas discuter la patrie : pourquoi ? On discute bien Dieu !

Braves morts au champ d'honneur, mais les peureux aussi y sont morts, et ils s'en seraient bien passé.

18 octobre.

Honorine ne distingue plus la nuit du jour. Elle se lève, la nuit, pour prendre un morceau de pain. Elle aura donc toujours faim, jusqu'à sa mort ?

Automne. Un lourd tapis de brumes se retire au sud, et le nord apparaît ensoleillé, clair, et froid.

Chasse. Deux hérissons dans leur nid de feuilles. Pointu les fait sortir de la haie avec la patte, comme des marrons trop chauds, puis il les prend dans sa gueule, mais ça brûle, et il les dépose à terre.

19 octobre.

Après la chasse, la bonne fatigue qui se dissout près du poêle, avant que la lampe ne soit allumée.

Leurs figures parfois mortes.

Celle de Ragotte quand elle traverse la cour et qu'elle ne se sait pas regardée.

L'air sauvage de Philippe. En pleine chasse, quand il marche derrière moi, j'ai peur de recevoir un coup de fusil dans le dos.

20 octobre.

Il suffit de goûter à la gloire : inutile de s'en bourrer.

Chasse. La chienne de Pierre est près de faire ses petits, mais il ne s'en occupe pas. Elle a l'air d'une truie. Les petits vont japper dans son ventre. Bientôt, il nous appelle.

-- Venez donc voir ma chienne qui met bas !

Elle en fait un dans un sainfoin. Elle déchire l'enveloppe, coupe le cordon avec ses dents, lèche, grogne doucement et nous regarde de ses yeux tendres. Le petit crie dans l'herbe et remue ses pattes roses. Pierre le lui prend. Elle ne dit rien. Philippe l'enveloppe dans du papier et le met dans sa carnassière pour le jeter tout à l'heure dans le canal.

Les autres n'arrivant pas, la chasse continue. Je tire des alouettes. La chienne, qui ne paraît pas souffrir, qui fait seulement un effort par intervalle, se remet à courir et aboie aux coups de fusil. Pierre essaie de la renvoyer. Elle s'éloigne, regarde si on la suit (il semble qu'elle implore), et revient. Le plus drôle, c'est que pas un de nous n'a l'humanité de dire : « Il faut rentrer. » La chienne s'assied parfois, pousse, et se remet en chasse.

Automne. Le soleil est si bas qu'il y a déjà des coins qui ne dégèlent pas.

Clouer sur le sol, d'un coup de fusil, la tête de son ombre.

Sortie de l'école. Les gars vont devant, les petites suivent, mais à distance, et elles lambinent tout le long du chemin. La plus grande salue d'un air sournois.

Labour. Les chevaux dans la brume. Pour se réchauffer, l'homme jure. Attirées par la terre fraîchement retournée, les bergeronnettes battent de la queue toutes les mottes.

Vol de pinsons réunis en bandes : signe de froid prochain.

Il n'y a pas de succès, si loin de Chitry et si peu littéraire qu'il soit, qui ne m'ait fait ronchonner.

22 octobre.

Elle a fait un voyage à Paris. Elle était chez une tante bigote qui, le matin, la menait à la messe et, le soir, lui offrait le Salut. Elle habitait une maison où il fallait toujours être rentré avant dix heures. Elle disait avec fierté :

-- Nous ne nous sommes jamais permis de réveiller le concierge.

Oui, vous êtes intelligent, vous comprenez tout, et vous aurez le temps de tout comprendre, car jamais l'extase ne vous arrête ; et, l'extase, seul l'artiste la connaît.

23 octobre

Le théâtre n'est qu'un jeu qui se donne des airs de vie.

Je suis arrêté par des grains de sable aussi nombreux que ceux de la mer.

Les laveuses, l'hiver, dans la buée à la rivière, ce sont presque des Ondines.

La clef est sur la porte. Ça ne veut pas dire : « Vous pouvez entrer », mais : « Oh ! personne n'entrera. Il n'y a rien à prendre. »

Le fossoyeur, la goutte au nez : une goutte noire, du sang de mort.

Un peu avant le coucher du soleil, l'heure où il ne me vient que des pensées fines, si fines que mon cerveau est comme un arbre dépouillé de feuilles.

L'amour de la nature est comme un amour, et la campagne m'empêche de travailler comme une maîtresse.

Au milieu de la nuit Honorine va « toquer » à la porte de sa voisine et dit :

-- Je suis gelée. Chauffez-moi.

L'autre ouvre et lui demande d'où elle vient. Honorine ne répond pas. On la couche, et on s'aperçoit qu'elle n'a plus de chemise.

Maman. La solitude, la rêvasserie au coin d'un feu maigre tandis que le vent souffle derrière elle par les fentes de la porte et par les trous de la bassie.

Elle n'a plus qu'un amusement : trouver des défauts à sa bonne qu'elle envoie d'ailleurs en journée chez tous les voisins, et, chaque fois qu'elle lui trouve un défaut, elle ne manque pas de lui dire :

-- Moi, j'ai la qualité contraire. Vous êtes jeune, coquette et malpropre. Moi, je suis vieille, je ne suis plus coquette, Dieu merci ! et je suis propre. Vous avez le coeur sec. Hier, vous avez pu ranger les outils, les effets de votre père, ses cottes, ses blouses, sa truelle, sans une larme à l'oeil. Moi, rien qu'à la pensée que vous avez fait cet ouvrage, je ne peux pas m'empêcher de pleurer. A table, vous ne savez pas manger, vous vous servez avant moi. Jamais je n'aurais osé, moi, me servir avant les miens.

Les hommes et les femmes sont si mauvais, si incorrigibles, que je marche toujours avec un petit air penché.

Maman ne voudrait pas rejoindre ses chers morts dans leur fosse de libres penseurs.

-- Oh ! pour moi, dit-elle, la fosse commune ! Ce sera bien assez bon.

-- Ne dites donc pas de bêtises ! lui répond Marinette. Vous savez bien que vous aurez votre concession.

Mais, son secret désir qu'elle n'avoue pas, c'est qu'elle ait la chance que sa concession soit à côté de celle de la comtesse.

Je ne tiens pas plus à l'immortalité du nom qu'à celle de l'âme.

Si je pouvais m'arranger avec Dieu, je lui demanderais de me métamorphoser en arbre, un arbre qui, du haut des Croisettes, regarderait mon village. Oui, j'aimerais mieux ça qu'une statue.

Egoïste comme un saint.

Toute cette grosse maison pour loger l'avarice ! Elle croit en Dieu comme à un vieux notaire qui garderait à son étude ses titres de propriété.

25 octobre.

Grosse dame. Encore une qui ne mourra pas de langueur à la chute des feuilles !

Les feuilles fuient comme si une corneille leur avait crié, du haut de l'arbre : « Voilà l'hiver ! »

Il n'y a que le temps qui ne perde pas son temps.

26 octobre.

Il faut, avec le balai, faire des chemins dans les feuilles, comme dans la neige.

Une institutrice me fait écrire à l'inspecteur pour avoir tel poste ; puis, comme elle a l'orgueil d'être celle qui ne demande jamais rien, elle écrit à l'inspecteur : « Donnez-moi ce que vous voudrez. »

Il semble que je me mêle de ce qui ne me regarde pas.

Le curé socialiste, révolté, libertin surtout.

-- J'ai une commission à vous faire, m'avait-on dit. Un curé veut vous voir.

Il vient, ne me trouve pas, cause avec la bonne, qu'il appelle « ma mignonne », se chauffe au fourneau de la cuisine, et revient le lendemain.

-- Oh ! je le connais de réputation, dit la bonne. Il fait la cour à toutes les filles. On l'aime bien.

Il revient le lendemain, donc, à cheval sur sa bicyclette. Il prend la main que je lui offre et, tout de suite, m'est supérieur.

A quoi bon sortir de chez moi pour l'éviter ? La prétention court les rues.

Plutôt petit, assez trapu, un peu chauve. Pauvre, mais sale. Une boucle de soulier défaite, de la chassie aux yeux, au coin des lèvres, des ongles noirs, une bavette mal appliquée, une langue, qui lèche les lèvres, qu'il montre après chaque phrase et qu'on voit, blanche entre les dents vertes. On dirait un curé de théâtre, on dirait qu'il imite le curé et que, quand il voudra, il pourra faire peau neuve. Des yeux luisants, trop frottés, qui savent s'éteindre. La parole facile, grêle, qu'on entend comme à travers une étoffe. Des sourires, trop de sourires, et de brusques gravités, l'air d'un fat, et l'air mauvais, l'air qui veut être troublant, fascinateur. C'est comique. Des envies de tout dire, mais il se retient.

Il prévoit qu'à la Séparation il sera débarqué. On ne le lui dit pas : il le sait. Que fera-t-il ? Se révolter ? Rester prêtre, malgré la révocation, dans sa paroisse où toute la population est pour lui, ou vivre de sa plume ? Il me laisse quelques échantillons d'aspect sale que je jugerai en critique, non en ami.

Il est socialiste si le socialisme veut être juste, indemniser.

Il a écrit quelques pages sur le partage de la propriété agricole, un domaine divisé en parties égales, sous la direction d'un curé, par exemple.

-- Ce sont un peu les idées de Jaurès, dis-je.

-- Je ne le savais pas. Je les ai eues avant lui, voilà trois ans.

Il n'ose pas encore s'adresser aux hommes politiques.

-- Mais moi ! dis-je. Vous voilà compromis.

-- Vous n'êtes pas homme politique. C'est le littérateur que je viens voir.

Il dit du curé de Chitry :

-- C'est un gros imbécile.

Du curé de Pazy :

-- C'est un bon prêtre.

-- On parlait de vous, me dit-il, du maire « blocard ». J'ai dit « Oui, mais il écrit bien. Pas un de nous n'en pourrait faire autant. -- C'est vrai, a dit le curé de Pazy. Moi, je le lis et je le goûte, mais je ne le lui dirai pas. »

-- Pourquoi ? dis-je.

-- La peur, répond-il.

30 octobre.

On entend des voix. D'où viennent-elles ? Personne. Ce sont les arbres qui parlent.

1er novembre.

Ce jour de Toussaint, Philippe s'ennuie. Il n'ose pas travailler, et il ne veut pas aller au cimetière penser à ses morts. Il écosse des pois, mais tous sont gelés. C'est bientôt fini, et il s'ennuie.

On entend les cloches de Chitry et celles de Pazy. Elles vont sonner. Jusqu'à neuf heures. Elles recommenceront demain, avec l'Angelus.

Autrefois, elles sonnaient toute la nuit, surtout à Pazy. Philippe me dit que M. Jardé, comme maire du canton de Corbigny, a envoyé, à neuf heures, aux cloches de Pazy, l'ordre de se taire.

Le vent souffle. La lune en est à son cinquième jour. Un gros nuage noir s'avance du sud-ouest derrière elle et va n'en faire qu'une bouchée. Je crois que tout y est ! Si les morts ne sont pas contents !.

Les vieilles femmes, penchées sur le feu, tisonnent leurs morts. Oui ! Mais, demain, après la messe, indifférence, médisance.

Il me fallait d'abord toute la gloire. Je me suis vite senti ridicule. Et j'aime mieux (ah ! c'est dur), me contenter de rien.

Je n'observe que ce qui m'entre de force dans l'oeil.

Laveuses comme des oies qui battent des ailes au bord de la rivière avant de se mettre à l'eau.

A l'école, le moniteur qui dénonce le petit qui copie sa dictée. Ensuite, les deux petits se regardent comme des jars de force inégale.

Des petits me saluent.

-- Bonjour, mes petits !

Je passe et, derrière moi, malgré le respect qu'ils me doivent, l'un d'eux fait un pet, et tous éclatent de rire.

L'a-t-il fait exprès ? Ce n'est pas la question.

Il y a un rayon de soleil sur ma commune.

2 novembre.

Sa belle-mère avait dit d'elle : « Elle fera envie à tous les hommes et à tous elle donnera satisfaction. » Ça se réalise. C'est le petit bordel. Le matin, elle danse avec sa bonne et son mitron ; le soir, elle se saoule, et son mari se contente d'être un de ceux auxquels elle donne satisfaction.

Le curé que je revois est aussi sale que pauvre. Il prise. Noir jusqu'aux ongles. Quand on a causé trois heures avec lui, il faut ouvrir les fenêtres toutes grandes. Toutes les manières du prêtre. La main passe souvent sur le front, descend sur les yeux, puis sur les lèvres où la phrase finit comme une prière. Parfois, un timbre de voix vulgaire, quand il s'essaie à l'éloquence.

-- Vous avez un château, chez vous ?

-- Non, dit-il. Je n'ai pas cette chance ; mais les châtelains ne sont pas de mauvaises gens. C'est nous qui les poussons.

Il compte sur les faveurs du Gouvernement pour les prêtres révoltés.

-- Il y aura bien quelques fonds secrets, dit-il.

Il dit aussi :

-- Du socialisme, il ne faut combattre que ce qu'il a d'injuste. Mais, s'il indemnise...

-- Croyez-vous qu'il soit si juste d'indemniser ?

-- C'est prudent. C'est de la tactique.

Il dit encore :

-- Le pape ne me gêne pas. Ça m'est égal d'avoir un chef quelque part pourvu qu'il nous laisse libres, mais nous ne le sommes pas. L'évêque peut me casser demain sans avoir de comptes à rendre à personne.

Il dit :

-- J'ai parlé d'idéal dans un sermon. Ce soir même, deux de mes paroissiens se sont disputés à l'auberge. L'un a traité l'autre d'idéal. L'autre s'est fâché : « Appelle-moi comme tu voudras, mais je te défends de me traiter d'idéal ! »

Oh ! pouvoir dire : « J'ai fait style neuf ! »

A cause du curé, maman ne fait pas ses pâques et ma soeur lui dit : « Tu mets trop de curé dans la religion. »

Un paysage net où les prés gardent le moins possible d'herbe, où les arbres n'ont pas plus, pour nous tromper, de feuilles que les maisons.

3 novembre.

Cimetière. C'est par les sapins que se plaignent les morts.

La vie n'est pas si longue ! On n'a pas le temps d'oublier un mort.

Je n'ai jamais tant joui de la vie : rien d'elle qui ne m'amuse.

5 novembre.

Ce curé prend des airs inutiles, l'air dédaigneux du prêtre qui ne souffrirait pas qu'on fût familier avec lui, puis l'air du prêtre dont le front est parfois labouré par Dieu lui-même.

Froid. Les étoiles en ont les larmes aux yeux.

La vie est mal faite. Les pauvres, ignorants, devraient être riches, et, l'homme intelligent, pauvre.

Lune derrière des nuages comme déchiquetés par elle, lune sournoise et hargneuse.

6 novembre.

Rentrée à Paris. Je viens chercher du travail, m'embaucher.

-- Avez-vous travaillé ?

-- Je n'ai même pas préparé ma réponse.

Arrivée à Paris. Tristesse. Si je n'aimais pas Marinette, je filerais par le train de dix heures. Faiblesse de Marinette.

-- Nous sommes les rois là-bas, dit-elle. Ici, les concierges sont logés comme nous.

La salle à manger nous semble petite. Je ne trouve pas la maison solide. Le plancher craque sous mes pieds. C'est sinistre, et c'est idiot : avoir, là-bas, le confortable, le grand air, la vie heureuse, et venir se loger six mois dans cet hôtel meublé !

Allais ayant une phlébite, on lui avait ordonné six mois de lit. Il a mieux aimé aller au café. Il disait :

-- Demain, je serai mort. Vous trouvez ça drôle, mais, moi, je ne ris pas. Demain, je serai mort.

Très beau, après sa mort. Toutes ses bouffissures rentrées, il n'avait que sa figure anglaise, fine, noble.

On s'amuse à dire que c'était un grand chimiste. Mais non ! C'était un grand écrivain. Il créait à chaque instant.

On n'a pas osé se réunir à la maison mortuaire, hôtel de la rue d'Amsterdam.

Sa soeur, qui ne le voyait plus depuis leurs années de nourrice, a voulu qu'il fût enterré religieusement.

Il écrivait à Guitry : « Il pleut tous les jours ; le pluviomètre ne sait plus où donner de la tête. »

Capus est très frappé par cette mort. Le glas d'Allais, c'est lui qui l'entend, ce n'est pas Allais.

Jaurès. Son journal sombre. On ne paie plus personne. Et un de ses actionnaires, qui avait donné 2 ou 3 000 francs, lui écrit : « Vous savez que je suis un de vos commanditaires : je voudrais bien avoir les palmes. » Pauvre Jaurès !

Lorsqu'Antoine trouve une pièce bien, ça le gêne qu'on soit trop de son avis. Il fait semblant que ça le gêne.

Guitry doit jouer mes deux actes avec deux de Rostand, si je veux l'attendre. C'est le dernier bruit. Mais Rostand voudra-t-il m'attendre ?

Dans la prochaine pièce de Rostand, Coquelin doit faire le coq. Coquelin en coq ! Rostand doit attendre que ce coq-là ne chante plus.

Mariette, notre bonne, qui n'a pas encore vu Paris, trouve tout superbe. Elle dit : « Voilà les journaux pour Monsieur... Une lettre pour Monsieur. ». Quand elle va aux commissions, elle dit : « Au revoir, Madame. »

Scène d'amour. Titre : Le Défi. Ça commence peureusement.

-- Oh ! vous, vous ne m'aimeriez pas.

-- Vous non plus.

-- Enfin, si je vous embrassais, comme ça...

-- Comment, comme ça ?

-- Là, tout de suite.

-- Vous n'oseriez pas ! C'est vrai.

-- Ah ! vous voyez !

-- Comme c'est malin, de dire ça ! Vous me donneriez une gifle. Moi ? Pas du tout !

-- Vous ne me gifleriez pas si je vous embrassais ?

-- Non.

-- Farceuse !

-- Essayez.

-- Comme c'est malin ! Essayez ! Essayez ! Qu'est-ce que vous risquez, vous ? Rien : d'être embrassée par un homme qui en vaut un autre. Moi, je risquerais une gifle.

-- Ça vous ferait donc bien mal ?

-- Il y a le déshonneur, la honte.

-- Oh ! Une main de femme, une petite main de femme... Qu'est-ce que vous voulez que j'inflige de déshonneur avec ça ? Et puis, je ne vous la donnerais pas.

-- La main ?

-- La gifle.

-- Bien vrai ?

-- Ah ! écoutez, vous avez la tête dure.

Il l'embrasse.

-- Eh bien, vous ne l'avez pas reçue, votre gifle !

-- C'est pourtant vrai ! Alors, je peux recommencer ?

-- Et continuer.

-- Je ne serai pas giflé, mais vous allez vous moquer de moi jusqu'à la fin de vos jours.

Il l'embrasse.

-- C'est inouï, ce qui m'arrive avec vous ! Jamais je ne me suis trompé à ce point. Jamais je n'ai été aussi peu physionomiste. Je me disais : « En voilà une, qui se moquerait de moi ! » C'est au point que je n'avais même pas l'idée d'avoir l'idée.

-- Oh ! que je suis contente !

-- Moi aussi.

-- Je suis en proie à une violente émotion. Nous ne pouvons pas rester là.

-- Nous ne pouvons pas en rester là.

-- On nous verrait.

-- Il faut partir chercher un nid avec deux oreillers dedans. Et puis, un seul suffira.

La porte s'ouvre. L'épouse entre ; la dame est aussi naturelle que si rien ne s'était passé.

-- Oui, vous dites ça, mais vous n'êtes pas sincère. Moi, je le suis. Voilà la différence.

-- Quelle logique ! Comme c'est raisonné !

-- Comme vous seriez contente si je marchais ! Vous, je vous entends éclater de rire et raconter à vos amies, et même à vos amis, avec votre jolie petite voix de voyou : « Je l'ai fait monter en bateau ! »

-- Si ça m'amusait tant, je n'aurais pas besoin que vous marchiez. Je pourrais le dire sans que ce soit vrai.

-- Ah ! non, pas vous ! Une autre, je ne dis pas, mais vous...

Au moment où ils vont partir, il s'arrête.

-- Eh bien, non, je ne vous suivrai pas ! Je ne sortirai pas. Oh ! ne dites pas un mot : ça ne servirait à rien. Je n'ai aucune peur du ridicule. Rentrez : je ne crains pas de m'expliquer devant vous. Il ne s'agit pas de morale, de bonté, de fidélité. Si ma femme ne devait jamais rien savoir, je m'en ficherais, mais elle le saurait. Il est impossible qu'elle ne le sache pas, parce qu'on lui dirait...

-- Qui ça, on ?

-- Mais moi ! Oui, moi ! Je le lui dirais tout de suite. Je lui écrirais, sortant de vos bras. Je lui télégraphierais que je viens de la tromper. Je ne dirais peut-être pas que c'est avec vous. Voilà toute ma discrétion. Alors, elle aurait un très gros chagrin ; elle en mourrait peut-être. Au revoir, madame.

-- Au revoir, adieu.

Elle s'en va, souriante.

Que tout soit simple, vrai, sans excès dramatique. Qu'on sente qu'on a échappé à une grande douleur.

Je boude Paris. Je suis resté quatre jours sans vouloir le regarder.

13 novembre.

Bertrade, une pauvre chose ; de la production sans aucun travail. Un Lemaitre, riche académicien, y y dit beaucoup de mal de l'argent, et l'argent a compris : la caissière ne le voit pas venir.

Guitry me présente à Roujon. Nos mains, dans cette loge, n'avaient qu'un tout petit espace à traverser, mais elles ont eu peur.

- C'est pourtant lui qui vous a décoré, me dit Guitry.

-- Peut-être, mais il l'a oublié, et moi aussi.

Guitry a refusé Le Coup d'aile, de Curel, que prend Antoine. De belles choses, mais c'est injouable ailleurs qu'à L'Oeuvre, en matinée.

Les cheminées qui reçoivent toute la pluie sur leur large coiffe de tôle avec une résignation de religieuses.

14 novembre.

Paris : de la boue, et toujours les mêmes choses. Les livres ont à peine changé de titres.

Des hommes de lettres décidés à tout : « Vingt au Gil Blas pour une chronique », dit Schopfer. C'est vingt francs.

Le commis de Floury me dit :

-- J'ai pensé à vous cet été. J'ai trouvé une Maîtresse pas chère, mais en bon état.

Je suis un peu long à comprendre qu'il s'agit d'un de mes livres.

Un employé de poste qui a l'air poli : ça, c'est neuf.

Et je rentre avec la sombre certitude que je ne pourrai plus jamais rien faire.

15 novembre.

Pour me remettre d'un travail de trois jours, il me faut trois mois de rêverie.

Ce n'est pas difficile, d'être socialiste, mais il l'est de se résigner à n'avoir pas le sou.

Socialisme : envie épurée.

Le ministre de la Guerre a donné sa démission : la guerre est supprimée.

Le talent : voir vrai avec des yeux de poëte.

L'aveugle rend l'oeil inutile.

Que de gens dont il faut dire, après un quart d'heure de paroles « Encore un qui sait tout ! » et qu'il faut fuir !

16 novembre.

Avenues des Champs-Elysées et du Bois. Le luxe et l'ennui y coulent à pleine chaussée. De passer sous l'Arc de Triomphe ne me grandirait pas beaucoup. L'insolence de l'hôtel Dufayel ; il paraît qu'il suffit de presser un bouton pour que les étages montent et descendent à volonté : ils viennent chercher les gens à la porte. Et toutes ces mauvaises mines ! Et toutes ces têtes sans expression ! Et ces autos si grandes qu'elles ont l'air d'être vides ! Quelques belles grues.

Il faudrait installer, là, au milieu, à droite et à gauche, quelques milliers de Russes affamés, avec quelques marmites bien pleines de poudre. Je ne suis pas curieux, mais j'ai envie de voir sauter tout ça.

Au Parc Monceau, on fait des petites cabanes de glui, de vraies maisonnettes pour chaque arbre fragile, avec un guichet pour donner de l'air ; elles m'iraient très bien.

Une jolie petite fille m'envoie son cerceau dans les jambes. J'attends qu'elle vienne le reprendre et, de mes genoux, je le maintiens debout. Quelle patience ! J'aurai peut-être un sourire de la mère, qui doit être jolie ; mais s'approche une gouvernante, vieille et laide, qui ne me dit pas merci, et qui a des dents comme si elle voulait me manger.

La femme d'Edwards invite à table des gens comme Charles-Louis Philippe. Edwards, par amour, fait des efforts désespérés pour être aimable.

Elle a un yacht sur la Seine. Ils se promènent sur tous les grands fleuves. Edwards souffre d'horribles bourdonnements d'oreilles. Elle ne sait plus s'habiller que richement.

17 novembre.

Guitry, dans sa loge, très nerveux parce qu'on l'attrape dans Le Temps et dans Le Gaulois pour son refus du Coup d'aile. Il prend mal la chose, et son cou de taureau s'arrondit encore.

Capus devient tout à fait « Ancien Régime ». Guidé par son monocle de myope, il baise le gant de Marinette ; elle
rougit comme une petite fille.

Tout ce qui est humain lui devient étranger. Dans la crise de la Société des auteurs, il voit qu'elle sera détruite et que les grands auteurs comme lui n'auront plus à payer la pension des auteurs à fours, ou des paresseux.

Il dit de Mme Allais :

-- Cette petite va très bien s'en tirer : elle fait les cartes postales.

Il est toujours de l'avis qui le gêne le moins.

Gandillot a profité trois jours de son succès de Vers l'amour. Le revoilà furieux parce qu'on ne lui demande pas de pièces. On sait pourtant qu'il en a une douzaine dans ses cartons. Evidemment, on raisonne ainsi : « Vers l'amour est une exception : c'est le hasard. Il ne reste à Gandillot que le hasard. »

Tous inquiets, embêtés, envieux, malades, très atteints, desséchés, quand on ne les joue pas.

Comment Capus peut-il supporter que son nom ne soit pas sur l'affiche ? Il craint les futures répétitions générales, qu'il a tort de confondre avec la justice immanente. Il sent vaguement qu'il y a une moyenne à rétablir.

Il ne peut plus rien dire sans mentir trois ou quatre fois de suite. Il a le mensonge rebondissant.

18 novembre.

Nouvelle démentie et rementie.

-- Vous n'avez pas d'imagination.

-- Si ! mais je refuse d'en avoir.

Mendès a une peur terrible qu'on le traite de Juif. Il raconte qu'il l'était, mais qu'à son entrée en France un homme l'a baptisé avec l'eau d'un fossé. Et Villiers ajoutait :

-- Il ne pouvait être baptisé que dans le ruisseau.

19 novembre.

La lutte courte de deux moineaux sur un toit, au milieu d'une foule de moineaux pépiants qui les excitent et qui font cercle sur le tuyau de cheminée.

Du talent : celui-là met bien toutes ses balles dans le carton, mais il ne fait jamais mouche.

Il soigne trop les déjeuners qu'il offre. Après, il lit quelque chose, mais on s'endort, à cause du déjeuner.

Il y a des jours où je m'imagine être le premier qui ait vu la vie.

20 novembre.

Des mes états d'âme, la neige est celui que je préfère.

21 novembre.

Heures où l'attention est comme un âne qu'on a beau tirer par le licou : il ne veut pas venir.

Il faut que l'oeuvre naisse et croisse comme l'arbre. Il n'y a pas, dans l'air, de règles, de lignes invisibles où viendront s'appliquer exactement les branches : l'arbre sort tout entier du germe qui le contenait, et il se développe à l'air libre, librement. C'est le jardinier qui trace des plans, des chemins à suivre, et qui l'abîme.

La vie est la mine d'où j'extrais la littérature qui me reste pour compte.

La girouette immobile comme si, tout à coup, elle pouvait se mettre à penser.

Ce ne sont pas nos idées qui nous profitent ou nous nuisent. Les idées de Jaurès m'ont peut-être empêché de gagner beaucoup d'argent au théâtre.

Clemenceau est un téméraire qui tâche, à chaque instant, de se faire pardonner ses audaces.

L'aboiement rauque de la scie.

22 novembre.

Pendant les entractes, on se demande vite pourquoi tous ces gens sont là, en postures variées, les uns, debout, les autres, accoudés, d'autres, lisant un journal : ils ont l'air de faire une traversée dans un fond de bateau.

23 novembre.

Dire la vérité : comment Poil de Carotte m'a fait croire que j'étais un homme de théâtre, arrêté trois ou quatre heures, et le mal que j'ai eu à repartir pour mon village oublié.

24 novembre.

Et je me lamente au lit. Pas de solution pour un artiste dans ce monde des lettres, de voleurs qui ramassent tout. Ce que produit l'artiste ne peut le nourrir. Et, tandis que je me lamente, Marinette, assise sur mon lit, me répète de temps en temps :

-- Lève-toi, mon chéri.

L'artiste, on le méprise un peu parce qu'il ne gagne pas d'argent, mais il a le tort, lui, d'en tirer vanité.

Académie. Prix à Capus, à Prévost, à Paul Adam, à tous ces pauvres ! Et après ? Tu dis que tu méprises l'Académie. Pourrais-tu encore la mépriser si elle distribuait mieux ses prix, si elle te choisissait, par exemple, dans ta retraite et ton silence ? Tu la méprises, et elle est méprisable. Ne te plains donc pas : tout est bien.

28 novembre.

Le Mariage de Figaro : un pur chef-d'oeuvre, léger comme l'air de tous les temps.

Oh ! l'ennuyeux amant d'actrice ! Quinze mille volumes, une galerie de tableaux (« Venez, dit-il, si ça vous intéresse »), un fils de vingt-quatre ans qui a tous mes livres, un homme riche et avare qui se croit des goûts d'artiste, bibliophile, mais surtout em...bêtant, em...bêtant !

Je suis indigne de ce bonheur que vous vous fichiez par terre pour tomber dans mes bras.

Cette socialiste dit qu'on ne peut pas vivre à moins de 20 000 francs par an. Elle n'ouvrirait pas elle-même sa porte, elle ne mettrait pas une bûche au feu, et elle laisse à son fils un chapeau mou plus misérable qu'un vieux nid.

On faisait à Tristan les honneurs d'un théâtre presque vide :

-- Vous voyez, les dégagements sont magnifiques.

-- Portrait de Henri II, dit l'impresario.

-- Non ! Henri IV.

-- Oui, enfin...

A Chitry, une vieille est morte. Son fils, qui la laissait manquer de pain, lui offre une concession perpétuelle. On oublie le pain, et on dit : « C'est un bon fils. »

Cochon rond comme un pot de moutarde.

29 novembre.

Livre qui pousse de tous les côtés à la fois. C'est, aujourd'hui, un arbre. C'était, hier, le soleil lui-même se couchant. Ce sera, demain, une bête, des gens.

La veillée de chasse. Voilà ce que j'aurais dû faire. Voilà qui serait bien ; mais ce serait pour l'année prochaine.

1er décembre.

Suicide. On ne voit rien du tombeau, des horreurs de la mort, mais on a le désir infini de se mêler à la tristesse attirante des choses.

Ce qui manque à ses pièces, c'est tout de même le style. Quelques jolies idées, faute d'être bien mises en couplet, restent dans la bouche de l'acteur : la voix « patouille ».

Société des auteurs. Richepin, un demi-dieu frisé vraiment. Michel Carré, immortalisé par le génie poëtique de Richepin. Marcel Prévost, président pour jeunes filles. Capus, qui ment par tous les pores. Tristan, infiniment sympathique. Hervieu, le vieil académicien.

Oh ! ce monde fatigué, hypocrite et vulgaire !

Seule, l'envie de parler était sincère. Tous ces discours rentrés sont devenus bile.

Une vieille amitié tempérée par une mutuelle rosserie.

3 décembre.

O douce rêverie, tu es l'excuse de ma paresse.

O pensées légères comme des papillons, passez, fuyez ! Si je vous prenais, si je vous piquais, de ma plume, sur mon papier, ça vous ferait trop mal.

Elle raconte :

-- Oui, quelquefois, on me suit, on me dit des choses. L'autre jour, devant moi, un homme chantonnait. Comme le trottoir était très étroit, j'ai dû passer devant lui. Alors, il m'a dit : « Oh ! la jolie dame ! Voulez-vous me permettre de vous accompagner, madame ? » Et il s'est remis tout de suite à chanter. Il ne devait pas tenir beaucoup à moi.

Même à Paris, je retrouve la campagne. Une voiture de Potin ébranle la maison, et, chaque fois, il y a quelque chose qui fait du bruit comme un grillon.

Choses vues. Un vieil homme court derrière un tramway, l'attrape, le lâche et roule à terre. Le conducteur fait arrêter. Le vieil homme se relève et monte. Le conducteur le réprimande : « Il est interdit... La compagnie décline... » ; mais surtout un monsieur bien, qui est sur la plate-forme, lui dit :

-- Vous vous êtes fait mal.

-- Non.

-- Si, si ! Vous avez dû vous faire mal au coude gauche, qui est sale, et au droit. Vous ne sentez rien maintenant, mais vous sentirez. Ça vous prendra cette nuit : vous ne pourrez pas dormir. Demain, vous aurez une courbature. Vous ferez venir le médecin.

Et le vieil homme, honteux, aimerait presque autant être sous les roues du tramway.

Ses amants sont si jeunes qu'on ne veut pas les croire et qu'ils sont obligés, pour se faire prendre au sérieux, d'indiquer les endroits secrets : cabinets, pot où l'on pisse.

Eblouie par le sou du franc, Mariette oublie toujours de le réclamer.

Sa soeur a ordre d'acheter un bifteck de 25 sous. Si le boucher en donne pour 27, pour éviter d'être attrapée elle met deux sous de sa poche.

5 décembre.

Pour Tristan.

Mes chers confrères,

A l'issue de notre dernière réunion privée, mon maître et ami M. Jean Richepin, m'a fait cette remarque : « Vous n'avez rien dit vous, Renard. » Je ne sais pas si c'était un regret ou un compliment.

En effet, je n'ai pas pris de paroles, ce jour-là. Elles avaient été toutes prises, et presque toutes -- ce n'est pas un reproche -- par Henri Bernstein, dont vous n'avez pas oublié la série de petites rafales. Je n'avais rien dit, mais j'avais fait un signe et promis de voter contre les dissidents, parmi lesquels se trouve mon meilleur ami, Tristan Bernard. Cette promesse, je vais la tenir aujourd'hui. Toute cette quinzaine je me suis demandé si, étant donné l'amitié qui nous lie, Tristan et moi, j'allais accomplir un acte de courage ou de lâcheté. Je ne suis pas bien fixé. Ma conscience m'éclaire mal. Il y a des moments comme ça où la conscience charbonne.

Mais, ce que j'affirme, ce dont je suis sûr, c'est que je vote ainsi par esprit de corps, par esprit de défense, parce que je fais partie du bloc dramatique qu'est notre Société, et que je lui dois la plus sincère gratitude. C'est par intérêt personnel, par égoïsme, que je voterai pour la Société et contre Tristan Bernard. Vous ne savez pas, messieurs, vous qui êtes des auteurs dramatiques considérables, ce que doit à votre Société un auteur comme moi, un producteur aussi peu impitoyable que moi. J'ai fait ce calcul, que mes livres m'ont rapporté jusqu'à présent de quoi payer mon pétrole, et que le moindre de mes petits actes me rapporte de quoi... de quoi passer un an, et même deux, à faire un autre livre.

Quand je pense que, ce soir peut-être, grâce à l'admirable mécanisme de notre Société, Poil de Carotte me rapportera -- car il me les rapportera fidèlement, en petit bonhomme bien apprivoisé --, sans que je m'en occupe, sans que je le sache, sur la scène obscure de quelque théâtre infiniment provincial, la somme de trois, de quatre francs même, c'est-à-dire le prix d'une journée de modeste ouvrier, quand je pense à cela, j'ai envie de pleurer de tendresse au milieu de ma petite famille attendrie.

Si Bernard voulait toucher à notre Société, il devrait me passer sur le corps, mais je suis bien tranquille : il trame trop les pieds pour ça. Je voterai donc l'exil, et même la mort de Tristan.

Mais entendons-nous. On a parlé souvent d'honnêteté à propos de dissidents. Moi aussi, j'ai voulu parler en honnête homme à Tristan. Nous avons beaucoup causé, avec une finesse inégale. Est-ce que je n'étais pas sûr de moi ? Est-ce parce que Tristan a un talent spécial pour embrouiller les questions morales ? Son honnêteté m'apparaît inattaquable. N'espérons pas la tuer par un bulletin de vote.

Quoi qu'on en dise, l'honnêteté d'un homme aussi fin que lui a le droit de n'être pas la grosse honnêteté du monsieur qui se croit honnête par cela seulement qu'il fait partie de notre Société, et scrupuleux parce qu'on l'a nommé de la commission. Défions-nous de ces honnêtes gens-là. Bernard a le droit de nous dire, comme il le disait la derrière fois, que nous l'embêtons avec cette honnêteté d'ensemble, et que la sienne, particulière, la vaut bien.

C'est pourquoi, mon vieux Tristan, si M. Deval, pris d'une ingratitude subite, vous accueillait avec froideur, dites-vous bien que si, à cette heure grave, nous nous séparons de vous, si votre meilleur ami vous invite à lui tourner le dos, vous emportez avec vous mon estime, mon admiration et mon amitié.

Par modestie et par pauvreté, on prend à la confection n'importe quel vêtement, pour ne pas aller tout nu, et le coupeur descend pour rectifier. Il est affreux. Il a une petite figure noire et pâle. Il a l'air stupide et fat.

-- Oui, oui... L'épaule droite..., ce n'est rien... La manche, put ! Et il vous donne trois ou quatre coups de craie, dont un sur la main, et il dit, d'un air à gifler :

-- Vous aurez un beau costume, monsieur !

Femme si lumineuse qu'on ne voit pas plus son visage, le jour, que celui du nègre, la nuit.

7 décembre.

Sacha. Hier, aux Mathurins, Nono, trois actes qui sont une révélation. C'est du Guitry accouchant lui-même d'un auteur.

De la jeunesse, de l'esprit, de l'audace, et jamais bête. Nous étions tous ravis et frappés.

La pièce, signée d'un Capus ou d'un Donnay, nous aurait paru bien, et Sacha aura d'étonnants succès.

Quelqu'un, Sée, je crois, ayant dit : « Sacha devrait collaborer avec Renard : ça lui ferait du bien », Franc-Nohain a dodeliné de la tête et a répondu :

-- Je ne crois pas.

8 décembre.

Omnibus. L'indélicatesse des femmes qui trichent pour passer de force avant leur tour donne une idée de ce qu'elles feront à la porte du Paradis.

Depuis qu'il gagne 25 000 francs par an, il est chic. Après des hésitations, des « Laisse-moi, ne me dis rien : je me ressaisirai peut-être », après cinq ans de ménage « comme le ménage Renard », il dit à sa femme :

-- Je veux ma liberté. Va-t'en !

et il prend un petit laideron de maîtresse.

Il installe sa femme dans un appartement à son nom à lui, choisit le mobilier et lui donne 500 francs par mois. Il viendra la voir en ami.

-- Mais qu'elle n'essaie pas de me reprendre ! dit-il.

Il s'est marié trop tôt. Il veut être jeune, connaître la vie. Il a trop de talent, de succès et d'argent pour ne pas faire comme les autres. Elle, qui lui avait sacrifié sa vie, d'abord un peu abasourdie, elle se calme. Elle attendra le retour du pauvre bougre en bordée. Mais quel intérêt dans sa vie !

Elle a souffert « cruellement, profondément, pleinement ».

Elle orne sa douleur de comparaisons :

-- Je suis comme une feuille qui tombe, qui tourbillonne et qui va à terre. Moi, je tourbillonne... Je ne dis rien, j'attends. C'est comme pour un oiseau qui s'échappe : il faut laisser ouverte la porte de la cage et ne pas faire de bruit.

Ses amis sont navrés, exquis et délicieux. Ils ont autant de chagrin qu'elle, une petite amie, surtout, qui a l'intelligence la plus rare.

Tout Paris le sait-il, au moins ?

Quand il reviendra, elle sera presque déçue.

-- A mon âge, dit-elle, il me faudrait un homme sérieux, de 40 à 50 ans. Or, je ne suis aimée que par des jeunes gens de 25 ans. Celui que j'ai est non seulement trop jeune, mais encore trop maigre : il me faut de la bidoche, à moi !

Ils ont appris le théâtre au théâtre.

9 décembre.

Courteline me dit :

-- Vous êtes le premier de votre village.

J'allais lui répondre : « Et vous, le premier à Paris ! » Mais je me suis rappelé à temps qu'il habite à Saint-Mandé.

Il me suffit d'un arbre : il te faut tout un bois.

Je n'écris pas trop mal, parce que je ne me risque jamais.

Oui, à quarante ans, il va falloir que je coure le cachet.

11 décembre.

Barrès, sa moelle sous une croûte de pédantisme.

Il a du talent ou n'en a pas selon qu'on est bien ou mal avec lui. Tout n'est que sympathie ou antipathie.

La timidité du monsieur qui entre le premier dans une salle de théâtre, avant le spectacle.

12 décembre.

Je n'ai pas compris Ragotte tout de suite. D'abord, elle m'a paru bête. Maintenant, je la trouve simple, naturelle comme si elle venait de naître.

Le Parisien du Danube.

Brute : pas de cervelle, du cervelas.

Paris devient fantastique. Ces omnibus sans chevaux... On a l'air de vivre au pays des Ombres. Et cette idée me revient : « Au fait, est-ce que nous ne sommes pas tous morts, sans nous en apercevoir ? » Dans ces bruits, ces reflets, cette brume, on marche avec angoisse, avec la peur moins de se faire écraser que de ne déjà plus vivre. Impression d'une immense cave, et la tête en bouillie par tout ce fracas.

Combien faut-il de notaires, de marchands, d'ingénieurs, de voyageurs et de commis voyageurs pour faire un public et juger un artiste ?

-- Moi aussi, dit-il, j'ai assisté l'autre jour à l'enterrement civil d'un de mes agents. J'ai même prononcé, non pas un discours, mais une petite allocution.

14 décembre.

Guitry je ramène Sacha. Je reste un peu dans l'antichambre ; lorsque j'entre, Sacha est encore au cou de son père, sur l'épaule, mais la figure du papa semblait dire : « Mais entrez donc ! » Ils ne s'étaient pas vus depuis un an.

Et des surnoms ! Edwards, ou le Chopin de la Polonaise ; Gémier, l'homme épousé par mégarde ; Calmettes : guitrydate ; Calmette, du Figaro : l'entrepreneur de ménagements.

Capus obnubilé par son rêve d'Académie.

15 décembre.

Toutes les fumées : bleues et légères, blanches, grises, noires, épaisses, montent vers l'azur et s'y perdent, et il reste l'azur.

Surnom : Edouard Rod, Anatole suisse.

Grassot dit que, quand elle écoute un beau morceau de musique, ça lui fait venir des petits grains sous la peau.

19 décembre.

Il n'y a plus de feuilles, et le vent ne souffle plus que pour faire du chichi.

Je n'ai jamais lu une ligne de M. Bazin, mais je devine ce qu'il vaut, et, si je lisais une page de lui, je dirais : « Je ne me suis pas trompé. »

Hervieu, Le Réveil. C'est à la fois compliqué et pauvre. Tant d'efforts pour qu'une femme s'aperçoive qu'elle est pétrie de limon et parle des tourbes de son instinct ! Toute cette volonté tendue pour repêcher ces images vulgaires qu'on croyait dans la boîte aux ordures des Lettres françaises !

Qu'on relise, après une page d'Hervieu, une page de Barrès. On verra la différence. Barrès aussi fait des efforts. Il peine, il sue il nous fatigue, il est insupportable, mais, presque à chaque ligne Barrès trouve.

Le Retour du poëte. D'abord, tout le réel : le père, la mère, rapaces. Ils n'ont jamais rien regardé. La petite cousine même pourrait sentir l'ail.

Le poëte reste seul. Il a envie de s'en aller. Il écrit une lettre.

Paraît une vieille. Elle était peut-être là au commencement. Elle est vêtue d'une limousine ou d'un grand capuchon.

-- Vous vous en allez, monsieur ?

Elle l'aurait fait sauter sur ses genoux quand il était petit. Souvenirs d'enfance.

Elle l'intéresse. Il cause avec elle. Il lui parle peu à peu avec une poësie prenante :

-- Rappelle-toi...

Il l'appelle d'abord « ma vieille ». Son langage se transforme : il ne s'en aperçoit pas.

Elle montre une main jeune (il s'est détourné), un bras, un corps de femme jeune. Cela lui paraît tout naturel.

Il finit par lui dire :

-- Tu es belle comme la nature !

Elle :

-- Aime-moi, va ! Tu seras heureux. J'aurai pour toi des charmes que les autres ne goûtent pas. Tu ne t'en vas pas ?

-- Je reste.

Faire une belle déclaration de la nature au poëte.

Très réaliste au début, très poëtique, mais d'une poësie précise, à la fin. Parler enfin de la nature comme elle le mérite.

La femme commence par dire : « C'est beau ! » Les quatre saisons. Insensiblement, elle en arrive à dire :

-- Je suis belle, et, toi, tu es fait pour me regarder.

Aucun étonnement. Tout cela, très naturel.

Voilà encore une fusée de pièce. Et la peur de n'être pas vrai m'empêchera de l'écrire.

20 décembre.

Le Retour du poëte. Il faut que la première partie soit dure et émouvante. Impossibilité pour le poëte de rester là. La vieille, c'est la fenêtre ouverte sur la campagne.

-- Personne ne me regarde. Ils ne me comprennent pas. Vous me regarderez, vous me comprendrez, vous m'aimerez.

-- Ah ! comme tout cela est loin !

-- C'est tout près.

-- Comme tout cela est vieux !

-- Mais non ! C'est toujours jeune.

Ne pas faire la fin trop poëtique, mais légère, amusante, et précise.

Société des auteurs. Exclusion de Tristan. Oh ! le regret de n'être pas un orateur ! J'aurais pu le sauver.

La fameuse question des Decourcelle et des Gavault ~ ! « Bernard, prenez-vous l'engagement de ne plus donner de pièces au Trust ? » J'aurais dû me lever et dire : « L'engagement que Tristan ne veut pas prendre, parce qu'il n'est pas l'homme des lâchages, si justifiés qu'ils soient, je le prends, moi. Tristan, je vous le jure, ne donnera plus jamais de pièces au Trust. S'il me désavoue, cela prouvera que je ne me suis pas entendu avec lui, mais je réponds de lui et pour lui, quand même. Il a fallu à M. Michel Carré, pour qu'il accepte sa grâce des intermédiaires de M. Gavault, des commentaires de Bernstein, une apothéose par un homme de génie. Tristan ne vous demande rien. Ne lui dites rien, ne vous occupez pas de lui. Effacez d'un trait cette histoire, et je vous dis que Tristan sera notre plus fidéle sociétaire : il l'est déjà. Pour moi, j'ai ma théorie sur l'honnêteté. Un homme de talent ne peut pas être un malhonnête homme. Si cette théorie vous semble spécieuse, je vous mets au défi de la réfuter, car, honnête homme et homme de talent, vous êtes tous l'un et l'autre. Je vais peut-être trop loin. Vous sondez les consciences, moi aussi. Depuis quinze jours, j'opère des sondages dans la conscience de Bernard : je vous assure qu'elle est propre.

« Prenez garde ! Vous allez le traiter de Juif. Prenez garde aux métaphores militaires. Vous dites qu'il vous a tiré dans le dos : est-ce une raison pour le cribler de balles dans le ventre ?

« Je pourrais continuer ce petit jeu. J'arrive à ma conclusion.

« Bien décidé moi-même à voter l'exclusion de Bernard, je vous offre un moyen de ne pas la voter. On répète : "Il faut manger. » On va même jusqu'à dire : « Il faut bouffer." Certainement, mais ne confondez pas la faim avec l'appétit vorace, et, si vous êtes généreux, votre estomac, ne fût-ce que par pudeur, se résignera à crier moins haut. »

Société des auteurs. On peut ne plus rien faire, on peut se mettre en grève, et avoir une retraite. N'est-ce pas l'idéal ?

Nous poussons Godfernaux à prendre l'engagement. Il se livre à demi, inquiet, très tenté.

-- Faites ce que vous voudrez, dit Tristan.

Godfernaux va céder, mais il regarde encore Tristan, et se rassied « Je regrette que ma parole ne vous suffise pas : je n'ai que celle-là à vous donner. C'est celle d'un homme qui a la manie, comme tout le monde, de se croire honnête homme.

« Je suis convaincu, vous ne l'êtes peut-être pas autant que moi, mais je vous fais hésiter, et je ne crois pas, après ce que je viens de vous dire, que vous osiez voter l'exclusion. »

Tristan croyait avoir préparé un beau discours, mais il le lit mal, et il a oublié que ce qui amuse quelques hommes d'esprit choque une assemblée.

Un peu ému, il me remercie d'avoir voté pour lui.

Cette assemblée manquait de calme. J'ai vu des figures trop contractées. Tristan se défend mal. Il ignore 1'art de déchaîner les petites rafales. Il n a pas recours à la violence, à l'hypocrisie, à la platitude. Quelle bizarre idée il se fait de l'orateur ! Il faudra que je 1'emmène avec moi dans quelques réunions publiques de village.

Oui, vous lui avez tendu une perche, mais il ne fallait pas lui flanquer d'abord un coup sur la tête.

Ce n'est pas une raison, parce qu'il a une belle barbe, pour le traiter comme un bouc.

Bien souvent, j'ai entendu un confrère dire d'un autre : « Quelle fripouille ! Ah ! le bandit ! » Je prenais ça au sérieux : il paraît que j'avais tort et que nous sommes tous irréprochables. Soit ! C'est une surprise agréable, mais il faut le temps de s'y habituer. En tout cas, si j'acceptais que Tristan restât hors d'une société mêlée, je refuse de l'exclure d'une société qui ne se compose que d'honnêtes gens.

22 décembre.

Sourire. Il faudrait avoir « soupleurer ».

Il a perdu une jambe en 70 : il a gardé 1'autre pour la prochaine guerre.

De la musique, tout m'émeut, des larges notes aux petites gouttes sonores du piano.

25 décembre.

Une femme de ménage. Pauvre fille-mère lâchée. Le monsieur fait le service militaire. Elle est allée voir les grands-parents du petit. On lui a dit : « Revenez nous voir. » Elle n'y est pas retournée.

Elle ne sait pas que l'Assistance est assez secourable aux filles-mères.

L'autre jour, elle descendait un escalier. Un homme tombe sur elle et la bat comme plâtre en la traitant de femme saoule, etc. Elle ne peut même pas pousser un cri. Quand il est las, les voisins accourent, la relèvent. Lui, stupide, il dit :,

-- Oh ! pardon ! Je me suis trompé, je vous ai prise pour ma femme.

Il la supplie de ne rien dire et lui promet qu'il fera tout son possible pour la dédommager. Il gagne dix francs par jour je ne sais où. Elle ne porte pas plainte. Elle ne fait même pas constater ses blessures par un certificat de médecin.

On lui demande :

-- Comment était-il, cet homme ?

Elle répond :

-- Il était très bien. Il n'avait pas l'air d'une brute. Il avait seulement l'air d'un mari furieux contre sa femme qui boit.

Elle ne se plaint jamais.

Elle gagne deux francs par jour à faire des ménages, et elle sait encore dire d'un air aimable :

-- Je n'ai plus le sou.

-- Oh ! moi, dit-il, je ne crois pas à la guerre : là-dessus, je suis très pessimiste.

Travail. Je ne pousse pas ma charrue : je la traîne.

Fin d'année. Notre dernière énergie tombe comme les dernières feuilles.

26 décembre.

Si l'argent ne fait pas le bonheur, rendez-le !

Comme la vie est longue, l'hiver !

28 décembre.

Baïe croit avoir fait une mauvaise rédaction, et elle en a fait une bonne.

Elle dit, étonnée :

-- Quand je saurai ce que je fais, moi !

Le Retour du poëte. Il dit :

-- Ta poësie ! Qu'est-ce que c'est, d'abord, que ta poësie ? Un boeuf coûte un franc par jour : voilà qui est intéressant.

Le monsieur qui saurait tricoter dans le monde

Enfin l'homme est venu, un dimanche, bien habillé. Il s'est vanté de ne ne pas pouvoir venir la semaine : chaque matin, il lui faut mener ses enfants à la garderie, et, le soir, aller les chercher.

-- Vous avez eu peur, mais je ne vous oubliais pas.
Il lui a remis cinquante francs.

-- Vous étiez contente ? lui demande-t-on.

-- Oh ! pour ce prix-là, je recommencerais.



1906

A Chaumot, du 3 au 7 janvier.

M. le Curé a adressé une circulaire pour demander ceux qui veulent garder la religion. Ceux qui ont répondu oui ont eu un pot-au-feu de M. le Comte.

Philippe ne pense plus à rien. Les nouvelles ne l'intéressent plus.

Ce qu'il dit le plus souvent, c'est : « Je ne sais pas. »

La campagne toute mouillée. Les branches minces enfilent des gouttes de pluie. Parfois, d'une traînée lumineuse, le soleil essuie lentement un pré, un village, un bois.

Le paysan. Sabots de bois, sabots de plomb, qui le forcent à se tenir debout.

Vers l'amour. C'est invraisemblable, ce style ! Gandillot parle mieux que ça, dans la vie.

Comme un aveugle têtu, le vent secoue les arbres sans fruits.

-- Tenez, dit l'avare : voici un calendrier neuf, et qu'il vous fasse toute l'année !

Gregh : son crâne en dos d'âne, sa barbe. Il ressemble aux clowns américains qui, à chaque coup de hache qu'ils reçoivent sur la tête, se tordent de rire.

Frapié, pauvre, appliqué et malheureux. Met Dostoïewski « à cent mille pieds » au-dessus de Tolstoï.

Juge de paix ne parlant que de guerre.

Un rhume de cerveau fait bien plus souffrir qu'une idée.
Les morts de l'amitié.

D'Aunay. On dit de lui qu'il possède bien sa carte électorale.

9 janvier.

Je me mets dans les livres, mais pas dans les réclames de journaux.

Je demande à Philippe :

-- Vous n'avez pas été soldat ?

-- Non. J'ai été réformé.

-- Pourquoi ?

-- Pour des espèces de varices. C'est le père Cornu qui m'a fait réformer. Il n'a eu qu'un coup de coude à donner au père Dupuis, au conseil de révision. Je ne suis pas parti.

-- Et pendant la guerre ?

-- Un jour, on nous a emmenés à Corbigny. Après, on nous a laissés tranquilles.

-- Vous avez monté la garde ?

-- Pas beaucoup.

-- Y en a-t-il du pays qui soient restés là-bas ?

-- Quelques-uns.

-- Qui ?

-- Ma foi, je ne me rappelle pas leurs noms. Je sais bien que l'un est tombé dans une carrière et qu'un autre a été pilé : on n'a pas pu retrouver les morceaux. Mon grand-père avait vu les Cosaques. Ils ne faisaient pas de mal si on leur donnait ce qu'ils demandaient : un veau ? On leur donnait le veau. Ils payaient avec une pièce de monnaie, le tholer.

-- Tholer ?

-- Oui ! Je dis « tholer », moi je ne sais plus ce que je dis. Et ils s'en allaient sur des chariots.

-- Aviez-vous peur pendant la guerre ?

-- Non. Il y en a qui se sauvaient et qui emportaient ce qu'ils avaient dans des caves ; moi, je n'avais rien à cacher.

10 janvier.

Je lis L'Echange, de Claudel. Je comprends très bien, et ça ne me fait aucun plaisir.

Les nuages passent sur la lune comme des araignées au plafond.

Les plus hautes branches de l'arbre, les plus fines, qui semblent, par la pointe, se dissoudre dans l'air.

Capus. Sa vache a fait veau. Il envoie des boîtes de dragées avec une aquarelle spéciale sur le couvercle. Une scène d'étable, au coin de laquelle on lit : « Notre génisse. »

17 janvier.

L'Humanité. C'est la fin : on lui a coupé l'électricité. Trois hommes font le journal. A la nuit tombante, ils attendent qu'on apporte les bougies.

Ligue des droits de l'homme. Le samedi, huitième anniversaire de J'accuse. M. Painlevé m'étonne par quelques-unes de ses formules, très belles. Je me sens plein d'admiration pour ce jeune mathématicien, membre de l'Institut à quarante-trois ans. Je voudrais lui écrire : je ne le fais pas. Le lundi suivant, à la conférence de M. Challaye sur le Congo, M. Painlevé vient à moi et me dit :

-- Voulez-vous me permettre de me présenter ? Monsieur Painlevé.

-- Voilà une minute charmante, dis-je.

-- Je vous ai lu, me dit-il.

Il me parle de mes Pointes sèches. Ça ne fait rien, je passe un bon moment.

Psichari, homme à femmes terrible, paraît-il, bâille trois grandes fois au nez du conférencier.

Pierre Mille, raie au milieu, figure poupine, voix lebargienne, monte à la tribune. On entend :

-- Je parlais au ministre... Je disais au ministre... J'étais enrhumé, de mauvaise humeur... Je lui ai dit des choses désagréables.

Demolder, toujours l'air d'un petit bonhomme gonflé pour un voyage dans la lune. Boit trois litres de vin par jour, sans compter la bière et le reste. En a eu un moment la langue paralysée. Angoisse de ne pas pouvoir répondre à sa femme. Mille roses dans son jardin.

Un vol rapide de moineaux serrés comme s'ils partaient d'un fusil, comme des grains de plomb.

-- Il est joli temps de s'en aller, dit une Russe.

Lune dans un nuage de soie, dans un papier nuageux.

18 janvier.

Soleil comme un oeil abruti d'éther.

Jarry toujours dans son écurie.

-- J'aime bien les cloportes, dit-il, mais c'est embêtant à éplucher.

On passe, et on entend : pan ! pan ! pan ! C'est Jarry qui, à coups de revolver, tue des araignées ; mais il garde les toiles : ça orne.

Ça tombe bien sur le visiteur, mais les cabinets sont toujours propres.

Il installe ses cabinets au-dessus de la sonnette de la porte. On tire la corde. La cuvette se vide. Ce mouvement qui était perdu est utilisé.

19 janvier.

L'horloge qui marche, sur place, d'un pas lourd et cadencé. Une, deux ! Une, deux !

Immobiles, serrés les uns contre les autres, les toits attendent la neige. Crépuscule. Le cuivre s'allume un peu avant la lampe.

Flirt glacé.

22 janvier.

Il ne faut pas que mon indépendance me fasse dépendre des ratés.

24 janvier.

Postérité ! Pourquoi les gens seraient-ils moins bêtes demain qu'aujourd'hui ?

-- Mercredi prochain, c'est le dernier jour du mois, dis-je.

-- Il en est bien capable ! dit Brandès.

25 janvier.

Barrès, le voilà de l'Académie française. Eh bien ! quoi ! Vas-tu envier un homme que tu n'admires pas toujours et que tu estimes rarement ?

Le même jour, Laurent Tailhade entre chez Arthur Meyer.

Si bien closes que soient ses portes, il est plus facile d'entrer à l'Académie que de n'y plus penser.

Il ne faudrait produire que des chefs-d'oeuvre et dédaigner la gloire, comme il faudrait gagner beaucoup d'argent pour vivre pauvre.

Il faut renoncer à tout ce qu'autrui ramasse trop facilement.

France, le vieux chef bavard, à l'esprit subtil.

26 janvier.

Le mot le plus vrai, le plus exact, le mieux rempli de sens, c'est le mot « rien ».

J'ai si peu le goût du document que, quand je vais à Chitry, je ne vois pas maman. Pourtant, à chaque visite, quel butin de notes ! Mais la vie me fait encore peur comme quand j'étais petit. Elle ne m'amuse qu'après, et, comme je n'ai aucune imagination, je n'imagine pas à l'avance ce plaisir, et je ne me risque pas.

Je croirai à tout ce qu'on voudra, mais la justice de ce monde ne me donne pas une rassurante idée de la justice dans l'autre. Dieu, je le crains, fera encore des bêtises : il accueillera les méchants au Paradis et foutra les bons dans l'Enfer.

Un chat qui dort vingt heures sur vingt-quatre, c'est peut-être ce que Dieu a fait de plus réussi.

Oui, Dieu existe, mais il n'y entend rien, pas plus que nous.

Ah ! il l'a, lui, le divin sourire !

C'est à nous de réparer ses injustices ! Nous sommes plus que des dieux.

J'ignore s'il existe, mais il vaudrait mieux, pour son honneur, qu'il n'existât point.

Les élans de la fumée. On croit qu'elle aurait la force de monter aux nues, et elle reste là, lourde et désunie, et, bientôt, elle retombe.

Les Hannetons. C'est charmant. Brieux n'est peut-être qu'un auteur comique qui s'est cru réformateur de moeurs. Il n'a ni style ni goût, mais il croit, et il s'amuse.

Il a toutes les qualités de l'homme de théâtre, très peu celles de l'artiste. C'est un homme de talent sans agrément.

On voudrait récrire, ligne par ligne, une pièce de Brieux ; après ce travail, on reviendrait peut-être à son texte.

Il est Parisien, mais, depuis cinq ans, il a choisi un village en Beauce. Il a refusé d'être maire, mais il s'intéresse aux paysans. Il essaie des choses, des distributions de prix. Il conseille d'acheter une batteuse communale. On refuse. Alors, il va en acheter une, et la prêter selon son caprice, faire du césarisme.

28 janvier.

Barrès. Article de Paul Bourget, Figaro du 28 janvier 1906.

Trois colonnes pour dire à peu près ceci : que Barrès a élargi son moi jusqu'aux limites de sa petite patrie et a fait remonter sa propre expérience à l'histoire de ses ancêtres.

Et on y lit que Barrès est un autoclinicien, qu'il a démêlé le syndrome de notre maladie, que, son moi, il ne le considère plus comme un phénomène premier, mais comme un phénomène conditionné. Il ne faut pas séparer son moi : il faut le raciner. Il essaie d'être individualiste pour être traditionaliste, ou, plutôt, l'individu... Ah ! pions !

Fantec m'amuse, avec les noumènes et les phénomènes de Kant, mais il n'a que seize ans. M. Bourget ne vieillit donc pas ?

Faire une conférence sur Dieu, avec projections.

29 janvier.

Théâtre. Le succès des autres m'excite cinq minutes et m'abat pour longtemps.

30 janvier.

Théâtre populaire. Il faudrait d'abord apprendre au peuple à rire et à pleurer : il se trompe à chaque instant.

C'est aujourd'hui seulement que je regarde Paris.

Il y a vingt ans, je ne le voyais pas. Je n'étais qu'ambitieux. Je ne lisais que les livres.

Maintenant, je m'arrête devant le Louvre, devant une église, à un coin de rue, et je dis : « Quelles merveilles ! »

A quoi ai-je pensé jusqu'à ce que mes yeux s'ouvrent ?

De toi, tout va me plaire : tes monuments, les nuages roses de tes soleils couchants, et les coqs, et les poules de tes quais.

J'ai été étudiant. J'ai pris des inscriptions, et, ce soir, pour la première fois, je me promène avec plaisir au Quartier latin.

Un monsieur très chic, très riche, homme du monde des bêtes, chapeau haut de forme, tient gravement en laisse un chien bizarre qui tire sur son collier comme si son maître était aveugle et paralytique.

31 janvier.

Le bout de la branche accompagne un peu l'oiseau qui s'envole.
Le génie est peut-être au talent ce que l'instinct est à la raison.

Barrès entre chez Floury. Le Voyage de Sparte vient de paraître.

Nous nous serrons la main. Son sourire vite éteint ; c'est le joli piège de son humeur hautaine : je souris, mais ce n'est pas une raison pour que vous croyiez à de l'abandon et que vous vous lâchiez vous-même.

Il est accompagné d'un petit monsieur à figure vulgaire et rasée qui peut être son domestique, son secrétaire, ou son meilleur ami.

Toujours gêné (moi aussi), il regarde son livre. Moi, je cherche. Non ! Je ne peux pas le féliciter pour son Académie.

Je lui tends un exemplaire de son livre.

-- Vous êtes obligé, dis-je, d'y mettre votre nom.

-- Je vous l'enverrai.

-- Du tout ! Je l'ai pris.

Et il est vrai que je venais de le prendre.

-- Alors, dit Barrès, je vous en enverrai un des anciens. Vous habitez toujours la campagne ?

-- Mais non ! Rue du Rocher, 44, toujours.

-- Ah ! oui, l'éternelle adresse.

Il s'assied, écrit, et je ne regarde pas.

Puis, après des « Enfin ! », des petits haussements de lui-même, d'un jeune dieu gâté et indifférent, il me tend la main, et sort.

Sur le livre : « A Jules Renard, son ami. » Mais non ! Je l'admire, il m'étonne, et peut-être qu'il ne me trouve pas sans talent, mais nous ne sommes pas amis.

1er février.

Dans l'ombre d'un homme glorieux, il y a toujours une femme qui souffre.

A Chaumot, du 2 au 6 février.

La nature a de la neige dans les oreilles.

De belles pièces de terre, bien retournées, allongées de tout leur long, les raies bien nettes, sur le coteau.

Un mouchoir, un bout de neige perdu au bord d'un fossé.

9 février.

Théâtre. Chez Guitry. Toutes ces têtes, vues de la scène ! On dirait des gens jusqu'au cou dans une piscine, et si serrés qu'ils ne peuvent plus nager.

Insuccès. C'est agréable et mélancolique, comme quand on regarde la neige fondre sur un toit.

L'Invité (Huit jours à la campagne) est aussi petit dans les préoccupations générales qu'il l'est, en lettres vertes, sur l'affiche. Mussay en a vu la moitié, et il me dit :

-- Vous n'avez donc que des duègnes, dans votre pièce ?

Il y a une fillette de seize ans.

La pièce de France ne fait pas beaucoup plus de bruit. On ne relève pas le rideau, et Cheirel quitte si rapidement le théâtre qu'elle n'a pas dû se déshabiller.

Une pièce pas signée, que je n'ai pas fait répéter, dont je ne salue même pas les interprètes ; pourtant, j'entre au théâtre avec le vague espoir d'un compliment du concierge, d'un machiniste, de l'habilleur de Guitry, de son chauffeur, d'un de mes acteurs qui se précipiterait vers moi en criant : « Oui ! Oui ! Je sais bien que c'est vous, Paul Page ! Votre pièce a produit un effet énorme. Il a fallu relever le rideau ! »

Ah ! pauvre malheureux bougre ! Et la plus anodine plaisanterie vous mord le coeur.

Pour faire du théâtre, il faut avoir l'enthousiasme du mensonge.

A Chaumot (suite).

Philippe épluche des haricots et les compte afin de pouvoir dire ce que chacun aura à manger. A chaque centaine, il en met un de côté.

Il caresse interminablement le chat.

Il va bêcher un coin de jardin à l'abri du vent.

Il se lève à six heures ; à huit, il est couché.

Ses oreilles : deux moitiés d'abricot mangées par les guêpes.

Sur la route, il n'y a que le cantonnier.

Je regarde la nature, et je dis à Marinette :

-- C'est d'une sanglante tristesse.

Pourquoi « sanglante » ?

L'aile d'une charrue, grand oiseau blessé que les chevaux traînent sur le flanc. (Jammes a parlé de l'aile de la charrue.)

10 février.

Les eaux vertes de la mémoire, où tout tombe. Et il faut remuer. Des choses remontent à la surface.

Un arbre emmailloté de neige, comme un doigt blessé.

Il n'a plus le sou. Par snobisme il avait vendu la pharmacie de son père, et il a tout dépensé dans son manoir. Sa femme faisait venir un coiffeur de Paris. Aujourd'hui, il voudrait une place à 200 francs par mois ; mais, par habitude, il continue de ne déjeuner que dans les meilleurs restaurants et de fumer les plus gros cigares. Il n'y a qu'une chose de changée : ce sont ses amis qui paient.

Imaginez l'émerveillement de l'homme s'il voyait aujourd'hui la première rose ! Il ne serait quel nom extraordinaire lui donner.

Honorine. La mort semble dire : « Elle n'a jamais été malade. Ça ne m'est pas facile, de l'avoir. Je ne sais par quel bout la prendre » -- Vous ne pourriez pas me dire quelle était la couleur de ma robe, la première fois que vous m'avez vue 1

-- Oh ! madame, je pourrais même vous dire quelle était la couleur de votre pantalon.

La girouette bouge. On dirait que quelqu'un va et vient sur le toit.

La femme ne devrait vivre qu'une saison sur quatre, comme les fleurs. Elle reparaîtrait tous les ans.

La feuille, cette parente pauvre de la fleur.

11 février.
Chez Guitry. Ennui, ennui. Langue paresseuse.

Fantec a gagné 200 francs, hier soir, avec Au petit bonheur, et moi, 10, avec L'Invité. On ne pourra pas dire que je ne suis pas modeste.

12 février.

Religion des hommes supérieurs : besoin d'une discipline. Ils n'ont pas la foi : ils croient parce qu'ils veulent croire. C'est le goût, que j'ai souvent, de la prison.

Actrices. Enjamber les mains qu'elles vous offrent à baiser.

13 février.

La vieille actrice à figure de maquerelle qui cherche toujours à vous parler à contre-jour.

Aux socialistes : « Partageons ! Mais partageons aussi la loyauté, la politesse et l'esprit ! »

14 février.

Faguet, qui m'a dégoûté de lire Platon. (Je n'y tenais pas beaucoup.)

La sagesse du paysan, c'est de l'ignorance qui n'ose pas s'exprimer.

15 février.

Les Plumes du geai au Théâtre Molière, Jean Jullien est un excellent petit-fils de Scribe, qui s'est cru auteur de théâtre d'avant-garde.

On ne souffrirait pas d'être incompris si l'homme médiocre ne vous disait jamais : « Nous autres, vous et moi, les hommes comme nous... »

Nous avons mis dix, quinze ans, à nous former une espèce de goût, et nous nous étonnons que le public n'en ait pas, lui qui n'y pense jamais.

Le public, c'est le suffrage universel en art. N'était-ce pas assez de l'agréer pour maître en politique ?

La veille de Cyrano, Coquelin, désespéré, se prenait sa pauvre vieille tête dans les mains et disait : « Qu'est-ce que je vais jouer dans dix jours ? »

-- Quelle belle pièce, n'est-ce pas ? dit Ellen Andrée. Ça vous étreint. On souffre. Vous ne trouvez pas ?

-- Non, dit Marinette.

-- Tiens ? Vous êtes la seule personne qui soit de mon avis.

Boeufs blancs couchés dans le pré comme des moitiés d'oeufs sur un plat d'oseille.

17 février.

Rêverie. L'esprit malade qui traîne, et qui peut traîner comme ça toute une vie d'homme.

19 février.

Au cheval d'une voiture de maître je trouve un petit air de vanité.

21 février.

Maurice Kahn vient m'interviewer sur le Théâtre Musset. Je comprends pourquoi les gens célèbres affectent de ne pas aimer ce genre de visites : c'est que le visiteur ne les laisse pas parier. Il parle tout le temps. En une heure, je connais tous les goûts de M. Maurice Kahn, rédacteur en chef de Pages libres, et ceux de la jeunesse qu'il représente. Lui, il s'en va avec l'idée que je suis un homme modeste.

22 février.

Quarante-deux ans. Qu'est-ce que j'ai fait ? Pas grand-chose, et déjà je ne fais plus rien.

J'ai moins de talent, d'argent, de santé, de lecteurs, d'amis, mais je suis plus résigné.

La mort m'apparaît comme un grand lac dont j'approche, et dont les contours se dessinent.

Suis-je plus sage ? Très peu. J'ai moins de ressort pour être mauvais.

Sur quarante-deux ans, j'en ai passé dix-huit avec Marinette. Je suis devenu incapable de lui faire du mal, mais de quel effort suis-je capable pour son bien ?

Je regrette le temps où Fantec et Baïe étaient si petits et si drôles. Que vont-ils faire ? Cette question me préoccupe-t-elle autant qu'il faudrait ?

Je pense quelquefois à mon père, peu à Maurice, qui sont morts depuis longtemps. Et ma mère vit toujours. Comment ferai-je pour passer de sa vie à sa mort, en m'en apercevant ?

Me lever, travailler, m'occuper des autres, me fatigue.

Ce qui est bon, je l'exécute encore assez bien : dormir, manger, rêvasser sans effort.

J'envie aussi, et je dénigre.

Il ne me semble pas que je discute mieux ; je crie aussi fort que jamais, moins souvent, pourtant.

En fait, les femmes me sont indifférentes. De-ci, de-là, quelques rêves romanesques.

Je ne lis presque plus les livres nouveaux. Je n'aime qu'à relire.

Où en suis-je avec la gloire ? Comme je ne l'aurai jamais, sans trop d'efforts je réussis à la dédaigner. C'est presque sincère, mais je le dis trop.
Rien que je désire ardemment : il me faudrait trop me démener pour réussir. Suis-je neurasthénique ? Non. C'est une maladie grave ; on doit souffrir et être malheureux. Moi, j'ai une maladie douce, pleine de charme. Il me semble que, l'énergie que j'ai perdue, je l'avais en trop. Je m'en passe très bien.

J'ai quelques remords, mais assez d'adresse pour me blâmer d'en avoir et les atténuer. Aucun, à franchement parler, ne m'est insupportable.

Autrefois, j'avais peur d'agir quand c'était dangereux. Aujourd'hui, j'ai peur de l'action, ou, plutôt, j'ai le goût de l'inaction.

Je lis toujours avec plaisir mon nom imprimé, mais je ne sourirais pas au prince de la critique pour qu'il l'imprime, à moins qu'il ne vienne chez moi. Oui, oui, je suis assez chic en cela, et ça ne me coûte rien.

25 février.

Les invisibles lévriers du vent.

Une femme. Elle dit :

-- Il suffit que je lui demande une chose pour qu'il me la refuse.

Elle n'a d'idées que dans le derrière.

Quel fond vulgaire ! Si on agite toute cette neige, c'est de la boue.

La petite Paulette Allais a été confiée à une bonne, dévote, qui lui a dit que son père est sûrement en enfer, et la petite se réveille, la nuit, en criant : « Papa brûle ! Papa brûle ! »

Capus est myope. Quand il veut regarder les tableaux qu'il a achetés, il est obligé de les dépendre.

26 février.

Fumée bleue, et peut-être qu'au foyer on brûle des choses immondes.

Si la girouette pouvait parler, elle dirait qu'elle dirige le vent.

Neurasthénique : un homme en bonne santé qui a une maladie mortelle.

L'esprit se traîne. La vie est lourde comme un tombereau.

Mon passé, c'est les trois quarts de mon présent. Je rêve plus que je ne vis, et je rêve en arrière.

27 février.

Les bigotes communiquent avec la Vierge par fil spécial.

Le vol, moins haïssable que le mensonge.

Je goûte la joie âpre du splendide isolement.

Des nuages qui ont l'air d'avoir été pensés par des poètes.

Gourmont a la peur orgueilleuse d'avoir raison avec un tas d'imbéciles.

28 février.

Ma badauderie littéraire. Je vais de livre en livre. Je m'excite d'idée en idée. Je m'arrête quelques minutes devant un projet, et je passe.

1er mars.

Un couple d'avares jouant à quatre mains sur le même piano.

2 mars.

Il avait économisé 20 francs pour acheter un bon de la Presse. On peut gagner le million. Mais il a appris que l'État retient sur le million tant pour cent. Ah ! non. Il veut être payé rubis sur l'ongle. Tout ou rien. Il n'achètera pas le billet.

La nuit : le jour qui devient aveugle.

3 mars.

Si j'avais tout ce que je désire, j'aurais immédiatement l'impression que je n'ai rien.

4 mars.

Le soleil, ce gros blond.

Une femme peut être sublime en refusant de donner la vérole à celui qu'elle aime.

5 mars.

Il n'y a que ceci que Marinette me refuse : le droit de rêver dans le crépuscule. Impitoyable, elle me demande :

-- Faut-il t'allumer ?

Je n'ose pas dire non, et elle apporte la lampe ennemie, qui met tous mes rêves en déroute.

La vie est courte, mais l'ennui l'allonge. Aucune vie n'est assez courte pour que l'ennui n'y trouve pas sa place.

Flaubert aimait peu la nature, et, tout de même, ça lui a manqué.

Un temps frais, âcre et malsain comme du plâtre délayé.

Arbre desséché, je n'attends plus que les feuilles des autres.

Cheminée d'usine : un gros doigt qui barbouille l'air de fumée.

Lucarnes : les yeux carrés des toits.

Les arbres dont les bourgeons sourient déjà et, demain, éclateront de rire.

N'écrire ni pour le peuple ni pour l'élite : pour moi.

8 mars.

L'Invité. Vu hier la dernière. On a toujours tort de ne pas travailler. En une répétition, j'aurais pu rendre la pièce plus scénique, plus gaie. Mais comme le théâtre éteint ! Je croyais les plaisanteries presque grosses : elles me paraissent trop fines, si fines qu'elles ne portent pas.

Moineaux collés au mur, comme soutenus par les rayons du., soleil.

10 mars.

Académie Goncourt. Oui, j'accepte, si je ne suis pas forcé de dire à tous mes collègues qu'ils ont du talent.

Je ne sais si on se corrige de ses défauts, mais on se dégoûte de ses qualités, surtout quand on les retrouve chez les autres.

Ma gloire, celle que je désirais, c'est déjà du passé.
Il faut que ta page sur l'automne me fasse plaisir comme une promenade dans les feuilles mortes.

13 mars.

Résumer mes notes année par année pour montrer ce que j'étais. Dire : « J'aimais, je lisais ceci, je croyais cela. » Au fond, pas de progrès.

Imaginez la vie sans la mort. De désespoir, tous les jours on essaierait de se tuer.

L'injustice immanente.

Des amis se défient de nous comme s'ils croyaient que nous connaissons le fond de leur âme.

Je relis mes notes. Quoi que j'eusse fait, ma vie ne pouvait pas être beaucoup plus compliquée. Ce que j'aurais produit en plus, avec bien du mal, n'ajouterait pas grand-chose à mon oeuvre. Mon oeuvre !

Il y a des noms qui ne me rappellent rien. Je ne peux pas retrouver un trait de certaines figures à jamais ensevelies.

Si je recommençais ma vie, je la voudrais telle quelle. J'ouvrirais seulement un peu plus l'oeil. J'ai mal vu, et je n'ai pas tout vu de ce petit univers où j'allais à tâtons.

Si, tout de même, j'essayais de travailler encore régulièrement, quotidiennement, comme un élève de rhétorique qui veut être le premier, non pour gagner de l'argent, non pour être célèbre, mais pour laisser quelque chose, un petit livre, une page, quelques phrases ? Car je ne suis pas tranquille.

Gagnez votre vie, mais ne la gagnez pas trop.

N'essayez pas de manger double, afin que le voisin mange une fois.

Ne dites pas : « Je suis la raison », mais raisonnez.

Prenez à toutes les morales ce qui en fait la valeur, à la morale chrétienne ce qu'elle a de bon. Jésus-Christ était un homme supérieur et modeste - il ne criera pas au voleur.

Ce qui nous fait le plus rougir sous nos cheveux grisonnants ou disparus, c'est la bassesse de certains désirs que nous avons eus et dont le souvenir nous écoeure.

Ne comptez pas trop sur la société pour faire des réformes : réformez-vous vous-même.

Mais alors, dites-vous, nous serons de petits saints ?

Ne craignez pas cela ! A larges traits, je vous donne un vague programme, irréalisable. Vous serez toujours ce que vous êtes, mais un peu moins. On atténue ses défauts : on ne les extirpe pas, mais le peu de progrès que vous aurez réalisé par vos efforts illuminera votre vie. Vous vivrez d'un coeur joyeux.

Tel dit : « Moi, je ne connais que la raison », qui a beaucoup de peine à ne pas être un imbécile.

Sous prétexte que la perfection n'est pas de ce monde, ne gardez pas, soigneusement, tous vos défauts.

15 mars.

L'Arlésienne. C'est aussi vieux que n'importe quel drame de Dennery. Oh ! le vieux berger ! C'est ce qu'on appelle embellir la vie. Mais un vrai berger est un peu plus beau que ça.

Musique délicieuse. Comme toutes les musiques délicieuses se ressemblent ! M. Colonne est un brave père coupe-toujours. Tous ces archets qui poussent comme des ongles de princesses chinoises !

17 mars.

Un inventeur qui a trouvé un baromètre très agréable, dont l'aiguille marque le beau temps, même quand il fait mauvais.

Concours agricole. La vraie richesse de la nature, et on ne voit pas d'or.

Des moutons avec leur petit toupet de laine au flanc.

Des taureaux qui ne cherchent pas à faire prendre des vessies pour des lanternes.

Des petites vaches bretonnes qui rendent une tasse de lait, d'énormes vaches avec des pis comme des besaces.

Des porcs immobiles, ventre à terre.

Archets : joncs agités par la tempête.

Un homme arrive à Paris en blouse, avec une jambe de bois. Il est vrai qu'il ne va qu'au Concours agricole.

19 mars.

Une pièce est bonne quand on s'y intéresse malgré les répliques, parfaite quand les personnages disent les mots qu'on attend.

L'oiseau qui voit un ballon se dit peut-être : « Je voudrais voler comme lui, sans ailes. » C'est le progrès.

La vérité sur la terre est au mensonge comme une tête d'épingle à la terre elle-même.

20 mars. - Quand le roi Guillaume a poussé ce cri qui a l'air de nous consoler de tout : « Oh ! les braves gens ! » est-ce qu'un des cavaliers du général Margueritte ne lui a pas répondu, avant de tomber : « Vieille brute » ?

Concours agricole. Un pigeon, qui s'est échappé, vole sous l'armature de la galerie : il voudrait bien rentrer dans sa cage.

Des fromages terribles dont quelques-uns font chavirer.

Une chouette empaillée. Le garçon naturaliste tire une ficelle ; la chouette tourne la tête, remue les yeux, ouvre les ailes. Tout cela, elle le faisait bien mieux quant elle était vivante.

Peaux de lapins très bien travaillées. D'autres lapins sont là, à côté ; ils attendent.
Chèvres maigres ; leur pis lourd leur tire la peau sur les os.

21 mars.

La pâleur : l'ombre de l'ombre.

Philippe est pour l'orthographe réformiste. Il écrit : une cais d'eu.

J'ai un front d'hydrocéphale, et mes idées disparaissent à chaque instant dans l'eau. Elles reparaissent, comme noyées.

22 mars.

Dieu nous dira souvent : « Vous n'êtes pas au ciel pour vous amuser. »

A un plaisant :

-- Je vous demande pardon, monsieur, mais je me suis juré de ne plus jamais rire sans en avoir envie.

-- Je m'embête à crever, dit Guitry dans sa grande auto.

Phrase qu'il faut lire deux fois, non parce qu'elle est profonde, mais parce qu'elle n'est pas claire.

24 mars.

Parfois, je n'ai plus de sang que pour faire de la mauvaise humeur.

Société des gens de lettres. Les petits discours de la réunion préparatoire.

Tous ces messieurs, devant la petite barre de fer qui les sépare de nous, parlent de leur activité, de leur assiduité, de leur dévouement, mais personne ne parle de son talent, ce qui ferait croire qu'ils n'en ont pas, ou que le coeur est moins rare que l'esprit ; ils ajoutent, d'ailleurs, comme l'ennuyeux Paul Lacour, qu'ils mettent la bonté au-dessus du génie. Le coeur est donc plus rare. Tout cela devient obscur.

M. Labitte dit, de sa place, que l'honneur est au-dessus de l'argent, ce qui permet à M. Emeri, sans y mettre trop de formes, de le traiter de misérable.

-- Je crois, dit un monsieur, que, lorsqu'on a écrit plus de vingt romans et de quatre cents nouvelles, on peut se dire homme de lettres !

Oui, si elles sont bonnes.

M. Lapauze dit que tous ceux qui le connaissent savent qu'il ne fait jamais de personnalités. Mais nous ne faisons que ça !

Je ne sais qui prétend que M. Adolphe Brisson est l'honneur des Lettres françaises.

M. Michel Provins est sec, et sûr d'être M. Michel Provins.

Marcel Prévost s'étonne de me voir là.

Mme Pert dit qu'elle écrit mieux qu'elle ne parle. Je ne sais pas.

Monde étrange, et qui ferait aimer la politique. Mais pourquoi tous ces gens veulent-ils être du Comité ?

26 mars.

Société des gens de lettres. M. Dorchain semble dire : « Je suis si aimable ! Pourquoi ne voulez-vous pas faire de moi un petit académicien ? »

André Maurel. Il crierait : « Assez ! Assez ! » à la gloire des autres.

Paul Vibert, le seul qui ait le courage de dire qu'il n'a pas 25 francs à donner au profit de la presse.

Séverine, dans un coin. D'une voix prenante, un peu théâtrale, elle me dit la bonté du monde des antimilitaristes. Elle ne peut plus parler de rien, nulle part, parce que tous les journaux sont payés. Elle se défie de Jaurès, a plus de confiance en Briand, cet homme froid qui réalisera peut-être ce que l'autre aura dit.

Guitry dans son auto immense et glaciale. Comme il vient de me dire qu'au théâtre je fais des tours de force, je réponds :

-- Cela ne tombe pas dans l'oreille d'un sourd.

Et je lui annonce, avec un peu de fièvre, mon projet de faire trois actes sur Philippe. Il m'offre tout de suite Le Breuil pour y travailler. Je me retiens d'exposer le sujet, de peur de n'être pas clair.

-- Au fond, dis-je, j'ai beaucoup d'imagination. Je l'ai toujours refoulée.

-- Je le savais, dit-il. Vous avez choisi la perfection dans la vérité, mais l'imagination vous reviendra.

Je deviens un peu plus modeste, mais un peu plus orgueilleux de ma modestie.

Il continue son petit roman. C'est le Jack de Daudet, perfectionné.

Il ne fiche rien. Si ! Il va à la cave et il en perd la clef. Quand on la retrouve, il dit : « J'étais si malade ! »

S'il en fait long comme le doigt, il faut en refaire long comme le bras. S'il ficelle un paquet, le noeud se défait et tout le paquet s'éventre.

Il regarde le jardinier.

Dans son buvard on a trouvé un bout de papier et quelques mots dessus : la lune, un ou deux mots latins, un mot grec.

-- Je ne vends pas ma plume ! dit-il.

Et il n'écrit plus une ligne.

S'il sent le mépris des autres, il dit :

-- On ne me comprends pas ! Je fais mon oeuvre.

Il dit à sa femme :

-- On ne pense qu'à l'argent, ici.

Comme, tout de même, les gens du pays prennent le parti de sa femme depuis qu'elle travaille, il lui dit, comme si elle jouait un vilain jeu :

-- Oh ! toi, je te démasquerai.

Un curé en robe avec des dessous de cocotte.

28 mars.

Théâtre. Triomphes, succès d'estime, fours, tout ça fait de la célébrité, et qu'on est un monsieur dont il est parlé. Et, au fond, ils ne tiennent qu'à ça, et à l'argent.

La fumée vit et souffre par le vent.

L'officier :

-- Ma conscience me dit : « Tu ne défonceras point les portes de l'église. »

Le soldat :

-- Ma conscience me dit : « Tu ne tueras pas. »

La grosse dame se cramponnait à son amant maigre comme l'abat-jour au verre de lampe.

1er avril.

Ce poëte, on va voir ce qu'il a dans le ventre.

-- Des tripes.

Deux tirages en moi, et ça ne donne que de la fumée.

4 avril.

Artistes Indépendants. C'est l'endroit du monde où je m'ennuie le plus. Après le pointillisme, le pierre-de-taillisme, et quelques jeunes maîtres se donnent un mal énorme pour nous faire vomir. C'est assommant comme tous les volumes de vers et de prose publiés à compte d'auteur ; on n'est pas reçu, à ce salon ; y entre qui veut.

Une tête d'enfant, clairement dessinée et peinte, de Paterne Berrichon, a l'air, au milieu de tout cela, d'un chef-d'oeuvre.

Réussir au théâtre sans la presse, sans les amis ni les ennemis, sans première ni répétition générale, voilà le rêve.

Voilà trois ou quatre jours, je parle à Guitry de ma pièce sur Philippe. Après le premier acte :

-- Oh ! c'est très bien ! dit-il.

Le deuxième me vaut le même compliment. Après le troisième, il dit :

-- Je suis bien content. C'est du Poil de Carotte en trois actes. C'est nouveau, imprévu. Ce n'est pas comme Denise ou Les Idées de madame Aubray.

-- S'il vous vient à l'esprit des critiques...

-- Non ! Ça me semble parfait.

Je suis content. Mais, le lendemain, dépression. J'ai déjà été attrapé.

Quelques soirs plus tard, à la Renaissance,

-- J'ai beaucoup pensé à votre affaire, me dit-il. Je continue de trouver ça très bien. Et vous ?

-- Dame ! moi, je m'efforce de trouver des critiques, Ça ne m'en a pas encore dégoûté.

-- Non, non 1 C'est très bien. Ce que je vois le moins nettement, c'est votre dernier acte, mais vous n'avez fait que m'en parler très vite.

-- Vous me le diriez, hein ? si je faisais fausse route. Il est encore temps que je fasse autre chose.

Il me répond :

-- Nous sommes deux frères. Ne le serions-nous pas que je ne laisserais pas échapper une chose comme ça.

Nez pointillé de noir comme une fraise.

6 avril.

La vie et le théâtre séparés par une toile.

7 avril.

Quand ces vaudevillistes veulent écrire, ils ne trouvent même pas le style d'un vieux général.

L'autorité obscure, mais impressionnante, d'un tailleur qui vous explique pourquoi un vêtement qui vous va très mal vous va très bien.

14 avril.

Chaumot. Vendredi saint, 13. Est-ce qu'on croit moins en Dieu, ou le croit-on moins bête ? Le train était bondé de voyageurs. Sans trop d'horreur une femme a regardé Marinette manger son poulet. Un gros homme la regardait avec envie. Tout de même, les « premières » se réservent encore. La foi ne s'en va que par en bas.

Des moutons studieux, absorbés par leur faim, ayant tous la tête appliquée au sol, le nez à l'herbe.

Printemps. Routes jaunes ornées de bouquets blancs.

Explosions blanches des pommiers en fleur.

15 avril.

Philippe. Le fond de ses sabots est de la même crasse que le dessus de ses pieds.

Le poëte Ponge. Celui-là, je suis sûr qu'il a été fait avec du limon. Et il est resté limon pour les trois quarts. Seul, l'autre quart est devenu chair.

Le front est terreux. Les oreilles sont de croûte fangeuse. Il y a de la vase aux coins de la bouche, et de l'eau trouble dans les yeux.

Il prouverait l'existence d'un Dieu grand potier.

Toujours prêt à dire, si je me fâche : « Nous autres, pauvres petits campagnards, nous n'avons pas le temps d'étudier ces questions-là », ou bien : « J'ai une jument prête à faire poulain. Je vais la voir. »

La blouse largement ouverte sur le col de sa jaquette où sont les palmes : cette violette écarterait un pré pour se faire voir.

Honorine. Des ongles longs comme ça. Elle n'entend plus, ne reconnaît plus. On la fait manger. Elle redevient plante avant de mourir.
16 avril.

Trop de vanité, trop d'impatience.

Je ne veux pas me mettre moi-même en avant, mais ça m'ennuie qu'on ne vienne pas me chercher par la main de disant : « Voilà l'homme qu'il nous faut. » D'ailleurs, je refuserais de suivre.

J'aime les belles idées. Je souffre, à les voir servir d'étiquettes à des hommes qui ne sont pas beaux.

Je raisonne ainsi : puisque je n'arrive pas à être un brave homme, il n'y a point de brave homme.

Je feins d'écouter, mais ce n'est pas pour entendre, car je n'écoute pas et je souffre de ne point parler.

Je veux être franc et je dis faux.

Il y a des choses que je m'efforce de ne pas dire, mais je souhaite qu'on les devine.

En somme, je souffre surtout de n'être pas compris et de ne pas pouvoir être ce qu'à mes moments de noblesse clairvoyante je voudrais être.

Trop, trop de vanité.

Maman. Non, non, je ne mentirai pas. Jusqu'au bout, je dirai que ça m'est égal.

Elle vient. Marinette la fait entrer en disant :

-- C'est grand-mère.

Elle m'embrasse (moi, je ne peux pas), s'assied tout de suite avant d'en être priée. J'ai dit :

-- Bonjour, maman. Ça va bien ?

Pas une syllabe de plus.

Mais il n'en fallait pas plus. Elle parle toute seule. Elle dit :

-- Je viens de voir Honorine pour la dernière fois. Elle s'en va. Elle ne reconnaît plus. Elle doit avoir beaucoup de fièvre. Ses petites-filles lui donnaient à boire dans une tasse sale, sale !... Ah ! s'il me fallait boire dans une tasse pareille !... Ah ! mes enfants, quand je serai vieille, plus bonne à rien, à votre charge, donnez-moi une pilule.

-- C'est promis, dit Marinette. Vous l'aurez. Allons un peu causer dans ma chambre.

Et il faut que maman se lève et la suive. Tout était réglé comme pour une froide cérémonie.

-- Et toi, tu vas bien, mon Jules ?

-- Pas mal.

-- Tant mieux !

Dehors, elle embrasse Marinette et la remercie. Je suis troublé. Je ne suis pas touché. C'est la situation qui m'émeut : ce n'est pas ma mère. Ah ! c'est la vieille femme à qui je ressemblerai plus tard. Cheveux gris encore ondulés, la chair s'en va. La peau se plaque, comme elle peut, sur les os qui prennent une importance !... Et il y a des croûtes sur la peau comme sur le bois qu'on ne repeint jamais.

Elle se voûte. Debout, je ne vois plus ses yeux terribles. Quelquefois, pourtant, un éclair pâle monte jusqu'à moi, mais ça ne tonne plus comme autrefois.

Presque toujours, sur le moment, la vie m'ennuie ou me dégoûte.

Ce n'est qu'au souvenir qu'elle s'arrange et m'amuse.

19 avril.

J'aime beaucoup les compliments. Je ne les provoque pas, mais je souffre quand on ne m'en fait pas, et, quand on m'en fait, j'arrête tout de suite : je ne laisse pas la personne s'étendre comme je voudrais.

Honorine courbée en deux sur son lit. Elle n'a rien fait depuis quinze jours. Elle dit quelque chose que d'abord on ne comprend pas. Elle le crie :

-- Étranglez-moi donc !

Sa couverture, ses draps sont propres. Ses brus, dont l'une est sourde et écoute avec inquiétude ce qu'on dit à l'autre, la soignent - c'est leur héritage. Mais la matelas est pourri. Quand on la déplace ou qu'on lui étire les jambes (elle hurle), les plumes s'envolent. Il y en a qui restent collées à ses plaies, et des enfants, toutes chandelles allumées, jouent avec les plumes.

Elle demande à boire. On lui tient la tête. Elle crie :

-- Vas-tu laisser ma tête tranquille, sacrée garce !

Un peu gêné tout de même de se marier si vite avec sa belle-soeur, il redouble de soins pieux sur la tombe de sa femme : c'est la mieux entretenue du cimetière.

Elle a fait ses pâques ce matin avec sa chère cousine. Oh ! ces deux langues qui sont sorties en même temps de ces deux vieilles bouches, ces deux langues obligées, une seconde, de se taire ! Il a dû se faire un silence dans l'église...

24 avril.

Paysage. Des petits veaux qui dégringolent, comme renversés d'une boîte à joujoux. Des vaches et des boeufs blancs dans un pré d'un vert pur, des toits roses au soleil couchant, un horizon bleu, des arbres qui n'ont encore qu'un duvet de feuilles.

Chien d'aveugle avec sa sébille comme une théière avec sa passoire.

L'alouette monte, monte. Elle va se poser sur le bout du doigt de Dieu.

Un pommier fleuri comme un garçon d'honneur. Les arbres se marient.

Toutes les bêtes que tu ne vois pas, parce qu'elles fuient à ton approche !
Merle noir dans un cerisier blanc.

Il s'appelait François, puis Franchi, puis Fanchi, et, comme c'est un brave homme, on a fini par l'appeler Bon Fanchi.

Le vent pleure toutes ses larmes sur la vitre.

Boeuf immobile sur le pré vert comme la boule blanche sur le billard.

30 avril.

Un enfant de l'hospice, loué du côté de Cervon à treize ans. Il est un peu sourd. Il a 120 francs pour quinze mois. J'ai la maladresse de lui dire que ce n'est pas beaucoup. Alors, levant les yeux qu'il tenait baissés, il dit avec fierté :

-- Il y a autre chose. On est blanchi, et on a une paire de souliers.

1er mai.

Une belle action d'un autre, et notre vie nous paraît sans saveur.

Celui qui met un frein à la fureur des flots ne peut pas arrêter cette pluie.

8 mai.

Hier, lundi, lendemain d'élection, Philippe avait tété comme un petit veau, dit Mariette. Le soir, je l'envoie chercher un journal. Il fait la commission tout de travers et me répond d'une voix pâteuse. Le lendemain, je passe sans lui dire bonjour. Après déjeuner, il me rejoint sous les noisetiers.

-- Monsieur, est-ce que je peux aller planter des pommes de terre pour nous ?

-- Allez !

Il fait trois pas et revient.

-- Monsieur, nous avons eu des paroles défavorables, hier soir.

-- Comment ?

-- Oui, allons ! Je dis que, moi et vous, on s'est envoyé quelques mots défavorables, parce que j'avais bu un petit coup hier soir. Tout le monde m'arrêtait pour me payer un verre et pour me demander si vous étiez content.

-- Était-ce une raison pour vous mettre dans cet état ?

-- Je ne dis pas, mais...

-- Allez planter vos pommes de terre.

Il fait trois pas, puis :

-- Alors, écoutez donc, cherchez-moi un remplaçant. Je vois bien que ça ne peut plus durer. L'autre jour, vous m'avez attrapé pour un journal, hier soir pour un autre, les deux fois en pas grand temps. Alors prenez votre temps : huit jours, quinze, un mois si vous voulez. Je ne veux pas vous laisser en plan, mais...

-- Vous ne savez pas ce que vous dites.

-- C'est comme ça.

Il s'éloigne.

Pauvre homme ! Dans un accès d'alcoolisme, il se mettrait sur la paille, lui et sa femme. Et moi, c'est comme si j'avais reçu un coup de poing.

Marinette annonce la nouvelle à Ragotte qui ne doit rien savoir. Cette pauvre femme va être écrasée ! Du tout ! Elle savait, mais ce que dit un homme saoul ne compte pas : il reviendra.

Scène éreintante, facile à faire, mais impossible à transcrire, où, devant Ragotte qui s'assied, je traite Simon, qui garde son chapeau sur la tête, de sans-coeur, de faux républicain et d'homme saoul. Il veut sortir.

-- Je n'ai pas fini, dis-je.

-- Oh ! pour moi, c'est fini.

-- Restez. Nous avons à régler votre situation. Alors, je n'ai pas le droit de vous faire un reproche quand vous avez bu ?

-- Oh ! si. Vous avez bien le droit de dire ce que vous voulez à un domestique.

-- Vous savez bien que je vous ai toujours traité en camarade.

Comme je le crible, il finit par avoir l'air de ne pas m'écouter et de regarder par la fenêtre un rat qui passe. Ragotte baisse la tête et ne dit mot. Elle n'a compris qu'une chose et l'a dit à la fin :

-- Alors, c'est au mois d'octobre qu'il faudra nous en aller ?

Je me sens dur. Je parle mal. Les mots ne sortent pas, et je suis furieux contre cet homme en colère qui n'a pas un mot de regret. il tient à son idée : comme si j'avais bu moi aussi, nous avons échangé des mots qui se valent.

-- Vous me dites de causer avec le monde ! Je ne peux pas causer sans boire un verre.

-- Bon. Qu'est-ce que vous allez faire ?

-- On a bien travaillé avant d'être ici ! On travaillera encore.

Mais il a soixante ans, et il est sourd. Je me retiens de le lui dire.

Et pas attendris du tout ! Il semble qu'ils en aient assez d'être bien : ils voudraient changer. Ils ont soif de liberté misérable. Il reste là comme une motte de terre orgueilleuse. La tête de Ragotte tombe d'accablement, de sommeil, ou d'indifférence, on ne sait de quoi.

Liquidation. On va vendre la vache, tuer les chiens, perdre les chats et mettre la clef sous la porte. La Gloriette se meurt. Il y a des paysages qui meurent comme les êtres chers.

10 mai.

Préparatifs d'orage. Au ciel roulaient lentement de pleins chariots de nuages.

Dieu n'a pas mal réussi la nature, mais il a raté l'homme.

Politique. Aie toujours une petite improvisation préparée !

Si ton ami boite du pied droit, boite du gauche, pour que votre amitié reste dans un équilibre harmonieux.
Il est beaucoup plus facile de parler à une foule qu'à un individu.

Le jardinier à poche de sarrigue.

Le casseur de cailloux se dit tailleur de pierres.

Un de ces arbres vilainement taillés par l'homme, comme un mendiant avec tous ses moignons, et qu'on ne voudrait pas rencontrer au coin d'un bois.

11 mai.

Philippe, la figure toute blanche et les yeux humides. Tout fond.

-- C'est pas nous qui se fâchent, dit-il. C'est les autres, qui nous fâchent.

-- Jamais on ne m'a mal parlé de vous.

-- Enfin, on dit des choses, et puis on les regrette. Je vas bien rester tant que vous voudrez.

-- Vous allez trouver Madame, lui dire que vous regrettez ce que vous avez dit, et que j'arrangerai ça avec elle.

-- Je veux bien.

-- Donnez-moi la main.

Il va trouver Marinette et lui dit :

-- Monsieur m'a dit de vous dire que je regrette ce que j'ai dit.

Puis Ragotte embrasse Marinette et lui dit :

-- Vous êtes pour moi tout comme ma mère.

Sa mère est morte, et elle aurait quatre-vingts ans.

-- Vous avez l'air d'avoir vingt ans, ajoute-t-elle.

Et La Gloriette nous réapparaît fraîche, intime, inséparable.

Fourmis, petites perles noires dont le fil est cassé.

Je ne vis plus réellement. Je me fais l'effet d'un reflet d'homme dans l'eau.

15 mai.

Le pot bout. Les pois y dansent comme une source.

Il faut lire les chefs-d'oeuvre pour les remettre au point. Des livres le deviennent pendant la bataille comme, en temps de guerre, on devient capitaine ; mais, ensuite, que de révision rapides !

Je suis devenu paresseux parce que Marinette a eu peur de me dire que je ne travaillais pas.

J'ai déjà une vieille cervelle sans élasticité.

Des chemises qui sèchent, la tête en bas, et qui dansent au vent sur leurs manches.

17 mai.

Ne pas écrire trop serré. Il faut aider le public avec de petites phrases banales. Daudet savait les intercaler.

18 mai.

Je me sens irréel, comme fait avec du nuage, comme un de ces êtres qui se composent et se décomposent au soleil couchant.

-- Oh ! il est très fort, celui-là

-- Ah ! Pourquoi ?

-- Il ne dit jamais rien.

J'ai les yeux plus grands que le ventre, et le ventre si petit qu'il me suffit d'être propriétaire par les yeux. Rien pour mon ventre, mais mes yeux prennent tout.

Une vie de chat qui dort. De temps en temps, un bond, un coup de griffe, un étirement qui a l'air d'être de l'action, Puis le tout rentre dans son poil et se rendort.

Manuscrit raturé, comme un nid de pie.

Vous dites « la feuille » comme vous dites « la robe », mais il y a autant de feuilles que de toilettes.

Il y a en moi du bon curé, mais je suis assez anticlérical pour ne jamais devenir un saint.

22 mai.

Le rossignol chante bien ! C'est vite dit. Je chante bien, oui, mais quoi ? Mais comment ? Les hommes n'ont-ils pas de critique musical ?

Paresse : habitude prise de se reposer avant la fatigue.

24 mai.

Promenade à Pazy. J'avais choisi un chemin charmant à travers le bois : il n'était que boue. Chaque fois qu'elle patauge, Marinette dit : « Ça ne fait rien », ou : « J'arrive, sois tranquille. J'essuierai mes pieds dans l'herbe. » La femme qui accepte ainsi la boue du chemin, c'est la bonne camarade, qui n'a pas peur de la vie.

Prés gonflés d'une herbe abondante, bien clos d'une haie touffue.

Clocher en bois et isolé sur une hauteur. On s'étonne que la foudre ne l'ait pas encore aperçu.

Vieilles femmes défiantes, immobiles comme des bornes à leur porte.

Le cantonnier heureux quand quelqu'un passe sur la route.

26 mai.

Paysans. Odeur de sueur piquée de tabac à priser.

Un mot vulgaire, qui laisserait froid l'individu, transporte une foule.

L'arbre ébranché, tout nu, montre le poing.
29 mai.

L'hirondelle dont le vol est partout et qui n'est nulle part.
30 mai.
Dieu nous jette aux yeux de la poudre d'étoiles. Qu'y a-t-il derrière elles ? Rien.

31 mai.
Honorine a tant vécu que sa mort a passé inaperçue.

Parfois, je crois entendre encore son pas dans le jardin.

1er juin.
L'artiste est un homme de talent qui ne tient pas à paraître très fort.

Je regarde la nature jusqu'à ce qu'il me semble que tout pousse en moi.
La marguerite, belle dame en robe blanche à longs plis, avec un petit canotier doré sur la tête.

On finit toujours par mépriser ceux qui sont trop facilement de notre avis.

Le travail, c'est parfois comme de pêcher dans une eau où il n'y aurait jamais eu de poisson.

7 juin.

Guitry passe à Chaumot.

Ce que j'admire toujours en lui, c'est sa race, sa qualité fine d'homme supérieur, mais tout ce qui aboutit à l'auto, ce décousu dans le plaisir, ce fardeau de la liberté, cet ennui au fond de tout !...

Je le mène voir la maison de Poil de Carotte. Il regarde le toit aux poules, celui des lapins, le toiton de Poil de Carotte, près de la source d'eau de vaisselle que j'avais oubliée.

-- C'est bien, dit-il, que Poil de Carotte soit sorti de là, et qu'il y revienne.

Tous ces chapelets, ces saintes vierges, ces photographies de premières communiantes, qui sont des insultes à la mémoire de papa...

Le pré où Poil de Carotte et son frère mangeaient de la luzerne.

Guitry raconte toujours très bien. Il joue. Il fait les personnages.

Allais allant au Breuil avec Gandillot qui a une malle. Allais n'a qu'une chemise.

-- Si tu veux la mettre dans ma malle ? dit Gandillot.

-- Quoi ? dit Allais. Est-ce que je t'offre de mettre ta malle dans ma chemise, moi ?

Puis Guitry récite du Léon Bloy.

Sa peur de tout insecte, fût-ce un hanneton.

Je lui dis :

-- Oh ! Venise !...

-- Allons-y ! dit-il.

Je refuse ; mais, lui qui n'y pensait pas, il y va.

Je lui demande d'emmener Marinette avec nous jusqu'à Nevers.

-- Je ne suis pas indiscret ? Vous n'avez personne à prendre en route ?

Bras au ciel.

Il a l'air d'un Anglais, et même d'un Anglais grisonnant, mais il aime mieux qu'on lui dise qu'il a l'air d'un Américain.

12 juin.

Certificat d'études. Caporalisme bienveillant d'un inspecteur. Ils disent : « Faites-nous des hommes libres », mais, dès qu'un instituteur demande des explications sur une mauvaise note, il reçoit la petite lettre où, avec un étonnement sec, on le rappelle à l'esprit de soumission.

Laissons Victor Hugo tranquille ! Rome remplaçait Sparte, c'est du galimatias pour ces petits. L'exercice de la rédaction est stupide.

Apprenez-leur à écrire une phrase ou deux. Tel, qui ne fait pas de fautes d'orthographe dans une dictée, ne met que des mots barbares dans sa rédaction.

L'instituteur peintre et violoniste, ça se trouve. Il dit, avec un petit sourire dédaigneux :

-- Je ne fais pas de photographie.

Il méprise la peinture en bâtiment.

Cet autre, on me le présente comme un vieux modeste officier d'Académie qui veut finir sa carrière dans sa pauvre école. Il m'est bientôt insupportable tant il est fier de sa modestie.

De gentilles institutrices, mais ça ne va pas jusqu'aux ongles. Elles disent de moi : « Mais ce monsieur fait bien mal les chiffres, et il ne sait pas additionner les quarts. »

13 juin.

Il y en a, je crois, qui ne m'apprécient pas à ma valeur, mais d'autres me croient beaucoup plus malin que je ne suis.

14 juin.

Marinette inséparable de son aiguille comme la poule de son bec.

15 juin.

Instituteurs. Ils disent encore « M. l'Inspecteur » comme ils diraient « Sire » ou « l'Empereur ».

Philippe fauche le foin, mais il ne peut pas me dire le nom des herbes. Comme le pré est en pente, il a un sabot au pied gauche et une savate au pied droit, pour ne pas glisser. A l'entrée du pré, le gilet, le marteau et l'enclume pour redresser la faux avant de l'aiguiser. Les deux traces des pieds dans l'herbe.

16 juin.

Patriotisme. Le taureau nivernais refuse quelquefois de regarder une petite vache bretonne.

17 juin.

L'oeuvre de Flaubert sent un peu l'ennui.

Fête-Dieu. Il va à la messe, les deux mains dans ses poches, mais il n'en perd pas un chariot de foin, et ses domestiques suent toute la journée comme si Dieu n'existait pas.

Socialiste, mais je deviens propriétaire furieux dès que les gamins jettent des bâtons dans mes cerises, et je parle tout de suite de prendre mon fusil.

18 juin.

La haie me tend ses soucoupes de sureau violemment parfumées. L'oiseau ne s'y accroche pas aux épines.

Je marche, la tête dans un vol de moucherons, et ma tête est pleine d'une poussière de pensée.

Meules de foin : un village subit et éphémère de huttes odorantes. Demain soir, il n'y paraîtra plus : tout sera engrangé.

Un boeuf applique son nez sur le mur. Ses cornes en points d'interrogation, il me regarde. Je le regarde bien en face, et je lui dis :

-- Quand je songe que c'est toi qui passes pour travailler de la tête !
Pourquoi suis-je sur cette route, et, toi, dans ce pré ? Qu'est-ce que nous signifions, mon vieux camarade ? Mais tu n'en sais pas plus que moi. Prends-toi les cornes à deux pattes, et réfléchis.

La fougère : une pagode chinoise.

J'aurai connu longtemps le plaisir de m'éteindre.

La vie a toujours été le tuteur de ma littérature : dès que je m'éloigne, je tombe.

19 juin.

Je ne plie pas, mais je romps.

Académie Goncourt. Je n'aime que les discussions politiques ou religieuses. Les bavardages littéraires m'assomment.

Contorsions d'une grosse chenille assaillie par des fourmis qui grimpent sur elle, lui mangent la tête, le ventre, les yeux. Gulliver à Lilliput. Ses efforts désespérés : elle se bande et se détend comme un arc. Dernier spasme ; elle est morte. Les fourmis peureuses accourent. C'est noir et grouillant. Elles l'entraînent sous un fraisier.

23 juin.

Jaurès : fumée en haut, peut-être, mais, en bas, la marmite bout.

Il se plaint toujours de n'être pas respecté.

Il a une cinquantaine de francs par mois, de quoi nourrir un âne, un cochon et deux vaches. On vend du lait aux mariniers, mais on est quelquefois obligé de se disputer avec eux, des gars qui sortent on ne sait d'où, des prisons, des galères.

Un bon puits, des lapins et des poules.

Un peu plus, il lui dirait : « Et vous, vous causez avec nous parce que vous n'êtes pas un mauvais homme, parce que vous avez pitié d'un pauvre petit éclusier ! »

-- On vient vous voir, lui dis-je.

-- Oh ! non. On vient se promener parce que c'est agréable, une promenade sur le canal, mais venir me voir, un pauvre petit éclusier comme moi ?... Ah ! bien, oui !

J'ai beau avoir mon âge et être maire : quand je vois un gendarme, je ne suis pas tranquille.

La vérité que j'ai tirée de mon puits ne peut pas se dépêtrer de sa chaîne.

25 juin.

Il y a un Dieu par système planétaire. Ils ont fini, dans l'éternité, par se mettre tous d'accord. Quelquefois, pourtant, ils se fâchent, et brisent des mondes.

Poète nouveau. Retenez bien ce nom, car on n'en parlera plus.

Assises, immobiles et lasses de parler, les vieilles sèchent là comme un tas de fagots.

27 juin.

On ne parle plus de moi qu'à propos des autres.

Boeuf, assez fort pour se passer d'être viril.

30 juin.

Les chevaux, sans en perdre une bouchée, disent bonsoir, de la queue, au soleil qui se couche.

C'est l'heure où les boeufs vont boire. Nous n'avons pas de lions.

Ah ! pour recevoir le compliment, je suis encore d'une jeunesse !...

1er juillet.

Nevers. Émotion. Entrée au milieu des jardins. Le « tacot » devient tramway.

La musique le Dimanche ; un seul applaudissement. Le proviseur, souvenirs sous les grands arbres du parc. La pension Millet est encore là, sur ses pliants.

Cette cage et cet oiseau étaient là il y a vingt-cinq ans. Je vous jure que ce sont les mêmes. Mais comme la célébrité de Gresset est quelque chose d'injuste ! Son perroquet idiot.

Les élèves sont les mêmes ; un peu moins de sournoiseries peut-être.

La Loire admirable. S'asseoir comme un duc sur un escabeau et regarder du haut de la tour.

Souvenirs. Les cordes des bains dans le fleuve. Mes impressions d'eau froide.

Légèreté de n'être pas connu, dépit de ne pas être salué.

Orage : quelques gronderies de tonnerre.

Être heureux, c'est être envié. Or, il y a toujours quelqu'un qui nous envie. Il s'agit de le connaître.

Paris. Des gens dînent au bord du ruisseau. La poussière vole sur les plats, puis craque sous la dent. C'est leur dîner à la campagne.

Un fort gars, un paysan de taureau lèche une vache qui a l'air fin, distingué.

Ce réserviste a relevé les pans de sa capote pour la patriotique besogne. C'est ce qu'il trouve de martial.

La nature gagne à être connue.

Il n'y a plus que la peur de la mort qui les retienne à la vie.

7 juillet.

Nietzsche. Ce que j'en pense ? C'est qu'il y a bien des lettres inutiles dans son nom.

17 juillet.

Un juge de paix. L'air stupidement fermé d'un homme qui craint qu'on ne s'aperçoive qu'il juge au petit bonheur.

Petite ville. M. le juge et M. le notaire riaient beaucoup parce que M. le sous-préfet était allé aux champignons, ce matin, par cette chaleur, et que, naturellement, il n'en avait pas trouvé un seul.

D'expérience en expérience, j'arrive à la certitude que je ne suis fait pour rien.
20 juillet.
L'oie qui ne peut pas jouer de sa trompette sans la casser tout de suite.
Au fond, maman vient ici pour me voir. Elle ne me voit pas, et, en partant, elle a les larmes aux yeux. Elle remercie Marinette et, comme elle n'a pas eu ce qu'elle voulait, lui enfonce ses ongles dans la main.

Avoir une mère, et ne pas savoir de quoi parler avec elle !

24 juillet.

Une femme appétissante et répugnante, grasse, jeune encore, dépeignée, la peau blanche, sans corset, et les pieds nus dans des savates.

27 juillet.

Un petit oiseau qui voulait traverser la route à pied.

Champs de blé tout frais tondus.

L'instituteur se décide à me demander :

-- Pourquoi appelez-vous votre livre Bucoliques? Qu'est-ce que ça veut dire ?

Regarde le vide ! Tu y trouveras des trésors.

SONNET
_Mon âme est sans secret, ma vie est sans mystère.
Mon amour banal fut comme un autre conçu.
Le mal est réparé : pourquoi donc vous le taire ?
Celle qui me l'a fait l'a tout de suite su.

Non ! Je n'ai point passé près d'elle inaperçu,
Toujours à ses côtés et jamais solitaire,
Et j'aurai jusqu'au bout fait mon temps sur la terre
N'ayant rien demandé, mais ayant tout reçu.

Pour elle, qui n'est point très douce, ni très tendre,
Elle suit son chemin et se fiche d'entendre
Un murmure d'amour élevé sous ses pas.

A l'austère devoir constamment infidèle,
Sans avoir lu ces vers où je n'ai rien mis d'elle :
« Mais, c'est moi ! » dira-t-elle, et ne comprendra pas._

28 juillet.

Le rebord encore doré par le soleil, la lune passe en revue les peupliers qui ne se sont jamais tenus plus droits.

30 juillet.

La sympathie éclate surtout entre deux vanités qui ne se contrarient pas encore.

Le mannequin se croit la Vénus de Milo parce qu'il n'a pas de bras.

31 juillet.

Je suis devenu court, tendu, rétréci, à cause des compliments, du succès. Ma vraie nature, c'est peut-être d'être abondant, léger, spirituel. Je n'écris bien que des lettres à Marinette.

La lune, reine des ombres.

1er août.

Lune nichée dans un arbre comme un gros oeuf clair.

Je suis un homme sensible que la vie blesse ou réjouit. Je n'ai pas le sang-froid de l'observateur indifférent.

6 août.

Vous vous trompez, monsieur. Vous m'offrez vingt-cinq francs pour une nouvelle ? C'est un prix pour homme de génie.

Visite du poëte Ponge. Le pauvre homme ! Ai-je le droit d'être aussi dur ?

Il porte à lui seul le poids de la conversation. Il en sue. Il me parle de sa mairie, de Fantec, de la chasse, du Comité républicain. Il s'offre à me lire son discours du 14 Juillet et sa conférence sur les grands hommes.

-- Je n'ai pas le temps, dis-je.

Il me demande des livres pour son petit.

-- Je n'ai pas de livres pour gosses.

-- Les Goncourt pour moi.

-- Fantec les lit.

-- Je ne veux pas vous empêcher plus longtemps de travailler.

Il se lève. Va-t-il revenir ?

Il a l'air d'une mouche qui, à chaque chiquenaude, retombe dans son bol de lait.

La fatigante horreur du soleil toujours là.

Philippe ne sait pas encore de quel côté la lune grandit et s'use, de quel côté sont tournées les cornes quand elle est au premier quartier. Je lui fais un peu honte de son ignorance. Il répond :

-- Je ne regarde jamais la lune.

Ils ne rendent rien. Rien ne porte. Ils ne boivent pas un verre d'absinthe de moins. On ne fait pas reculer le fumier d'une longueur de paille.

Ils ne font aucun progrès. Ils finissent par nous faire croire que nous en faisons un peu.

Le catholicisme les a habitués à une espèce d'honnêteté formelle qui leur suffit. Du moment où l'on va à la messe, on peut mentir. La République va tomber dans le même travers ; ils flanquent la Vierge aux écuries, mais ils continueront de battre leurs femmes.

Le curé voulait seulement les dominer. Il était satisfait. Il se souciait peu de leur éducation morale.

Le prêtre laïc va avoir bien des déceptions.

Si je donnais au public ce que j'ai de médiocre et d'abondant, je ferais fortune.

Ils disent, ces pauvres bougres qui vivent à peine chez eux, qu'on n'est pas mal à l'hôpital. On ne fatigue pas. On n'a pas besoin de manger beaucoup.

Mourir, c'est éteindre le monde.
Canal aveuglé d'hirondelles.

De la discussion jaillit le sang.

La roue de ma fortune, à moi, c'est la lune.

-- Il y avait quarante personnes au baptême de Jules, dit maman.

Je n'en aurai pas autant à ma mort.

Elle dit aussi :

-- Il était si joli que tout le monde le prenait pour une petite fille.

A M. Roy, l'instituteur, j'explique longuement Sarah Bernhardt.

-- Ah ! elle a donc aussi créé des rôles ? dit-il.

-- Elle n'a fait que ça ! dis-je, étonné.

Mais je comprends ensuite. Pour lui, créer signifie écrire.

Ce sont les cabots qui nous ont habitués à croire qu'ils créent les rôles.

7 août.

Connaissez-vous un âne à vendre ?

-- Moi ! dit un pauvre homme en pleine détresse.

Et on l'aurait eu pour pas cher.

L'égalité, c'est de l'envie. Oui, mais nous la supprimerons en supprimant nos raisons d'orgueil.

La vitalité du chat qui a l'air si paresseux ! Ses oreilles et ses yeux travaillent toujours. Il a toujours en lui des bonds préparés et, sous lui, des griffes prêtes.

Comme homme, le Christ est admirable. Comme Dieu, il laisse dire : « Quoi ! C'est tout ce qu'il a pu faire ? »

9 août.

Dans le sol léger la charrue glisse comme un petit bateau.

Ils sont envieux, non pas du château, mais du voisin qui a réussi.

10 août.

La rêverie : le lierre de la pensée, qu'il étouffe.

Promenade. Toujours cette nature émouvante et ce mystère de la création.

Amitié de ces deux grands ormes isolés qui se ressemblent.

Eh ! quoi ? Nous sommes sur terre pour publier des livres ou faire jouer des pièces ?

Et on a dit à Marinette quelque chose d'un peu sentimental, et, tout à coup, on aperçoit, de l'autre côté de la haie, un paysan qui a entendu et qui a l'air gêné.

Relu de vieilles lettres que j'ai écrites à Marinette. On ne change pas. Migraines, rages de travail, paresses, goût de vivre, et Marinette est toujours au centre.

Ce qui m'étonne, c'est que je n'aie pas donné plus de détails. Il me semble qu'aujourd'hui l'oeil capterait tout. J'ai un meilleur appareil. Mais on s'aperçoit qu'on a tout de même vécu, et qu'il est bien naturel que la vie passe et même finisse par finir.

Un travail de tuteur, de rameur de pois. On soutient la vie des autres : on ne vit pas.

Le paysan me salue le premier. Pourquoi ? Ce n'est point parce qu'il est le plus poli.

Rien n'importe, puisque avec tout on peut faire de la littérature.

Une feuille vivante arrachée, par une vague de vent, à l'arbre où elle s'accrochait comme à un mât.

11 août.

La Chalude ne croit pas à l'âme, mais elle croit que notre corps passera, tel quel, de ce monde dans un autre où il aura, sans souci et à volonté, le mangement et le buvement, c'est-à-dire tout le nourrement.

Et voilà que je fais le petit enfant. Je dis à Marinette :

-- Tu as le petit enfant qu'il fallait à la satisfaction de tous tes instincts maternels, qui demande que d'abord on lui pardonne tout et qu'il ne faut pas qu'on gronde trop fort quand il ne travaille pas, et qui serait toujours heureux de ne jamais rien faire.

Marinette m'a tout donné. Pourrais-je dire que, moi, je lui ai tout donné ? Il me semble bien que mon égoïsme reste intact.

Quand je lui dis : « Sois franche », elle lit très bien dans mes yeux jusqu'où il faut aller.

C'est le seul être que je sois sûr d'aimer, avec moi. Et, encore, moi... Je me fais faire souvent une grimace de dégoût. Oui, elle, je l'aime beaucoup, et jamais je ne la juge mal.

Peut-être avait-elle peur de moi, et elle s'est dit : « Il n'y a qu'une manière de me sauver : c'est d'avoir en lui une confiance absolue. Je ne ferai jamais mal. Si cela m'arrive sans que je le sache, il me préviendra, et il me pardonnera. »

Parfois, quand elle regarde ses enfants, elle semble si près d'eux qu'on dirait deux de ses branches.

Par ses yeux on voit son coeur, un coeur rose. C'est du soleil.

Y a-t-il, au fond de ses yeux, sur la rétine, un miroir, un petit coin que la tendresse ne voile pas, et où je ne me reflète pas en beau ?

Ses bras nus ont frais.

J'ai Marinette : je n'ai plus droit à rien.

A côté d'elle, je peux dire : « Mon oeuvre... mes qualités... mon esprit... » et, avec un peu d'hésitation, « mon talent » : elle trouve cette façon de parler si naturelle que, moi-même, je ne sens aucune gêne !

Je ne suis pas sûr qu'elle m'ait rendu meilleur, mais j'ai pris de bonnes apparences.

A la pensée qu'elle pourrait, à cause de moi, tomber dans la misère, j'ai un serrement de coeur, mais je me dis trop vite : « Comme elle la supporterait bien ! Elle m'aimerait encore davantage. »

- Je connais ma part, dit-elle, et je ne changerais avec aucune femme.

12 août.

Elle est en progrès. Elle fait bouillir son eau et s'éclaire avec une petite lampe Pigeon. Elle a peur d'être enterrée trop bas et me promet une armoire si je consens à ce qu'on ne l'enfonce pas trop.

Elle a appris à faire servir une allumette deux fois.

Elle use un seau d'eau par jour.

15 août.

Saint-Honoré, morne village d'eaux. Le déjeuner aux mouches, servi par un vague Laurent Tailhade.

-- Comment ! Vous n'avez pas d'eau minérale ?

-- Nous avons donné la dernière bouteille hier. Nous en attendons une caisse.

-- Allez en prendre chez le pharmacien !

-- C'est bien loin, disent-ils.

Le veau d'hier avec sauce d'aujourd'hui, les pommes rissolées, c'est-à-dire pas cuites. Les bouchées à la reine ! Pourquoi faire ?

Et le breuvage tiède ! Et l'omelette à la farine !

Et le vieux qui, au dessert, la goutte au nez, vient tendre la main. Changement de ton dès qu'on avoue qu'on ne restera qu'une journée.

Au Casino. Le gérant, hostile, une fleur à la boutonnière, vient voir à chaque instant sur le pas de sa porte. Ils nous aperçoit, et rentre. Une citronnade. Quelles pailles ramassées où et sucées par qui. Dressage d'un petit chasseur qui cherche avec détresse la table que le gérant lui désigne du doigt.

Le marquis général d'Espeuilles arrive et se fait porter sur une chaise. Il salue (personne ne lui répond), et entre dans la salle de jeux. Richards du lieu tout fiers de lui parler.

Une cabane pour les renseignements donnés par le syndicat : toujours fermée.

Le couple tragique. Portant des boîtes plates, ils cherchent leur place, la table d'où ils feront le plus de poires. Le professeur apparaît en habit. La vénérable vieille, bossue, bandeaux blancs, robe de soie, jupon jaune, tire un violon de sa boîte. Dans l'autre, il y a les accessoires du professeur et les lots de la loterie. Oh ! la pitié qu'excite la vieille ! Cet air résigné qui fend le coeur ! Elle n'a donc pas un petit-fils qui lui dirait : « Grand-mère, je t'en supplie : ne fais plus ça ! Tous les mois je te donnerai 20 francs. Tu pourras vivre chez toi, dans un coin, et penser à ton salut. » Toute pâle, on dirait l'art tombé dans la misère.

Laïus du professeur. Il est déjà trop jovial. Il annonce que madame va jouer un morceau de sa composition, puis un air de vielle. Lui, il fera des tours nouveaux, très curieux. Elle joue. On applaudit. Elle salue en souveraine déchue qui tout à l'heure aura l'air d'une concierge. L'homme fait ses tours. Loterie, et la vieille vénérable va se changer en sorcière grippe-sou.

16 août.

L'intelligence sans aucune finesse. Il voyage en troisième, mais se venge sur le pauvre homme qui met sa valise sur l'ombrelle de sa femme. Son mépris d'employé de l'État pour les petites lignes d'intérêt local.

Toutes les femmes de mon théâtre se ressemblent ; d'ailleurs, je n'en ai qu'une.

Première représentation. Prière de n'envoyer ni couronnes ni fleurs.

Mes lectures sociales ont détruit mes ambitions personnelles ; elles ne m'ont pas donné le courage de travailler pour les autres.

Comme c'est joli et naturel, une fleur de gaieté dans un parterre d'ennuis !

Une mouche entre par toutes les fenêtres ouvertes, et sort sans que personne ait compris quelle nouvelle elle a apportée.

Le travail continu a quelque chose de bête comme le repos.

Notre rêve se heurte au mystère comme la guêpe à la vitre. Moins pitoyable que l'homme, Dieu n'ouvre jamais la croisée.

Donnay, un rire qui voudrait être sérieux.

20 août.

Ceux de Combres. Comme ils tiennent à leur coin ! Comme ils sont accrochés à cette pente qui dévale vers l'Yonne ! Les maisons se tiennent. Un mur plus court que l'autre.

Ils ont leur fontaine dont le mur est adossé à une écurie. Une petite rigole de purin coule à côté. Les auges où barbotent les oies.

Il n'y a personne, mais, si M. le Maire apparaît le dimanche pour faire un bornage, ils sortent des maisons. Bientôt, ils sont tous là. Quelques-uns se frottent les yeux, car ils dorment, l'après-midi du dimanche.

Ils aiment à flâner autour de la maison et du jardin. Ils ne vont même pas voir la fête de Corbigny, qui est à quelques centaines de mètres, et dont on entend la musique de chevaux de bois. Un peu plus haut, et à droite, ils auraient joui d'un magnifique horizon, mais c'était leur idée de s'installer là, à cause de la fontaine. Ils voient encore le Mont-Sabot, où il y a une chapelle et où on dit la messe tous les quinze jours, le clocher de Saizy, les hauteurs de Nuars. Ils savent qu'il y a, derrière ce bois, un village qui s'appelle Neuffontaines, derrière ce mamelon, par ce labouré, un village qui s'appelle Vignol. Ils y sont allés qu'une fois ou deux, mais ils gardent le souvenir du chemin qu'ils ont fait une fois et de tout ce qu'ils ont remarqué à droite et à gauche de la route.

Ils attendent jusqu'au bout : si des fois, M. le Maire entrait à l'auberge et payait à boire ?

Parfois, ô surprise ! à une fenêtre, une femme jeune et jolie. Ce ne peut être qu'une étrangère ? Pourtant, elle tient un enfant dans ses bras. Mystère !

Un syndicat de bûcherons. Un vieux, pieds nus, dit :

-- J'ai soixante-cinq ans. J'ai été roulé plus de soixante-cinq fois par Delarue, le marchand de bois.

-- Nous ne voulons plus marcher dans l'eau, dit un jeune.

Un sage, qui n'est pas de la commune, qui a été maire autrefois, à qui ses lunettes donnent un air de savant et malin, et qui est là par hasard, dit :

-- Vous avez raison de vous syndiquer, mais il ne faut pas abuser de votre force.

Leur fontaine ne troublit jamais, sauf après les « grosses orages ».

Cela pourrait s'appeler : un Coin du Monde.

Vache : un tonneau avec deux cornes.

21 août.

Voyage à Mont-Sabot par Combres, Ruages, Moissy, retour par le Mont-Bué, route de Lormes, Bailly, Reunebourg, Corbigny. J'étale ma mémoire comme une carte géographique, et je m'efforce de revoir ce que j'ai vu : perpétuel étonnement.

Deux châteaux à tours carrées qui peu à peu s'adoucissent et deviennent des fermes.

Chitry-Mont-Sabot avec ses toitures de paille et ses beaux noyers. Il n'en a pas l'air, dit le voiturier, mais c'est un pays riche. Une jeune fille apporte en dot un noyer.

Un chaos de maisons, de jardins et de tas de fumier. Des murs neufs de granit rouge.

Mont-Sabot. Un sabot droit, an nez fendu. Des tilleuls dont l'un est foudroyé, mort. On y enterre encore. L'église, couverte en pierres plates, est fermée. Vieilles tombes, dont les plus vieilles sont les mieux ouvragées. Vue magnifique : Montenoison, le château de Vauban, l'immense grange de Vézelay, Lormes. Les morts n'ont qu'à se lever sur un coude pour voir tout ça.

Un pays clair, facile à comprendre : une butte, un vallon, une butte, un vallon. D'une pente à l'autre, les paysans se voient travailler. C'est la première église que j'aie envie de voir : elle est fermée.

Un sentier tourne autour de la butte comme une jarretière au-dessus du genou.

Puis, l'heure rose, l'heure tendre, l'heure divine arrive. C'est une surprise que Dieu nous fait chaque soir. Il faudrait se coucher dans tous ces prés, boire à toutes ces fraîcheurs, vivre là, là, mourir partout.

Être né, là, au pied du Mont-Sabot, quelle enfance pour un poëte 1

Petite ville. Les filles du marchand de fer ne veulent pas frayer avec la fille de la marchande de gâteaux. Le fer est plus noble que la pâtisserie, et jamais on ne les voit au magasin, elles !

L'oie en équilibre sur ses deux pattes. Le gros derrière blanc est bien lourd, mais le cou est assez long pour faire contre-poids.

Quel effrayant bavard que ce relieur ! Je lui dis de s'asseoir sur la chaise qui est dans un coin : il faut qu'il la rapproche de mon bureau, et toute sa vie y passe. Quelle prodigieuse facilité à raconter des histoires qui s'emmêlent ! Et c'est qu'il n'oublie pas l'histoire commencée 1 Il y revient du bout du monde ; et il tripote tout ce qu'il y a sur la table : papier, buvard, livres. Il met son coude sur une boîte de papier à lettres : il la défonce, et ça ne le trouble pas.

Il m'offre une prise. C'est sa belle-mère qui lui a appris à priser. Il fume aussi, et il a une pipe qui date du temps où il était marin. Histoire d'un livre de bord qu'il a relié. Pierre Loti. « Vous n'êtes pas sans connaître Pierre Loti. » On ne lui apprend pas à faire des grimaces, parce qu'il est allé chez les singes, à Bornéo.

-- Vous connaissez votre géographie ?

-- Oui, dis-je. Un peu.

Il passe à un châtelain qui a un beau livre de l'époque d'Henri IV.

-- Quel siècle, vous qui êtes homme de lettres ? Quatorzième ?

-- Non ! Seizième et dix-septième.

-- Ah ! Je croyais quatorzième.

Dans son métier, il faut être physionomiste parce que tout le monde devient polichinelle.

-- Ah ! dit-il, si j'étais à la place de Poincaré, j'en trouverais, moi, des fonds ! Je dirais à Mazetier : « Vous êtes relieur dans la Nièvre. » Mazetier dirait : « Je suis libraire. - Et relieur, d'après l'annuaire. Je vous marque une patente de relieur. Allez ! »

Il m'a vu chez un notaire. Il m'a vu aux fêtes de Tillier.

Histoire de Lahaussois, d'un vaguemestre, d'un amiral, d'un père républicain dont le fils s'est fait jésuite, etc. Assez !

Promenade au petit bois. Renifler l'odeur du blé coupé. Un merle sautille devant moi sur la route comme pour m'inviter à le suivre.

Des arbres arrêtés sur le coteau, comme des dames qui, sous leurs ombrelles, regarderaient se coucher le soleil.

24 août.

Promenade à Montenoison. Admirable vue, surtout au nord. Le Morvan un peu embrumé.

Les deux arcs croisés d'une voûte restent intacts. Le promeneur qui, au pied du calvaire, dit un Pater et un Ave a droit à quarante jours d'indulgences. Est-ce que cette vue ne suffit pas comme récompense au terme de notre ascension ?

Sur cette hauteur, des arbres, un champ de blé, une vache, une chèvre. Et toujours le cimetière plein de petits orgueils : des pierres tombales énormes. Ce qu'on se fatigue pour les morts ! Deux femmes en deuil viennent s'agenouiller sur une tombe.

L'église est fermée. Plaisir peureux à marcher sur les morts.

On monte avec orgueil sur une vieille muraille. Villages au pied : Noison, Arthel, Champlin, et Champallement perché sur un petit abîme. Étonnement de voir de jolies maisons et, dans un jardin, un monsieur à gilet blanc.

Après vingt ans de service chez M. Perrin, Philippe a eu, au Comice agricole de Lormes, une médaille et 40 francs. Il est allé à pied les chercher : 35 kilomètres aller et retour. Les 40 francs, il y a beau temps qu'il les a mangés, et il ne sait pas ce qu'est devenue la médaille.

Les perdrix se sauvent comme si elles étaient prises en faute.

Qui donc dessine au ciel un bonhomme de nuage ?

A quoi bon voyager ! Il y a de la nature, de la vie et de l'histoire partout.

27 août.

Comice à Lormes. Vénérables têtes de réactionnaires qui n'ont plus que l'orgueil d'être les plus riches.

Beauté des chevaux de bois qui font tourner devant nous des têtes humaines, d'abord joyeuses, puis résignées.

Beauté de Focard, pharmacien, qui photographie la fête et n'a pas confiance, parce que ça manque de premier plan.

Beauté de M. Cartier, qui aurait si bien fait un sénateur. Mais rien ne vaut le petit étang au pied de sa forêt.

28 août.

Un cheval, la nuit, frappe du pied dans la rivière comme s'il lavait et battait son linge.

Moi aussi, j'ai mes brusques changements de temps et mes longues périodes de sécheresse.

29 août.

Le village dans son clair de lune comme des meubles sous une housse.

L'escargot : vigneron avec sa hotte sur le dos, la tête traversée d'aiguilles à tricoter.

30 août.

Je n'ai guère d'autres tristesses que celle que me donne un air de piano.

31 août.

Une mouche qui se frotte les mains.

Quoique paralytique, je juge sévèrement la marche des autres.

Tout ce que je peux faire, c'est de raccourcir mes défauts : un accès d'humeur, de rancune, de vanité, dure moins longtemps.

Mais je crois que l'égoïsme a toujours la même longueur.

3 septembre.

Ah ! la bougresse de lune ! Elle en dégage, une poësie !

Dieu modeste, n'ose pas se vanter d'avoir créé le monde.

4 septembre.

Philippe retourne à la terre. Elle remonte en lui et lui gagne le coeur. Il lui reste la parole humaine, mais à chaque instant le sens échappe.

Le détail de la vie m'a paralysé comme un lierre.

Un pauvre qui, à sa mort, ne laissera d'autre héritier que Dieu.

Je suis comme un chasseur qui ne veut plus tirer qu'à coup sûr, et qui doute de son adresse.

6 septembre.

Réunion méditative d'arbres présidée par la lune.

L'horreur que j'ai du mensonge m'a tué l'imagination.

Le métier des lettres est tout de même le seul où l'on puisse, sans ridicule, ne pas gagner d'argent.

10 septembre.

Les heures où, comme un poisson dans l'eau, je me meus à l'aise dans l'infini.

11 septembre.

Faire avec eux du roman social. Mais le paysan n'est pas un héros de roman. On peut écrire sur lui un livre, et non un roman. Pour parler de lui, il faut renoncer aux anciennes formules. Ne comptez pas que vous lui ferez dire autant de bêtises qu'au bourgeois : il ne le supporterait pas.

12 septembre.

« Le style, c'est l'homme. » Buffon a voulu dire qu'il avait une manière bien à lui d'écrire, et que c'est à cela qu'il voudrait être distingué du voisin.

Romancer le paysan, c'est presque faire une insulte à sa misère. Le paysan n'a pas d'histoire, du moins pas d'histoires romanesques.

On peut tout faire, avec de la volonté ; mais, d'abord, comment avoir de la volonté ?

J'ai l'âme paralysée. Je suis mort à l'intérieur.

Le soir, l'homme ramène sur sa brouette un sac de pommes de terre et son gilet.

Dégoût du métier littéraire, de la vie faussée selon la règle écrite, de la vérité remise au point pour le lecteur.

Ces notes sont ma prière quotidienne.

Buffon a dit : « Le style, c'est l'homme », et il a eu des collaborateurs qui faisaient « le Buffon » mieux que lui.

J'ai appris à des jeunes gens l'art de pêcher à la ligne, mais ils ne savent pas choisir leur poisson.
14 septembre.

On a quitté le camarade intelligent, distingué même. Dix ans après, on retrouve l'homme qui ne sait même plus se raser à temps. Prendra-t-il sa retraite à cinquante-cinq ou à soixante-cinq ? Louera-t-il une maison ou va-t-il en faire construire une ?

Et on devine qu'il n'a plus le sou.

Il a le meilleur chien : il ne le donnerait pas pour 500 francs. C'est un petit chien basset qui ne s'amuse qu'avec les souris.

Le vieux garçon égoïste, qui dit que les enfants « complètent », mais qui s'est bien gardé d'en avoir.

Plaisir amer de se rabaisser à leurs yeux, de dire : « Moi, je ne gagne pas beaucoup d'argent », de s'attendrir et de sentir que l'émotion ne les touche pas, et qu'ils ont peur de ce ton confidentiel auquel ils ne sont pas habitués.

Parce qu'il a vu jouerCyrano et qu'il a lu la pièce ensuite (ce qui n'est pas ordinaire, dit-il, car on lit plutôt les pièces, d'abord), il se croit quitte avec tout le reste de la littérature.

A ce contrôleur principal, ami d'enfance, je suis aussi étranger qu'Ibsen. Le seul hommage qu'il puisse me rendre, c'est de me répéter que Coquelin était épatant dans Cyrano.

Quand il dit : « La morale est chose relative », on sent qu'il est sincère et que, par cette formule, il passe l'éponge sur un tas de petites fripouilleries personnelles.

Il dit de Philippe : « C'est un joyeux viveur. » Pour lui, tous les vieux paysans sont des braconniers.

L'hirondelle avec son petit pantalon blanc.

Je regarde ma photographie piquée au mur avec deux punaises, et, plein de détresse, je lui dis, d'une voix intérieure : « Mon pauvre vieux ! Mon pauvre vieux ! »

Les coïts de sympathie, mais, après, c'est l'indifférence, l'oubli.

15 septembre.

Une institutrice refuse un mari qui a 100 000 francs parce qu'il a l'air d'un ouvrier, et parce que, dit-elle, elle ne veut pas avoir un mari au-dessous d'elle par l'éducation ; et, dans la lettre où elle fait ainsi la mijaurée, il y a quatre fautes d'orthographe.

Scène. Il lit la lettre lui-même, et se met à rire.

Quand je ne suis pas original, je suis bête.

C'est un devoir d'assister au petit coucher du soleil. Le courtisan Molière n'avait que celui du roi-soleil.

Je suis assis sur le banc. Ragotte, qui va chercher la vache, passe devant moi. Elle veut dire quelque chose : on ne passe pas devant le monde sans dire un mot.

-- Je vous garantis que les jours ont bien lâché ! dit-elle.

Une seconde, sur un pied, elle attend la réponse.

Je ne réponds rien. Comme déséquilibrée, elle s'en va.

Le monsieur n'a pas répondu : pourquoi, diable ?

17 septembre.

L'oignon gonflé et bedonnant comme les clowns qui ont trente-six gilets.

Il n'est pas nécessaire de vivre, mais il l'est de vivre heureux.

Né pour bêcher un coin, je voudrais remuer toute la terre.

18 septembre.

A chaque instant je m'éteins et je me rallume. Mon âme est pleine de petits bouts d'allumettes.

La littérature a développé en moi, à mes risques, une sensibilité douloureuse.

Je ne suis peut-être pas trop mal armé pour donner des coups, mais je suis mal protégé pour en recevoir. A la première insulte, autant par orgueil que par dépit, je me tiens coi.

20 septembre.

Il y a des rues de mon village où je n'ai point passé depuis ma première communion.

22 septembre.

La meunière. Elle fait tout. « Petits ! Petits ! » pour les poulets, « Bibi ! Bibi ! » pour les dindons, « Goulu ! Goulu ! » pour les canards, « Tii ! Tii ! Tia ! Tia ! » pour les cochons.

Elle fait tout. Elle garde pourtant une amabilité rapide et semble dire : « Dépêchez-vous ! Il faut que j'aille à ma volaille. »

On entend ses sabots dans la cour.

Elle fait elle-même, ce qui est un travail d'homme, la pâtée des cochons.

Près d'elle, son mari reste invisible. On dirait qu'il dort toute sa vie au son de son moulin.

Pas de bonne, mais elle en fait trop.

La fermière, au contraire, commande. Ordre, propreté, amabilité de maîtresse de maison. La cuisinière brille au point qu'on dirait qu'elle ne s'en sert pas. Elle fait un beurre excellent, qu'on se dispute. Elle est bien habillée, presque toujours avec du deuil. Elle a une fille qui est une demoiselle. Elle critique. Elle sait que ses écuries sont trop étroites et qu'il n'est pas commode d'y traire les vaches.

Jésus-Christ avait beaucoup de talent.

Quand Faguet dit : « Suivez-moi bien », on peut être sûr qu'il va s'égarer.

Bel homme : il ne lui manque que de ne pas avoir la parole.

24 septembre.

Le soleil se lève avant moi, mais je me couche après lui : nous sommes quittes.

Coup d'oeil, regard. Il devrait y avoir le coup d'oreille.

25 septembre.

Automne. Le vent souffle avec une colère nouvelle.
Un soleil glacé sur les toits d'ardoise.

Tout bouge au vent, sauf le boeuf qui mange, le nez solidement attaché à la terre.

La claire fenêtre par où mes yeux, à chaque instant, vont se promener.

Une draperie d'étourneaux s'abat sur une haie.

On a vu un héron.

La nuit s'installe dans les bois ; elle y passera même la journée.

26 septembre.

Automne. Cinq heures du soir.

Lutte silencieuse et lente du soleil et de l'ombre.

L'ombre gagne. Les arbres en ont jusqu'à la taille ; leur cime reste dans la lumière. En haut du pré, les boeufs éclatent de blancheur.

Ardoises violettes, tuiles roses ou rouges.

Le soleil cède et recule à l'horizon. Tout là-haut, une ferme comme incendiée ; l'eau de l'ombre va éteindre le feu.

Si nous étions un peu plus sévères pour nos amis, ils ne nous paraîtraient pas aussi méprisables quand ils deviennent nos ennemis.

27 septembre.

Dix heures du matin, c'est l'heure grave et parfumée où le laurier, le céleri, le navet, le thym, le persil, le poireau, la gousse d'ail, l'oignon et les deux carottes coupées en quatre se réunissent, dans le pot, autour de la tête de veau enveloppée d'un linge blanc.

20 septembre.

Gentilshommes. Un titre dans la noblesse, un grade dans l'armée, une auto, une grue et un prêtre, avec ça ils peuvent attendre la chute de la République.

1er octobre.

Automne. La précoce vieillesse de certains arbres au milieu d'autres qui restent verts et qui semblaient du même âge.

3 octobre.

Promenades. A Châtillon, par Saint-Saulge.

A chaque instant, par la moindre butte, le Morvan déploie aux regards du promeneur ses plus belles lignes.

Sur la route de Prémery, derrière une pauvre vieille maison, il y a un champ arrondi comme une moitié de pomme. Le blé venait d'être coupé. On ne voit pas : on devine quelque chose d'admirable. Je pousse la barrière et je vais au sommet du champ. C'est à quelques pas, et on est ébloui. C'est beau, mouvementé, et bruissant comme la mer.

Un commis voyageur ne se soucie point de ça. Il achète des cartes postales où sont écrites en vers les légendes, souvent stupides, de Saint-Saulge. C'est un poëte ou un saint qui devrait habiter cette maison qui tourne le dos à l'horizon : ce n'est qu'une vieille femme, qui pense à des choses tristes. Je pourrais dire qu'elle est aveugle, mais ce serait un effet facile.

Il y a une vingtaine de buttes comme celle-là autour de Saint-Saulge.

Marinette est prête à faire un voyage sac au dos. Deux charmantes femmes nous dépassent. Une belle femme est encore embellie par un paysage qui lui va bien. Où vont-elles ? A quelque château. Que se passe-t-il en elles ? Pourvu, O Nature ! qu'elles ne disent pas trop de bêtises !

Ce grand frisson presque douloureux qui ne fait que nous émouvoir, les médiocres, c'est-à-dire presque tous les hommes, mais qui fait pousser aux hommes de génie leurs plus beaux cris lamartiniens.

Étang, miroir où la belle nature aime à se regarder.

Sourire de l'hôtelier qui s'incline autant que le lui permet son ventre.

-- Nous voudrions déjeuner.

-- C'est bien facile, monsieur.

Et le geste large pour indiquer la salle où l'on mange. A la table d'hôte, un commis voyageur, un gros monsieur, sa femme maigre, la grande fille et une petite amie : le gros monsieur est paternel pour elle. Il lui offre de tout, mais la petite, je ne sais pourquoi, trouve très bien de rester insensible.

Sur la place, un reste de fête. Des bohémiens. Une belle jeune fille se fait attraper par sa mère, et la petite sauvage répond :

-- Et ta petite soeur ?

Il faudrait mille vies pour habiter quelques jours tant de coins charmants.

Maison fermée. Un mur. Personne, sauf un chien sur le mur. Pour louer, s'adresser au chien. II vous recevra.

J'ai la conviction que, moi, le paresseux, je mourrai très vieux et dans une activité fébrile.

Je suis le Loti cantonal.

Observer la nature, oui, mais il faut garder son calme, comme le chasseur à la nuit. Les choses ont peur. Notre émotion trouble la nature. Le moindre accès de notre humeur l'effraie. Un coup d'oeil trop curieux, et la vie s'arrête.

A l'horizon, la lune sans nacelle dit : « Lâchez tout ! » Elle monte. Tous les fils sont coupés.

Aucun homme, pas un arbre, pas une branche sèche, n'a pu se suspendre dans ses filets et s'élever par surprise.

Le bois roux brûle sous elle pour la gonfler.

Elle arrive à un nuage, semble prise, ne bouge plus.

Elle disparut derrière les nuages amoncelés. On ne l'a jamais revue, celle-là, du moins.

4 octobre.

Maigre, des jambes d'enfant. Au lit, avec un anthrax à la fesse. Il a déjà fallu lui en fendre un en quatre et lui en arracher les racines. Il repousse ailleurs.
Elle souffre de la saleté quand elle reste au lit. C'est, sauf notre respect, comme un toit à cochons. Ils mangent et ne débarrassent pas. Pense-t-elle à l'autre monde ? Elle s'en fiche. Elle est malheureuse, voilà tout.

S'il y a un paradis, elle n'aura pas la chance d'y aller. Si elle va en enfer, elle y est habituée.

Jusqu'ici on a parlé des paysans pour raconter des histoires comiques. Maintenant, fini de rire ! Il faut regarder de plus près, jusqu'au fond de leur misérable vie où il n'y a plus de quoi faire rire.

Boiteuse. Comme si, à chaque instant, elle enfonçait dans l'eau.

6 octobre.

Des plus classiques descriptions nous pouvons dire : « Aujourd'hui, on fait mieux que ça. »

J'aime passionnément la langue française, je crois tout ce que la grammaire me dit, et je savoure les exceptions, les irrégularités de notre langue.

Trop de scrupules pour arriver au juste.

8 octobre.

L'auto vit des bêtes de la route, des poules surtout. Tous les cinquante kilomètres, il lui faut au moins une poule.

Automne. Tous les arbres ont l'air de grosses poules faisanes.

Théâtre. Un succès. Autour de moi, tout le monde riait. Impassible, j'avais l'air d'un îlot silencieux.

Cette jeune personne a déjà du talent. Elle en aura davantage si elle devient jolie.

9 octobre.

Au marché de Corbigny, je porte volontiers le filet de Marinette, plein de choux, d'épinards et de salade, parce que je suis chevalier de la Légion d'honneur.

Un vieux tripote un chou. La marchande l'attrape ; en effet, les mains du vieux doivent mettre des limaces au chou.

10 octobre.

Capus aura tout de même du mal à résister : la postérité a un faible pour le style.

Envieux par instant, je n'ai jamais eu la patience d'être ambitieux.

Faussement sinistre, comme un vieux qui allume du feu dans un bois pour faire sa soupe.

On cause. Nous sommes tous là. Ragotte arrive, et, minaudière, mais effroyable avec sa face pâle d'où le sang de la vie se retire, elle dit, avec un sourire qui n'est plus qu'une crevasse :

-- Il ne manque plus que moi !

Une fille passe sur le canal. De leur bateau, les mariniers l'appellent :

-- Venez donc manger la soupe avec nous !

Elle répond, avec une gaieté tranquille, qu'elle n'a pas le temps.

Cela, le soir, c'est beau comme tout ce qu'arrange la nature avec des arbres, de l'eau, un temps doux et des voix humaines. C'est d'une infinie volupté.

Ancienne nourrice chez une famille Ducrot, très riche : le mari était en Chine. La dépêche annonçant la naissance du petit s'est croisée avec la dépêche qui annonçait la mort du père.

Elle en parle avec un respect religieux. A cause de la mort du père, ce n'était pas gai, mais on était tranquille.

Elle a, en souvenir, une lettre de faire part de la mort : des tas de noms, tous avec des Ordres : Isabelle, etc. L'ancienne reine d'Espagne était marraine du petit.

Elle a fait encadrer une carte postale de Madame où l'on lit : « Ma chère nounou, je vous remercie de vos bons souhaits. »

Oeufs cassés : tous ces petits soleils dans la poêle.

Gros homme qui porte son ventre comme un instrument à vent.

13 octobre.

Furieux parce que sa femme est malade et qu'il est obligé de se servir tout seul, quand on lui demande de ses nouvelles il n'a pas l'air de la connaître.

14 octobre.

Vente publique. C'est du vivant de la mère qu'il aurait fallu faire la vente et lui donner tous ces sous.

La mère Bost, regardant une marmite qu'elle vient d'acheter :

-- Elle est comme les vieilles, dit-elle ; elle a le cul défait.

La vieille vivait dans cette écurie, avec des poutres, sans fenêtre. Deux portes faisaient courant d'air. Elle n'aimait pas à recevoir chez elle.

De son ancien métier d'aubergiste, ce qu'elle avait gardé de pots, de tasses à café ! Une vieille lanterne énorme pour éclairer les voyageurs.

Ils achètent pour deux sous tout un lot de vaisselle qui se casse quand ils veulent la prendre.

Il y a le vaniteux qui fait toujours monter et qui lâche au bon moment.

Des couetttes, des matelas tachés, un lit et son sommier, 5 francs. Une table de nuit : c'est ce qu'il y a de plus propre. Une vieille armoire, bonne, 24 francs.

La beauté du neuf, tout de même, c'est d'être propre.

15 octobre.

Société scientifique et artistique de Clamecy. Nolin me présente dans le tacot. Le plus vieux, officier d'Académie, joyeux drille, me dit :

-- Comment va Poil de Carotte ?

Il dira tout à l'heure :
-- Puisque nous avons un vaudevilliste, un humoriste, avec nous, on peut rire.

Celui-là a rapporté de Saint-Révérien un morceau de terre cuite. Ils sont tous très forts en archéologie.

Visite à l'église de Corbigny. J'ai dit :

-- Il paraît qu'il y a d'admirables vitraux.

Or, ils sont neufs et sans intérêt. Pour me rattraper, je dis

-- Voici une mosaïque qui doit être vieille.

Mais ils me regardent comme s'ils allaient me dire : « Elle est de ce matin. »

On caresse les ailes de bois d'un aigle-lutrin.

Ils allument des allumettes-bougies pour regarder les sculptures du banc-d'oeuvre. On baisse les sièges, on les relève.

On me dit :

-- Vous avez des restes de galerie romaine dans votre commune.

Je n'en ai jamais vu.

A table, ces messieurs, qui connaissent mieux que moi Corbigny, me prouvent encore qu'ils connaissent mieux Paris. L'un d'eux a vu débuter Sarah. Un autre dit :

-- J'ai reçu, la semaine dernière, un mot de Brieux.

On parle décoration. Là, je deviens très fort, sans rien dire : je suis décoré. Je suis d'avis que tout le monde le soit, puisque je le suis. L'un voudrait tout supprimer, un autre voudrait la création d'un nouvel ordre.

17 octobre.

La déveine est bien ennuyeuse, mais la veine a quelque chose d'humiliant.

19 octobre.

Le bonheur, c'est d'être heureux ; ce n'est pas de faire croire aux autres qu'on l'est.

Renan, un des hommes qui ont le plus aimé Dieu. Parfois, sa sensualité de vieux moine très bien élevé m'agace.

Oh ! les vieilleries ! Vieilles lettres, vieux vêtements, vieux objets dont on ne veut pas se débarrasser. Comme la Nature a bien compris que, tous les ans, elle doit changer de feuilles, de fleurs, de fruits et de légumes, et faire du fumier avec les souvenirs de son année !

20 octobre.

Un mouton, le nez rongé par je ne sais quel chancre, les dents dehors, et pourtant l'air doux et pitoyable, ne cesse de tondre l'herbe que pour se lécher le nez, et vous regarde, et semble dire : « Vous qui savez tout, il n'y a donc rien à faire pour mon nez ? » Le charron vexé qu'on ait l'air de croire qu'il est au-dessous d'un menuisier.

Renan prête du sublime aux âmes simples ; mais ce sont des âmes de brutes où Renan habite, le temps d'écrire.

Honorine revient ! Elle revient, la nuit, dans sa maison : les vieux n'en doutent pas. Son petit-fils veut faire le fort et dit : « C'est quelques rats » ; mais il tremble de peur.

Renan, son style à respiration lente et calme.

Nous avons donné à Ragotte une vieille guérite de bains de mer qui s'abîmait sur le grenier. Elle y peut tenir debout comme une sainte dans sa niche.

22 octobre.

Le Petit Savoyard, de Guiraud, je crois, ne serait plus possible. Tout est à rectifier.

Celui-là est tout de même de la Savoie, de Saint-Jean-de-Maurienne. Treize ans. Est allé quelquefois à l'école, l'hiver. Gagne 30 francs par mois. Me prend 15 sous par cheminée, pas plus cher qu'aux autres. Dit d'abord : « Ce que vous voudrez, vous le savez bien. » Malin, profite de notre sensiblerie, ramone très bien la première cheminée et ne va pas jusqu'en haut des autres. Il crie quand il est au milieu.

On le fait déjeuner. Il bat des mains pour secouer la suie, mais il a fallu laver la chaise. Il mange un énorme morceau de pain et deux oeufs sur le plat, qu'il essuyait comme un miroir. Il emporte la viande, avec un autre morceau de pain, dans un sac de peau couvert de poils jaunes.

Il n'est jamais tombé.

Dans son ascension il pousse parfois des cris : on ne sait s'il chante ou s'il appelle au secours.

Il lui faut d'abord une chaise pour s'arc-bouter.

Il prend moins cher quand il garde la suie, celle de bois, qu'ils vendent, je crois, aux aciéries.

Il va là-haut dénicher les vieux nids d'hirondelles.

En haut, il apparaît comme le grillon.

Il semble vêtu de morceaux brûlés. On voit ses bras, son dos maigre. Quand il redescend, iI a les poches, ses morceaux de cuir, pleins de suie. II en prend des poignées dans sa chemise, à la ceinture.

Il défait ses souliers et les ramone, d'énormes souliers lourds, non pour mieux monter, mais qui durent plus longtemps.

Les cheminées se rétrécissent. Autrefois, on voyait par la cheminée.

Son bonnet de coton comme un éteignoir.

Le sourire puéril des dents blanches et des yeux blancs, mais il sait des ordures et carotterait la dame la plus sensible.

Il crache noir comme s'il chiquait. Tout irait bien, sans la suie qui lui entre dans les yeux.

-- Combien ça fait-il ? dis-je.

-- Quarante-cinq sous.

-- Tiens, voilà 2,50 F. As-tu de la monnaie ?

-- Non.

-- Comment allons-nous faire ?

Il rit, retourne les pièces. Il dit :

-- Vous n'en avez pas, vous, de monnaie ?

-- Non !

Il rit, et n'ose tout de même encore pas mettre les pièces dans sa poche. Ça viendra. Allons ! un petit effort. Ça y est.

23 octobre.

Il faudrait avoir des fiches sur leur misère. Ils sont tous pauvres, mais jusqu'à quel point ?

Peupliers en automne : deux ou trois rangs de chandeliers qui ne s'éteignent ni jour ni nuit.

28 octobre.

Automne. Le gui a fait son nid.

31 octobre.

Dès qu'on ne travaille pas, on a l'impression de n'avoir jamais travaillé.

3 novembre.

Je suis plus capable d'une bonne action que de bons sentiments.

La maison de mon père, je m'en détache : c'est trop peu de chose. Un esprit religieux ne peut pas rester là. Il lui faut le monde, et, s'il n'abandonne pas son coin, il ne voit plus ce coin. Il regarde très loin, il cherche Dieu.

Croire au village, c'est donner une limite à sa vie ; c'est lui croire un sens, et elle n'en a pas. C'est un peu sot de s'imaginer que nous avons une raison d'être là plutôt qu'ailleurs. Continuer nos pères, pour quoi faire ? Ils ne savaient pas. La feuille a une attache qui lui suffit. Le cerveau est nomade. Pas de petite patrie. Une fuite résignée. Être n'importe où, ne jamais consentir à se fixer comme si un point dans l'univers nous était réservé. N'ayons pas d'orgueil ! Au premier éclair de lucidité nous verrions que nous sommes dupes, et nous serions pleins de pitié pour nous-mêmes.

Livrons-nous à l'universelle loi d'éparpillement.

Ne pas être un homme qui regarde son village avec une loupe.

Rappelons-nous que ce monde n'a aucun sens.

4 novembre.

Philippe est désolé de notre départ. Il comptait « nous garder » jusqu'à la fin du mois.

Plus tard, quand je saurai beaucoup de choses, tout ce que je peux savoir, passer les quatre ou cinq dernières années de ma vie, comme un maître d'école, à apprendre à ceux de mon village ce qu'ils ignorent.

5 novembre.

Que deviennent toutes les larmes qu'on ne verse pas ?

9 novembre.

La lune, à l'horizon, comme une bête à bon Dieu sur le dos.

Clignement d'ailes d'un corbeau dans l'azur.

Je suis propriétaire d'une belle fenêtre sur la nature.

16 novembre.

Baïe ne veut pas juger les crayons sur la mine.

Quelques jours avant la mort du petit Joseph ils ont vu une lumière se promener dans le jardin. Le Paul l'a vue aussi, mais Philippe a cru que c'était le Paul, et, le Paul, que c'était Philippe. Quand ils ont su que ce n'était ni l'un ni l'autre, ils ont dit : « C'est notre pauvre petit qui est venu nous annoncer sa mort. » C'est sans doute Ragotte qui leur a soufflé ça. Ils ne disent pas le contraire.

La Saint-Martin, fête à Combres. On boit du vin doux qui n'a pas encore fermenté, on mange de la galette aux pruneaux, aux orties, aux poires, à la semoule, ce qui me vaudra trois jours de migraine. On nous fait passer dans la chambre où il y a un lit.

Le parquet, la danse divisée en deux parties ; après la première, le musicien, avec une corde, sépare les danseurs du reste du public afin qu'ils ne s'échappent pas sans payer. A deux heures, il n'y a personne dehors. Comme il fait déjà froid, les portes sont fermées, mais, par la fenêtre, on aperçoit les gens autour des nappes blanches.

Elle va se marier.

-- Je ne sais pas pourquoi j'ai répondu oui, dit-elle ; j'aurais eu honte de répondre non.

Ce n'est pas encore officiel. Elle dit :

-- Je me marierai quand je ne serai plus en deuil de papa, pour avoir droit à un violoneux, et je veux des souliers blancs. On n'a qu'un jour à être belle dans la vie.

Nevers. Émotion. Tous les paysages d'enfance qui reviennent. Petites rues, longues et larges avenues. Arbre foudroyé autrefois.

Blouse. Petit noeud de cravate paysan, pas un cheveu blanc, l'oreille toute rongée, comme au régiment. Est-ce là, ou au lycée, que je l'ai connu ?

-- Qu'est-ce que tu fais ? dit-il. Pharmacien ?

-- Non.

-- Rentier ?

-- Non.

-- Quel Mérite que tu as là ?

-- Le Mérite agricole.

-- Tu es dans les engrais ?

-- Oui.

-- Tu me mens. J'irai voir. Moi, j'ai fait un coup de tête. J'ai épousé une fille sans le sou. Mon père m'a déshérité : il a donné tous les bâtiments à ses neveux.
-- Tu es heureux ?

-- Oui, le plus heureux des hommes.

Il plaide pour un droit de passage qui lui rapporte trois francs par an. Chacun ses droits. Il est indépendant : il paie ses impôts, et, quand on paie ses impôts... Il va quelquefois à la messe. Il a trente bêtes à cornes, une trentaine d'hectares, trois chevaux, un domestique, lui et sa femme. Il se lève quand il veut, des fois à quatre heures, des fois à cinq : il est son maître.

La vie passagère, c'est amusant, comme le théâtre.

Trois ans de Rigal, deux de lycée. Voulait aller à Grignon, mais il ne savait pas l'allemand. Il a bien pu copier la version, mais quand il a fallu répondre à l'oral...

Baïe ne sait pas une date d'histoire, mais elle sait que, le 17 juillet 1903, l'hippopotame Tako a tué son gardien.

Fantec le taciturne trouve que Nevers est une ville triste.

19 novembre.

Thadée Natanson me dit :

-- Un monsieur veut mettre en musique quelques-unes de vos Histoires naturelles. C'est un musicien d'avant-garde sur lequel on compte et pour qui Debussy est déjà une vieille barbe. Quel effet ça vous fait-il ?

-- Aucun.

-- Ça vous touche, voyons !

-- Du tout.

-- Qu'est-ce qu'il faut lui dire de votre part ?

-- Ce que vous voudrez. Dites-lui merci.

-- Vous ne désirez pas qu'il vous fasse entendre sa musique ?

-- Ah ! non, non.

Un homme de lettres qui, chaque année, place peut-être, à Londres, 50 ou 60 000 francs, et qui fera avec vous, ce soir, si vous voulez, un petit acte qui lui rapportera 5 000 francs.

21 novembre.

Jean Guitry fait son service à Melun. Il est dragon, sans cheval. Peut-être va-t-il à Melun le dimanche.

Guitry l'avait conduit au ministère de la Guerre. Un monsieur grave leur dit :

-- Voilà : on va vous mettre dans les dragons. Vous n'aurez pas de cheval, pas de fusil. On vous donnera un sabre.

-- Oh ! fait Guitry, prends garde de te blesser !

Je ne suis pas sincère, et je ne le suis pas même au moment où je dis que je ne le suis pas.

22 novembre.

Tous les hommes ont à peu près vu les mêmes choses, mais l'artiste seul sait les faire revenir à sa mémoire.

II y a place au soleil pour tout le monde, mais ce n'est pas la place de la Concorde.

Paris. Angoisse à la première sortie. Une boîte aux lettres au ventre d'un bec de gaz : jamais je ne mettrai ma lettre là. J'en cherche une autre.

Les amis qu'on aime beaucoup et auxquels on ne pense jamais.

Tout lasse, sauf le rêve, qui est la vie immatérielle.

Quand on regarde la petite aiguille d'une montre, on ne la voit pas tout de suite bouger.

Fumée : rêverie du feu.

Je ne suis pas si pressé de voir la société future : la nôtre est favorable à l'homme de lettres. Par ses ridicules, ses injustices, ses vices et sa bêtise, elle alimente l'observation littéraire. Meilleurs deviendront les hommes, et plus l'homme s'affadira.

Capus arrive dans une auto aussi large que celle de Guitry, sans tenir compte de la différence d'épaisseur des deux hommes. Il est en habit et va dîner en ville.

-- Je suis dans un vêtement ridicule, dit-il. Je vais ôter mon pardessus pour vous le montrer tout entier.

-- Chez qui vas-tu dîner encore ?

-- Chez... chez... Je ne me rappelle pas... Chez quelque Houssaye. Il y a bridge. C'est pour jouer au bridge.

A Baïe qu'il embrasse nous ne savons pourquoi, il dit :

-- Oh ! comme tu as changé ! Tu as changé en mieux. C'est drôle : les petits défauts de la jeunesse s'accentuent ou disparaissent avec l'âge.

Cet homme, le plus spirituel de France, a une tête inexpressive, un lorgnon sur une myopie de plus en plus grave.

Quand il ment, il découvre ses canines : on les voit souvent.

Sa figure pouponne lui permet de mentir autant qu'il veut. Il s'en aperçoit peut-être, mais il n'a pas à sa disposition de traits de physionomie pour l'exprimer.

Je cherche dans son bavardage. Quelquefois je devine un mensonge par un autre qui arrive dix phrases plus loin, et les dix phrases intermédiaires étaient fausses.

Parfois, il ment avec une telle évidence que je baisse les yeux.

Ces petits hommes sont terribles. Ce n'est pas qu'on se sente petit à côté d'eux, mais ils gênent. On est mal à l'aise. II ne serait pas généreux de les interrompre.

Que les quelques sous que j'ai me permettent de mépriser les riches et de louer la vertu pauvre ! Je les dépense à me nourrir et à dire ce que je veux. Pourrais-je le dire si je n'avais pas ces quelques sous, c'est-à-dire l'indépendance nécessaire ? Est-ce que je trafique ? Est-ce que je m'enrichis ? Est-ce que j'ajoute un sou à ces quelques sous ? Non. Je dépenserai tout pour la cause que je défends. J'aurai peut-être eu l'air de vivre en riche : tant pis pour moi si vous le croyez ; mais j'aurai parlé contre les riches et pour les pauvres ; j'aurai rendu service à la pauvreté, et c'est là l'essentiel.

Les moments les plus tristes : ceux où l'on croit bien que la sagesse n'est qu'une duperie.

Parler en public. Il n'est pas nécessaire de penser ce qu'on dit, mais il faut penser à ce qu'on dit : c'est plus difficile.

24 novembre.

Capus vient un peu me voir dans ma lanterne, comme on va en province : pour m'épater.

Une réunion publique s'accroche à un détail, modifie à la légère un projet mûri par la réflexion de gens qui s'y connaissent : c'est ainsi que toutes les lois sont votées. Il faut ensuite les modifier et, pour cela, revenir aux études de la commission.

27 novembre.

Une pauvre femme de l'Odéon, l'air d'une pauvre concierge sans place, me dit d'abord qu'elle organise une représentation à son bénéfice et me demande d'insérer un article quelque part.

-- Pourquoi vous adressez-vous à moi ?

-- Parce que j'ai lu des choses de vous.

Elle ment, et, à mesure qu'elle ment, le coeur se durcit.

Elle est dans le septième dessous. Elle va m'offrir des billets. Elle finit par dire :

-- Monsieur Renard, je vous dis comme à tous ces messieurs : je cours après une bouchée de pain.

Il fallait le dire !

Trop tard. Le coeur est complètement dur. Je ne peux rien. Bonjour, madame.

On a tout lu, mais ils ont lu un livre que vous devriez lire, qui leur donne une supériorité, et qui annule toutes vos lectures.

29 novembre.

Mes livres sont si loin de moi que je suis déjà pour eux une façon de postérité. Voici mon jugement tout net : je ne les relirai jamais.

Le confortable, ça peut être de manger de bonnes choses dans une écuelle de bois.

Les doigts invisibles du vent rabattent la fumée comme une chevelure sur le toit de la maison.

Marinette sera la première de mon livre. Je le lui dis. Elle me répond : « Marinette immortelle », avec un sourire de bonheur. Je crois qu'elle se fiche de la postérité, mais non de ce que je pense à elle.

1er décembre.

La chauve-souris qui vole avec son parapluie.

Ceci est un cahier d'avortements.

Chaque fois que Guitry accueille un nouvel auteur, un ami de théâtre, c'est-à-dire passager, ses vrais amis discrètement restent chez eux. Leur amitié se repose. C'est pour cela qu'elle dure et que nous espérons qu'elle n'aura pas de fin.

Comme votre visage se referme dès que je vous parle de moi !

2 décembre.

On pourrait dire de Maupassant qu'il est mort de peur. Le néant l'a affolé et tué. Aujourd'hui, on s'occupe moins du néant. On s'y habitue, et cette évolution dans notre vie est une révolution littéraire.

Pourquoi tant jouir ? Ne pas jouir est aussi amusant, et ça fatigue moins.

Homme de lettres avant tout, disent ses biographes. Mais non ! Il a voulu gagner beaucoup d'argent, il s'est mis régulièrement au travail chaque matin, surmené, et il refait souvent la même chose. Nous sommes obligés, nous, de faire le triage.

Le néant ne rend rien. Il faut être un grand poète pour le faire sonner.

Il ne voulait pas livrer sa vie : il n'était donc pas assez homme de lettres, car sa vie explique son oeuvre, et sa folie en est peut-être la plus belle page.

Son éditeur le conseillait, le poussait, le dirigeait. Flaubert se serait méfié.

Il méprisait la femme, mais il n'y a qu'un mépris qui vaille avec elle : c'est de ne point la b.... et il ne faisait que ça.

Il a refusé la croix, en homme qui se sait glorieux et qui n'en a pas encore assez. Il a accepté les palmes comme fonctionnaire, quand son nom ne disait rien à personne.

Taine l'appelait « le taureau triste ». Il l'était sans doute de se savoir plus taureau que grand poëte.

Il n'a pas regardé d'assez près. Il s'est ennuyé trop vite, trop tôt. Il y avait encore bien des choses amusantes à voir.

4 décembre.

Antoine. Jules César. C'est peut-être la première fois que je sens Shakespeare. C'est peut-être aussi parce que j'ai toujours aimé Brutus. Oh ! la mort d'un grand honnête homme qui n'a pas réussi ! Une soirée comme celle-là est la récompense de nos études classiques.

A chaque instant l'âme se renverse, et l'on se sent sur le visage un masque de muscles contractés. Il faudrait pleurer.
Un empereur qui entre au Sénat par une petite porte. Comme toujours, il a l'air seul : le théâtre ne peut pas donner l'entourage.

Mais Duquesne-César a quelquefois l'air d'un gros curé.

Aux répétitions, on comptait sur Desjardins : c'est de Max qui a tout ramassé, injustement d'ailleurs, car Desjardins est plus romain. De Max parfois ridicule, mais dans le vulgaire, et brusquement digne des hauteurs où le texte le porte.

Le discours de Marc-Antoine est amusant, mais pas très vrai. C'était le public de Cicéron. Il se serait défié de tout ce cabotinage. Il aurait préféré le discours de Brutus, qui est simple, noble, parfait. Deux ou trois fois, il a tort de parler de son « grand coeur », mais son amitié autoritaire pour Cassius, son attitude à la mort de sa femme, quelles grandeurs !

L'image de Shakespeare est moins littéraire que celle de Hugo, mais elle est plus humaine. Chez Victor Hugo, il arrive qu'on ne voie plus que l'image ; chez Shakespeare, on ne cesse pas de voir la vérité, les muscles et le sang de la vérité.

On croirait parfois écouter du Racine. La traduction est en prose rythmée. Pas de rimes : c'est toujours ça de moins.

Il ne faut aimer Shakespeare que très tard, quand on est dégoûté de la perfection.

5 décembre.

Fantec pensera bientôt : « Quel gosse, que mon papa ! » Une jeune fille lui dit :

-- Je suis allée dimanche soir au Théâtre-Français. On jouait Le Plaisir de rompre et Les Mouettes. C'était très joli.

Il ne m'en dit pas plus. Je lui demande :

-- Qu'est-ce qui était joli ?

-- Le tout, l'ensemble de la soirée.

-- Où cette jeune fille t'a-t-elle dit cela ?

-- Au restaurant.

-- Et tu ne lui as pas dit que tu... connais l'auteur du Plaisir de rompre?

-- Non.

Il faut que je me résigne à aimer mon fils par esprit de famille, car il a un cerveau d'étranger. Non seulement il n'est pas artiste, mais il travaille -- et trop -- pour des raisons que je ne devine pas. Il ne me donne même pas l'impression d'aimer le travail.

Lu hier soir Jules César. Je l'avais lu et oublié. Après la représentation d'Antoine et cette lecture, je m'explique pourquoi je n'aimais pas Shakespeare. C'est peut-être le grand homme de théâtre qui a le plus besoin d'être joué pour être compris. Il suffit de lire Victor Hugo, mais rien, de lui, ne m'a pris à la scène comme Jules César. Shakespeare est donc plus homme de théâtre que Victor Hugo.

On ne le découvre pas : on se découvre soi-même ; on réveille en soi une admiration qui était pour lui et qui dormait.

C'est à avoir un certain goût qu'il ne faut pas se forcer, car rien n'est plus facile que de trouver bien ce qui, au fond, nous déplaît, et, mal, ce qui nous plaît.

Qui ne sut jamais se borner ne sut jamais admirer.

6 décembre.

Petit curé prêchant, moineau au bord d'une gouttière.

7 décembre.

Mme Rostand. Reine, à l'hôtel du Quai-d'Orsay, à six heures elle reçoit sa cour : hommes en habit, femmes décolletées, sans compter ce vieux bonhomme de neige d'Henry Bauër.

Maurice Rostand, longs cheveux et culottes longues, fait des grâces. Il baise la main des dames, fait la cour à sa mère, l'embrasse dans le dos, ne veut jamais la quitter. Il aimerait mieux mourir que de la laisser venir seule à Paris.

Trouve Jules César mal traduit, mal joué et bien monté. A traduit lui-même La Samaritaine en anglais, « rare merveille », dit sa mère.

Il aime moins son papa que ne l'aime son frère, qui est un scientifique, de génie aussi.

8 décembre.
Bergerat parle du livre d'Abel Bonnard.

-- Oui, dit-il, oui, c'est du coton. Il y a du coton dans tous les livres de vers. Il y en a dans Les Chansons des rues et des bois.

A ces mots, Mendès pâlit, s'affaisse et murmure :

-- Non, non ! Je ne peux pas entendre ces choses-là ! Je me trouve mal.

-- Vous êtes content de votre livre ?

-- On l'a retiré.

--...

-- Oui, de la circulation.

Je ne me suis pas encore servi du mot « coruscation ».

10 décembre.

Un honnête homme de talent, c'est aussi rare qu'un homme de génie.

Quand j'adressais à Mendès, pour Le Journal, quelques pages d'une vérité longuement, scrupuleusement observée, au coin du manuscrit qu'il envoyait à l'imprimerie il indiquait : Fantaisie.

Poil de Carotte. Tout de même, je n'ai pas osé tout écrire. Je n'ai pas dit ceci : M. Lepic envoyant Poil de Carotte demander à Mme Lepic si elle voulait divorcer, et l'accueil de Mme Lepic. Quelle scène !

Il faut être discret quand on parle de son bonheur, et l'avouer comme si l'on se confessait d'un vol.

Brunetière était laid, ennuyeux, tuberculeux et acharné au travail. Il paraît que, tout de même, une femme s'est tuée pour lui.

Il ne veut pas de discours sur sa tombe. II connaît l'insincérité des discours qu'il a prononcés sur la tombe des autres.

Un directeur de revue vous tiendra une heure pour vous expliquer pourquoi il n'a pas le temps de lire votre manuscrit : il avait au moins cette heure-là.

Il décembre.

Une jolie femme peut avoir l'oreille moins délicate que la bouche. Elle peut entendre des grossièretés : il ne faut pas qu'elle en dise.

12 décembre.

Pour raconter nos petites affaires, nous sommes capables d'oublier jusqu'à notre indifférence à celles des autres.

Chez Guitry. Belle robe de chambre rouge foncé, énorme bouton sur le ventre, espèce de calotte empruntée au Malade imaginaire.

Vandérem téléphone :

-- Guitry, je veux vous dire que je manoeuvre pour vous faire déjeuner avec Capus.

-- Plus tard, répond Guitry.

-- C'est ce que m'a dit aussi Capus ; mais vous voyez que, malgré tous les griefs que j'ai contre vous...

Guitry éclate de rire et revient s'asseoir.

Il fait plus de 6 000 tous les soirs. Il n'aime pas que, Tristan et moi, nous lui parlions de nos petites affaires.

-- Oui, de Féraudy me l'a dit.

-- Que... ?

-- Qu'il jouerait Poil de Carotte avec plaisir.

-- Ah ? dit Guitry. Et, quand M. Diafoirus s'avance et commence ainsi : « Tout de même que... », etc.

14 décembre.

Il y a une justice, mais nous ne la voyons pas toujours. Elle est là, discrète, souriante, à côté, un peu en arrière de l'injustice qui fait gros bruit.

Par la porte du nord grande ouverte les nuages lâchés se répandent sur le monde.

Je passe des journées à ma table comme un lièvre au gîte. Je songe, et j'ai peur, moi aussi, peur d'écrire.

16 décembre.

Éloge funèbre. La moitié de ça lui aurait suffi de son vivant.

Guitry, qui gagne de l'argent, signe des chèques de 10 000 francs. Très en veine, il raconte des histoires de comiques anglais.

Le verre d'eau, la plus jolie.

Un homme se précipite en criant : « Un verre d'eau ! Un verre d'eau ! » Tout le monde accourt : bonnes, garçons, maître d'hôtel. Plusieurs verres tombent et se cassent. Enfin, l'homme en a un, et il y met un oeillet.

Hommes de lettres affolés par la politique.

Après la mort de Syveton, Lemaître voulait se tuer.

France dit que Briand veut nous refaire une France de curés, et que Clémenceau, affolé par l'amitié du roi d'Angleterre, veut nous jeter dans une guerre avec l'Allemagne.

17 décembre.

Jules Princet. Ennui de ces longues conversations où rien n'avance, où l'on n'arrive pas assez vite à connaître le dessein de ce monsieur qui se propose de faire des choses intéressantes « pour gagner de l'argent ».

Et, après avoir fait un Bolivar pour l'Amérique (que Lugné aurait joué moyennant 10 000 francs), ils font un La Mennais en cinq actes pour répandre leurs idées. Et ils connaissent des parlementaires, plusieurs, qui veulent bien s'intéresser au projet.

Cet homme de lettres de trente-quatre ans, qui aime les Bucoliques au point de vouloir les mettre en pièce pour son Théâtre aux Champs, n'a pas lu Poil de Carotte, ni la pièce, ni le livre.

A propos de ce théâtre, il est arrivé à faire passer quelques notes dans la presse. Il appelle ça percer.

Il venait chercher des conseils. Je lui donne le conseil de se décourager. C'est l'homme qui reçoit un seau d'eau à la figure et dit : « Ça rafraîchit », au lieu de crier parce qu'il est tout trempé.

-- La Mennais, dis-je, quel sujet, à votre âge !

-- Oui, dit-il. Je suis jeune, mais je le porte depuis dix ans.

J'arrive à l'âge où je peux comprendre à quel point j'embêtais mes maîtres (Alphonse Daudet), quand j'allais les voir et que je ne leur parlais jamais d'eux.

19 décembre.

Un socialiste indépendant jusqu'à ne pas craindre le luxe.

Chez Gérault-Richard. Ça ! le socialisme ?

Deux sonnettes à la porte. Sur quel bouton faut-il presser pour entrer ? Un menu au champagne, servi par deux bonnes, un secrétaire, une des plus magnifiques vues de Paris. On sait que ça se paie.

Un gros homme autoritaire, jaloux de Jaurès, à qui il préfère
Briand : c'est du côté des ministres. Ne dit pas un mot d'intéressant. Fait un journal pour plaire à tout le monde.

-- Je me propose, dis-je, de protester contre l'importance que se donne le théâtre.

-- Oh ! non, non ! On a l'air d'un curieux. Il faut faire de la critique avec votre grain de sel.

Tous ces gens parlent des pays qu'ils ont vus de telle façon qu'ils auraient bien mieux fait de rester chez eux. Rien ! Rien ! Et ils n'écoutent pas. Chacun veut placer son pays.

Ils fondent un journal et n'ont encore que les bureaux. Comment faire pour avoir un service dans les théâtres ?

-- Il faut envoyer une lettre-circulaire, dis-je.

-- Nous n'avons pas de papier à lettres, dit Lumet, très doux et très gentil.

-- On va en acheter, dit Gérault avec importance.

Et le facteur qui monte au cinquième avec un paquet de lettres recommandées ou chargées !

-- Tiens ! Une lettre de ce vieux Légitimus. Qu'est-ce qu'il peut bien me dire ? Bah ! Je lirai ça plus tard.

Le facteur est saoul et se dispute avec la bonne.

Mendès. Sa Sainte Thérèse est ce qu'il a fait de mieux. Sans être jamais très beau, c'est souvent fort bien.

Le meilleur élève de Rostand.

L'homme le moins original qui soit, mais il a tant de talent qu'il sait jouer de toutes les originalités des autres.

Sarah, ce n'est plus une actrice. C'est quelque chose comme la chanson des arbres, comme le bruit monotone d'un instrument. C'est parfait, et on y est habitué.

Il y a de l'étonnant et de la beauté dans ce qui paraît le plus simple : tu n'as qu'à extraire.

A un auteur on demande des nouvelles de sa pièce, dont on se fiche. Mais, lui, il feint l'étonnement.

-- Quelle pièce ? dit-il.

-- Celle du pape.

20 décembre.

La fumée ramasse ses plis pour passer sur les toits.

L'année a une agonie trop longue. On s'attriste le 20 décembre, et, le 31, on ne s'aperçoit pas qu'elle meurt.

Chaque fois que je veux me mettre au travail, je suis dérangé par la littérature.

Rêverie : la pensée qui se nourrit de rien.

22 décembre.

Pingouin, le bout de ses ailes dans sa poche de gilet.

Aujourd'hui, le jour le plus court de l'année. A quatre heures, les moineaux qui viennent becqueter du pain sur ma fenêtre étaient rentrés chez eux. La nuit s'écartait sur les tuiles, et un savoureux désespoir me tenait l'âme immobile.

Marinette, quand, le soir, après sa journée bien remplie de travail, elle écoute ses enfants, les regarde l'un après l'autre et n'en perd rien, elle est belle, elle a quelque chose de sacré.

Elle les regarde, et, d'un seul regard, elle enveloppe toute leur vie, dont elle se rappelle tous les détails.

23 décembre.

Pourquoi se déplacer ? D'une certaine hauteur de rêve, on voit tout.

26 décembre.

A relire des vieilles lettres, j'éprouve déjà un plaisir de vieux.

27 décembre.

J'ai une idée comme je regarde un oiseau : j'ai toujours peur qu'elle ne s'envole, et je n'ose pas y toucher.

Pour avoir des rêves légers, endors-toi les yeux pleins de lune.

-- Elle est souvent dans la lune.

-- Nous avons des chances de nous rencontrer : j'y vais quelquefois.

31 décembre.

Neige. Le village dort sous une nuit blanche.



1907

1er janvier.

Je veux être bien sage, travailler comme un petit nègre innocent. A vrai dire, je sens que ça passe, que la fin se dessine, là-bas, dans le brouillard, et qu'il faut profiter de ce qui reste. Si tu veux faire quelque chose, il est temps.

Oui, oui, le coeur est comme un jardin. On dit à tous : « Promenez-vous. » Puis, brusquement, on les chasse comme des voleurs, et on leur jette des bâtons comme à des poules.

Un cheval de fiacre si las qu'il ne voulait plus avancer et qu'il s'asseyait dans le ruisseau, doucement, sans briser ses brancards ; un passant le relevait, mais il allait s'asseoir vingt pas plus loin.

2 janvier.

Un homme de caractère n'a pas bon caractère.

3 janvier.

Je crois qu'Heredia a fait ces deux vers :

Ci-gît Ferdinand Brunetière
Avec son oeuvre tout entière.

4 janvier.

Je rencontre Courteline.

-- Bonjour, Renard. Pas mal. Et vous ?

Il semble n'avoir pas vieilli. Pas de cheveux blancs aux tempes, une petite moustache toujours rousse.

Il dit qu'il ne fait plus rien, par peur. Il écrit, et il déchire. Hum !

Tout heureux de l'aventure de Willy, hier soir, au Moulin-Rouge.

Affolé, lui aussi, par la fuite du temps. On croyait celui-là mort hier, et il l'est depuis trois ans. Et on dit que, plus ça va, et plus ça va vite.

-- Alors, dis-je, à quoi bon faire un livre ? Nous serons morts. Et les autres n'ont pas l'air de s'en apercevoir comme nous : ils vivent et produisent comme s'ils avaient l'éternité. Il n'y a que les hommes de talent, dont vous êtes...

-- Vous êtes bien aimable, dit-il. Au revoir.

Il s'éloigne sans me rendre ma monnaie.

Dès que je travaille un peu, je crois que tout m'est dû, et la moindre contrariété me paraît une injustice.

Marinette, voyant avec quelle rapidité je passe de la mauvaise à la bonne humeur, me dit :

-- Tu es deux.

Classique, ça ne veut pas dire qu'on soit parfait ; ça veut dire qu'on réussit de belles choses de temps en temps.

8 janvier.

Leur réputation travaille pour ou contre les gens plus vite qu'eux-mêmes.

Expérience : un cadeau utile qui ne sert à rien.

10 janvier.

Parc Monceau. Plantes habillées de paille, avec un pot rouge sur la tête comme les Turcs.

11 janvier.

Il est lunatique.

-- Oui : logique.

Il n'a que des affaires d'or, qui ne rapportent pas un sou.

12 janvier.

M. Ravel, le musicien des Histoires naturelles, noir, riche et fin, insiste pour que j'aille écouter, ce soir, ses mélodies.

Je lui dis mon ignorance et lui demande ce qu'il a pu ajouter aux Histoires naturelles.

-- Mon dessein n'était pas d'y ajouter, dit-il, mais d'interpréter.

-- Mais quel rapport ?

-- Dire avec de la musique ce que vous dites avec des mots quand vous êtes devant un arbre, par exemple. Je pense et je sens en musique, et je voudrais penser et sentir les mêmes choses que vous. II y a la musique instinctive, sentimentale, la mienne -- bien entendu, il faut d'abord connaître le métier --, et la musique intellectuelle : d'Indy. Il n'y aura guère que des d'Indy, ce soir. Ils n'admettent pas l'émotion, qu'ils ne veulent pas expliquer. Je pense le contraire ; mais ils trouvent intéressant ce que j'ai fait, puisqu'ils m'admettent. C'est très important pour moi, cette épreuve. En tout cas, je suis sûr de mon interprète : elle est admirable.

13 janvier.

Blum dit de Briand et de Viviani :

-- Au fond, ce sont des sceptiques, presque des cyniques, mais ils ont passé par le socialisme, et il leur en restera toujours quelque chose. Ça vaut mieux que des radicaux.

Jaurès très accablé par les soucis que lui a donnés L'Humanité.

14 janvier.

Nid à louer. Eau et soleil à toutes les branches.

16 janvier.

Il a bien l'air du tout petit député de province, plein de bonne volonté et très étonné : on ne travaille pas. Les anciens veulent tous être des commissions et, sur trente, ils n'y viennent pas quatre.

Il doit être très emprunté. Il a peur de s'en retourner là-bas les mains vides, sans l'impôt sur le revenu.

Il dit, ce petit bourgeois :

-- La bourgeoisie devrait être plus généreuse.

L'ennui de n'être plus dans sa petite ville de province, son isolement à Paris.

Passe son temps à écrire à ses électeurs, malgré un petit jeune homme qui l'aide.

18 janvier.

Maurice Rostand dit :

-- J'aime tout ce que mon père n'aime pas, et je déteste ce qu'il aime. Je ferai de la littérature, mais je veux être diplomate ou prêtre. Je passerai mon doctorat en théologie pour avoir le droit de porter l'habit. Sacha, c'est creux. S'il avait seize ans comme moi ! Mais, à vingt ans, on doit faire mieux.

20 janvier.

A Messidor . Gérault-Richard dit :

-- Personne n'a donné plus que moi dans les conférences, les banquets, les grèves. Et, vous voyez, je suis obligé de manger du riz.

-- Vous avez une vie agitée ?

-- Oh !

Histoire de quinze jours de prison, que je ne me rappelle pas.

-- Vous les avez faits ?

-- Oui. Oh ! je n'étais pas à plaindre.

Il parle de Jaurès et de son incroyable négligence. Mme Jaurès est belle, élégante, et ne s'occupe pas du linge de son mari.

-- Il a plus de vingt chemises à moi, dit Gérault.

Mme Gérault lui a raccommodé des pantalons. Jaurès oublie tout, parapluie, pardessus. Et sa valise ! Il y a de tout : un chapeau, même un chapeau de sa femme, des souliers, du linge sale et du fromage. Et la valise ne ferme pas. Jaurès dit : « J'ai encore oublié de la porter chez le forgeron ! » Et il éclate de rire.

Gérault voudrait faire un Figaro du soir. Il a une vingtaine de mille francs par mois pendant un an, et un truc pour remplacer les concours. Il voudrait aussi donner une montre en or à tous les abonnés.

Il veut quelque chose pour sa cheminée. Nous allons aux moulages du Louvre. Il choisit un gladiateur. Mais il y a une délicieuse tête de jeune fille, du musée de Lille, attribuée à Raphaël. L'ouvrier, qui a l'air un peu saoul et semble se moquer de faire des affaires, dit :

-- Quinze francs ! Quinze francs, ce chef-d'oeuvre.

Etonnement que tous les riches ne vivent pas au milieu de merveilles d'art.

-- Ah ! le Michel-Ange de Moïse ! dit Gérault.

Il se reprend :

-- Non ! le Moïse de Michel-Ange.

Je ne m'étais pas aperçu de l'erreur.

Il reçoit des caisses de merles de la Corse, d'autres caisses de la Guadeloupe qu'on le charge de porter au petit père Fallières avec des messages si longs qu'il lui dit : « Vous n'êtes pas obligé de tout lire. »

22 janvier.

Métro : on entre dans la gueule populaire.

23 janvier.

Mme Rostand avec son fils et la maman, Hôtel d'Orsay.

Elle était au lit, engourdie par une piqûre. Elle se lève, et, le temps de se faire la plus jolie figure de Sada Jacco blonde, elle arrive. Maurice l'adore. A chaque instant, avec elle il parle d'amour.

-- Ça ennuie Edmond, dit-elle, mais j'adore ces histoires-là : elles me passionnent.

-- Voyez-vous beaucoup de monde à Cambo ?

-- Nous recevons beaucoup de visites d'honneur.

En temps ordinaire ils ne voient que le curé et le notaire, comme chez Theuriet.

Chantecler est fini. C'est pour la rentrée. C'est follement bien : rien que des bêtes, mais très humaines.

Autrefois Bauër était une puissance. Elle a eu la gaminerie, une fois, en sortant du théâtre, de le toucher pour conjurer sa future critique.

Rostand a mis six mois à écrire son discours.

Il s'est refait un poumon qui n'avait pas de lésions, mais qui était devenu tout plat.

Elle mange des pâtes, des oeufs crus, des fruits cuits.

Ils ne sont pas débineurs. Ils aiment ceux qui ont du talent, y compris Gourmont « qui ne peut pas sentir papa ».

Un homme de Tannay, instituteur aujourd'hui à Noisy-le-Sec et président de la ligue contre la désertion des campagnes.

Il organise une matinée pour faire connaître les auteurs inconnus de la Nièvre et de la Bourgogne, me demande si je n'ai pas une petite comédie gaie ou une poésie sur la désertion. Il prend des notes et des adresses tout de travers, rouge, carré, bien nivernais dans son gros gilet de laine, avec un gros crayon, sur un calepin vêtu de toile vernie.

Qu'est-ce qu'un penseur ? Tant qu'il ne m'aura pas donné l'explication de l'univers, je dirai que je me fiche de sa pensée.

Il entre dans la peau du bonhomme avec une telle violence qu'elle crève, se déchire, éclate de tous côtés. Entrez-y, mais doucement.

Gourmont, hautain et malade.

-- Les compliments, dit-il, m'agacent.

Dumur, d'une indifférence plus sincère, qui a dû prendre au sérieux certaines idées, sérieuses en effet, mais qui dans son esprit deviennent lamentablement tristes.

31 janvier.

Messidor. Gérault barbote, ne sait où mettre mon feuilleton, en quels caractères, et finit par me dire, devant une douzaine de reporters :

-- Ne soyez pas comme ça ! Vous avez l'air timide.

Le premier numéro annonce, à la première page, une nouvelle de Rosny, et ne la publie pas.

L'administrateur, avec qui j'ai déjeuné hier, ne me reconnaît pas.

Le garçon de bureau ne sait pas. Point de salle de rédaction. Pas d'électricité. Un monsieur écrit sur une petite table. Un bicycliste attend. Gérault, qui voudrait peut-être voir s'effondrer la boutique, dit :

-- Depuis trois jours je ne dors pas.

6 février.

Il y a trois semaines que je l'ai félicité de sa décoration. Ce soir, il m'envoie un télégramme pour me remercier : il a dû apprendre que je suis critique quelque part.

Travailler à n'importe quoi, c'est-à-dire faire de la critique.

9 février.

Femme. Elle a l'air en feu comme ça, mais c'est une mauvaise cheminée. On entend qu'elle ronfle, et, dès qu'on lève le tablier, la flamme baisse et le bois fume.

Déjeuner chez Léon Blum. Jaurès arrive en avance et fait, sur un coin de table, le plan d'un grand discours qu'il doit prononcer tout à l'heure à la Chambre. Je lui dis que j'ai beaucoup pensé à lui cet été et que je l'ai tout lu, y compris L'Action socialiste. C'est admirable.

-- C'est toujours la même chose, dit-il.

-- Non. Il y a les images renouvelées, des images dignes des plus grands poètes. Je vous le dis aujourd'hui parce que je vous vois.

-- Vous offrez vos économies.

-- Elles ne m'épuisent pas.

Il parle de Robespierre qu'il considère comme le grand homme de la Révolution, plaisante Taine qui ne l'a pas compris et qui expliquait son âme étroite en disant qu'il ne mangeait que des oranges. Il répète que, si les hommes de la Révolution n'avaient pas été tués, ils seraient morts fous, tant l'effort les brûlait vite.

Il a un petit col droit sans bouton, un plastron noir usé et des vêtements râpés. Il a les mains sales. Il ne semble pas s'être débarbouillé. Il mange avec appétit, deux fois de chaque plat : il ne parait pas en avoir assez. A chaque instant il se mouche bruyamment et crache dans son mouchoir.

Je lui demande s'il est sensible aux injures.

-- Non, dit-il, quand je ne les lis pas.

Cependant, il insiste sur les attaques de Gohier qu'il compare à un oiseau se posant sur un arbre et s'imaginant qu'il a créé l'arbre.

Il parle de son patriotisme. Il dit qu'une nation désarmée ne pourrait pas vivre, parce qu'elle ne serait pas assez clairvoyante pour distinguer, chez les nations voisines, la sincérité de la fausseté. A chaque instant on entendrait : « L'Allemagne ne ferait pas ça si nous étions armés. » Il ne croit pas à la guerre. Il ne croit pas Guillaume, au fond, si belliqueux.

A la Chambre, du haut de ma galerie, je vois ses manchettes.

Rouanet, qui répète trois fois le même mot comme un écolier qui écrit avec trois plumes.

Barrès écartant les pans de sa redingote pour s'asseoir et feindre d'écouter Caillaux.

Meslier, ses métaphores de médecin. Succès de fou rire. Il crie, il se fâche. Il crie, il se fâche : il n'a pas l'air de se douter qu'on attend Jaurès.

10 février.

Dans les livres dorés sur tranche, dit Baïe, il y a toujours quelqu'un qui s'appelle Anselme.

La critique est aisée, et le critique dans l'aisance.

Ils ne croient pas vivre s'ils ne vivent dans l'affolement.

Jaurès. Près de lui, j'ai une admiration attendrie. J'ai envie de lui dire : « Venez donc avec moi chez Marinette ! Elle vous soignera et prendra soin de votre linge. Un de plus, un de moins... »

11 février.

Théâtre. Le public rit quand il entend un mari dire à sa femme : « Viens-tu, Aurore ? »

12 février.

La vie, je la comprends de moins en moins, et je l'aime de plus en plus.

Aux jeunes. Je vais vous apprendre une vérité qui vous sera peut-être désagréable, car vous comptez sur du nouveau. Cette vérité, c'est qu'on ne vieillit pas. Pour le coeur, c'est entendu : on le savait, du moins en amour. Eh bien, pour l'esprit, c'est la même chose. Il reste toujours jeune. On ne comprend pas plus la vie à quarante ans qu'à vingt, mais on le sait, et on l'avoue. C'est ça, de la jeunesse.

19 février.

Voyage à Chaumot. Une nature trempée. Ils ont tous des figures rouges, le sang à la tête. Ils se chauffent les uns chez les autres.

Les doigts de Philippe tremblent quand il touche une feuille de papier. Je voulais toujours lui parler doucement, mais il faut que je lui parle haut, parce qu'il devient sourd. J'ai l'air en colère.

Il fait si froid qu'il ne sent pas mauvais. Il entre un tel froid par la cheminée qu'il a la barbe toute gelée.

Dans le jardin, le poireau indomptable ne gèle jamais.

L'eau du puits est la seule qui ne gèle pas.

L'arbre qui n'a qu'un pied dans la tombe.

Un peuplier se balance comme une grande perche.

La pie, corbeau qui passe en demi-deuil.

On ne sait pas comment ils feraient pour élever leurs enfants si la mort ne les aidait pas.

Ils ont du goût quand on va les voir entre deux trains. Ils sont près de la nature, aussi près du sol que leurs bêtes. Ils ont une vie silencieuse de poireaux, et on s'étonne qu'ils ne gèlent pas.

28 février.

Une femme stérilisée.

J'aime la musique, toutes les musiques, la plus simple et la plus compliquée, celle qui nous permet si généreusement de penser à autre chose. Elle me rappelle le balancement des peupliers de mon village, moins les feuilles, et le canal où, au gré d'un vent pas prétentieux, les roseaux se baissent et se redressent comme les archets d'un orchestre, avec moins de bruit.

On croit que le prosateur échappe à la musique : il n'en est rien, et vous allez voir que sans elle il ne serait plus rien.

Le chef d'orchestre traduit la musique par une pantomime stricte de grand comédien, reçoit les coups dans le creux de l'estomac, cueille une note, fait « chut ! » un doigt sur les lèvres, fonce, danse un pas, barre l'horizon avec son bâton piqué, laisse tomber ses bras : c'est fini.

Son coeur, qu'on croyait à sec au point de l'entendre craqueler, tout à coup est une source de larmes qui bouillonne et déborde.

3 mars.

Le mot « grand » n'a pas la même signification au théâtre qu'ailleurs ; ça veut dire : de taille moyenne.

Forain, sa mine de batracien ahuri.

Capus, on dirait un petit automne qui passe.

4 mars.

Combien d'acteurs paraissent naturels parce qu'ils n'ont aucun talent !

6 mars.

Colique : le serpent chez soi.

18 mars.

Théâtre. Comédie en vers. L'acteur redouble les je et les mais. Mais, monsieur, ça fait des pieds de plus ! Vous faites des vers qui dépassent.

Veber me dit qu'il a prêté La Lanterne sourde à une Américaine qui allait partir, et qu'elle est restée à Paris deux ans de plus.

Théâtre. L'auteur au critique :

-- Vous feriez bien mieux d'écrire de bonnes pièces.

-- Vous aussi, répond le critique.

La critique est aisée et l'art est difficile, et les deux ne sont pas commodes.

Les ouvreuses nous donnent l'impression qu'il nous faut tous les soirs racheter notre pardessus.

Théâtre Laffitte. J'en veux à tout ce luxe ; il nous rend envieux, et c'est d'une envie bête.

Mme Delarue-Mardrus veut prouver qu'elle sait moins bien dire les vers que les faire ; on s'en doutait. C'est du théâtre qui ne passe qu'à cause du thé. On est reçu en haut de l'escalier par des hommes presque célèbres, tels que M. des Gachons.

Quel monde ! Quand on n'y a qu'un chapeau melon, on n'est pas tranquille.

ÊEtre critique dégoûte bientôt de la critique, et aussi du théâtre, et aussi de la vie.

Le brave critique doit aller à son fauteuil avec des oeillères. Comme un bon cheval se résigne, ou, si vous aimez mieux, comme un âne.

Sapins mélancoliques qui, deux par deux, grimpent le coteau.

22 mars.

Théâtre. Non seulement ils ne veulent que des compliments, mais encore ils exigent qu'on ne dise que ce qu'on pense.

Le théâtre ne sera renouvelé que par des hommes qui n'y entendent rien.

25 mars.

La mort ne nous prend peut-être que tout à fait développés : ma lenteur à croître me rassure.

Comment voulez-vous qu'une âme basse puisse être immortelle !

Elle est joyeuse, tendre et jolie, active, légère, ailée. Elle a l'air de l'oiseau qui commence un nid quelque part.

Mauvais amant, mauvais ami, fripouille, au théâtre il pisse de l'eau de rose.

Quelle jolie pièce ! Il faut être joliment mufle dans la vie pour l'écrire !

Théâtre : « courroux » avec trente-six r.

Concours agricole. Trop gras. Tout ça ne vaut pas un bon grand boeuf maigre, mugissant, la tête appuyée sur le petit mur de pierres sèches.

Un homme trempe son doigt au flanc d'un boeuf et dit, après avoir réfléchi : « Il est gras. »

On lit en grosses lettres les noms des acheteurs. Le nom du producteur n'y est pas, ou y est à peine comme sur les affiches de théâtre.

La poësie des machines. L'une frotte ses petits poings avant de vous casser la figure, une autre a une grande gueule avec cinq ou six langues qui se baissent et se lèvent tour à tour.

La grande poussière agricole emplit la Galerie des machines. Le prix d'honneur marche sur son écharpe tricolore comme un maire de campagne saoul après la noce.

Des couples d'ouvriers regardent des taureaux et des vaches. Ils coucheront ce soir.

Un quatrième prix, une mention honorable. C'était bien la peine de passer sa vie à manger, boire, dormir et ne rien faire !

28 mars.

Le vieux. Son domestique lui met son pardessus. Un petit bruit sort des lèvres du monsieur.

-- Monsieur souffre ? demande le domestique.

-- Non ! je chante, répond le vieux.

On veut aider Guitry à mettre son pardessus.

-- Laissez ! Laissez ! dit-il. C'est mon seul exercice.
Déjeuner au Café Anglais avec Téry, Jouvenel, Monzie et Tristan. Il s'agit d'une collaboration au Matin. Rien n'est moins tentant.

Jouvenel, figure fine, moustaches fines, me demande des articles avec des idées générales. Il tombe bien ! Il dirige Le Matin, presque toute la France, une partie du monde ; c'est très drôle.

-- Envoyez-nous ce que vous voudrez, dit-il, de la longueur que vous voudrez. Je ne peux pas être, dans Paris, l'homme qui aurait coupé du Jules Renard.

Téry donne un article par jour. Il en passe quelques-uns, et on coupe, et on coupe !

-- Il ne peut rien nous donner, dit Jouvenel, sans nous sortir un jésuite.

Ce jeune professeur doit maintenant connaître les beautés du journalisme.

Dieu. Encore un qui se croit immortel !

L'oiseau, dont on ne voit jamais que les pattes de devant.

1er avril.

Mirbeau. Il doit avoir cinquante-sept ans (cinquante-neuf en février). Sa femme est très malade, et Mirbeau a dit à Thadée qu'il ne lui survivrait pas.

Et il raconte des histoires qu'il exagère jusqu'à ce qu'elles portent.

Il a une très belle maison qu'il ne peut ni vendre, ni louer, ni habiter. Les gens qui viennent la voir disent : « Ce n'est pas une maison : c'est un château ; il faudrait des tourelles. » Quant à y rester, c'est impossible : il faudrait toujours y avoir une dizaine d'amis.

Zola s'en rapportait à Alexis pour se documenter sur la vie mondaine. Quand il allait dîner en ville, il ne remarquait que la forme des cuillers à potage.

Mme Zola veut entrer au Panthéon comme Mme Berthelot. Elle est allée trouver Picquart. Elle a dit :

« Emile n'y entrera pas sans moi. »

Il dit d'une femme :

-- Elle était toute nue, cuisses, ventre nus, cheveux nus.

L'Auto a assez de Barrès. Il va lui écrire : « Votre série est finie. »

Le moineau est l'ouvrier, l'alouette est la paysanne.

Quand il dit : « Cuic ! » le moineau croit tout dire.

2 avril.

La lune reste un instant collée à l'horizon comme un gros escargot.

8 avril.

Femme. Elle mange discrètement au fond de sa bouche, comme le cheval la tête dans son sac.

J'ai une mémoire admirable : j'oublie tout ! C'est d'un commode !... C'est comme si le monde se renouvelait pour moi à chaque instant.

Lundi. Les gens se réveillent. Ce premier jour de la semaine a toujours un peu l'air d'un jour de naissance.

10 avril.

Se défier des principes qui rapportent beaucoup d'argent.

16 avril.

Théâtre. C'est insensé ! Vous vous imaginiez donc tous, avant que je ne fusse critique, que je vous trouvais du génie ?

Rabelais est gai : il n'a pas d'esprit.

24 avril.

Oui, les ironistes aiment la poësie ; seulement, ils veulent que ce soit très beau.

29 avril.

Emotion, en traversant les Tuileries, parce que des enfants jouent et que des oiseaux chantent. Attendrissement parce qu'un pied de statue aux doigts cassés montre ses tiges de fer.

D'Aunay, sénateur. Nous causons près d'un bec de gaz. Coups de coudes du public.

Il voulait d'abord être ambassadeur ; maintenant, on pense à lui pour un ministère. Il me pousse au conseil d'arrondissement, puis se ravise :

-- Tout de même, ce n'est pas digne de vous.

Il connaît bien la question des chemins de fer de Suisse.

Il dit :

-- La Chambre nous envoie des projets de loi mal faits, pour que nous les rejetions.

Le Sénat, c'est l'élite : ils y tiennent tous.

Les élections sont faites d'avance. Le prochain sénateur sera Beaufils.

-- Vous ne pourriez pas être un unifié, me dit-il : vous êtes trop indépendant. Enfin, vous êtes socialiste, mais vous n'êtes pas mon ennemi personnel.

Théâtre. Il ne faut pas que l'auteur s'en tire toujours en disant que le critique ne comprend jamais.

On se fait des ennemis. Avait-on des amis ?

1er mai.

Ma peur, quand je marche derrière une femme, qu'elle s'imagine que je la suis.

J'aime la fleur banale et le compliment rare.

7 mai.

On a vu le public aller cent fois à la même pièce pour dire : « Oui, oui, ce n'est pas mal, mais je ne comprends rien au grand succès de cette pièce-là ! »

Palmier : girafe.

Saule, brisé d'avance par la tempête.

Les champignons sortent avec leur petit parapluie, trop tard.

Elle pleurait, immobile, rigide comme une statue après l'orage.

Gérault-Richard me raconte ses griefs contre Jaurès. Aucune sensibilité ; à la fois impérieux et lâche, il a tout supporté de Gohier. Leur brouille date de la fondation de L'Humanité. Gérault devait être rédacteur en chef. Il avait trouvé 200 000 francs, Jaurès, une centaine de mille, fournis par des petits Juifs, qui demandaient 5 000 francs d'appointements. Ils ont obligé Jaurès à écarter Gérault.

-- Simple ouvrier, dit-il, j'ai pu devenir journaliste. Je ne serai jamais que journaliste.

Il brûle d'envie d'être ministre.

Tous les matins, Mendès rapporte des vers de Saint-Germain.

-- Il me faut cinq heures devant moi, dit-il, pour que je me mette au travail. Je ne parle pas de mes articles.

Il se lève tous les matins à 7 heures, et se promène quatre ou cinq heures. Il écrit avec une plume d'oie à Saint-Germain, au Journal avec une plume de fer.

Fils de la pluie coupés en deux par les martinets.

23 mai.

Un jeune qui n'a pas de talent, c'est un vieux.

1er juin.

A Chaumot. A l'école, tous les gosses se lèvent à mon entrée, sauf un : c'est le gréviste. Il reste assis, la tête sur son coude.

-- Voilà, disait Hugo. J'irai entre les deux camps. J'offrirai ma poitrine aux balles. Je serai tué, et le siège sera fini...

-- Pour vous, dit Scholl.

2 juin.

L'éditeur d'art, un monsieur qui ne donne jamais d'argent.

3 juin.

M. Roy, mon instituteur, n'a jamais eu de récompenses. Toujours en retard (ce n'est même pas par injustice : c'est la faute des circonstances) pour passer d'une classe à une autre. Il n'a obtenu qu'une lettre de félicitations, grâce à moi. Il ne sait pas qu'être officier d'Académie et avoir les palmes c'est la même chose. Je le fais rougir en lui disant que je lui ferai obtenir les palmes dès que ses chefs lui auront fait obtenir les récompenses qui précèdent : médaille de bronze, je crois.

Sa modestie fait honte à la mienne. Je lui dis trop : « Je déjeunais l'autre jour avec Barthou... Je causais avec Barthou... »

Très sincèrement peiné par l'attitude des jeunes fonctionnaires qui ne savent pas rester dans leur rôle.

Elle va avoir un petit, sa fille aussi. Sur la route, elle promène ses moutons et son ventre. Elle est la plus grosse des brebis.

Je demande à un petit gars :

-- Quels sont vos devoirs envers vos parents ?

M. Roy me pousse du coude et me dit à l'oreille :

-- Celui-là n'en a pas.

-- Quoi ? De devoirs ?

-- De parents. Il est orphelin.

L'hirondelle, qui a quelquefois l'air de s'arrêter.

La caille joue avec des petits cailloux et croit qu'elle chante.

Glorieux comme un pavot unique dans un champ de luzerne.

13 juin.

Je lui dis :

-- Qu'est-ce qui vous ferait plaisir ?

-- Oh ! il ne s'agit pas de me faire plaisir.

-- Voulez-vous cent sous ?

-- Oh ! non. Pas besoin.

-- Prenez donc !

Je les cherche, et, justement, je ne les trouve pas dans mon porte-monnaie.

-- Non ! Non ! dit-il obliquement. Je ne veux pas être à votre charge.

-- Nous sommes tous frères !

-- Enfin, quand vous voudrez... Ah ! si on pouvait avoir quelque secours de ces fonctionnaires ! J'ai toujours bien voté.

Il ne gagne pas vingt sous par jour à la Vauvelle. Il arrive trop tard et part trop tôt.

-- Quel âge avez-vous donc ?

-- Le même âge que vous.

-- Vous croyez donc que j'ai soixante ans ?

-- Non, mais je sais bien que vous en avez quarante-trois.

-- Et vous aussi ?

-- Oui, monsieur.

Philippe l'a toujours connu aussi vieux, même au moulin il y a vingt ans. Il y était bien, mais déjà il n'en faisait qu'à sa tête.

-- Ça ira comme ça jusqu'au bout, dit-il, jusqu'à ce que je prenne le sac.

-- Si vous avez besoin de quelque chose...

-- De tout, répond-il.

Les instituteurs ne veulent pas saluer les premiers.

A Lormes, M. Dumas, ancien instituteur, quatre-vingt-sept ans. Chasse encore. Toutes ses facultés, sauf l'ouïe. Tous ses cheveux, toutes ses dents. Possède un petit tableau qu'il a acheté autrefois pour dix sous et dont on lui a offert 200 francs. Devant ses élèves en cercle, un ancien maître d'école y fouette un petit gars qui lui mord la culotte.

Ce vieillard, chose étrange, exhale une odeur fine de fruit bien conservé.

Au jardin, je baisse les yeux pour ne pas faire peur, quand je passe, à l'oiseau qui est sur son nid.

18 juin.

Le maréchal pose, tout seul, une barrière à un nouveau pré du comte. Il dit que le métier se perd parce qu'aujourd'hui on fabrique tout, même les fers à cheval. Il n'y a plus que la pose qui occupe le maréchal.

Fier de pouvoir travailler en plein air, la poitrine nue. Il rit comme un nègre. Sa femme lui apporte dans un panier la soupe du soir. Les journées sont si longues qu'il peut travailler à sa barrière jusqu'à huit heures.

Ils sont mariés depuis peu. Ils forment un couple vigoureux. Pourtant, elle a déjà l'air triste.

-- C'est agréable, dis-je, d'avoir une petite femme qui vient vous voir comme ça pendant votre travail.

-- N'est-ce pas, monsieur Renard ?

-- Vous avez bien fait de la prendre. Bonsoir, les amoureux.

Je m'imagine qu'ils vont se coucher là, dans l'herbe, et se caresser après la soupe.

Je m'éloigne, mais, comme je marche lentement, une femme me dépasse : c'est la jeune mariée. Elle n'est pas restée près de lui. Elle a laissé le panier. On dit que ses parents l'ont forcée à ce mariage et qu'elle aurait mieux aimé en épouser un autre.

La vache se donne doucement le fouet avec sa queue.

Une rose.

Superbe, elle a voulu vivre à votre corsage :
Elle meurt de dépit sous un trop beau visage.

Un homme de lettres est un homme qui n'a jamais aucune raison de se plaindre, mais il faut qu'il sache se passer de presque tout.

Chardonneret : le bijou des oiseaux.

Philippe s'embête tous les dimanches. Il le dit, et il bâille, mais il ne brûlerait pas un nid de chenilles.

Pour leur faire à déjeuner, Ragotte jette un pot d'eau dans du bouillon d'hier ; puis elle va s'asseoir et penser au pied de la vieille croix.

19 juin.

L'ortie droite, élégante et fine, dédaigneuse.

Admirable nature ! Le pays où je passe est mon pays natal.

Pays natal, pays mortel.

20 juin.

Maigre et plate comme la cosse avant le petit pois.

24 juin.

Ragotte demande :

-- Lave-t-on aujourd'hui, Madame ?

-- Mais oui ! C'est lundi.

-- Oh ! je ne dis pas ça pour moi. Moi, ça m'est égal, mais c'est la Saint-Jean.

-- Ah ? Eh bien !...

-- Les domestiques loués entrent chez les maîtres.

-- Ah ?

-- Personne, pas une femme ne va au canal, ce jour-là.

-- Bon, bon. Vous ferez la lessive demain.

-- Oh ! si vous avez quelque chose à me faire laver...

-- Demain, demain.

-- Si vous avez quelque chose qui presse...

-- Oh ! ce n'est pas pour moi.

-- Ce n'est pas pour moi non plus, Ragotte.

Et elle s'habille en noir. Elle ne fera rien. Elle sortira sur la route, tricotant une chaussette.

On peut travailler dans son bureau, fenêtre ouverte, jusqu'à huit heures. On peut.

25 juin.

Nous sommes ici-bas pour rire.

Nous ne le pourrons plus au purgatoire ou en enfer.

Et, au paradis, ce ne serait pas convenable.

L'âme blanche des lits transparaît.

Il m'apporte des cailloux tirés près du Bouquin.

-- Ah ! dis-je, j'en ai déjà.

-- Ce n'est peut-être pas les mêmes.

Il me les montre et m'explique comment on les a trouvés, par quel coup de pioche ou de mine. Il me raconte qu'un camarade a trouvé, près du pont du Guétin, une table de marbre. Ils l'ont cachée, puis ils ont creusé en dessous. Ils ont trouvé une « estatue » de bronze, puis une marmite pleine de pièces d'or carrées « en latin ». Ils les ont envoyées à la Monnaie pour les faire frapper. Ils ne les ont pas revues, mais, depuis, tous les ans, au premier jour de l'an, ils reçoivent 100 francs d'étrennes.

Que veut-il ? Que je lui achète ses cailloux ? Ils me prennent pour un savant. Ils n'en ont pas trente-six modèles : un savant est un monsieur qui sait tout. Je dis que je ne m'y connais pas et que je les montrerai à quelqu'un qui pourra me dire s'il y a quelque chose à faire. Il va « remonter du côté de la soupe ».

-- Je vais les ranger dans mon tiroir, dit-il. Au revoir. Merci.

-- Oh ! de rien.

Le peuple crie la faim, et la soif.

La force quotidienne qu'on n'utilise pas.
Une couturière qui habillait la troupe.

Un vieil ange.

Les papillons que le vent fait avec les roses.

Ils sont encore chrétiens parce qu'ils croient que leur religion excuse tout.

26 juin.

La mort est l'état normal. On compte pour trop la vie.

2 juillet.

A Tannay. Certificat d'études. Tannay, vieille ville de vignerons. Des caves magnifiques et mystérieuses, de vieilles maisons avec des fenêtres en ogive, et une rue qui ouvre sur un horizon de toute beauté.

Des rues bien lavées par les pluies qui dégringolent.

Ils récoltent leur vin et le boivent eux-mêmes. Quinze feuillettes par an ne font pas peur à un honnête père de famille.

6 juillet.

Les épreuves que Dieu lui envoie ! On dirait qu'elle parle d'un photographe.

9 juillet.

La vigne aux bras de vieille.

10 juillet.

Nuages : lentes ébauches d'animaux.

Personne ne souffre d'être moins intelligent que le voisin.

Le monde serait heureux s'il était renversé.

12 juillet.

Le mépris d'un lis pour un petit pois.

Promenade. Les cuisses frôlées par les moustaches du champ d'orge.

Le miracle serait pour moi qu'un petit oiseau s'approchât pour me dire quelques mots.

17 juillet.

A certaines de leurs paroles, je me sens un coeur de chien d'arrêt.

Il est plus difficile d'être un honnête homme huit jours qu'un héros un quart d'heure.

Je ramasse tout ce que les hommes de lettres laissent perdre de la vie, et ça fait de la beauté.

19 juillet.

Maman appelle sa maison « le cottage ».

Migraine. Ce doit être ce que le Christ appelait sa couronne d'épines.

M. Roy tellement respectueux que, si par hypocrisie je dis du mal de moi, il ne me contredit pas.

J'ai pris une pomme sauvage : j'ai mis un sou au tronc de l'arbre, dans une fente d'écorce.

20 juillet.

Les petits oiseaux discrets qui ne se montrent à personne, qui passent, sans être vus, d'un buisson à l'autre, et qui ne doivent même pas avoir de noms.

Promenade. La fraîcheur se lève des buissons. La nuit rôde au pied des arbres.

Les blés où les perdrix ont leurs petites rues.

Marinette à la fois angélique et infernale au milieu de ses bassines de confitures.

Lui, sa faux sur le dos, fait des phrases sur les rougeurs du soleil couchant. Sa femme courbe le dos comme une pauvre femme de lettres qui en entend de toutes les couleurs.

Et deux énormes vaches, sales de partout. Comment un fromage peut-il sortir blanc de cette masse de fumier ? La rouge s'appelle Grisette. Elle porte au cou, au bout d'une chaîne, un gros morceau de bois qui traîne et qui l'empêche de se sauver. C'est peut-être honorable, mais c'est bien incommode.

Un homme qui aurait absolument nette la vision du néant se tuerait tout de suite.

23 juillet.

Un lièvre qui vit dans un champ d'avoine traverse la haie, se trouve dans un pré tout nu, écoute. J'ai beau retenir mon vent sur la route : il finit par m'entendre ou par me voir ; il rentre au pays de l'avoine.

Nous sommes tous un peu ratés par quelque endroit.

Ils observent des fourmis pendant trois volumes, et ils s'étonnent que je regarde de si près mes paysans.

Grosse jument : le chariot en a plein les timons.

Une oie qui nage a l'air noble.

Philippe laisse son gilet un peu partout.

Le gilet est le corset du travailleur.

La vieille garde ses oies avec ses lunettes.

Elle a entendu dire que les savants lisent le latin. Alors, elle lit du latin à haute voix, pour n'avoir pas l'air si bête. Elle s'assied sur notre banc. Elle y a tout à fait l'air d'une vieille savante.

Elle cueille des orties pour ses oies.

-- Vous n'avez donc pas peur de vous piquer ?

-- Ma foi, elles piquent bien ! Il y en a qui ne piquent pas, mais elles ont des dents.

Elle ne voudrait pas tomber.

- Il doit y avoir des serpents là, dit-elle. Ce n'est pas sans ça.

Elle pique son bâton au bord du fossé, s'appuie dessus, et son gros derrière soulève son jupon. Elle a les pieds dans des chaussons, et les jambes nues. On voit ses mollets, et c'est encore très blanc.

Araignées au vol captif.

24 juillet.

Il vient, me tend une lettre. Il y a sur l'enveloppe : « M. et Mme Renard, maire de Chitry. »
-- De la part de qui venez-vous ?

Je ne veux pas prendre l'habitude de ne pas recevoir durement un pauvre.

-- De la part de M. Perrin.

Je déchire l'enveloppe. Une lettre où je lis : « Ancien gendarme... Perdu la vue... » et des choses que je lis sans comprendre, car je ne songe qu'à ce que je vais bien pouvoir dire, et deux ou trois papiers jaunes, noircis, comme brûlés par un incendie, ou par la misère.

-- Mais, dis-je, monsieur Perrin, c'est vous. Vous dites que vous venez de sa part.

-- Oui, dit-il, souriant. Je viens de ma part.

Il dit cela comme un homme qui est seul au monde.

Il est sur la route avec sa femme et ses trois enfants. Il va à Mâcon. Il est trop tard pour qu'il aille à Corbigny : la mairie serait fermée. On ne lui donnerait pas à coucher. Il réclame un secours.

-- Qu'est-ce que vous faites ?

-- Depuis que j'ai perdu la vue...

-- Mais les petites communes n'ont pas de fonds pour vous secourir.

-- Je sais bien.

Il a l'air d'un bandit et d'un pauvre bougre. Je lui donne vingt sous.

-- Je peux lui donner du pain, me dit Marinette tout bas.

Il a entendu. Il attend.

-- Il a assez, dis-je.

Je dis tout cela durement, comme un bourgeois qu'on dérange. Et iI m'a parlé nu-tête, et je n'ai même pas touché le bord de mon chapeau. Pourquoi ? Pourquoi ?

Et, comme Philippe allait au village, je lui ai dit de voir si l'homme n'y buvait pas. Est-ce que ça me regarde ?

Il était parti.

Le triste : « C'est tout » du facteur qui dépose sur la table un prospectus.

Elle lit la Bibliothèque Rose.

-- Je retombe en enfance, dit-elle, mais c'est bien écrit.

25 juillet.

Je ne cherche la vie que dans la vie. Elle me donne de l'excellent, mais elle le mesure.

29 juillet.

Un coup de tonnerre, dit Ragotte, peut tuer un petit poulet dans l'oeuf.

-- Oui, s'il tombe sur l'oeuf.

La chouette annonce l'orage aux grenouilles. Elle traverse l'air. Il fait déjà trop nuit pour qu'on la voie, mais on entend son cri qui se déplace.

Orage. C'est fini. La foudre ne nous a pas vus.

30 juillet.

Femme. Diamants aux oreilles et aux yeux.

Marinette. Le plus beau cadeau qu'on puisse lui faire, c'est un dé à coudre, en or.

Je n'ai pas la foi, mais j'ai des petites fois qui me soutiennent.

Un coucher de soleil stupide : une espèce de roue de voiture trempée dans la confiture.

2 août.

Ce que je trouve de plus difficile, ce sont mes rédactions de maire. Je ne sais jamais par quoi il ne faut pas commencer.

Parfois, en une nuit, un gros champignon a poussé sur la butte : c'est le peintre Pail et son parasol.

Ils ont peur que je les « mette » dans les journaux ; mais, tant que ce n'est pas dans L'Echo de Clamecy, ça leur est égal.

On s'habitue à n'être jamais malade.

-- Oh ! vous portez un panier ! dit-elle à Marinette.

Elle veut bien aller au marché, mais pas sans sa bonne.

La femme du notaire n'y va qu'en voilette.

Telle jeune fille y va en robe brodée, ne touche qu'à peine aux choses, très vite effarouchée, et, levant le pied : « Oh ! des poules ! Oh ! des oies ! »

Une fermière, qui a fait des sacrifices pour que son fils soit médecin, ne dédaigne pas de venir vendre une livre de beurre. Elle est en toilette, avec bijoux. Quand on lui demande : « Combien la livre, madame ? » c'est un vrai derrière de poule pincée qui vous répond :

-- Trente sous, madame.

3 août.

A considérer les appétits bourgeois, je me sens capable de me passer de tout.

4 août.

Le chat se tient et dort au pied du cep de vigne. En haut, il y a un nid de fauvette et trois petits qui, s'ils ne se tiennent pas plus tranquilles, finiront par tomber.

Le chat attend.

Cette araignée avait tendu sa toile sous une fleur. Elle n'attrapait que des pétales. Elle est bien vite morte, ajoutant, à sa réputation de cruelle, celle d'imbécile.

Elle traite son mari en tout petit garçon.

-- Tu m'as cassé un bouton de chrysanthème ! lui crie-t-elle.

Elle le punit par le tabac. Il n'a jamais un sou. Quand il a été bien sage toute la semaine, elle lui donne un paquet de dix sous, et il peut aller pêcher.

Quand iI tonne, la nuit, elle se lève et va chez les voisins, coiffée comme une vieille coquette avec un pimpant bonnet et des bigoudis. Elle apporte avec elle son sac plein de valeurs. Quant à lui, il reste seul. Sans doute, il pourrait la suivre, mais il aime mieux profiter de ce moment de liberté, et être tout seul avec l'orage.

Elle écoute tout ce qu'on dit. Elle ne se gêne pas pour sortir et venir coller son oreille à la porte des voisins.

C'est une ancienne cuisinière, lui, un ancien valet de chambre, puis concierges. Aujourd'hui, pauvres petits rentiers geignards.

5 août.

La vieille prend l'habitude de venir s'asseoir sur le banc. Encore une qui va se coucher de tout son long dans un de mes livres !

Je deviens capable de faire, sinon une bonne action, du moins une corvée, sans espoir de gratitude.

Prix. Une soixantaine d'enfants. Les filles se tiennent mal et n'écoutent pas. Elles sont mal élevées. On finira par dire que c'est parce qu'elles nous fréquentent.

Je porte plus que Victor Hugo, parce que je suis plus près d'eux. Les grands poëtes s'égarent. Il s'agit bien de la République ! Il s'agit d'apprendre à ces gens-là à être de braves gens, honnêtes, francs et véridiques.

Un petit boit à ma santé, puis les autres. Les filles sortent sans même dire merci. Les hommes valent mieux que les femmes.

Hier soir, dimanche, tout le monde s'était mis en fête, les uns pour un enterrement, les autres pour une distribution de prix.

A huit heures et demie, il grimpe le petit sentier qui longe le jardin. Vraiment, dans le crépuscule, son bras gauche inerte, il a l'air de grimper sur trois pattes, l'air, aussi, d'un singe qui aurait volé un petit chaudron. Il fait peur, mais je le connais. Je l'ai reconnu de loin, à son pas qui traîne.

-- D'où donc venez-vous si tard ?

-- De travailler, monsieur Renard.

Il semble que sa voix a quelque chose de dur. Quoique étonné par mon apostrophe, il ne s'arrête pas.

-- De travailler ?

-- Oui, monsieur Renard.

-- Qu'avez-vous donc fait ? Planté quelque chose sur les pâtis ?

-- J'ai cassé de la pierre à la Vauvelle.

Et il passe.

Son petit chaudron, il y emporte son « goûter ».

Nous venons de bourrer de brioches et de sucres d'orge des petits au nez sale. Pourquoi (oui, qu'est-ce qui me retient ?) ne pas lui donner 20 francs en lui disant : « Tenez ! C'est un secours que j'ai reçu pour vous de la préfecture » ?

7 août.

Il faut que je laisse aux choses le temps de se placer sur ma mémoire, comme des objets d'art sur un meuble bien d'aplomb.

9 août.

J'entends sonner dans l'ombre les cornes des châtrons qui se heurtent en jouant.

10 août.

La nuit, un premier coup de tonnerre. Philippe va chercher l'âne dans le pré, et, moi, Baïe dans son lit.

Promenade. Revu le champ où mon parrain se courbait dans sa vigne. Mon avoine ! Mes pommes de terre !

-- Comme tu es riche ! me dit Marinette.

Et voilà que deux perdrix, en courant, traversent ma propriété !

Le pays natal, c'est cela : une minute d'émotion de temps en temps, mais pas tout le temps.

Ma plume brûlait le papier comme un insecte de feu.

La plus vieille après Honorine.

Elle avait du pain de la commune et recevait 5 francs par mois de chacun de ses enfants.

Elle laisse douze chemises neuves, des tabliers, quarante jupons de toile, de cotonnade et de laine. Beaucoup sont neufs. Et des provisions ! Café, sucre.

Sa fille fait des visites à toutes les personnes qui assistaient à l'enterrement. Elle dit :

-- Allez ! Il ne lui manquait rien, et elle se plaignait souvent à tort. Nous ne la laissions manquer de rien. Nous avons distribué ses jupons. Tout le monde en a eu.

De son vivant, elle n'a voulu donner à personne la clef de son armoire. Elle avait peut-être le remords de voler la commune.

11 août.

Un oiseau qui reviendrait voir la place de son lit natal.

Je vois très bien mon buste sur la place de l'ancien cimetière avec cette inscription :

A JULES RENARD
ses compatriotes indifférents.

14 août.

Gérault-Richard. Une bague compliquée et lourde, mais en or, au petit doigt.

Il ne parle que de millions, affirme que son Messidor est le journal du soir qui se vend le mieux. Rochefort est fichu. Mais Messidor n'a pas besoin de la province. Il dit :

-- Clemenceau ne sait pas ce qu'il veut. Il ne veut rien, que faire des boutades. Tous ses discours, il les prend chez moi, dans mes articles.

« A la Guadeloupe, j'ai crevé dix-neuf gendarmes. Ils n'en pouvaient plus. Je faisais vingt discours par jour. J'ai gardé mes souliers de la Guadeloupe : les voilà.

« Vous avez 3 % des lecteurs de Messidor, moi, 15 %, les courses, 30 %, les sports, la même proportion, les crimes, 100 %. Oh ! ce que je dis là ne signifie rien.

« Vous ne faites jamais rien de mauvais. Donnez-nous donc des histoires de bêtes. Vous les réussissez si bien !

« Il n'y a pas de réformes sociales à faire ; elles sont impossibles. Le paysan veut être dégrevé, l'ouvrier veut des retraites. Or, on ne pourrait pas établir les retraites sans grever le paysan. Alors ? »

-- On dit que vous êtes le soutien du ministère.

Il ne dit pas non.

En arrivant il s'écrie :

-- Où est Ragotte ?

-- Chut ! lui dis-je. Elle est là, derrière vous.

Il ne veut pas se laver les mains avant déjeuner pour faire croire à la propreté de son auto. Il se les lave après.

-- Quand travaillez-vous ? me demande-t-il.

-- Le matin, le soir ; quelquefois, ni le matin ni le soir.

-- Vous êtes, me dit-il, comme ce personnage de La Vie de Bohème dont on attendait toujours le chef-d'oeuvre, et qui répondait : « Il y a des années où l'on n'est pas en train. »

16 août.

Rien pour vous, dit le facteur.

-- Oh ! je n'attendais pas de lettre.

Comme si on protestait contre une fausse accusation.

19 août.

Promenade à Montenoison, le 17. Le cocher gai :

-- J'y suis venu lundi dernier pour amener un mort. Hi ! hi !

Les prés de Champlin. Des prés immenses qui valent entre 100 et 150 000 francs. Tout ça appartient à de riches régisseurs qui ont fini par manger leurs propriétaires.

Prés achetés autrefois aux communes, comme chaumes : ont-ils seulement été payés ?

La voiture, une caisse trop noire qui doit être le corbillard de Montenoison ; mais, quand on ne le sait pas...

Oh ! avoir sur cette butte un vieil oncle que je viendrais voir de temps en temps !

Un homme jeune, qui nous prête sa lorgnette, nous dit :

-- Je suis du pays, et j'ai attendu trente-cinq ans avant de venir voir ça.

Il le répète comme un titre.

Auberge. Hier, elle avait à déjeuner un ingénieur en chef de Paris.

A l'affût sous les noisetiers, je surprends leur vie quand elle palpite.

Ciel immense. Jamais les nuages ne peuvent le garnir.

Il ne faut pas faire attention à la vérité ; alors, elle vous saute au cou.

20 août.

La comète d'août 1907. On la voit très vite à l'est, sans doute à partir de 2 heures du matin. On dirait une pâle étoile filante arrêtée comme elle tombait sur le bois Narteau et aussi une queue de billard jetée au ciel.

Avec ma lanterne, ma robe de chambre rouge, mon fichu de laine, et ma casquette sur mon bonnet de coton, n'ai-je pas l'air d'un vieil astrologue sans lunette ?

Heureusement, un nuage la recouvre. Rien de plus monotone que ces merveilles.

Tout cela ne prouve pas le diable.

A l'horizon, un peu avant le soleil, Saturne ou Jupiter se lève. Et ça vaut bien une comète.

Les joues de Ragotte, de la vraie peau de chagrin. Elle a tant pleuré !

Sa Lucienne est bien réduite : le mariage l'a métamorphosée. Quand elle vient voir Ragotte, elle trouve tout bien. De Paris, cette fois, elle lui a apporté du sucre fin. Ragotte en offre à Marinette, heureuse de pouvoir enfin lui donner quelque chose.

-- Vous avez bonne mine, lui dis-je.

-- Oh ! moi, je me porte bien.

-- Vous êtes grasse.

-- Il faut ça.

-- Avez-vous vu la comète ?

-- Non.

-- Vous n'avez qu'à ouvrir votre fenêtre. La comète est sur le bois Narteau.

-- Ah ! bon. Si je me réveille, je regarderai.

-- Merci pour la comète.

22 août.

Il faut écrire comme on parle, si on parle bien.

Auvergne. Voyage de cinq jours.

29 août.

L'auto, l'ennui vertigineux.

Ils vous demandent tout de suite combien de chevaux. Disons 1 500 et n'en parlons plus.

Il y a des minutes où, en voyage aux frais des plus généreux des hommes, on se sent tout à coup le colis.

Guitry salue un vénérable prêtre, qui répond, surpris et flatté.

-- Il faut que je lui donne quarante sous, dit Guitry qui court à lui, et qui lui dit : « Mon père, je vous prie d'accepter cette obole. Ce n'est rien, mais cela peut toujours soulager un de vos pauvres. »

Nous rions, et les gens nous regardent et ne savent que penser, tant c'est bien fait. Tout autre que Guitry raterait ces petites scènes. C'est un homme de lettres qui joue au lieu d'écrire. Ses histoires les plus banales sont admirablement jouées, dans le mouvement et dans le ton.

4 septembre.

Je rapproche les gens afin qu'ils puissent se battre de plus près.

Auvergne. Oui, ce sont de beaux pays, mais le nôtre a l'air plus plein. Il a l'air tout occupé, et bien occupé.

Ragotte regarde battre le blé avec mélancolie. C'est toute sa jeunesse de forte fille de moisson qui bourdonne à ses oreilles.

Elle commence quelques-uns de ses récits par ces mots : « Au temps où je faisais moisson... »

Arles. Maisons collées, à peine séparées par de petites rues où le soleil ne pénètre pas.

La belle Arlésienne fait les objets trente-cinq sous. Vingt sous, et elle les augmente tous de dix sous sur la facture. Sa vieille mère est là, qui surveille ce petit vol.

Portrait, oeuvres de Mistral.

Le soleil me fait chanter.

Mendiants pittoresques, mais mendiants. Ils vivent des restes de l'hôtel.

Le pharmacien me demande mon avis sur les cachets Faivre qu'il me vend.

-- On aime bien se renseigner, dit-il.

Manque d'écriteaux du côté de Marseille.

-- Vous allez voir la plus belle route du monde, dit Marius, le chauffeur. Pas un arbre.

Torrents de cailloux blancs.

Grâce à la vitesse, on n'a pas trop chaud. Dès qu'on s'arrête, le soleil fusille.

Marius donne la même sécurité que les rails d'une voie ferrée.

Le Puy. Ils sont un peu honteux de leur vierge dorée et prétendent qu'on s'y fait.

Marseille. Hôtel-Palace Roubion. On sert les pains ronds avec une louche. Le garçon prend les pommes frites entre une fourchette et une cuiller qu'il tient d'une seule main. Le monsieur distingué qui mange seul.

Je veux faire les choses bien, et je désire que quelqu'un, n'importe qui, s'en aperçoive.

Je ne tiens pas plus à la qualité qu'à la quantité des lecteurs.

Le long baiser de l'araignée à la mouche.

Déroulement des montagnes.

Figue, citron vert, cigales. Un aigle plonge.

Du beurre qui sent déjà l'huile.

C'est encore Guitry que dévisagent les grues de Marseille.

6 septembre.

Le cochon jette ses oreilles en avant et les poursuit.

Jamais je ne me suis dit : « Je vais prendre une note. » C'est ensuite qu'elle me vient.

Il faut être, ou se sentir, ou, tout au moins, se croire un peu malade devant un beau paysage d'automne.

Rongé de modestie.

7 septembre.

Boeufs. On est déjà obligé de leur porter la paille au pré, et, quand ils voient le domestique et sa botte, ils accourent comme si c'était du gâteau. Ils ne rentrent à l'écurie, pour entonner leur foin, qu'à la Saint-Martin, c'est-à-dire le 11 novembre.

Les travailleuses, il y en a. Les femmes ne font pas toutes rien.

Celle-ci faisait à son homme l'économie d'une servante et d'un domestique. Elle était toujours de mauvaise humeur parce qu'elle n'arrivait jamais à faire ce qu'elle voulait.

Elle en est morte.

Celle-là, harassée, assise, presque couchée sur le talus. C'est fini ! Elle n'a plus de forces. Elle dit :

-- Le paysan est trop malheureux. Pourquoi donc qu'il y en a ?

Elle a la figure résignée, presque mauvaise. Lui, empileur, il gagne de bonnes journées. Elle aurait pu être heureuse chez elle, mais il boit et il la bat. Elle ne voit rien de ce qu'il gagne. Elle se rend.

Tout de même, à la quatrième page d'un journal, elle a lu une annonce qui lui rendra peut-être des forces. Elle va prendre des pilules Pink. C'est son dernier espoir. Comment le lui ôter ?

Cette autre, je la vois, de mon banc, dans son jardin. Elle arrache d'abord des pommes de terre avec une pioche, comme un homme. Puis, elle attrape une faux et coupe de la luzerne. Elle la ramasse et emplit son tablier, puis, un panier de pommes de terre à la main gauche, les cornes de son tablier à la droite, elle se sauve et ramène, en courant, une vache qui était au pré, près du jardin.

Elle a plus de deux cent cinquante poules, cent canards, des dindons, des cochons. Avec un bâton, elle va traire ses vaches et tape sur le mufle du taureau qui n'a peur que d'elle.

Levée la première, couchée la dernière, si elle s'asseyait dans la journée, elle ne pourrait pas se relever.

Elle ne bavarde jamais. On lui parle, elle répond, mais elle ne lâche pas son ouvrage. Toujours se dépêchant comme à l'approche de l'orage, elle a l'air de jouer aux quatre coins dans la grande cour.

-- Quand vous aurez mon âge, me dit Guitry, vous aimerez comme moi les pays durs du Midi.

Je ne sais jamais rien, et j'ai toujours le plaisir d'apprendre n'importe quoi.

8 septembre.

Mon cerveau devient comme une toile d'araignée : la vie n'y peut plus passer sans se faire prendre.

Philippe a des vertiges. Il reste assis sur son lit, le fusil à la main.

A la chasse, il sent qu'il va toujours à droite. Régime : salade et cornichons.

Le lièvre se blottit dans la haie, regarde les chiens dépistés et, tout à coup, sent que quelque chose le serre à la gorge : le collet.

La vérité de l'araignée, c'est le moucheron.

9 septembre.

Nous avons chacun nos admirateurs.

-- Et ce sont quelquefois les mêmes.

-- Hélas !

Politique. Il faut bien qu'ils aient l'air de suivre une petite ligne droite, sous peine de s'égarer ; mais la vérité est un peu partout.

On va volontiers au secours, on ne tient pas beaucoup à sauver.

10 septembre.

Sully-Prudhomme d'une profondeur toujours égale. On s'y baigne sans vertige et jamais on ne perd pied.

Une résignation à ressorts.

Soirée de septembre. Le léger bruit du moulin. Une lanterne court. Les bateaux s'éteignent.

Et un cri brusque qui part on ne sait d'où. On n'assassine pourtant personne. Un cri naturel, peut-être, c'est-à-dire de la Nature.

Critique dramatique. Plus de méchanceté : la justice dans l'indifférence.

Académie Goncourt : pas de candidature hypocrite.

Indifférent comme un boeuf qui n'a pas pu se vendre à la foire.

11 septembre.

Leur maison : une caisse de bois blanc sur deux roues et qui, de loin, semble pleine de petits. L'homme pousse, la femme suit, nu-tête et pieds nus.

Comme il y a des canards sur le canal, la femme s'arrête et dit aux petits :

-- Combien sont-ils ?

Ils dressent la tête comme des oiseaux au bord du nid.

Et l'homme dit, d'une voix douce et gaie :

-- Regarde les bébêtes !

Et la maman fait ch ! ch ! pour faire nager les canards qui battent de l'aile et amusent les petits.

Comme s'ils ne feraient pas mieux de les attraper et de leur tordre le cou pour les faire cuire ! La misère s'oublie et s'amuse.

A quatre heures, Ragotte se bourre de pain. Debout dans la cour, elle tient une salière d'une main et y trempe un cornichon.

-- Mon pain était trop vieux, dit-elle. Il ne me donnait pas appétit. Le cornichon au sel le pousse.

Ils ne se regardent pas vivre. Ils ne se reconnaîtraient pas dans Les Frères farouches. Ils diraient : « Oh ! pardié ! Ça arrive des fois à tout le monde. »

Jeune fille. Une rougeur s'étale sur sa joue comme la buée sur un vase d'eau fraîche.

Soir de Septembre. Une âme erre ; on entend sa clochette.

12 septembre.

Ragotte : soixante-deux ans, mais tout son appétit. Elle donne à Philippe sa soupe et un morceau de pain « au derrière ».

Sa coquetterie, c'est de faire croire qu'une femme mange moins qu'un homme. A midi elle mange moins que Philippe, mais elle ne dit pas qu'à dix heures, dans la cour, elle mangeait une tartine de fromage de quatre centimètres d'épaisseur. Avec son petit couteau elle en coupait des « quartiers » qui lui tenaient toute la bouche.

Le dimanche, elle fait à Philippe des tout petits « goûters », parce qu'il ne travaille pas.

Les hommes naissent égaux. Dès le lendemain, ils ne le sont plus.

Autos sur la route, chasseurs dans les champs, la terre devient inhabitable.

Jeannette revient du pré, et elle agite sa queue comme un drapeau derrière son pis plein.

6 septembre.

Ce serait beau, l'honnêteté d'un avocat qui demanderait la condamnation de son client.

Poëte. Comme la cigale : une seule note indéfiniment répétée.

17 septembre.

Je me promène. Une auto derrière moi, celle du comte, je crois. Il faut que j'aie l'air d'un sage, et je prends dans ma poche un journal que je tiens derrière mon dos, mais j'ai prisLe Matin et non L'Humanité. Pourquoi ?

18 septembre.

Boeufs immobiles au pré, comme encore sous le joug.

Ce que les étrangers admirent le plus dans mon pays, ce n'est pas moi : c'est la blancheur de nos boeufs.

20 septembre.

La lune sans sexe.

Un cheval éclate de rire dans la nuit.

21 septembre.

Notes sonores des bûches de bois qu'on empile.

Huysmans : c'est de la couleur, oui ! C'est des mots éclatants un peu écrabouillés.

Figure rapidement vieillie par le malheur comme l'eau ridée par le vent.

Un papillon d'automne qui s'oubliait à vivre.

25 septembre.

Rentrée à Paris.

26 septembre.

Beaunier au Figaro. Il y a des dames qui l'appellent le roi des humanistes. Cela explique bien des choses.

Dans l'allée, la chenille se joue un petit air d'accordéon qu'on n'entend pas. Aucun son ne sort.

27 septembre.

Fortune, bonheur des pauvres d'esprit.

29 septembre.

Académie Goncourt. Il y a plus de trente candidats. Ces manoeuvres font comprendre celles qu'il y a autour de l'Académie française.

L'écrivain qu'il faut relire le plus souvent pour se corriger de ses défauts, c'est soi-même.

30 septembre.

Voyant Philippe rentrer saoul :

-- C'est du joli ! dit Ragotte. Je voudrais que le monsieur t'appelle.

Et, justement, je l'appelle.

-- Oh ! mon Dieu ! s'écrie Ragotte, qui pâlit.

Arrivisme ! Pourquoi pas, simplement, « arrivage » ?

3 octobre.

Critique dramatique.

-- Quelle indulgence !

-- Laissez donc ! Le mérite, s'il y en a, reste le même. Il est aussi difficile de faire des compliments faux que de la critique sincère.

Je voudrais bien, moi aussi, me mettre à la mode et dédaigner l'esprit : je n'y arrive pas.

Je ne crois pas au théâtre : c'est le secret de mon indulgence.

4 octobre.

Critique. Sans les vains adjectifs qu'il faut chercher pour les artistes, ce ne serait pas embêtant.

Théâtre. Quand je pense que Dieu, qui voit tout, est obligé de voir ça !

A quoi bon dire la vérité à propos d'un art qui n'en comporte aucune !

Il va de soi que des personnages faux peuvent dire des choses vraies.

6 octobre.

La politique devrait être la plus belle chose du monde : un citoyen au service de son pays. C'est la plus basse.

7 octobre.

Théâtre de Capus : libellules qui dansent sur un grand lac de tristesse.

Parc Monceau. Je le retrouve. Je passe où je passais l'an dernier, où je repasserai l'année prochaine : et pourquoi pas ? Rien n'a changé pendant les vacances, rien ne changera.

J'ai l'impression d'être immortel. Non ! Je ne mourrai pas de sitôt !

-- Oui, en effet, dit Capus : Antoine m'a demandé une conférence pour le 31 octobre. Je lui ai répondu que je la ferai si je passe à l'Odéon ce jour-là, mais que je n'y viendrai certainement pas exprès.

Il a plus que de l'esprit : il n'a plus de coeur.

Il a perdu la délicieuse défiance de la jeunesse.

-- Penses-tu à l'Académie ? lui dis-je.

-- Je n'ai rien à faire : c'est le travail des autres. Claretie, Hervieu, Lemaître, me disent que ça va bien. La première place d'auteur dramatique sera pour moi. Il faut être de l'Académie parce que cela met à l'abri des coups. Toi aussi, tu en seras, dans deux ou trois ans, quand ceux de la génération qui précède seront installés. Ta place tout à coup sera prête. Tes Frères farouches, oui, un bon titre. Le mot est de La Bruyère. Oh ! c'est très bien. C'est mieux que tout ce que tu as fait. C'est... c'est plus profond.

Je sens qu'il n'en a pas lu une ligne.

10 octobre.

Comme je lui dis d'aller chercher mon calepin et mon crayon :

-- J'y cours, dit Baïe. Tiens bien ton idée, papa !

Chaque jour, je suis enfant, homme et vieillard.

Un serin qui ne sait, chanter que dans une cage dorée.

14 octobre.

M. François-Guillaume de Maigret vient de la part de Messidor. Il me demande si je lis Messidor et si je suis candidat à l'Académie Goncourt.

-- Pour ne pas répéter « Jules Renard », dit-il, je vais mettre : « L'auteur de... ». Quel est celui de vos livres que vous préférez ?

-- On m'appelle surtout « l'auteur de Poil de Carotte ».

-- Il n'y en a pas un autre que vous aimeriez ?

-- Mettez : Histoires naturelles.

-- Oh ! non. Il me faut le titre d'un de vos livres, d'un livre que vous aimiez plus que les autres.

20 octobre.

Le directeur de théâtre ne mesure pas la valeur d'un critique au tirage de son journal. Il les place par ordre de talent. A l'homme de génie, une loge ; à l'homme de talent, deux fauteuils aux premiers rangs. D'ailleurs, il ne les juge pas une fois pour toutes : il les surveille. Pour un bon article, on peut avancer de deux rangs, pour un mauvais, reculer derrière quelques chapeaux de dames connues et n'avoir qu'une place. On ne supprime jamais tout à fait le service : le critique ne souffrirait plus.

Le directeur ne se trompe jamais. Si cela lui arrive, c'est parce que tout le monde se trompe. Personnellement, il reste infaillible.

Il n'y a pas de justice : il y a notre goût et notre humeur. Il s'agit, pour un critique, de se former le goût et de surveiller son humeur.

Je n'ai jamais cru aux amis et j'ai toujours bêtement compté sur eux, jusqu'à croire qu'à mon insu, tout seuls, ils feraient mes petites affaires.

Il y a des jours où l'estomac rebuté du public rejette même les plus plates concessions.

23 octobre.

Une inondation, mon cher ! dit Capus. Les bêtes hennissent.

Ma femme se réveille. Quelque chose vient : c'est la Loire. De la gare, on prend le bateau pour aller chez soi. C'est charmant !

« Les ennuis ne m'ennuient pas. Ce qui m'embête, c'est la vie plane.

« Je donnais à ma femme l'argent que je gagnais, et elle le mettait de côté, mais je faisais des dettes pour payer mes folies, et il faut maintenant que je gagne de l'argent pour payer mes dettes. Oh ! je le dirai à ma femme. Ce sera la seconde fois ; elle finira par s'en apercevoir. Jusqu'ici, elle n'a que de la certitude ; elle aura des soupçons. La certitude me rassure : je ne suis inquiet qu'aux soupçons.

« J'écris encore pour arranger mes affaires privées.

« Je suis las de faire des pièces. Je voudrais écrire un roman. A force de faire dialoguer des gens, on s'aperçoit qu'ils n'existent pas.

« Cela ne m'empêche pas d'être heureux, de voyager. J'emmène ma femme en auto. Je lui fais voir des montagnes. Des montagnes, ça cache bien des choses. Elle croit que je la mène sur les montagnes : je la fais passer par derrière. Oui ! En arrivant en Italie, j'ai tout à coup eu la sensation qu'il y avait les Alpes entre moi et mon inconduite.

« J'exagère. Je n'ai pas d'inconduite. Il s'agit de choses innocentes que vous pourriez, Marinette, raconter à ma femme ; et, si vous le faisiez, vous seriez la dernière des dernières.

« Encore trois ans d'inconduite, et je resterai tranquille.

« Dans dix ans, j'en aurai cinquante-neuf. A cet âge-là, on s'aperçoit qu'on n'est pas vieux et qu'on a encore vingt ans à vivre. Il y a des gens qui ont quatre-vingt-quinze ans et qui ne s'en doutent même pas.

« Il m'a paru que Léon Daudet ne serait pas éloigné de voter pour toi au second tour. Sa femme est délicieuse, mais royaliste. »

Hier soir, en rentrant à six heures, je trouve dans mon cabinet Mirbeau et Thadée.

-- Votre élection est sûre, me dit Mirbeau. Nous avons vos cinq voix.

-- Puis-je dire que je suis très content ?

-- Non. Mais il y a une formalité indispensable : il faut poser votre candidature. Ce sont les statuts du Conseil d'Etat. Hennique me prie de vous demander un mot : il votera pour vous. Mme Daudet lui a dit que Léon votera pour vous. Sûrement, au second tour, vous aurez vos cinq voix.

Descaves a dit à Hennique : « S'il y a 150 tours, je voterai 150 fois pour Renard. »

-- Mais, dis-je, j'ai dit du mal des Goncourt. On va vous tirer ça.

-- Moi, répond Mirbeau, j'ai écrit que je ne les lisais plus.

Toute la journée, inquiet. Tout à coup, grosse envie de pleurer comme un homme heureux et sans courage contre le bonheur.

Et, à chaque instant, des poses, des mots de théâtre.

24 octobre.

Mal dormi. A partir de cinq heures, j'attends. Rien, ce matin. Pas une lettre, pas un journal agréable.

Marinette est gaie. Je l'étonne un peu. Vraiment, je suis stupide et je m'en veux.

Au fond, je m'en passerais bien, mais toute la surface nerveuse est agitée. Aurais-je la certitude, que mes nerfs ne se calmeraient pas encore.

Sans l'orgueil, la vie serait lamentable.

Messidor. Gérault-Richard espère tenir encore un an. Il songe à poser des questions aux dames : « Quelle est la plus jolie actrice ? » avec des prix, des primes, des bibelots.

Le critique musical est payé 100 francs et vient le matin. Albert le normalien, s'en va. Il arrive avec un croissant. Malpropre, le critique musical se coupe les ongles avec des ciseaux énormes.

C'est bien le journal que méprisent les directeurs de théâtre.

26 octobre.

Nuit du 24 au 25 passée à me promener, à regarder ma montre, puis par la fenêtre. L'aventure finit par n'avoir aucun sens. Il ne reste qu'à se coucher, et, ma foi ! abruti, je m'endors tout de suite.

Réveillé de bonne heure, le matin. Si, tout de même, j'étais élu ? Le premier, Le Figaro m'apprend qu'il n'y a eu aucun résultat :

« Malgré les efforts de MM. Descaves et Mirbeau pour M. Jules Renard... » etc., et, les autres journaux, que Victor Margueritte a eu quatre voix, Céard, trois, moi deux.

Je n'en conclus rien. Je ne pense à rien. Je cherche à me reposer, quand arrive Paul Margueritte. C'est le deuxième académicien que j'aurai reçu.

Il croit qu'Hennique a deux voix en cas de partage.

-- Si vous partez, dit-il, je ne sais pas dans quel sens Descaves et Mirbeau feront l'élection. Si vous restez, vous aurez quatre voix : Descaves, Mirbeau, les Rosny, et Céard quatre : Bourges, Daudet, Geffroy, Hennique. Je voterai blanc, et, la voix d'Hennique comptant double...

Il m'affirme qu'il a eu le coeur déchiré de voter contre moi, mais il est lié à son frère.

-- Je ne m'incline pas devant votre frère, lui dis-je. Il a une façon de comprendre la vie qui n'est pas la mienne. Décoré en même temps que moi, officier tout de suite, président de la Société des Gens de Lettres, bientôt sénateur, quoi encore ? Qu'est-ce que tout cela a de commun avec l'Académie Goncourt ?

Nous nous quittons bons amis. Je lui souhaite... ce qu'il désire.

Télégramme de Mirbeau, qu'il confirme, le soir, par une visite avec Thadée. Aux premiers tours on déblaie, et Hennique avait annoncé la candidature de Céard, qu'on ne croyait pas candidat. Céard, trois voix ; Margueritte, trois ; Camille de Sainte-Croix, une (celle de Bourges) ; moi, deux. Aux tours suivants : Céard, trois ; Margueritte, quatre ; moi, deux. Ça devient émouvant. Justin Rosny déclare :

-- Mon frère et moi, nous sommes prêts à aller du côté de Renard, mais il lui faut une cinquième voix.

Silence. Enfin, Hennique dit :

-- Je me dévoue.

-- Alors, dit Justin Rosny, il faut que Renard ait l'unanimité. Il faut bien accueillir un artiste tel que lui.

Mais Léon Daudet, à Hennique qui avait pris sa plume :

-- Comment ! Vous nous lâchez ?

Et -- minute suprême ! -- on voit Hennique hésiter. Lui aussi, il a le coeur déchiré. Tout à coup, il dit :

-- Non, non ! Trente ans d'amitié... Je ne peux pas. Je garde ma voix à Céard.

Tout revient au même point. On s'ajourne.

Et tout le monde me couvre de fleurs. Léon Daudet lui-même ne dit rien contre moi.

-- Mais Céard fait partie d'un tripot ! dit Mirbeau.

-- Nous ne nous occupons pas de la vie privée, répond Daudet.

-- Si on cherchait quelqu'un pour nous mettre d'accord ? dit Bourges. Un poëte, par exemple.

-- Qui ? demande Mirbeau.

Bourges n'en trouve pas.

Descaves me fait dire par sa femme de patienter encore huit jours.

Non ! Je ne veux pas avoir l'air du monsieur qui s'entête ou qui se sacrifie. Et puis, vrai ! vainqueur honoraire de cette soirée, ayant la voix des Rosny, auxquels je tenais, je me reprends, et, vrai, là, bien à fond, ça m'est égal.

Et puis, avouons : la réclame de cette histoire m'amuse.

L'Académie Goncourt me paraît malade : ça a l'air d'une maison de retraite pour vieux amis. La littérature s'en désintéressera.

28 octobre.

Si nous pouvions, je ne dis pas : fixer, mais prolonger les minutes d'émotion que nous vaut la musique, nous serions plus que des hommes.

Aimer la musique, c'est se garantir un quart de son bonheur.

Je m'arrêtais en plein champ comme un homme qui entend tout à coup une belle musique grave.

Nous vous le déclarons : si l'Académie Goncourt n'est pas le refuge du talent, elle ne sera rien.

Je promets 50 francs à Fantec après son examen.

-- Qu'est-ce que tu vas t'acheter ?

-- Une tête de mort, dit-il.

29 octobre.

Mirbeau et Descaves viennent de bluffer Geffroy, à déjeuner, avec une telle violence que Geffroy a dû se révolter. A la fin, il se cabre, ne se décide pas, et les quitte en disant : « Bonjour à Renard. »

Je dis à Mirbeau et à Descaves que je veux me retirer. Descaves proteste, Mirbeau moins.

Victor Margueritte aurait dit : « Renard s'efface devant moi. »

Lecomte écrivant : « Vous allez vous mettre d'accord sur mon nom. »

Hennique s'est enfoui dans ses couvertures.

Guitry ne lit pas nos articles, et mon histoire académique ne l'intéresse pas. C'est quand même agréable de reprendre contact avec lui. On l'oubliait. On l'aimait moins ; mais il est comme les auteurs classiques dont il suffit de lire une page pour les retrouver supérieurs.

Le gros Ajalbert intrigue, intrigue...

1er novembre.

Rentrant après avoir dîné chez Brandès, nous trouvons, à minuit, chez la concierge qui se lève, cette carte : « Cette fois, vous l'êtes ! Lucien Descaves, Octave Mirbeau, J.-H. Rosny. »

Je proposerai une augmentation de traitement.

Il faudrait maintenant acquérir une juste obscurité.

12 novembre.

Ce soir, premier dîner Goncourt.

Ce fut un gros chagrin pour moi lorsque mes parrains m'interdirent de prononcer un discours. Vous voyez : je n'ai rien préparé. Je n'ai apporté que ma gratitude profonde et toute chaude. Je vous prie de l'accepter comme je vous l'offre.

Je suis fier d'être un des héritiers de Goncourt. Je pense que s'il me voyait il ne me donnerait pas sa malédiction.

Je suis moins tranquille en ce qui concerne Huysmans. Je sens tout le poids de cette lourde succession. J'imagine la figure géométrique, pointue pour de bon, que feraient les traits de son visage. Il me regarderait, certes, avec bienveillance, mais aussi avec son sourire énigmatique.

Je pensais à l'Académie : tout le monde y pense, mais je n'espérais pas être élu.

Je suis allé dans mon village pour mettre les choses au point. Margueritte, presque candidat, me doit le plus noble sourire.

Je donne beaucoup de ma vie à la rêverie, à la paresse, si vous le voulez. Il faudra que je me surveille un peu. Il me semble que j'ai à travailler pour deux personnes : pour moi, d'abord, et pour cette autre personne qui subitement me devient chère : l'Académie Goncourt. Je travaillerai pour rattraper un peu de la distance qui me sépare de Huysmans, au risque de l'augmenter. Je travaillerai pour que vous n'ayez pas à regretter mon élection. Publier prochainement quelque livre où j'aurai mis le moins mauvais de moi-même, ce sera ma façon de vous remercier.

Vision funèbre de Bourges payant son fiacre. Puis Geffroy, tout pâle, comme s'il avait envie de vomir. Justin Rosny, qui m'appelle « le nouveau ». Puis Hennique : « Vous êtes chez vous. » Puis Rosny aîné qui me prend les mains :

-- Nous ne faisons pas de discours, mais je tiens à vous dire que nous sommes heureux de vous compter parmi nous... Talent... Caractère... Honnête homme...

-- Je suis très touché, dis-je, en prenant les deux mains de Rosny.

C'est tout de suite un peu moins froid. Oh ! c'était froid. Il me fallait parler à Geffroy de sa pièce qu'on répète à l'Odéon. Ça pue, dans ce cabinet. Je n'ose même pas ouvrir une fenêtre.

Les garçons ne m'ont pas offert un bouquet de fleurs.

On commande le dîner. Descaves s'agite comme un petit sergent de semaine. Pour la semaine prochaine Mirbeau commande des choux rouges, un gigot aux haricots rouges. Un gros garçon prend note.

Ils ne doivent pas nous prendre au sérieux.

Manquent Paul Margueritte et Léon Daudet ; l'un a fui, l'autre fait une conférence en province. Dois-je avoir l'air vexé ? Je ne le remarque même pas.

On mange des horreurs. Pourquoi dînons-nous comme des snobs ? Quoi ! Elémir Bourges, ce petit homme maigre, boutonné, pauvre, va manger pour 16 francs, et 40 sous de pourboire, et peut-être fumer un cigare qui coûtera plus de vingt sous ?

Justin Rosny est aimable et ressemble à Maeterlinck.

On parle des livres pour le prix. On cite Terre ensorcelée, de Vignaud, Terres lorraines de ? et Les Circonstances de la vie de ?

J'explique Labiche à Justin.

-- Oui, dit-il. Le réalisme avait voulu se passer d'esprit et de poésie. Il le paie cher.

Mirbeau raconte la guerre de 70. Très abattu parce qu'il supprime, de son livre, la mort de Balzac à cause de la fille de Mme Hanska, une femme de quatre-vingts ans, mon cher ! Cet homme, de sens clair quand il écrit, a toujours en parlant quelque chose de fou. De l'autorité, d'ailleurs. Il fait rire.

Je me rends compte : ce sont des héritiers. Ils se tutoient presque tous. Il s'agissait d'admettre à la succession tel ou tel parent. Ma venue a quelque chose de neuf. Il ne faudra plus s'occuper que de littérature.

Rosny aîné a une tête à chiffres. C'est lui qui règle, qui trouve les cigares trop chers, et qui sait par coeur ce que nous avons en réserve.

Six dîners, un par mois, pendant six mois. L'académicien qui ne vient pas paie ses 20 francs. On forme une caisse de secours.

-- Ce n'est pas statutaire, dit Hennique, mais il faut que vous soyez au courant. Ne le dites pas : nous serions débordés.

Si l'Académie Goncourt, fondée contre l'Académie française, faisait une faute grave au point d'être dissoute, son capital irait à l'Académie française. Rosny prévoit que nous serons expropriés par les socialistes.

14 novembre.

Enervée par le piano, Baïe a son visage brun.

-- Tu ne ris pas.

-- Je n'ai rien à rire, dit-elle.

Il faut du temps pour lire un livre ; il en faut moins pour le juger.

Reçu la visite de Max Anély, auteur des Immémoriaux. Pas trente ans, je crois. Médecin de marine. A fait déjà son tour du monde. L'air jeune, souffreteux, pâle, rongé, trop frisé, la bouche pleine d'or qu'il aurait rapporté de là-bas avec la tuberculose. Situation médiocre et suffisante. Voudrait le prix Goncourt, non pour l'argent, mais pour écrire un autre livre.

1er décembre.

Je suis indiscret, mais je ne vois personne.

Bourges. Descaves l'appelle « le loup malade ».

Mon esprit : un ciel sombre avec de rapides séries d'éclairs.

4 décembre.

Prix Goncourt. Je n'ai jamais eu de prix. Si l'on m'en avait offert un, ça m'aurait fait plaisir.

Un homme de vrai talent ne s'en préoccupera jamais. S'il y pense, tant mieux : c'est qu'il n'a pas de talent.

Ils tirent trois cents pages d'une petite idée : c'est de l'escamotage pénible.

Quand je pense que M. Moselly se dit peut-être : « Pourvu qu'on ne me trouve pas trop court ! »

Mariette ne veut plus laver la vaisselle ni cirer les chaussures. Elle voudrait être demoiselle de magasin. C'est une idée qui l'occupe, qui pousse toute seule. Elle espère que Marinette l'aidera.

Elle ne sait d'ailleurs pas faire une multiplication.

-- Mais, dit-elle, on arrive à tout ce qu'on veut.

C'est tout ce qu'elle a appris en classe.

Elle ne se plaint pas ici. Elle sait qu'ailleurs elle ne gagnera pas plus, mais on ne sent chez elle aucun regret, aucune tendresse pour nous qui la traitions comme une petite fille de la maison.

Cordons de souliers. Il y en a toujours un qui grandit plus vite que l'autre.

6 décembre.

Deuxième dîner Goncourt, du 5 décembre. Daudet arrive en retard et me serre la main des deux mains. Tout de suite on l'appelle au téléphone. Il est énorme de santé. Il boit du vin rouge sans eau et mange de tout. Froid, d'abord ; regards rapides, puis ça s'anime.

Les fameux choux rouges commandés par Mirbeau la dernière fois n'ont pas grand succès. Descaves se force, puis les laisse dans son assiette.

Mirbeau a dit toutes les côtes qui ne résistent pas à son auto. Il va encore raconter cette guerre de 70 où tous les Français foutaient le camp et où les Prussiens étaient magnanimes ; mais on parle du Prix.

Quelqu'un nous a dit tout à l'heure que Paul Margueritte venait de toucher 15 000 francs sur un roman vendu au Petit Parisien par l'intermédiaire de Vignaud, secrétaire de Dupuy. Et Mirbeau a reçu une lettre de Poincaré, une autre de Clemenceau, pour le même Vignaud. Léon Hennique aussi, mais ce président timide a trouvé une formule : « Votre protégé est mon candidat jusqu'à présent. »

Mirbeau propose Blum.

-- Ça va bien vous étonner, dit-il. Je serai peut-être seul.

Il sait bien que non. Daudet ne marche pas, et Justin Rosny dit que Blum ne marcherait pas.

On fait tourner la feuille de vote. On s'amuse. Ramuz a trois voix, Vignaud trois, Moselly trois et l'auteur de La Petite Lotte, une femme, une.

Pourquoi Margueritte peut-il voter par correspondance ? S'il était là, ne pourrions-nous le faire changer d'avis ?

Seul, Rosny aîné a, comme moi, un papier, des notes. Il n'a pas été gai pendant le dîner, et Descaves le blague, mais Rosny reste calme. Il cite quelques noms, entre autres celui de Bachelin, mais Justin le fera tout à l'heure voter pour Vignaud.

Et Rosny aîné, pour suspendre la séance, sort des comptes. Je comprends que nous avons plus d'un million et demi et que notre rente ne changera pas avant neuf ans. Léon Daudet le plus acharné, on décide de faire une démarche auprès de Clemenceau pour obtenir un accroissement progressif. Nos successeurs auront les 6 000 plus tard, voilà tout. C'est assez juste.

Dernier tour sans enthousiasme. Mirbeau hésite. Je le pousse à Moselly. Aussitôt, les regrets, les remords. Si on revotait, Moselly ne l'aurait pas. Il l'a parce que nous étions six à ne pas vouloir le donner à Vignaud.

Geffroy et moi, nous insistons pour que, l'année prochaine, le vote se fasse en deux séances. Léon Hennique me dit :

-- C'est un vote honorable, qui sauvegarde le petit côté « peuple » de notre Académie.

Ils ne trouvent pas de bonne viande à Paris. Léon Daudet fait venir la sienne de Touraine, et Mirbeau, ses moutons, d'un pays étranger dont je ne me rappelle pas le nom.

Bourges terriblement nul. Geffroy malade et peuple, exténué d'admiration pour Clemenceau, qui ne la lui rend pas.

Reçu ce matin la visite d'un jeune candidat qui me demande s'il a des chances.

-- C'est bien possible. Comment vous appelez-vous ?

C'est l'auteur des Magots d'Occident.

10 décembre.

Chez Guitry, dimanche soir. Entre la matinée et la soirée, il ne se démaquille pas. Il garde sa perruque à table, content qu'on la lui laisse toute la journée.

Il parie de l'insolence de Dumas fils.

-- Il faut être terrible, dit Bernstein.

Habillé à la mode, il a des petites chaussettes bleues. Il montre sa blessure : on voit au bras une petite tache rougeâtre. Il commence à trouver que la presse ne fait rien à une pièce, pas même le succès.

Guitry prodigieux. Il semble toujours créer son texte. Il a de la maîtrise dans le bafouillage. Il peut, en mangeant, parler net, sans postillonner, avec ses petites croûtes de pain dans la bouche.

Je ne sais où, à Florence, il va voir tout seul un tableau, une Cène.

Elle le rejoint, regarde longuement. « Est-ce complaisance ? » se dit Guitry. « Ou se laisse-t-elle prendre à la beauté ? » Enfin, elle s'éloigne et lui dit :

-- Tu as vu le chat ?

Il y a, en effet, un chat assis par terre à côté de Jésus.

Le matin, la sonnerie des bouteilles à lait.

L'amour, qui n'a qu'un petit coin dans la vie, tient toute la place au théâtre.

11 décembre.

La pièce n'a pas réussi à Paris, mais elle marche en province : elle change de ville tous les jours.

Un défaut de la vitre, et le moineau est un aigle sur le toit.

Nous sommes tous antijuifs. Quelques-uns parmi nous ont le courage ou la coquetterie de ne pas le laisser voir.

14 décembre.

Crises de solitude.

Sur un fond d'hostilité, tous les détails prennent du relief.

Elle a créé sa maison de couture sans savoir ; les premiers temps, elle regardait comment s'y prenaient ses ouvrières.

17 décembre.

Faire un livre où, dans la forme de L'Ecornifleur, j'en finirai avec la famille : papa, maman, la soeur, le frère, la femme et les enfants.

23 décembre.

Au théâtre, la préoccupation de Baïe, c'est de se rappeler si on est en matinée ou en soirée et de savoir si, en sortant, on va dîner ou se coucher.

La colère use. Si l'on n'y prenait garde, les mufles nous tueraient vite.

Desgrange ragera toujours d'avoir été vélocipédiste, d'avoir tourné sur une piste.

Après le long discours d'une vieille dame qui ne dit plus rien et reste assise :

-- Voulez-vous quarante sous pour votre déjeuner ?

-- Oh ! monsieur !... Avec ça, je déjeunerais dix fois.

Elle s'assied, parle longtemps, se mouche, pleure ; mais, ce qu'elle fait de plus fort, c'est de ne plus rien dire et de ne pas s'en aller. Alors, on y va de ses quarante sous.

Romagnol, un petit Italien noir. Ils veulent tous perdre de l'argent, pour faire croire qu'ils sont artistes.

Parc Monceau. Les pigeons haut perchés au sixième de l'arbre.

Promenades. Le corps marche, et l'esprit voltige à l'entour comme un oiseau.

Quand la vieille femme descend de sa calèche, c'est comme si on ouvrait un cercueil.

26 décembre.

Desgrange. Sa culture m'ayant vite paru exclusivement physique...

Je touche le fond. Je ne peux plus que remonter.

Pour être clair, il faut d'abord avoir besoin soi-même de clarté.

Voici l'année 1908. Tout va encore recommencer.

27 décembre.

Oui, je m'ennuie, mais l'ennui ne fait pas mal comme tel autre sentiment : colère, orgueil, désir, etc.

Projets. Ecrire une lettre par jour à l'amie imaginaire, et créer peu à peu cette amie, un peu plus à chaque lettre, et qu'à la fin elle soit plus vivante que l'auteur lui-même.

Théâtre. La vérité, c'est mon impression. Pourquoi y en aurait-il une autre ?

28 décembre.

Un temps gris, sans soleil, comme si on habitait sous la mer.



1908

2 janvier.

Nous sommes trop pressés. Que dirions-nous du semeur qui voudrait voir tout de suite lever son blé ?

3 janvier.

Sangliers, puces de la forêt.

Heures où l'homme le moins modeste s'étonne d'être quelque chose.

Une seule expérience se fortifie en moi : tout dépend du travail. On lui doit tout, et c'est le grand régulateur de la vie.

-- Vous n'aimez pas les femmes ?

-- Je les aime toutes. Je fais des folies pour elles. Je me ruine en rêves.

Une fenêtre sur la rue vaut un théâtre.

4 janvier.

Le 1er janvier, Mme Capus n'avait pas un sou. C'est le domestique qui a avancé l'argent du déjeuner et du dîner, un des trois domestiques, car il en faut un exprès pour les télégrammes : Capus n'écrit plus de lettres, et il continue de s'acheter tout ce qu'il désire. Il est allé demander une avance à la Société des Auteurs, et les notes vont tomber.

Il n'écoute pas sa femme.

-- Je paierai avec ma prochaine pièce, dit-il.

-- Et si elle n'a pas de succès ?

-- J'en ferai une autre. Je travaillerai toujours.

-- Et si tu tombes malade ?

-- Oh ! oh ! naturellement ! Dis tout de suite que je vais devenir gâteux !

Et le chauffage au bois continue : 100 francs par mois.

Elle-même avoue qu'il a eu de la chance, une chance qui ne reviendra pas.

Elle voudrait avoir un petit chien, mais elle paie bien cher un loyer dans une maison où il est défendu d'avoir poêles, salamandres, chiens, chats, oiseaux.

7 janvier.

A _L'Apprentie_. Céard, tout gris, tout rond et gentilhomme, vient à moi, et, chapeau très bas, me dit qu'il est bien content de ce qui m'est arrivé, et que, s'il avait été en mesure de le faire, il aurait voté pour moi. Très cordial, très sincère, et chic, avec une grande dame chic.

Je demande à Claude Anet, qui pense à un papier pour le Gil Blas :

-- Faut-il tout prendre ?

-- Prenez, prenez.

-- Mais il tient un cercle ? C'est plutôt mal vu.

-- Plutôt, oui.

Rosny aîné vient peu au théâtre. A chaque instant, il se lève comme s'il allait improviser un discours.

-- C'est mauvais, _L'Apprentie_, hein ?

-- Pourquoi me dites-vous ça à moi ? Ce n'est pas une pièce collective.

Je voudrais voir quelqu'un de plus triste que moi, les bêtes du Jardin d'Acclimatation, par exemple.

Je suis romanesque quelques minutes par jour ; aucune femme n'en profite.

8 janvier. -

Migraines. Je me réveille, le matin, avec des têtes énormes.

-- Il est drôle.

-- Oui, C'est un drôle.

Si mes livres ennuient autant les peintres que leurs peintures m'embêtent, je leur pardonne.

Quand je suis devant un tableau, il parle mieux que moi.

Goncourt. Chez le notaire. Le caissier me dit :

-- Vous m'avez bien fait rire, il n'y a pas longtemps. J'ai lu vos livres, __Poil de Carotte__...

-- Ah ?

-- Un ami qui l'avait me l'a prêté après votre élection.

-- Vous voyez : ça sert à quelque chose. Sans cette occasion...

-- On ne peut pas tout lire.

-- Ah ! non.

Je n'ai pas eu les félicitations du notaire en personne.

C'est tout de même drôle, que je sois héritier de Goncourt, que je touche, ce soir, chez un notaire, 500 francs de Goncourt. Et ça ne m'a pas frappé sur le moment. J'ai touché ça sans savoir, sans me demander pourquoi.

Huysmans. Stock, son éditeur, me dit Descaves, lui devait 20 000 francs quand il est mort.

Léopold Lacour vient me demander un livre pour une « Collection des Femmes illustres ». Quel petit homme actif, orateur, savant, intelligent et débrouillard pour rien ! Comme il a failli être mon professeur à Nevers, il m'intimide.

-- Oui, dit-il, j'ai refusé d'être décoré. Briand disait à Geffroy : « Je l'aime bougrement, ce Lacour ! Je le décorerai en juillet. » J'ai répondu : « Non ! qu'on me donne d'abord une chaire de professeur à la Sorbonne ! On me décorera ensuite, si on y tient. Je ne veux pas être décoré comme homme de lettres. Les artistes n'ont pas besoin de ça. Qu'on les laisse tranquilles ! Oh ! les fonctionnaires, les professeurs... »

Geffroy a dit à Briand :

-- Il faut nommer Hennique officier. C'est le président de l'Académie Goncourt. Je ne suis que vice-président, et ça suffit.

Il vit avec sa mère qui le fait marcher comme un gosse. Il est le seul qui n'ait rien demandé à Clemenceau, qui d'ailleurs l'oublie ; et il continue d'être l'admirateur fidèle. On donne les places à Ajalbert. Il parait que D.R... a une recette de 4 000 francs. Ça continue. Ils ne sont même pas capables de distribuer avec justice un paquet de tabac !

9 janvier.

Il m'est encore plus difficile de régler mon humeur que mes comptes.

Lacour confond énergie et vivacité. Il danse sur les mains et ne sait pas marcher.

Ecrire pour quelqu'un, c'est comme écrire à quelqu'un : on se croit tout de suite obligé de mentir.

La poësie m'a sauvé de l'infecte maladie de la rosserie.

Il y a aussi l'originalité prévue, celle qu'on attend, qui devient banale, et qui nous laisse froids,

Il faut vivre pour écrire, et non pas écrire pour vivre.

Je me dompte en détail ; ça repousse toujours.

Ernest-Charles a un peu le langage redoublé et puéril dont on se sert avec les petits chiens.

10 janvier.

Hiver. Le toit frissonne dans un cache-nez de fumée.

Voltaire était un admirable homme d'affaires, ce qui explique que le poëte qu'il croyait être ne soit pas resté.

L'ombre ne vit qu'à la lumière.

Un nuage file comme s'il savait où il va.

11 janvier.

Banquet Gustave Kahn. Je croyais Mendès orateur : ce n'est même pas un liseur. Il se tient debout par quelque prodige poétique.

Léon Dierx me reconnaît et me félicite de mon élection. Avec lui on est tranquille : rien de neuf. Il sera prince des poëtes jusqu'à sa mort.

Mme Danville, cette gracieuse femme, veut avoir des idées générales, fume et rend la fumée par le nez. Avec elle un mari pourrait sans danger tromper sa femme. Celle-ci dirait au mari : « Oh ! que tu sens le tabac ! » Elle verrait bien qu'il a passé la soirée avec des amis.

L'énorme et inutile Bonnefon. Il aurait fait un si beau moine !

Carrère, que je n'avais pas vu depuis le banquet Moréas. Il n'a pas changé. Il n'a même pas vieilli.

Les Legrand-Chabrier, timides, timides. Ils tournent longtemps autour de moi avant de se poser. L'un d'eux parle seul, et d'ailleurs bégaie.

Les Fischer : le perroquet double.

Mlle Kahn : un papillon, mais qui n'est pas triste.

Kahn termine par un discours parlé, amusant, spirituel. C'est l'ironie qui sauve le monde. Un improvisateur très savamment spirituel.

Lugné-Poe ne sait pas l'italien, ce qui lui permet de parler avec plus d'aplomb à l'acteur sicilien Grasso.

Abel Bonnard : un Rodenbach corse.

Une femme, Mme Vera Starkoff, remercie Kahn, avec émotion, au nom des Universités populaires. Mais où est le peuple, ici ? Nous mangeons à 10 francs. Il y a de quoi nourrir huit jours une famille d'ouvriers. Nous ne savons pas encore dîner « humanitairement ».

Le jeune Toucas-Massillon parle trop au nom des jeunes. Les jeunes ? Mais c'est encore nous, Le Mercure, Rachilde, Vallette qui a cinquante ans.

Le peuple ne nous comprend pas. Nous le comprenons encore bien moins.

L'acteur Grasso offre des fleurs à Kahn et improvise un salut italien. On est d'abord narquois, puis la noblesse du geste fait tout comprendre.

Tristan me présente -- pour quoi faire ! -- à M. Alfred Mortier, poëte, paraît-il ; mais Mme Mortier l'est plus encore. Elle me dit :

-- Je vous vois souvent aux premières, et je cherche à deviner ce que vous pensez.

Quelqu'un m'appelle « l'homme des banquets ».

-- Moi, dit Tristan, je n'assiste qu'aux banquets de Kahn.

Jules Case : Christ enfumé.

Brahm : Christ ébouillanté.

Courteline non plus ne vieillit pas. Il recommence peut-être. Il n'a plus, il n'a pas encore de dents.

Roinard encore drapé dans ses cheveux.

13 janvier.

Grasso Giovanni. Un loup. Coupe son pain d'une manière terrible, plante le couteau dans la table, se jette vraiment aux pieds de sa maîtresse et pleure, tranche à coups de dents la gorge du seigneur et emporte la femme dans ses bras.

Ça les gêne, de trop parler. Alors, ils s'asseoient.

Tous, hommes et femmes, font le geste de se gratter la tête. Cherchent-ils des idées ou des poux ?

Acteurs, ils agissent.

-- Ils sont jaloux les uns des autres, dit Lugné, comme des tigres,

Ils poussent cette jalousie jusqu'au cabotinage, et, quand ils reviennent saluer le public, Grasso repousse vers la toile du fond le seigneur qui vient de lui donner le fouet et des gifles, ce qui était assez pénible. Je vois Guitry recevant toutes ces calottes. Il réclamerait à l'auteur un petit changement.

Mes bonheurs, je les ai presque toujours eus par maladresse.

Le danger du succès, c'est qu'il nous fait oublier l'effroyable injustice du monde.

Quand nous avions dix-huit ans, il était le plus jeune, le plus riche et le plus heureux. Je viens de le rencontrer dans la rue. Les yeux se reconnaissent et se détournent. Il n'est plus jeune. La figure n'a plus de finesse, le vêtement, plus d'élégance. Ce qu'il regarde dans cette glace, ce doit être non sa moustache, mais les boutons de sa figure.

Sans se hâter, il va à son bureau du Crédit Lyonnais.

Il semblait né pour ne rien faire. Que lui est-il arrivé ? Que sont devenus son père et sa mère, cette grande dame qui tenait un café en personne qui n'en a pas besoin ? Mais il faut bien s'occuper, dans la vie !

La Veine, de Capus. Reprise au Vaudeville. C'est devenu tout petit, tout petit. Et Guitry cachait la muflerie de Bréard. Ce n'était alors que du charmant égoïsme : aujourd'hui, le public murmure.

Ah ! La Veine est bien une veine. Elle pouvait très bien être jouée comme ça le premier jour ; alors, c'étaient cinquante représentations, et Capus ne devenait point Capus, et Guitry en lançait peut-être un autre. Peut-être que nous aurions eu l'école de la Déveine, vingt ans de théâtre noir et sinistre.

Ce qui manque à Capus, c'est le goût de la poësie. Il ne comprend pas ce que ça veut dire.

Le goût mûrit aux dépens du bonheur.

Il ne faut pas croire que la paresse soit inféconde. On y vit intensément, comme un lièvre qui écoute.

On y nage comme dans l'eau, mais on y sent le frôlement des herbes du remords.

16 janvier.

Armoire en bambou avec un nègre dedans.

-- Marinette, pas de mauvaise humeur ! Tu dois être toujours sans nuage. Sur ta netteté une ombre ferait tache.

-- Mais je suis fatiguée, d'abord, puis énervée.

Si tu es fatiguée, repose-toi. La fatigue te va, non l'énervement.

La moindre humeur de toi m'est intolérable. Si tu fais, un instant, ta petite prunelle de bois, ça gâte tout. Je ne peux te voir que gaie, douce et propre, en bonne santé. Efforce-toi de ne jamais cesser d'être tout cela.

Ainsi, à force d'égoïsme, j'arriverai à faire de toi une femme incomparable.

17 janvier.

Sur le trottoir Donnay improvise une théorie contre les scrupules de l'écrivain. Aucun mot n'est juste. Nous voulons dire avec des mots ce que les mots ne peuvent pas exprimer. Incarner l'idée dans des syllabes, puisque c'est impossible, puisque le mot vrai n'existe pas, allons de l'avant ! Moins de scrupules. Ecrivons nos à-peu-près.

-- Ou n'écrivons rien, dis-je.

-- Mais la vie ?

-- Oui, il faut vivre. Il n'y a que des raisons de profits qui puissent nous pousser à écrire.

19 janvier.

Capus, Les Deux Hommes, une pièce mal faite, finissant logiquement, mais court, avec des morceaux très émouvants.

Ceux qui ont de la noblesse n'ont pas de volonté, et ceux qui ont de la volonté n'ont pas de scrupules. C'est un beau sujet. Mais où a-t-il pris cette admirable honnête femme de province ? Plutôt Les Deux Femmes que Les Deux Hommes.

On croyait au triomphe : ce n'est que le succès, et encore le public, qui avait fait une ovation à Bartet, est-il terrible à la fin parce que ça ne se termine pas selon la méthode Capus.

-- Le public de répétition générale est toujours rosse pour Alfred, dit Mme Capus.

Et lui-même :

-- Ils m'ont aidé à mes débuts ; maintenant, ils voudraient tout reprendre.

Je vais le voir ce matin. Il paraît aussi surpris que touché. Je me sens un peu hypocrite. J'en dis plus que je ne voudrais, et je le trouve en plein optimisme. Peu de monde. Le domestique a l'air de « la connaître ». Mme Capus est déjà habillée pour recevoir. Arrivent un vague acheteur, une femme. Acker téléphone pour avoir des places.

Capus me demande s'il peut, sans se déshonorer, donner son nom, pour de l'argent, à un M. Ruef qui lui offre la direction artistique d'une publication de pièces. Je lui réponds qu'il n'a plus rien à perdre.

-- J'aime beaucoup Guitry, dit-il. Jamais je ne l'ai tant aimé, mais je n'éprouve ni le désir, ni le besoin de le revoir.

Au milieu du salon, sur la table, la mandoline de Mme Capus.

Oh ! du nouveau ! Quelque chose de neuf, fût-ce ma mort !

Capus, frileux dans sa robe de chambre, l'air d'un petit curé qui vient de coucher avec sa bonne d'âge canonique.

Les naturalistes, comme Maupassant, observaient un peu de vie et complétaient. L'imagination, l'art achevaient la chose vue.

Nous, nous n'osons plus rien arranger. Nous comptons sur la vie pour compléter la vie ; si elle ne se presse pas, nous attendons.

Pour eux, elle n'était pas assez littéraire. Pour nous, elle est assez belle.

20 janvier.

Plus susceptible que sensible.

23 janvier.

Troisième dîner Goncourt. Descaves, Daudet, Hennique, Geffroy, Mirbeau, Rosny et moi, trois invités : Poincaré, le notaire, et un homme d'une cinquantaine d'année, qui a été le conseil de l'Académie, qu'on dit délicieux, et qui n'a soufflé hier que peu de mots.

Pas de Margueritte ni de Bourges, mais je ne m'en suis aperçu qu'une fois sorti.

C'est agréable si l'on met Rosny sur la science, Descaves sur la Commune, Mirbeau sur Bourget, Geffroy sur sa pièce L'Apprentie, et Hennique sur rien.

Poincaré un peu raide, un peu pion et un peu inutile comme un monsieur qui n'est même plus ministre. On a toujours peine à croire que ce genre d'homme soit supérieur.

Un peu par force, Mirbeau ne voulant pas prendre la place, je m'assieds à sa droite, à distance. Nous avons l'air fâché. On ne nous a d'ailleurs pas présentés. Je le croyais plus fin. Je me sens hargneux. Je dis des choses qui ne portent pas. Ce monsieur n'est pas aimable, moi non plus. Tout ce que je trouve à lui dire, c'est :

-- La dernière et l'unique fois que nous avons dîné ensemble, c'était au banquet Goncourt.

-- Oui, dit-il, en 95.

Il a au moins de la mémoire. D'ailleurs, il se trompe peut-être.

On apprend des choses.

L'existence de Mme Cruppi m'est révélée. Femme de ministre, elle écrit des romans, des pièces. Elle en a une chez Gémier. Elle est musicienne, chante admirablement. Elle serait tout à fait en vue si Cruppi avait l'Instruction publique, mais Briand s'y est formellement opposé. Pourquoi ? Poincaré ne le dit pas. Ce doit être un secret d'Etat.

Mme de Noailles a une bonne presse parlée. C'est une femme de génie.

-- C'est la seule femme qui ne copie pas l'homme, dit Rosny.

-- Et la seule, dis-je, qui n'ait pas peur du ridicule.

Daudet est très gentil. Il n'a pas du tout l'air de tenir au Daudet de La Libre Parole. Comme il dit que Jaurès faisait battre Gérault à sa place, Mirbeau fait l'éloge de Jaurès, moi aussi. Daudet abandonne tout.

-- Oui, dit-il, je le crois très gentil.

L'éloge de Jaurès semble gêner Poincaré.

Il dit qu'il ignore la vérité même sur les événements auxquels il a été mêlé. Un discours est un document, mais un discours peut être partial. Un historien doit être partial pour être lu. Qu'il ne fausse pas les documents, bon, mais qui sait leur valeur !

-- J'ai lu tout ce qu'on a écrit sur Thermidor, dit Daudet ; je ne sais pas ce que c'est que Thermidor.

Y a-t-il progrès moral ? Le sentiment qui nous pousse à sacrifier notre intérêt personnel à l'intérêt général est-il plus fort chez nous que chez nos pères ?

-- Non, dit Poincaré.

-- Il n'y aurait pas de morale ? Alors que faire ? dit-on.

-- Rien, dis-je.

-- Oui, répond Poincaré, et je n'ai jamais rien fait, je n'ai jamais osé, je ne fais rien, parce que je ne sais pas au nom de quoi il faut agir.

Il affirme qu'une certaine quantité d'hommes de lettres touchent des pensions assez fortes. Il ne cite que des morts : Leconte de Lisle, Verlaine.

Mais Rosny se lève, et un quart d'heure durant, il parle du progrès scientifique, de ce qui nous rend supérieurs à nos pères, de la substance, de la force d'inertie, la vraie matière étant le vide, et ce qu'on appelait autrefois la matière n'étant que l'interruption du vide. Il cite Bergson. Il a l'air d'un très brave homme, très fort. Son cerveau impressionne.

-- En somme, dit-il, nos idées générales sur le monde sont plus complexes que celles de nos pères.

-- On a simplement trouvé d'autres rapports de sensations, dit Poincaré, mais qu'est-ce que la sensation si rien n'existe ?

-- Et on oublie, dit Daudet. On a oublié. Nous ne savons pas ce que pensaient les Grecs. On a tout perdu. Ils se servaient peut-être d'instruments plus parfaits que les nôtres. Le monde est fait d'oubli.

-- Et Rosny, dis-je, parle depuis un quart d'heure. Il n'a pas prononcé une fois le mot « morale » : c'est toute la question. C'était notre point de départ.

- L'homme n'est pas meilleur.

-- Si on allait voir, dit Poincaré, si nous avons progressé en sommeil ?

On se sépare.

-- Un gouvernement est légitime quand il existe, dit Daudet.

-- Quand il est accepté par les puissances européennes, dit Poincaré.

Scrupules, vermine de la volonté.

25 janvier.

Regarder les choses d'un oeil frais.

27 janvier.

Chez Capus. Inquiétude, délabrement. Il vient de lire « un mauvais Faguet » et « un Brisson tiède ». Il reçoit des lettres d'insultes, dit-il.

-- Mais tu as eu une excellente presse !

-- Ah !

-- Certainement.

-- J'exagère peut-être mon pessimisme, dit-il.

Je mens. Je tâche de lui dire des choses très agréables, mais, au fond, je trouve cela juste.

Il somnolait devant un feu de bois.

Une belle bibliothèque qui fait le coin. L'édition des Grands Ecrivains, la seule chose que je lui envie, pas découpée.

-- Tu entreras demain à l'Académie, lui dis-je.

-- Tu crois ? Tu crois ?

Un homme las qui parle de passer toute l'année à la campagne quand il en aura fini avec son bail rue de Châteaudun, c'est-à-dire dans six ans.

On mange mal. Une soupe qui se croit aux haricots parce qu'il y en a un dedans, du beurre rance. Capus s'en aperçoit et le dit. Mme Capus, pas trop gênée, répond qu'il faudra écrire à la ferme. Et cette ferme ne leur donne peut-être pas un oeuf frais ! Cette année, ils ont fait quinze pièces de vin dans leur vigne. Ils l'ont mis en bouteilles, et pas une n'est buvable.

Et pas d'enfants, peu d'amis, le succès qui se dérobe, peut-être plus d'argent : c'est sinistre.

L'air endormi et dégoûté de Capus quand il mange.

Il a l'impression que tout le monde est contre lui.

-- Donnay n'a jamais connu ça, dit-il.

Il a fait de grands voyages en auto, et il n'a rien vu, étant myope.

Il a dépensé toute sa fortune pour une femme, et il n'y a que la sienne qui l'aime.

-- Claretie est-il convenable ?

-- Je vais voir ça bientôt, répond Capus, quand il faudra qu'il soutienne mes Deux Hommes.

La belle cheminée où il y a tout, excepté du feu ; on se chauffe avec une lampe.

Il vient de s'acheter une grammaire, le cours supérieur de Larousse.

Ce qu'il y a de mieux chez lui, c'est quelques bons fauteuils.

28 janvier.

Je ne crois guère qu'à la justice littéraire, qui fait dire que, malgré tout, Barrès et Lemaître sont des hommes de grand talent, et je le leur prouverais à chaque occasion, un vote, par exemple.

Le Divorce, de Bourget, au Vaudeville. Un théorème qui prouve le contraire de ce qu'il voudrait. Une famille réformée par Le Divorce ne vaut pas mieux, mais pas moins, que la première. Partout il y a des conflits, même religieux, et ils ne tiennent pas au divorce.

Je n'aime pas à aller dans le monde. J'y arrive toujours trop tôt, et ça me vexe.

Un petit jeune homme noir, florissant, gras et mou, qui peut bien avoir dix-huit ans, vient me voir. Il m'avait prévenu par lettre qu'il viendrait me demander la genèse de _Poil de Carotte_.

Il a l'air bête, je ne vois pas ce qu'il veut faire, je n'ai pas le moindre désir qu'il fasse quelque chose, ni de le revoir, et je lui dis tout, tout ! Et je suis animé, et je lui raconte des choses très bien. Je lui jette pour rien, à sa figure d'inconnu, une de mes plus jolies pages.

Ah ! non : je ne suis pas de ceux qui ont besoin d'aller à Venise pour s'émouvoir.

Très attaqué, Dieu se défend par le mépris, en ne répondant pas.

29 janvier.

Bernstein à Forain :

-- Mais votre Jésus-Christ était Juif !

-- Par humilité, répond Forain.

Pièce à idées, pièce où ce sont les idées qui parlent, et non des êtres humains. Mais, après tout, ces idées peuvent nous intéresser plus que des personnes.

Je donne l'impression d'avoir une vie harmonieuse, et je n'ai presque rien fait de ce que je voulais faire.

30 janvier.

Il vaudrait mieux se taire toujours. On ne dit rien quand on parle. Ou les mots dépassent la pensée, ou ils la diminuent. Que d'aplomb chez les uns ! Que de restrictions de scrupules chez les autres !

31 janvier.

Un homme qui ne croit à rien peut faire le plus bel honnête homme.

J'aime à parler, pourvu que je contredise.

1er février.

Tristan dit :

-- Je songe à faire une pièce où des fils de famille ruineraient des usuriers par une foule d'actes qui ne tombent ni sous les rigueurs de la loi, ni sous le mépris public, mais qui n'en seraient pas moins des fripouilleries. Seul, l'usurier serait honnête.

Il joue au bridge avec son père et son fils : le bridge des trois générations.

-- Je suis capable de faire une bonne affaire, dit-il, mais je ne pense pas toujours à être très adroit. Le véritable homme d'affaires y pense toujours.

3 février.

A quelques kilomètres de la terre, on doit encore entendre le murmure de toutes nos plaintes.

Chaque matin, au réveil, tu devrais dire : « Je vois, j'entends, je remue, je ne souffre pas. Merci ! La vie est belle. »

La vie est ce que notre caractère veut qu'elle soit. Nous la façonnons, comme l'escargot sa coquille.

Un homme peut dire : « Je ne ferai jamais fortune, parce qu'il n'est pas dans mon caractère d'être riche. »

4 février.

Collectivisme ! Le talent ne peut être qu'individuel.

7 février.

Je pourrais faire un volume de toutes les lettres que j'ai écrites et que je n'ai pas envoyées.

9 février.

La croyance au travail est peut-être encore une religion inutile. On n'est heureux que par hasard.

11 février.

Boxe, salle Wagram. Pas très intéressant. De l'escrime grossière avec des corps à corps et des coups de poing sournois au flanc gauche, qui coupent la respiration.

Les petits airs mystérieux du connaisseur Tristan.

L'émouvant, c'est de voir à terre un homme qui ne se relève pas et qui attend que l'arbitre ait compté jusqu'à dix.

L'amusant, c'est, au cri de « Halte ! » les deux boxeurs allant s'asseoir chacun sur sa chaise et se faisant éventer par des serviettes comme des princes indiens.

Essuyer, masser, éponger.

Abel Hermant est là, tout réduit, et ce petit homme féroce n'a pas l'air dangereux, dans ce milieu.

Ils sont laids, la figure écrasée. Tristan admire les épaules tombantes : il admirerait le cou rentré dans les épaules. Il donne la main à des tas de gens rasés et qui sentent l'écurie. Darzens a un bandeau noir sur l'oeil gauche. Il parait qu'il s'est crevé l'oeil avec la pédale d'une bicyclette qu'il faisait tourner et regardait de trop près. Ah ! ces hommes de sport !

Les deux petits gars qui commencent sont les meilleurs. Ils se donnent des gifles avec une agréable petite rage.

Ah ! la tribune de la presse, de la critique ! J'ai vu de ces gueules aux répétitions générales, à celles de Bernstein, sans doute.

Une estrade comme pour les escrimeurs, mais dont les poteaux rembourrés sont réunis par trois cordes.

Pâle comme la lune en plein jour.

Il est plus facile d'être généreux que de ne pas le regretter.

A la Faculté, le garçon dit :

-- Ah ! moi, si on veut que je sois gentil, il faut me graisser la patte.

Et il ajoute :

-- Ça ne se répète pas, ce que je viens de dire là.

Fantec donne quarante sous. Sinon, le garçon fournit à disséquer des cadavres trop gras ; et on lui donne aussi pour ces cadavres : cent sous, je crois.

Il faut payer un placard, le blanchissage des blouses, deux fois plus cher que dans sa famille.

12 février.

Nous avons tous quelqu'un que notre mort « arrangerait ».

Pendant la guerre, un homme se résigne à manger son chien, regarde les os qu'il laisse, et dit :

-- Pauvre Médor ! Comme il se serait régalé !

18 février.

Voyage à Chaumot du 14 au 17.

Les ruches coiffées d'écuelles.

Les routes sous la pluie sont comme des canaux.

Il n'y a plus que la verdure du sapin et du lierre.

Ils ont deux espèces de maladies : le sang et les douleurs. C'est le sang qui monte à la tête, qui s'arrête à la gorge, ou qui travaille les reins. Elles parlent de leur retour d'âge à partir de trente ans ; le sang les travaille.

Ragotte. Son bonnet sur l'édredon.

On dirait qu'ils sont morts et qu'ils se réveillent un peu.

Leurs odeurs piquantes se croisent dans le courant d'air de la cheminée à la porte. En me promenant de long en large, chaque fois je passe dans le sillage du Paul, coupant celui de Philippe.

Philippe tout fier de connaître une source que personne ne « sait », et il ne le dit pas.

Soupçonneux, quand on lui supprime des contributions, il croit que c'est pour l'empêcher d'être électeur.

Ils ne savent pas jusqu'à quel âge peut vivre une vache. Dès qu'ils la trouvent vieille, ils l'engraissent et la vendent au boucher.

-- Oh ! qu'il faisait froid la semaine dernière ! dit Ragotte. Je me disais : « Si les monsieurs étaient venus, ils ne pourraient pas durer. » Et Philippe me disait : « Quoi donc que tu as à te faire toujours du souci pour les autres ? » Et je répondais : « C'est plus fort que moi. »

20 février.

Nous prenions du tilleul. On avait donné au Paul et à Philippe deux petits verres de marc, et un petit verre de cassis à Ragotte ; mais, sans doute pour nous faire plaisir et pour paraître moins gourmande, elle dit :

-- Moi aussi, j'aime bien le tilleul.

-- Tu n'en bois pas souvent, dit Philippe.

-- Si je n'en bois pas, c'est que je n'en ai pas.

-- Tu ne sais pas si tu l'aimes, puisque tu n'en as jamais bu.

-- Je n'ai peut-être jamais bu de tisane ! s'écrie Ragotte.

-- Du tilleul, ce n'est pas de la tisane.

-- Enfin, moi, je dis que j'aime bien le goût et que j'en boirais.

-- Je vous en offrirai demain, dit Marinette.

-- Oh ! merci, madame.

-- Elle aime mieux le cassis, dit Philippe.

-- Tu n'en sais rien, toi !

Le lendemain, elle a sa tasse de tilleul, et Philippe, narquois, la regarde boire.

-- C'est une potion de dame, dit-il.

-- C'est bon, dit Ragotte.

-- Tu fais la grimace.

-- Non ! C'est un petit peu chaud, voilà.

-- Elle ne boira pas tout ! dit Philippe.

-- Si ! Je boirai tout.

-- Parce que tu te forces.

-- Oh ! mon Dieu !...

Elle voudrait bien en être débarrassée ! Elle a mal au coeur. Ne te casse donc pas la tête !

Et Ragotte a tout bu. Nous n'osions pas la regarder, et Philippe, la figure colorée par le marc, riait des bons coups à chaque gorgée qu'avalait Ragotte.

Ta servante, ô Molière ! devait tout de même bâiller au Misanthrope.

Quand le pompier écoute, ça prouve, ô Dumas ! que ta pièce est une bonne pièce pour pompier, rien de plus. Si Margot pleure, bien, mais si je ne pleure pas, moi, en concluras-tu que mes larmes ne valent pas celles de Margot ?

Tout ça, c'est des excuses. Plais-moi, d'abord ; le reste du public ne compte que pour sa qualité. Il n'est pas sûr que le beau doive être compris par d'autres que l'artiste qui le crée.

21 février.

Demain j'aurai quarante-quatre ans. Ce n'est pas un âge. A quarante-cinq seulement il faut réfléchir ; quarante-quatre, c'est une année sur le velours.

L'année dernière, aucune note sur mes quarante-trois ans ; ça ne m'a pas fait peur.

22 février.

Il sait tout faire. Il y a peut-être en lui une corporation d'ouvriers, et il n'arrive pas à donner l'impression d'un homme intelligent.

Quarante-quatre ans, c'est l'âge où l'on commence à ne plus pouvoir espérer vivre le double.

Je me sens vieux, et je ne voudrais pas rajeunir de cinq minutes.

24 février.

Ce vieux poëte voudrait publier un sonnet dans Je sais tout pour éblouir une dame qui ne croit pas encore à son talent.

25 février.

Rostand. Le génie lui revient avec la santé. Ils seront à Paris le 1er septembre, et nous verrons Chantecler. Nous espérons tous un four, mais il n'est pas possible. Seulement, le triomphe fera à peine plaisir à Rostand, et l'insuccès le tuera.

Tous ceux qui ont entendu Chantecler, et c'est presque tout le monde, en disent merveille. On peut croire qu'ils s'excitent « pour en être ». Ça peut être un succès prodigieux de curiosité. Tout l'univers voudra voir même comme c'est mauvais.

Mon ignorance et l'aveu de mon ignorance, voilà le plus clair de mon originalité.

26 février.

L'ironie doit faire court. La sincérité peut s'étendre.

27 février.

Quatrième dîner Goncourt. Cinq seulement, Margueritte boude toujours et Mirbeau est malade.

Discussion avec Geffroy à propos de Clemenceau et de Jaurès.

-- Le fond de Clemenceau, dit-il, c'est la gravité. il ne tient pas à son esprit, encore moins à la dictature.

Ils sont tous antisémites, du moins en ce qui concerne une élection future à l'Académie : pas de Juifs ! C'est une autre race. Mendès disait à Schwob : « Nous ne pouvons pas avoir de génie parce que nous sommes des vaincus, des dispersés. » Et c'est vrai. Mendès ne peut pas avoir de génie ; il a pourtant bien essayé !

Rosny ne prend pas toujours part à la conversation. Alors, il chante, ou siffle, ou va chercher son pardessus pour le mettre sur ses épaules, ou, s'il entend un mot, il part :

-- Les Gaulois étaient blonds. Nous sommes presque tous bruns. Mon fils, qui revient de Poméranie, me disait : « On voit peu de blonds. C'est parce que... » etc., etc.

-- Ce sont des phrases ! dit Bourges à propos de mon impatience de voir une révolution.

-- Pardon, monsieur Bourges : c'est un sentiment.

Il regarde d'un autre côté. C'est un pauvre homme qui sait des vers et qui a l'air d'avoir vécu dans une cave. La poësie même ne le vivifie pas. Il croit à des tas de choses fielleusement : homme d'Etat, famille. Le loup châtré.

Et Barbusse ? Geffroy n'aime pas ça, Bourges reconnaît que c'est un livre de talent, mais il a eu de la peine à le finir, Hennique ne comprend pas. Descaves n'en est encore qu'au « trou » ; il fait la grimace.

On parle d'affaires. Il faut demander 1 000 francs de plus au Conseil d'Etat. Nous avons 15 000 francs de rentes. Poincaré n'y voit aucun empêchement.

Je demande qu'on fasse recopier le testament de Goncourt. Ça paraît trop vulgaire. On va le faire imprimer à part, comme un morceau de littérature.

Dans huit ou neuf ans, il faudra regarder Le Journal des Goncourt qui est à la Bibliothèque nationale. Il faudra choisir et publier. Goncourt disait tout.

Mon élection a brouillé Hennique et Céard.

On blague Brunetière qui corrigeait Manon Lescaut et dont les catholiques veulent faire un grand homme, et Daudet qui écrit un article contre le divorce, par repentir.

L'âge de Mirbeau, soixante ans, étonne, et Bourges se réjouit de n'être pas le plus vieux.

28 février.

Jaurès. A déjeuner chez Léon Blum. Quand j'arrive, il demande, sur les assurances, des renseignements à Léon Blum, qui les lui donne très précis.

Il a la certitude que l'impôt sur le revenu sera voté par la Chambre et finira par l'être au Sénat, malgré les ajournements. Le Sénat, qui est élu par les campagnes, ne pourrait pas résister.

C'est à pleurer de voir cet homme. Toujours la même jaquette d'une propreté douteuse, la même cravate et le même col, des souliers mous comme des chaussons. Il vit tout seul, ouvre sa porte lui-même et ne peut même pas manger chez lui.

Il reste indifférent à toute la collection variée de ses ennemis parce qu'ils disent des choses tellement bêtes ! Et puis, dit-il, le fait est là, la force des choses. Il doit aller à deux heures continuer son discours. Il n'a pas l'air d'y penser, mais il a besoin de marcher pour aller à la Chambre, qui manque d'air, et il s'en va, par une pluie !... et sans doute sans parapluie.

29 février.

Ramuntcho. Odéon. Une niaiserie. Antoine va au désastre. Il est trop napoléonien pour qu'on s'apitoie, et puis, il a peut-être fini. La veille, il faisait appel à ses actionnaires.

C'est prodigieux d'ennui ! La musique de Pierné ? Mais toutes les musiques se ressemblent. D'ailleurs, je les aime toutes.

Pourquoi un orage ? Pour souligner l'insignifiance des paroles.

-- Je m'embête, dis-je à Haraucourt.

-- Ne dites pas ça ! répond le candidat de demain à l'Académie française. Vous feriez de la peine à Judith.

Cette vieille outre noire, mauvaise et fielleuse, couronnée de roses comme une vache de concours.

1er mars.

Rosny aîné, très antisémite, pas jusqu'à l'injustice, pourtant, fait le portrait du Juif dont le nez fabrique de l'huile et qui se fourre partout en criant : « Vive la liberté ! A bas l'intolérance ! »

Il dit de Schwob : « Ce n'était qu'un imitateur. »

-- Je suis le seul en France, dit-il, qui ait donné, avec Les Xipéhuz, un fantastique nouveau, c'est-à-dire en dehors de l'humanité.

Il ne collabore pas avec son frère : ils se juxtaposent. Son frère achèverait un livre commencé par son aîné, et réciproquement.

-- C'est à base de fraternité, dis-je.

-- Non, mais de concordance. Mon frère a moins de mots que moi à sa disposition, mais nous pensons la même chose.

« J'ai l'oreille dure, une oreille, parce que mon tympan s'est épaissi. J'entends tout de même, mais moins vite. Il faut me parler, non pas fort, mais clair, et ne pas prononcer plus de cinq syllabes par seconde.

« Ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est qu'un homme puisse être célèbre, comme vous et moi, sans qu'il y ait vingt-cinq mille lecteurs capables d'acheter ses livres, et que ces lecteurs se trouvent doublés, triplés, pour les Bazin, les Bourget, etc.

« Ce que j'aime dans un auteur, c'est surtout la part d'originalité qu'il apporte aux lettres. En dehors de l'écrivain, c'est ce que j'ai aimé en vous.

« Oui, je sais fabriquer une nouvelle. Je ne découpe pas un roman, ni des impressions, en nouvelle ; je sais la faire dans le cadre qui lui est propre.

« Gourmont est un homme intelligent, mais il est comme embarrassé par son intelligence, et ce qu'il écrit ne satisfait pas.

« Je ne suis pas méchant, et je change de chemise quand ma femme le veut, mais je suis grognon.

« Je ne connais pas le découragement prolongé, mais je suis un triste, et tous les soirs je pense à la mort. Je suis un amoureux de la vie, et je me dis que la mort approche. D'ailleurs, je ne la crains pas et je sais qu'elle finit tout, mais je déplore qu'il faille mourir, c'est-à-dire d'abord vieillir.

« Le soir, je fais de la gymnastique suédoise dans mon lit : tête droite, tête gauche, saluts, torsions de cou. La première fois, ma femme a cru que je devenais fou.

« Je voudrais être directeur de l'Odéon. Mon programme serait : le minimum de décors et de frais, et le maximum de talent dans ma jeune troupe.

« Racine, oui, mais ça manque de beaux vers, et notre père Hugo en est plein.

« Mes meilleurs livres, je les ai faits seuls sans mon frère.

« Ceux qui nous paient ont la haine de notre littérature. Ils ne peuvent pas nous traiter en employés, en ouvriers, en domestiques ; ils ne peuvent pas nous parler haut : ils ont peur de dire des bêtises. Ils nous haïssent.

« Le matin, je fais le travail sérieux de 9 ou 10 heures au déjeuner, le soir, les articles. »

2 mars.

Jules Romains, auteur du Bourg régénéré, prose, et de La Vie unanime, poëme. Visite. Licencié ès sciences et ès lettres. Donne des leçons. A fait paraître ses livres à ses frais. Cherche à placer un livre de prose. Fasquelle ne veut pas le regarder. Vallette a dit : « Vous seriez aimable de m'épargner l'ennui d'un refus. »

Il dit justement qu'un livre de vers a, plus qu'un livre de prose, la chance d'être remarqué. Des vers idiots, ça se voit tout de suite. La critique parle des bons vers, elle sait ce qu'ils valent, mais elle ne distingue pas une prose d'une autre, et, pour ne s'engager à rien, elle n'en parle pas.

Il dit de Paul Adam :

-- C'est un homme déçu, qui ne comprend pas l'indifférence du public.

6 mars.

Envie d'aller en Italie, à Naples surtout, voir le Vésuve. J'ai de temps en temps, moi aussi, ma petite éruption.

12 mars.

Ecrire, toujours écrire ! Mais la nature ne produit pas toujours. Elle donne des fleurs et des fruits dans la belle saison, puis elle se repose au moins six mois. C'est d'ailleurs ma mesure.

Théâtre. Nous avons applaudi. Quels battements de mains ! Notre loge retentissait comme un lavoir.

21 mars.

Société des Gens de Lettres. Tant de gens dont je n'ai pas lu une lettre ! Toutes ces femmes laides qui disent : « Vous croyez que c'est un avantage, d'être femme ? »

Le pauvre délégué, toujours attaqué, se défend par des grognements timides, comme un chien qui tient à sa chaîne. Pierre Sales : de la facilité au début, peu de fond.

Jules Bois, en habit, traite tout cela de ragots de portière et ajoute : « C'est le bon sens qui parle. »

Personne ne répond. C'est le Comité muet, et pourtant il y a une femme, Mme Lesueur.

Et tous ces pauvres hommes qui viennent à la petite heure déclarer qu'ils sont assidus, dévoués, compétents, qu'ils rendront des services, tout cet étalage de vertus médiocres ! Vibert seul dit qu'il en est écoeuré. Aussi y a-t-il vingt-trois ans qu'il se présente inutilement.

Une femme se décide à parler. Personne ne l'écoute plus.

23 mars.

Réunion du dimanche 22. C'est tout de même agréable, d'entendre un avocat, même ordinaire. Ça parle bien. Un homme de lettres devrait au moins savoir parler comme eux.

Rachilde, gamine, rieuse, parle toujours malgré quelqu'un. Entendant dire que Richebourg est mort, elle s'écrie : « C'est bien fait ! » L'avocat dit gravement :

-- Je ne vois pas qu'il y ait lieu de se réjouir de la mort de Richebourg.

Un homme qui parle se ferait remarquer tout de suite s'il renonçait aux banalités courantes qui lui donnent l'air d'un homme de bon sens. Hélas ! c'est sa force.

On fait l'éloge de Theuriet et de Sully-Prudhomme. On veut bien, après leur mort, ne pas tenir compte de la différence des chiffres de leurs reproductions.

La Société des Gens de Lettres n'est pas une société d'artistes : c'est une société d'affaires. Oh ! ne vous méprenez pas sur mes sentiments. Personnellement, je me fiche du Panthéon comme de l'Académie française, mais, puisque Zola, homme de lettres et ancien président de la Société, est au Panthéon, le rapporteur doit le mentionner comme il enregistre la nomination de Durand au titre de commandeur en je ne sais quel petit pays perdu. Vous n'avez ni à louer, ni à blâmer : vous devez le dire. Il ne s'agit pas de prouver que vous êtes dreyfusards ou antidreyfusards, mais que nous sommes indépendants et même bien élevés. Ça fait plaisir à Zola, ou plutôt à ses héritiers et à ses amis qui le représentent.

La Société des Gens de Lettres n'est même pas capable de me renseigner sur un monsieur qui me demande à traduire mes livres.

27 mars.

J'aime assez à me créer moi-même mes ennuis.

Du doigt quelqu'un me toucha le bras. Je me retournai, frissonnant : c'était une ronce.

Maman ne pense qu'à se soigner et à vivre encore cinquante ans.

Philippe. Il ne faudrait pas, à la fin, s'attendrir. Il faudrait montrer que tout ce que j'ai pu dire, depuis douze ans, à cet homme, et rien, c'est la même chose, ou, plutôt, qu'il est capable d'une certaine affection, mais qu'il ne l'est d'aucune compréhension. Je le retrouve avec le même esprit de servitude, au point qu'il ne se révolte pas pour l'honneur de sa fille.

Après avoir lu un article odieux de Léon Daudet sur Zola, Le Grand Fécal, irai-je tout de même dîner ce soir avec Léon Daudet chez

Goncourt ? Est-ce que je ne devrais pas envoyer toute cette Académie à la balançoire ? Oui, si j'étais riche.

Ce qui excuse Léon Daudet, c'est son amour pour le roy et pour Syveton.

Le peuple est bête, pue et crache partout. « L'art et le peuple ». quelle formule !

Le peuple, c'est l'enfant bien sage qui fait la grimace dès qu'on a le dos tourné.

Relire des vers qu'autrefois on savait par coeur.

28 mars.

Dîner Goncourt du 27. Hennique, Bourges, Rosny, Descaves, Mirbeau, Geffroy et moi.

On fait quelques plaisanteries sur L'Action Française et le roy de Léon Daudet, mais Geffroy dit qu'il ne faut pas parler politique,

Léon Hennique sans ressort : « Comme me le disait mon vieil ami Goncourt... »

Il semble que Bourges, le loup maigre, s'apprivoise.

Descaves demande un secours pour une vieille femme de lettres, quatre-vingts ans. On lui donne tout de suite 100 francs.

Mirbeau parle du Foyer de Thadée, qui lui apporte 6 000 francs de L'Illustration. Il est toujours agréable de l'entendre mentir avec violence. Claretie lui dit d'abord :

-- Je me vois dans ma loge à la première !

Puis il se traîne aux genoux de Mirbeau :

-- Je suis pauvre, j'ai un fils ! (Et il pleure.) Respectez l'Académie.

Brisson a écrit : « Nous n'avons plus de roi. Il nous reste la reine. Je loue M. Claretie de la défendre : c'est l'Académie. »

Et Mirbeau prenait sur la table de Claretie le tas des journaux où l'on diffamait sa pièce, et il en faisait un chiffon qu'il jetait dans le panier de Claretie.

-- Ah ! disait Mirbeau, ah ! il n'y a pas d'académiciens malhonnêtes ?

Et Vogüé qui touche 60 000 francs d'un cercle ! Et Lemaître avec Mme de Loynes ! Et vous !

Descaves croit qu'il y a de l'envie chez Claretie, de l'envie d'homme de lettres.

-- Bartet a été très bien, dit Mirbeau. Elle a été comme une lionne.

31 mars.

Je me promène dans la chambre, sur le tapis, de la fenêtre à la porte ; mais, d'abord, je mets un petit chapeau melon.

1er avril.

Mes yeux paissent la nature.

2 avril.

Guitry se fait vraiment bâtir un hôtel. Il y aura une chambre et des tas de salles à manger.

Ubu Roi, une pièce d'enfant.

Les mots : la monnaie d'une phrase. Il ne faut pas que ça encombre. On a toujours trop de monnaie.

4 avril.

Zola immoral ! Mais il pue la morale ! Coupeau est puni, Nana est punie, tous les méchants de Zola sont punis.

6 avril.

Ils fondent une revue pour avoir un permis sur le P.-L.-M.

14 avril.

Toute une tempête pour rebrousser les plumes d'un moineau.

15 avril.

Je ne connais qu'une vérité : le travail seul fait le bonheur. Je ne suis sur que de celle-là, et je l'oublie tout le temps.

16 avril.

Hennique aurait dit à des Gachons : « Victor Margueritte ne nous ajoutait rien. Renard, c'est une note nouvelle. » L'a-t-il dit avant ou après l'élection ?

Léger et dur comme une aile sculptée dans la pierre.

Le vol d'un pigeon qui se pose sur une branche trop faible. De l'aile, il aide la branche.

-- J'ai une envie de partir, par ce soleil, d'aller n'importe où, tiens, à Barfleur. Demain matin, je file. Fais-moi mon baluchon, hein ? dis !

-- Marinette, fais-moi mon baluchon.

-- Si tu veux.

-- Comme tu dis ça !

-- Oh ! je sais que tu ne partiras pas.

-- Raison de plus ! Tu ne risquais rien à dire mieux : « Si tu veux. »

Oh ! la mauvaise humeur qui cristallise ! Penser à être de mauvaise humeur, c'est la créer. Ce doit être avec ce fluide-là que les derviches font, à vue d'oeil, pousser les fleurs.

Relu ce matin les mots de « Berthe » dans les Bucoliques ; sauf deux ou trois, je les ai trouvés délicieux.

20 avril.

Philippe m'écrit que La Gloriette est presque vendue à deux vieux garçons. Mon destin, un peu efflanqué, change encore une fois de chevaux.

Si je ne me rectifiais pas en écrivant, je serais vraiment un pauvre homme.

21 avril.

J'ai une morale, mais elle est assez tortueuse. J'arrive au bien par un chemin de traverse.

Seule, Marinette en a réalisé quelque chose.

2 mai.

A Chaumot. Les auteurs ne répondent pas assez aux critiques par le mépris.

Aujourd'hui, visité le presbytère. C'est bien la maison qu'il faut à un curé ou à un homme qui pense librement. Des fenêtres sur la rivière, une citerne. Le jardin embaume la giroflée. Remise, écurie, placards. Un toit presque vertical. Des coins pour charmilles. Mais le clocher pose presque son gros pied dessus.

-- Le frère de Mariette est si doux, dit Ragotte, que sa femme est « polcas » (n'est pas dans le cas, n'a pas la possibilité) d'aller pisser dehors, la nuit.

Quand il travaille au loin, il l'oblige à aller coucher tous les soirs, avec ses deux enfants, chez sa mère, à La Chaise. Quand il empile sur le port, on lui crie tout à coup :

-- Ah ! j'en vois une bonne bande !

-- Où donc ?

-- Devant ta porte, pardié !

Il bondit comme un chat sur une pile, regarde, ne voit rien, et saute à bas sans rien dire, le coeur plein de rage.

Ragotte, Marinette lui a dit que, si elle vient à perdre son « principal », elle aura toujours 15 francs par mois. Avec dix sous par jour, on vit.

-- Combien que ça fait donc par an ?

-- 180 francs, dit Marinette.

-- Oh ! ça fait une grosse somme ! Si on vit !... Les deux premiers mois, on dépenserait peut-être tout : il faut du savon, du fil, mais le troisième mois, marchez ! On aurait de l'avance.

Autruche, poussin géant.

Une oie blanche qui s'est fait un tour de cou avec ses plumes.

Avec sa bêche Philippe fait dans la terre des trous qu'il rebouche. Il y met bien des pommes de terre, mais ça n'a pas d'importance.

Après son mariage manqué, il dansait en bonnet de coton devant une glace, sa porte fermée.

Un vieil arbre en fleurs, presque en cheveux blancs.

Silence. J'entends mon oreille.

7 mai.

N'être bon que pour se faire bien voir, c'est se sentir, au fond, incurable.

Un petit veau qui courait, pendu à sa queue toute droite.

Elle était folle. L'hiver de 70-71, elle passait la nuit dehors. Elle mettait tous ses papiers sous un toit de quelques fagots. Le matin, elle chantait au soleil levant.

Cet hiver-là, Philippe portait de la paille aux bestiaux. Il avait chaud sous la paille et revenait gelé.

-- C'est de l'eau qu'on a dans la tête, dit Ragotte. J'ai eu ça. Entre mon bonnet et mes cheveux je mettais des feuilles de bouillon blanc que j'avais fait chauffer. Ça faisait suer mon eau. Je ressemblais le diable !

Que de choses trop longues ! Que de joies qui s'éteignent mal, qui charbonnent à la fin !

Mon cerveau est plus inconsistant qu'un royaume de nuages.

J'ai passé quatre ans à rien, pas même à user mon orgueil.

La parole fait tourner la girouette, l'action l'immobilise.

Je m'amuse quelquefois à regarder dans le vague, et j'en extrais, j'en exprime, avec des mots, tout ce qu'il contient de précis.

Rentré à Paris le 11 mai.

14 mai.

Je veux toujours avoir raison, mais une raison, même la meilleure, ne me suffit pas : il me les faut toutes.

En politique, la sincérité a l'air d'une manoeuvre compliquée et sournoise, d'une fourberie savante.

Guitry dans deux actes de La Femme nue. Pas beau sur la scène, et bien vieux dans sa loge. Est-ce qu'il baisserait ?

Bady, la veille de la répétition générale, lui aurait dit : « C'est 50 francs de plus par soir, en tout 200 francs. Sinon, je ne joue pas. » Guitry aurait répondu : « Bien. » Mais, avec lui, on rembourse toujours, et aujourd'hui il refuse de pousser la pièce à la centième. Il l'arrête après quatre-vingts représentations, et il va à... Constantinople.

Tristan et moi, nous avons l'impression de ne plus être chez nous. La fantaisie de Guitry n'est plus de notre âge.

16 mai.

Le suffrage universel est tellement bête qu'il ne faut pas être modeste avec lui.

Ce qui gâte le Bois de Boulogne, c'est le riche. Et ces cavaliers qui se plaisent à faire crier le cuir de leur selle ! Et les pauvres vieux qui font un peu de bicyclette avec de mourir !

Les gouvernantes qui lisent, sur un banc, des livres imprimés toujours très fin. Elles s'abîment les yeux.

Le Bois, qui sur le moment me ferait pleurer de joie, me laisse l'envie d'aller à la campagne, et non de revenir le voir.

Combien peu de gens savent regarder une belle chose sans la préoccupation spontanée de pouvoir dire : « J'ai vu quelque chose de beau » !

La nature frissonne d'être peinte par une jeune fille.

Chez le dentiste. La mère et le fils entrent et se précipitent sur La Vie Parisienne, comme s'ils n'avaient pas lu depuis la guerre.

Une dame gémit et se tient la joue afin que, par charité, on la prie de passer la première. Ça ne prend pas.

Un monsieur fait arrêter le tramway pour descendre, et, un peu honteux, se met à courir sur le trottoir, pour se réhabiliter.

17 mai.

Le jeune homme qui monte sur le toit, s'assied entre des tuyaux de cheminées, feint de regarder le paysage, se couche et a l'air de dormir. En manches de chemise, espadrille. Mains sur les hanches. Se passe la main dans les cheveux. Glisse sur les tuiles, passe d'une cheminée à l'autre non sans souplesse. Finit par agacer les voisins, qui se révoltent contre ce petit imbécile qui ne peut pas se promener comme tout le monde.

Regarde au loin, à ses pieds, par les cheminées. Se penche sur une lucarne. Qu'est-ce qu'il fait donc, qu'il ne tombe pas ?

Tend son derrière, et disparaît sans avoir rien fait.

19 mai.

Le Ruy Blas m'arrive ouvert à la page où il est dit que trois membres seulement de l'Académie Goncourt assistaient au bout de l'an de Huysmans. C'est Stock, paraît-il, qui a de ces petites délicates attentions.

20 mai.

Société des auteurs. Assemblée orageuse et confuse. Trarieux, le porte-parole du syndicat professionnel. Un visage morne, des hésitations qui ne sont pas toutes calculées et qui ressemblent parfois à des bégaiements. Un peu plus, et ce serait l'orateur. Il vaudrait par la clarté, jusqu'à ce qu'il parût ennuyeux.

Bernstein était déjà violent : il devient méprisant. Tristan rentre un discours. Veber dit les deux raisons pour lesquelles il ne votera pas le rapport.

Longs applaudissements pour Richepin, de l'Académie française. Oh ! je vois qu'il y a tout de même une différence avec l'Académie Goncourt. Aucune allusion à mon élection.

Capus agite sa petite sonnette. C'est le manque d'autorité même. Il se rattrape au vote et ne lit pas mal les bulletins.

Aucun ordre, aucune logique : l'ignorance.

Je vote pour Hervieu, mais je ne l'applaudis pas. Donnay passe avec ma voix. Il fallait 95 voix : il en a 96.

Et tous pleurent, depuis Sardou jusqu'à Gavault, mais, lui, il doit pleurer au nom de quelqu'un. Mirbeau a un petit chapeau plat, comme un homme bien décidé à ne plus avoir peur de Claretie.

21 mai.

Sommeil. Une fée joue au jeu de tonneau avec les bouches ouvertes.

23 mai.

Rostand. Hertz lui embrassait les pieds après la lecture de Chantecler. Ils ont acheté la pièce pour le monde entier, et ils paient un à-valoir de 400 000 francs.

Coppée. Non, non ! La mort n'est pas une excuse. Ce fut un pauvre homme. On n'ouvre pas un livre de poëte pour s'y renseigner sur les humbles. On ne rouvrira pas Coppée. Qu'est-ce qu'un poëte dont la lecture ne nous augmente pas ?

Cet homme qui méprise les discours (pourquoi ? il en a vécu !) et qui réclame les honneurs militaires, où est la modestie ? Qu'est-ce que son âme pourra comprendre à un maniement d'armes, l'âme de cet homme qui ne fut pas soldat ? Si encore elle disait : « J'en suis indigne !... » Mais non : elle veut des honneurs, et pas ceux qui conviennent à une âme d'homme de lettres. Vieux snob ! Poëte pour un roi qui l'aurait nommé historiographe !

Claudel dit de Jammes que c'est le plus grand poëte de tous les temps, et Jammes le dit aussi de Claudel.

25 mai.

Quand un homme a prouvé qu'il a du talent, il lui reste à prouver qu'il sait s'en servir.

J'écoutais, hier soir, une petite pièce de Dieudonné qui rappelle Le Pain de Ménage. Dire des choses intimes et les dire si mal, c'est de l'impudeur. Dès qu'un monsieur et une dame parlent sur la scène, je suis gêné s'ils parlent mal.

Je n'ose pas encore m'asseoir sur une chaise aux Tuileries. J'ai toujours peur qu'un monsieur vienne me dire qu'elle est prise.

Supériorité du vers au théâtre : allez donc vous fâcher contre une sottise qui rime bien !

26 mai.

Goncourt. Dîner supplémentaire. Augmentation de 1 000 francs : il faut saisir le préfet de la Seine, les ministres de l'Instruction publique, de l'Intérieur, le Conseil d'Etat. Mais nous ne savons pas rédiger une demande. Poincaré, qui est si gentil, s'en chargera.

Rosny offre à Daudet une étude sur les syndicats.

-- Je vais y penser, dit Daudet.

Toujours gêné de me trouver en présence de cet homme qui n'a pas voté pour moi, mais sa jeunesse et son entrain me sont agréables, et, s'il m'y provoquait un peu, pour lui faire plaisir, je crierais : « Vive le roi ! »

Coppée est mort d'un cancer à la gorge, comme Huysmans.

On parle Académies. Descaves dit que l'élection de Capus est sûre.

Daudet mange beaucoup. Mirbeau ne mange pas le soir. Il a un bobo au doigt. Descaves lui offre son beau-frère. Mirbeau me vante Thadée, « homme exquis et de talent », et prépare un autre coup contre Claretie : vous verrez !

On parle du Prix Goncourt. Bourges, qui a l'air d'avoir une cour de petits jeunes gens, trouve que L'Enfer est un livre raté, à moins que ce ne soit Hennique. Daudet fait des calembours, d'ailleurs spirituels, et Descaves s'agite.

- Il n'y a que Rubens qui résiste à Velasquez, dit Geffroy.

Quelqu'un dit qu'au Quartier latin une petite femme criait : « Vive Barrès ! Je l'aime, moi, ce vieux-là ! Mon père m'a dit qu'il a été fait prisonnier sous l'Empire. » Elle confondait avec Barbès.

Velléda, de Magre, à l'Odéon. Une défroque pleine de vieux beaux vers, et le même Magre publie dans Le Matin d'aujourd'hui un article intitulé : « Assez de vieilles pièces ! Assez de vieux sujets ! Vive l'histoire de France ! » Et il a accouché de Velléda.

Une salle bien faite. Enthousiasme glacé des poëtes à l'oeuvre d'un poëte. Antoine a le courage de son Cahier des Charges.

La petite femme qui se laisse approcher par le vieux. Quand elle le voit si vieux, elle hâte le pas et se sauve.

Mon nom imprimé dans un journal m'attire comme une odeur.

31 mai.

J'ai visité l'abbaye de Valoires et la chartreuse de Neuville. C'est tout ce que je peux faire pour Huysmans.

A Abbeville, sur le pont :

-- Qu'est-ce que c'est que ça ? dis-je.

-- De l'eau, répond Descaves.

On me présente un peintre, un sculpteur, un architecte, dont, les saluts échangés, je ne sais déjà plus les noms.

Descaves me montre une dictée de son fils. C'est du Jules Renard : La Louée. Le petit Descaves dit : « Oh ! du Jules Renard, ce n'est pas difficile : personne ne fait de fautes. »

Abbeville, le matin : un joli jardin autour du musée, une place qui doit être terrible par une après-midi d'août, des cloches qui exagèrent et qui ont l'air de jouer une polka. Ces messieurs parlent des vieilles maisons en connaisseurs.

Il y a toujours quelque chose de simiesque dans les gestes d'un peintre qui parle peinture. Lefèvre (je crois) amuse avec des anecdotes sur la vanité de Raffaëlli qui invite des professeurs et leur dit : « Parlez-moi mathématiques. » En trois heures, il en savait autant qu'eux.

Le même peintre me dit, à propos de la Somme :

- Oh ! votre goujon qui saute sur l'eau !... Je ne me rappelle pas...

Moi non plus.

L'architecte me dit qu'il aime beaucoup les voyages parce que ça dédouble.

Rue : une église heureusement fermée.

L'abbaye de Valoires introuvable sur la carte. Une jolie ruine. Des boiseries, une chapelle dont la grille vaut beaucoup d'argent. Au plafond, une morille rappelant qu'il y en avait une là où l'on a bâti la chapelle. Et la nature recouvre tout. Jardins en fleurs, arbres de toute beauté. Ces moines ont compris la vie : être inutiles.

Comme moi, comme tous les hommes de lettres, Descaves a horreur des « curieux mélanges de styles ».

Le peintre : Le Sidaner ; l'architecte : Plumet ; le graveur Lepère ; le sculpteur : Pierre Roche.

Quatre autos à la recherche de Valoires. On ne trouve d'abord qu'un moulin. Valoires dans la verdure. Une grande cour pour un chat. Le vieux concierge dans des chambres dont les boiseries valent plus de 60 000 francs. Une photographie sur une immense cheminée.

Apéritif à Campagne-lès-Hesdin. L'adjoint, petit homme court et ventru avec des grosses moustaches frisées comme des queues de cerises.

En route pour Montreuil. On voit des pêcheurs à la ligne.

Mur du monastère. Une plaque où Clemenceau a inauguré un monastère vide. Déjeuner dans la salle à manger de Monseigneur. Vue sur des arbres magnifiques. Visite du monastère. Tous les pavillons, toutes les cellules marqués de grosses lettres, sauf la lettre Q.

6 juin.

A Chaumot.

-- Et vos choux, Philippe ?

-- Oh ! ce n'est pas une année de choux.

-- Pourquoi ?

-- Les pucerons et les boeufs les ont mangés.

-- On fait la chasse aux boeufs et aux pucerons.

-- Ils reviennent. Ce n'est pas une année de choux. Personne n'en a.

-- Arrosez !

-- Quand on a arrosé une fois, il faut continuer. On n'en finirait pas.

-- Qu'est-ce qu'a donc la vache ?

-- Elle breuille.

-- J'entends bien. Mais pourquoi ?

-- Elle s'ennuie. J'ai vendu son veau hier.

-- Que de chenilles, Philippe !

-- Jamais je n'en ai tant vu.

-- Vous les épargnez pour les oiseaux ?

-- Ma foi, j'ai souvent vu deux oiseaux entrer là et en sortir. Je n'ai pas encore pu trouver leur nid.

-- Ils vont se régaler de vos chenilles. Regardez donc ! Votre clou a fait éclater le plâtre.

-- Ce n'est rien. Nous, nous le voyons parce que nous le savons, mais ceux qui ne sont pas prévenus...

-- Y aura-t-il des prunes, cette année ?

-- Il y avait bien des fleurs, mais je n'ai pas regardé si elles ont donné du fruit.

Hier, un orage tel qu'on se croyait dans l'eau et dans le feu. J'allais d'une porte à l'autre, suivi de Marinette. A un coup de foudre qui éclate, je sens comme un choc aux pommettes. On fait le gros dos. Philippe affecte de ne s'occuper que du vent et de l'eau qui tombe, ou de la grêle qui fait bien du mal. Il ne parle pas de la foudre qui tue, qui a tué un homme, hier, à Moraches, dans une auberge où ils s'étaient réfugiés une douzaine. Il semble dire : « Ce n'est rien », pour la calmer.

Coppée a dit exactement ce qu'il voyait, mais il ne voyait pas.

Orage. Cette maison n'a pas été frappée depuis qu'elle existe, depuis plus de cent ans. Pourquoi le serait-elle ? Eh ! oui, mais la réponse peut être un coup de foudre.

8 juin.

Les hommes de talent qui font ce que les hommes originaux ne veulent pas faire.

style. Les grosses syllabes lourdes qui assourdissent et empêchent d'entendre la phrase.

9 juin.

Le Paradis, c'est un château en Espagne.

La vérité créatrice d'illusions, c'est la seule que j'aime.

Elle se croyait la belle blonde de Chitry. Elle va à Paris, voit les jolies filles du trottoir, se regarde aux miroirs des magasins et se trouve moins bien. De retour à Chitry, elle l'avoue naïvement.

-- Je suis moins belle à Paris qu'ici, dit-elle, mais je crois que ça vient des glaces.

Ma mauvaise humeur inaltérable.

Elle fait sensation. C'est une grue, une vraie grue de Paris. Elle fait tous les jours la noce pour vivre, d'abord débauchée par un monsieur qui a quelque argent. Elle porte un corsage en dentelle d'Irlande.

-- Il y a, dessus, tout comme des « essculptures », dit sa mère.

On croit même qu'elle est en carte, qu'elle s'est fait faire des cartes de visite à la préfecture.

Orgueil de la grue qui reparaît dans son village, qui fait son entrée au bal. Toutes les petites filles, sous la présidence du maire qui fait des études de moeurs, la lorgnent avec envie.

-- Ce qui prouve que le vertu n'est pas récompensée, dit Baïe.

-- Dans ce métier-là, ma fille, il ne faut pas qu'elle le soit.

Si j'étais toujours littérateur avec eux, ce serait toujours drôle, mais parfois je ne suis qu'un homme, et c'est pénible.

Je ne cherche pas à situer les paysans. Ils sont tous les mêmes. Leur cerveau a l'air de fonctionner plus lentement, autrement que le nôtre, voilà tout. Ils ont un orgueil, une bêtise spéciale. Je note. Mais, à mon goût, leur mauvais langage est leur moindre originalité.

C'est le patois de leur pensée qui m'amuse, et non celui de leur langage ; c'est leur âme, et non leur signalement extérieur.

Dans tous les pays, ils ignorent de la même façon.

Je pressure ce pays, mais il me mange.

Mariette se gâte. Elle a dit à des jeunes filles qui l'ont répété :

-- J'ai un amoureux. Il est tellement bien qu'il ne veut pas dire son nom de famille. Il s'appelle Henri, de son prénom. Il est dans les autos ; le dimanche, il me promène en bateau sur la Seine.

Et elle y pense. En faisant sa malle elle a oublié des tas de choses. Elle n'est pas de mauvaise humeur, mais elle semble préoccupée. Elle ne vient plus travailler, comme naguère, près de « Madame » et de « Mademoiselle ».

Voilà où l'ont menée le théâtre et les lectures. Chaque fois qu'elle revient du théâtre, elle voudrait être actrice. Elle dit à Baïe :

-- Vous avez bien tort, vous qui le pouvez.

Et elle a lu, ces temps derniers, Quand on aime, de Decourcelle, et Le Capitan, L'Héroïne, de Michel Zévaco. Elle est perdue. Il faut la sauver.

Fil de la Vierge : rayon de lune gelé.

L'hirondelle et son petit air de curé.

Nuit. Tout à coup, on croit entendre le son d'un tambour.

Un cercle de chats blancs couchés à l'horizon.

Un boeuf énorme avait une marguerite à la bouche.

La lune est encore toute seule dans le ciel bleu sombre, sans étoiles. Vénus elle-même hésite.

Que lui dire ? Je ne peux pourtant pas aboyer.

Celle-ci ne veut se marier qu'avec un monsieur qui ait un chapeau qui reluit.

A une vieille fille : « Je vous appelle mademoiselle, et vous avez peut-être une douzaine d'enfants. »

Toute médaille a son revers, excepté la lune, peut-être.

17 juin.

Les hommes ont toujours peur de Dieu, qui ne sait pas les apprivoiser.

La gloire, c'est la fumée sans feu dont on parle tant.

18 juin.

Je dis à Philippe :

-- Nous sommes les seuls à n'avoir pas de petits pois.

-- C'est le blanc qui s'est mis dessus.

-- Le blanc ? Qu'est-ce que c'est que ça ?

-- Une maladie.

-- Et il n'y a rien à faire ?

-- Pas grand-chose.

-- Et les framboises ! On ne vit pas de framboises, mais c'est un bon dessert. Elles sont mangées par les liserons.

-- Si on veut les soigner, il faut les déplacer, dit Philippe.

-- Qui vous empêche ? Vous ne soignez que vos cornichons. C'est bon, un cornichon, mais on en a vite assez.

-- Commandez-moi.

-- Il faudrait être tout le temps sur votre dos. Votre jardin n'a jamais été aussi sale.

Il baisse le nez et attend la suite, mais je me sens si mal à l'aise qu'elle n'ose pas venir.

Les moutons toussent comme des vieux.

21 juin.

La phrase ne peut être que le filtre de la pensée.

C'est peut-être aux cabinets que j'ai pris, par ennui, mes meilleures notes.

22 juin.

Regardez le menuisier planter un clou, le maréchal en arracher un, et dites-moi par quel miracle ces mauvais ouvriers ont pu tout de même gagner leur pain sec.

De l'ancienne cuvette des cabinets :

-- Ça va nous faire une belle terrine, dit Philippe. Elle n'est pas sale : vous l'avez lavée assez souvent !

Le maréchal. Vulcain. Au premier coup de marteau qu'il donne, sa chemise s'entrouvre et le poil de sa poitrine se hérisse.

-- Oh ! nous, dit Mme P..., nous ne voyons aucun artiste.

Maintenant, c'est le mouton qu'on demande à P.... Il ne fait que des moutons. On ne veut plus que des moutons. L'Amérique crie : « Des moutons ! Surtout, donnez-nous des moutons ! »

-- Je suis croyante, dit-elle, mais pas pratiquante... Vous savez, lui, un curé savant, un de ces curés qui ne s'occupent pas de politique...

-- Ni de religion, dis-je.

Elle fait copier ses chapeaux sur ceux de Mlle Diéterle.

26 juin.

Dans ce coin du monde qu'est un village, il y a à peu près toute l'humanité.

L'idée que tu es morte me donne tout de suite envie de mourir. Un jour, très bien vivante, tu me trouveras mort.

Si je te trompais avec une autre femme, je regarderais tout le temps de ton côté.

Je t'ai aimée comme la nature, je t'ai regardée comme un bel arbre, je t'ai respirée comme une haie en fleurs, je t'ai savourée comme la prune ou la cerise.

Tu es heureuse quand, sur ton beau visage, tombe une grosse pluie orageuse de baisers.

On lui porte une paire de souliers à ressemeler.

-- Bien, madame, dit-il. Je vais y mettre tout de suite mes ouvriers.

Le pauvre homme est seul.

29 juin.

Orage. On n'aime pas ceux qui disent : « Je n'ai pas peur. » Pourquoi n'auraient-ils pas peur comme tout le monde ? Et on cherche, dans ses souvenirs, de quoi les inquiéter.

Petit bénéfice de la peur : essayer de donner du courage aux autres.

Le lis est blanc même la nuit.

Le beau matin. Levé ce matin à 4 h 1/2. Une névralgie faciale m'empêchait de dormir. Voici exactement ce que j'ai noté.

D'abord, par crainte du ridicule, je dis à Marinette que j'allais aux cabinets.

Le soleil : un point. Le coq enroué. Le petit lapin. Ceux qui se lèvent.

Pris de bâillement, je faisais à la nature de grandes bouches rondes comme le trou du petit lapin. De sorte qu'à huit heures j'étais au lit, comme toujours.

Les nuages se dressent en cercle comme des caniches blancs démesurés.

Se lever matin, oui, c'est assez drôle, une fois, si ce matin-là on se recouche.

J'ai positivement vu s'ouvrir les lèvres d'un lis où perlait la sueur.

Ma fenêtre déjà ouverte ! Philippe va croire aux voleurs.

Léger froid aux pieds. Nuage accroché au clocher. Déjà les chevaux et les boeufs mangent.

La pie dans le pré, le loriot, le coucou. Pendant la nuit, ils sont redevenus plus familiers. Ils croyaient l'homme disparu.

Le bouillon blanc a brûlé toute la nuit et ne s'éteint pas. Feuilles fripées.

De son temps, au XVIIIe siècle, Rousseau, je ne dis pas. Aujourd'hui, le soleil ne se lève plus comme ça.

1er juillet.

Petite ville. Très bigote, cette dame a toujours toutes ses clefs dans sa poche. Tapisserie : une belle Sainte Vierge écrasant un serpent. Quelle gêne, si sa bonne va au même Paradis qu'elle !

Une pie propriétaire de tout un pré.

Orage. Eclair à cinq branches.

Pourquoi n'avoue-t-on pas sa peur de l'orage ?

De petits nuages éclatent sous de gros et font de la fumée comme des cartouches.

Marinette peut lire du Rosny, et, de temps en temps, elle lève un oeil du côté de ma peur.

Impossibilité de rester en place sous cette calotte qui se resserre.

5 juillet.

Le véritable égoïste accepte même que les autres soient heureux, s'ils le sont à cause de lui.

7 juillet.

Elle est très malheureuse : le comte ne la salue pas.

Elle guette son arrivée à la messe, et on l'entend dire : « Presse-toi, Eugène ! Le voilà. » Et elle se place bien en vue, tirant ses gants, mais le comte ne la voit pas.

Elle sort avant lui de l'église et l'attend, mais le comte ne la salue pas.

La tendre lumière du matin où toutes les couleurs paraissent à leur avantage.

La bergeronnette avec ses petites pattes en fil de laiton.

Critique. Marinette dit :

-- Je n'aime pas beaucoup Bourget ni Abel Hermant. Pourquoi ? Je ne sais pas.

-- Et Barrès ?

-- Je ne le connais pas. Je m'imagine qu'il doit être difficile à lire. Les Rosny sont durs, mais ils m'intéressent. Les Margueritte : trop longs : J'aime Maupassant : c'est simple et clair.

La vanité est le sel de la vie.

8 juillet.

Visite du petit vicaire de Corbigny, gras, pâle et bafouilleur.

-- J'ai lu La Loi, dit-il. Nous n'étions pas des fonctionnaires. On nous a volés.

Ce sont des êtres qui donnent tout de suite envie de les flanquer à la porte. D'ailleurs, il parle si vite que je ne comprends pas un mot de ce qu'il dit. Que ne lui ai-je pas dit : « Monsieur, on ne traite pas avec des voleurs. Ça ne me regarde pas ! »

-- Alors, qu'êtes-vous venu faire ici ?

-- Je ne sais pas comment ça s'arrangera.

-- Très simplement, comme la loi l'ordonne, dis-je.

-- On peut louer le presbytère comme on veut.

-- Non, monsieur. Il y a le préfet.

-- Il ne peut rien.

-- Alors, soyez maire de la commune.

Ils ne savent ni parler, ni écouter.

On le tient à l'oeil : il cherche les femmes.

Vaincus et fiers comme des paons. Il faut avoir la défaite modeste.

A Saint-Honoré-les-Bains, du 15 au 18 juillet.

Mariette veut s'en aller. Je lui demande :

-- Êtes-vous mécontente de quelqu'un, ici ?

-- Non. Je veux m'en aller !

Elle trépigne et frappe du poing sur le buffet.

Longue scène fatigante. Je parle en papa.

-- Embrassez madame.

-- Je veux bien, et lui demander pardon, mais je m'en irai. Si, monsieur ! Si, monsieur !

-- Vous réfléchirez cette nuit. Si vous laissez madame ainsi, vous vous conduirez comme une ingrate et malhonnête petite fille.

Le lendemain, elle répond au bonjour de Marinette par un : « Je pars aujourd'hui. Que madame visite ma malle ! »

Elle est colère et tête de bois. La nuit n'a fait que du mal. Elle ne s'occupe de rien, ne touche pas au ménage. Je me fâche :

-- Ne soyez pas insolente. Fichez-nous la paix avec votre malle ! Tout ce qu'il y a dedans, vous le tenez de madame. Je vais chercher votre père.

-- Ce n'est pas lui qui m'empêchera de m'en aller !

Je cours le chercher. C'est la mère qui vient.

-- Ce n'est pas gentil, ça, ma fille, dit-elle. Tu vas demander pardon et tendre la main.

-- Je veux bien, mais je m'en irai.

Ça recommence ! Cette petite, si douce, a une figure de révoltée presque tragique.

-- Regardez-la ! dis-je. Je sais ce qu'elle veut, moi. Je la retrouverai à Paris. Elle sera (j'allais dire : grue ; je dis) dans la misère.

-- Ça se peut, dit-elle.

Elle devient effrayante. On la tuerait. Sa mère ne comprend plus.

-- Non ! dit-elle. Elle n'ira pas à Paris.

-- Elle se sauvera.

-- Et les gendarmes ! Non, elle ira à la ferme, sous mes yeux.

-- Tu vas voir ! murmure Mariette, les lèvres serrées.

-- En voilà assez, dis-je. Marinette, paie-lui son mois.

-- On ne me doit pas mon mois.

-- Elle restera, dit sa mère. Ne lui payez rien.

Quelques instants après, elle s'en va avec sa mère. Nous partons pour Saint-Honoré.

-- Quelle fessée je lui donnerais, dis-je, si j'étais son père

-- Nous avons eu quelques paroles, dit Philippe, mais c'est encore moi qui reste le plus longtemps chez vous.

Saint-Honoré. Le monsieur qui connaît le directeur de la Compagnie de l'Ouest.

La religieuse qui sue tellement des pieds qu'en se levant de table elle laisse une trace humide sur le parquet.

La vieille qui n'arrive pas à lier conversation. Le vieux qui lit La Croix, mange comme un lapin et n'en perd pas une bouchée.

Rentrée à Chaumot le 23 juillet.

24 juillet.

Marinette, sur ton doigt de ménagère agile la bague est comme un chardonneret au bout d'une branche.

27 juillet.

A sa première messe, le nouveau curé a promis d'être bon comme Jésus-Christ.

Mariette. Sa mère dit maintenant

-- On la jalouse, et non seulement les filles du pays, mais les gens de la haute, parce qu'elle s'habille bien et qu'elle est belle.

Elles viennent avec une charrette.

-- Nous venons chercher la malle.

-- Et son père qui m'avait dit qu'elle rentrerait ?

-- Oh ! elle veut bien, mais il a dit que vous poseriez des conditions. On veut savoir. J'ai réfléchi. On change.

Elles sont de mèche.

-- Mariette, vous voulez rentrer chez nous pour qu'on vous ramène à Paris. Ensuite vous filerez.

-- Oh ! non, monsieur.

-- Je suis plus vieux que vous. Je me connais en physionomies. La vôtre n'est pas bonne. Ce n'est pas la tête d'une qui se repent.

Elle ne répond pas.

-- Alors ?

-- On fera ce que monsieur voudra, mais je veux bien rester.

-- Vous reprendrez votre service sans arrière-pensée ?

-- Oui, monsieur.

-- Pourquoi avez-vous amené la charrette ?

-- Mon homme nous avait dit de venir chercher la malle, répond la mère.

-- Il a dit ça, et vous dites que Mariette restera ? Il faudrait d'abord vous entendre. Lequel des deux est le maître ?

-- Oh ! je fais ce que je veux, mais c'est lui le maître.

Je protège Marinette, mais c'est à elle de décider.

-- Emportez votre malle, dit-elle. Ça recommencerait. La figure de Mariette ne me fait pas bon effet. La vie serait insupportable.

Elles font trois voyages. Il y a une malle et quatre ou cinq cartons.

Elles sont tout de même un peu émues, et les yeux se piquent de rouge.

-- Nous vous regretterons, Mariette.

-- Moi aussi, monsieur.

-- J'espère que vous n'aurez pas trop à nous regretter. Enfin !... Vous savez que je peux des choses. Si jamais vous avez besoin de moi...

Une fumée courait sur le pré comme une troupe de petits veaux.

28 juillet.

L'oie : ce que nous avons de mieux en fait d'autruche.

-- Mon interne, dit Fantec, s'est aperçu que je suis ton fils. Il est allé au Théâtre-Français. Il a vu Le Plaisir de rompre. Il m'a demandé : « Est-ce que vous n'êtes pas vaguement parent avec ce Jules Renard ? » J'ai répondu : « Vaguement. »

-- Si vaguement qu'il a dû croire que tu te vantais.

30 juillet.

Première apparition d'Augustine qui va se mêler à notre vie. L'aspect d'une bonne fille de ferme. Elle est venue « de son pied ». On s'étonne qu'elle n'ait pas amené sa vache. Elle était chez des cafetiers de Corbigny. Ils refusent de lui donner un certificat. La femme, qui a des ennuis, boit le vin blanc.

Elles disent toutes : « On peut me dire ce qu'on veut. »

Augustine ajoute :

-- Moi, d'abord, quand on me « jure », je pleure.

Sa figure de grosse fille pas dégourdie s'éclaire quand elle dit :

-- Je voudrais voir Paris.

Elle a le sourire.

-- Je voudrais voir ce que c'est que cette ville, oh ! pas pour y rester tout le temps, et je reviendrais à la campagne.

-- Y connaissez-vous quelqu'un ?

-- J'ai un cousin qui travaille rue de Sèvres.

-- Ce n'est pas près de chez nous.

-- Oh ! ça ne fait rien.

Ragotte dit d'elle :

-- Elle n'a pas le « parlement » vif, mais elle est plaisante.

Augustine dit encore :

-- Je me suis dépêchée parce que je sais qu'il vient beaucoup de bonnes se présenter chez vous, et que celle qui est sortie voudrait bien y rentrer. Vous pouvez demander à qui vous voudrez. II n'y a rien à dire sur mon compte.

Juste assez d'instruction pour faire une bonne illettrée dans trois ou quatre ans, dès qu'elle aura oublié ce qu'elle sait, c'est-à-dire presque rien.

La figure grumeleuse, bien débarbouillée au savon de Marseille.

Elle va entrer chez nous avec son petit baluchon, dans une maison où nous sommes quatre inconnus, sans compter Philippe et Ragotte qui peuvent être des ennemis, et c'est nous qui prenons des précautions contre elle ! A nous la crainte et les défiances !

-- Je l'aime mieux que l'autre, dit Ragotte. L'autre avait trop de falbalas.

Je travaillais à Saint-Honoré à cause de la galerie, qui pourtant ne me connaissait pas. Je veux que la gloire paie tout de suite. J'aurais été un grand homme si j'avais aimé la reine.

Les livres n'ont pas de saveur. Ils ne m'apprennent plus rien. C'est comme si on offrait à un peintre de copier un tableau. O nature ! Il ne me reste que toi.

Livres. Il suffit de lire les cinquante premières pages et de découper le reste.

31 juillet.

Papillon, fleur vagabonde.

Lent comme un chariot vide qui n'a rien à rentrer.

Le bras que je voudrais tendre vers mon manuscrit est comme paralysé.

Rien ne me dégoûte plus que mes ébauches de manuscrits : des oeufs écrasés avant d'être pondus.

1er août.

Augustine n'aurait pas voulu entrer hier, vendredi, mauvais jour. Très étonnée parce que Baïe la prie de tirer un seau d'eau et lui dit merci.

Elle se lave les pieds une fois par semaine. Elle se les lavera plus souvent, si on veut.

Elle a dix-sept ans. Elle est en place depuis cinq ans. A treize ans, elle tirait vingt vaches dans une ferme.

Son rêve : avoir un livret de Caisse d'épargne. Sa première course à Paris sera pour aller en chercher un. Jusqu'à présent, elle n'a pas pu. Elle envoyait tout à son père qui, à quarante-quatre ans, est malade d'un cancer.

Pas de malle, un baluchon. Rien à se mettre.

Faire une commune idéale, oui ; mais avec quoi ?

L'angoisse qui se nourrit de rien.

J'avoue que parfois la nature m'embête. C'est une saveur de plus que je lui dois : celle de l'ennui.

Lune verte d'un soir glacé.

3 août.

Un peuplier, toutes ses feuilles retroussées au vent, va traverser le canal.

Des heures lourdes où la visite du poëte Ponge lui-même serait une distraction.

4 août.

Le seul livre parfait, c'est moi qui l'écrirais, si je pouvais.

A douze ans, Augustine gagnait 40 francs par an, dans une ferme. Une place dont une fille sort « embarrassée », dit-elle, c'est-à-dire enceinte.

Attirée et inquiétée par Paris. Elle a peur d'être assassinée.

Ce qu'elle gagnait dans ses premières places, elle le dépensait en souliers et en espadrilles.

-- Y a-t-il un grenier pour faire sécher le linge ? On ne peut pas le faire sécher dehors, dans la mauvaise saison.

-- Ni dehors, ni dans un grenier. C'est la blanchisseuse qui le rapporte tout sec, repassé, plié.

-- Alors, dit-elle, quoi donc qu'on fait, nous, les bonnes, à Paris ?

Elle a quatre chemises. Elle va s'en acheter six sur son prochain mois.

Elle demande si, à Paris, nous avons une vache.

-- Paris, dit-elle, ça doit être si joli, le dimanche !

-- Comme les autres jours.

-- Est-ce que, le dimanche, ils ne sont pas en fête ?

-- Pas plus qu'en semaine.

5 août.

Cinéma. Sur un bateau. La famille mange. Le petit a envie de sier. Le frère aîné le mène parmi les troncs d'arbres, le déculotte, lui relève la chemise, se sauve, (la chemise retombe), la relève, se sauve. Le petit s'accroupit, change de place plusieurs fois, regarde par en dessous, se déplace encore, enjambe les poutres, se pose un peu, ici, crie enfin : « Ça y est ! » et, chemise rabattue, culotte maintenue, revient, dansant sur la planche qui branle, rapporte son derrière à sa famille et reprend sa place au déjeuner.

Philippe a l'air de pouvoir dormir en piochant, à petits coups, ses oignons.

Augustine rugueuse, boutonneuse, comme une forte fille qui jusqu'à présent ne s'est nourrie que de salé.

Elle mange trop. Après le déjeuner elle est « gonfle », un peu ahurie, et elle bâille.

Elle ne lira pas les journaux : elle a trop peur.

Comment va-t-on au troisième par l'escalier sans passer par le logement des autres ?

-- Depuis que je suis ici, dit-elle, tous les jours je mange quelque chose que je ne connaissais pas. Si je courais depuis la dernière fois que j'ai mangé du poulet rôti, je serais loin !

A Paris, c'est surtout des « masques de Carnaval » qu'elle aura peur. Il parait qu'il y en a, qu'il y en a !...

Six heures du soir. Les ombres ont l'air de chameaux.

C'est à l'école qu'ils devraient faire, tous les deux ans, vingt-huit jours.

En été, certains soirs ont des sonorités d'hiver. La nature se trompe.

11 août.

Notre métier est dur, mais il est encore plus facile d'y gagner de l'argent que d'écrire un beau livre.

12 août.

Philippe a eu froid cette nuit, ayant laissé la porte ouverte. Quand il s'est réveillé, ses dents claquaient, ou plutôt, comme il dit, les dents lui « remuaient dans la gueule tout comme des joncs ».

-- Ce n'est pas étonnant, dit Ragotte. Il a tout le temps les jambes en l'air, et il rejette l'édredon et les couvertures sur moi.

La chauve-souris a toujours l'air de voler entre quatre murs.

Une note à prendre ! Mais on ne trouve pas un crayon dans la nature.

Il se raccommode lui-même : il fait un noeud à sa culotte avec de la ficelle.

Quand le baromètre est au beau, je n'y touche pas.

23 août.

La mère d'Augustine conseille bien à Marinette de ne la laisser sortir que pour les commissions. Elle ne connaît personne ; elle n'a pas besoin de sortir le dimanche.

-- Si elle désobéit, renvoyez-la-nous, dit-elle.

26 août.

Je n'ai jamais pu me retenir de sauver une mouche prise dans une toile d'araignée.

Ragotte, élégante comme un oeuf sur son gros bout.

Philippe, déboutonné comme le prince de Galles, mais plus bas.

Augustine, qui s'est levée trop tard, arrange tout en retardant l'horloge de trois quarts d'heure.

Dijon. Quand je pense que j'essaie de prouver au cocher que tous ces ducs de Bourgogne ne m'em... bêtent pas !

Il n'y a qu'un endroit où ça m'agace qu'on me demande mon nom : le bureau d'un hôtel.

Je n'ai regardé que le tilleul qui a quarante mètres de tour. Quinze, c'est assez.

On va au pied du monument. On lit sur le guide ce qui le concerne, mais on ne regarde pas le monument.

L'ouvrier a l'air de vivre, si on le compare au paysan mort.

Bussang, sa beauté. L'herbe y est toute l'année comme chez nous au printemps. L'Allemagne à deux pas. Un trait, et c'est un autre peuple. On dirait du Pascal.

Des vaches comme cramponnées à la montagne.

Regards obliques des ouvrières « aux pièces » aux oisifs qui leur font des visites.

28 août.

Je ne suis, de ma nature, ni observateur, ni ironiste. Je vois mal, et j'ai la réplique vraie, c'est-à-dire pauvre. Ce n'est qu'après que tout s'arrange.

Philippe regarde toujours le chien comme un chien ; moi, je le prends peut-être trop pour un homme.

Non seulement je ne suis pas observateur, mais j'ai peur d'observer, et je passe exprès à côté d'admirables notes à prendre dans ma famille. Je refuse de regarder, j'aime mieux rompre.

Je n'ai qu'une ironie de ruminant. Je ne m'amuse qu'au souvenir des choses.

Orage. Les éclairs dardent leurs langues dans la maison jusqu'à mon visage.

La Bruyère, le seul dont dix lignes lues au hasard ne déçoivent jamais.

Je ne me sens qu'au bord de la vérité.

Je ne trouve aucune saveur à ce que j'imagine.

Je laisse pousser l'herbe dans mon jardin.

Des étrangers qui viennent dire aux gens de mon pays qu'ils ne me connaissent pas.

La promenade fait de la tête un panier à idées qu'on secoue.

« Un brin de fille », ce devrait être une fille maigre.

Ragotte, qui s'ennuie aujourd'hui, ne sait pas « où fourrer ses viandes ».

29 août.

Voilà maintenant que je voudrais avoir, dans un coin de mon cabinet de travail, une toute petite couchette de fer, comme un grand capitaine.

Pour faire un tout petit peu de bien, il faudrait être un grand saint.

3 septembre.

Quand je pense que, ce matin, je suis entré à la mairie sous prétexte de prendre un papier, en réalité pour faire voir à ces officiers que je suis décoré !

Mais il y avait un colonel qui portait une belle croix nature : c'est bien fait !

Invité un capitaine et un lieutenant à prendre le café. Je suis allé les chercher jusque dans la rue !

Causerie où, à peine assis, on sent le froid. Un léger effort pour devenir militariste, et, de leur côté, pour devenir libéraux, ouverts à toutes les idées. On parle de tout : du pays, du filtre Pasteur, des illettrés, de la guerre. Chacun pousse en avant sa petite personnalité. Le capitaine a voyagé ; il a une femme et un enfant. Le lieutenant parle d'une conférence qu'il a faite, de « sa conférence ».

Moi, je risque un bout d'oreille de monsieur au courant des dessous du journalisme. Tout cela ne rend rien. Ils en savent autant que moi. Ils n'ont pas la curiosité de savoir. Le lieutenant surtout est froid. J'entends :

-- Monsieur le maire, permettez-nous de nous retirer.

Monsieur le maire ! Mais ils savent que le propriétaire du château est un capitaine, et son nom, et qu'il est très riche.

Monsieur le maire ! Je n'ose même pas leur tendre la main.

-- Qu'est-ce que cette lettre personnelle, Augustine ?

-- C'est une lettre d'un ami de mon cousin.

-- C'est la même écriture qu'il y avait sur des cartes postales, sur une photographie. Vous mentez.

-- Il en a envoyé une à ma mère, à mon père.

-- Votre mère ne sait pas que ce jeune homme vous écrit.

Elle avoue.

-- Qu'est-ce que vous voulez faire ? Est-ce votre fiancé ?

-- Oh ! non, madame.

-- Vous voulez donc être sa bonne amie ?

-- Oh ! non, madame. Il m'a vue voilà deux ans. Il se met à m'écrire. Je lui dirai de ne plus m'écrire.

-- Il viendra à Paris.

-- Oh ! non, madame, je l'en empêcherai bien.

-- Vous avez avancé l'horloge.

-- Oui, madame.

-- Vous avez menti pour les cartes postales, pour la photographie, pour la lettre.

-- Oui, madame.

-- Je n'ai plus confiance en vous. Il vaut mieux que vous vous en alliez.

-- Non, madame. Je ne veux pas m'en aller. Où est-ce que j'irais ? Maman ne me recevrait pas. Ah ! bien, je vais lui écrire de me laisser tranquille.

Elle est bien, ici. Elle aime cet ouvrage-là : on en voit le bout.

4 septembre.

L'hirondelle que la pluie ne touche pas.

Il ne sait pas si Rostand est mort.

-- Ça n'est pas laid, dit-il de Cyrano.

Il lirait bien, mais ça l'endort.

-- Il ne joue pas mal, ce type-là, dit-il de Coquelin.

Il ne connaît Guitry que par moi, c'est-à-dire mal.

-- C'est comme Monsieur Vernet, dit-il. Il faut en avoir, une tête, pour monter ces machines-là !

11 septembre.

Ragotte gagnait 15 francs chez sa vieille dame. On l'avait mise là de confiance. Elle était bien nourrie, et, en gardant les cochons, sauf votre respect, elle mangeait des bons quartiers de pain dans les fossés.

Philippe ne lui donne jamais un sou. Il achète le pain, mais pas les lendemains de lessive : Ragotte a dû recevoir des sous de la dame.

Le petit gazouillement d'une oie qui s'endort. Elle se laisse tomber sur le ventre, donne encore quelques coups de bec à l'herbe, se frotte le dos avec son cou qui reste sous l'aile, se puce du bec et s'endort. Au moindre mouvement elle s'inquiète.

Double oeillet dans le nez. Boutons de bottine dans la tête.

12 septembre.

Cheval hirsute, coiffé en souteneur.

21 septembre.

Rentré à Paris le 18. Société des Auteurs. De Flers et Caillavet s'arrondissent de plus en plus ; ils montent à l'assaut en roulant.

Paul Hervieu me tend la main.

-- Je vous remercie d'être venu, dit-il, et de ne m'avoir pas fait d'opposition.

-- Je n'y ai rien compris, dis-je. Je ne vous ferai jamais d'opposition sur des questions que je ne comprends pas.

Gérault-Richard, ne voulant pas me payer 400 francs, feint d'être lié par sa parole à Gignoux et cherche à me persuader que je ne pourrais pas suivre les premières.

-- Donnez-nous ce que vous voudrez, dit-il, les crottes de votre esprit.

-- Je n'ai que des perles.

-- Des perles si vous voulez. Ça nous est égal.

Relu hier soir du Taine et du Gautier. Combien Gautier est supérieur ! Il a le mot exact de la couleur qu'il faut. Il a les mots de toutes les couleurs, et il sait les choisir. D'ailleurs, il ne suggère pas : il peint directement. Taine s'applique. C'est vraiment un fort en thème latin, mais la postérité n'aime pas beaucoup ça.

C'est très théâtre, c'est-à-dire très faux.

L'art est un enseignement : il fait voir au lecteur.

-- Tu n'as pas peur ?

-- De quoi ?

-- De tout.

Rien que des succès, pas une oeuvre.

De bon service, la Chalude s'offre à passer la nuit, mais avec quelqu'un pour causer. Une fois dans le fauteuil, le café là, elle abrutit le malade de ses paroles. Le matin, elle retourne à son ouvrage ; elle en est quitte pour bâiller deux ou trois fois de plus dans la journée.

Le coq lui-même dormait. Seul, j'étais éveillé dans la nuit. Ombres qui ne disent rien et qui m'en veulent. Filet de lumière. Reflet de neige. Gens que je ne connais pas. Cette main qui s'agite au bord du volet.

A ce moment le coq chante. La lumière. La main est une feuille de vigne.

Le coq avait chanté aux parois sonores de mon coeur, et je me rendormis en paix.

La rêverie, c'est mon engrais.

L'art : pousser un peu du doigt la vérité.

Je n'ai pas de grands malheurs, mais c'est ma façon de les sentir qui est importante.

Femme auteur abondante : elle donne le bon à traire.

-- Oh ! je comprends bien que Madame se méfie, dit Augustine, mais je ne serais pas voleuse pour un pantalon. Madame peut regarder : je n'en mets pas.

« Je croyais que j'allais être embarrassée à Paris, mais pas du tout : je m'y plais bien. Ce n'est pas si laid que ça ! »

22 septembre.

Paris. Beauté du Luxembourg. Fleurs sur les murs. Musique. Toutes ces femmes assises ont au coeur quelque chose d'agréable, un souvenir, une attente.

« Je suis arrivé à un âge, dit Tristan, où l'on ne compte plus sur ses projets.

« Je suis allé à Belle-Isle voir Sarah. Elle n'y était pas, mais j'ai vu des prisonniers. Ils ont créé une musique, vont aux concours des villes voisines et gagnent des prix.

« Les pierres de Carnac, ça ne donne même pas l'impression de l'encombrement. »

Taine voulait avoir des impressions de voyage. Gautier les avait.

Loti est un artiste, Bourget, un intelligent.

Un critique, c'est un peu un soldat qui tire sur son régiment, ou qui passe du côté de l'ennemi, le public.

25 septembre.

Cet homme sinistre travaille tout le temps et croit qu'il fait quelque chose.

Un préjugé, c'est une vérité qu'on affirme trop. Il y a des vérités partout, mais il ne faut pas trop y croire, ni surtout y tenir.

Guitry, au fond, est un réactionnaire. Il aime les marquis de Bourget, ces beaux pantins qui peuvent avoir raison pendant cinq actes sans dire un mot de vrai.

Il faut se prêter de bonne foi à toutes les expériences. Il faut admirer une cérémonie religieuse si elle est belle, et non pas l'aimer ou la détester parce qu'elle est religieuse.

Nous avons fait notre éducation, formé notre goût, avec des livres dont la première page était déchirée. On n'en saurait dire ni le titre, ni l'auteur. C'est le vieux roman dépenaillé, qu'on a lu quarante fois en cachette, qui a eu le plus d'influence sur nous.

26 septembre.

Peindre les hommes ! Qu'est-ce que ça veut dire ? Il faudrait peindre le fond, mais on ne le voit pas. Nous n'observons que l'extérieur. Or, il n'est pas d'homme, même de grande valeur, qui, par ses paroles, ses attitudes et ses gestes, ne soit un peu ridicule. Nous ne retenons que ses ridicules. Impitoyable, l'art ne respecte aucune vertu, et, le résumé de toutes les expressions d'art, c'est que la vie semble surtout comique.

Une réflexion de paysan qui éclaire un homme jusqu'à l'âme, comme si son corps s'entrouvrait.

Je ne devrais écrire qu'après avoir entendu un air de musique. Des manchettes ne me mettraient pas en état d'inspiration.

Nos admirations dont nous ne sommes pas bien sûrs. Un simple « vraiment, vous aimez ça ? », du premier venu, nous trouble. Nous sentons que nous nous sommes peut-être trompés. De là à lâcher notre admiration, il n'y a qu'un jeu d'enfant.

Ah ! sauter sur le dos d'un lièvre et filer vers l'horizon

-- Nous allions dans le monde avec Lavedan, dit Guiches, et nous récitions des monologues. Il y avait un orchestre composé de trois musiciens et d'un colonel, comme chef, qui battait ainsi la mesure : « Un, deux, trois, feu ! »

Mirbeau est un réaliste qui traite la vérité sans tact, avec des procédés tout romantiques.

Il ne faut point passer plus de temps à parler d'une pièce que l'auteur n'en a mis à l'écrire.

Je ne suis aimable avec les gens que si je suis bien sûr de leur être supérieur.

Tel qui veut se griser d'air pur, s'enivrer sur les hauteurs, n'arrive qu'à s'enrhumer.

29 septembre.

Je voyage incognito, trop.

Nous nous croyons encore jeunes parce qu'on a déjà du respect pour nous.

1er au 10 octobre.

Je connais aussi l'art de me faire dire des choses désagréables en les disant d'abord moi-même : on dit comme moi.

Voyage à Bayonne. Un pays presque noir à force de soleil. Trop de poussière sur les feuilles ; les haies en sont blanches, et ce n'est pas d'aubépine.

J'aime les Landes entre Bordeaux et Dax. Fougères rousses et bruyères rouges, clairières entre les pins. C'est triste et chaud au coeur.

Arbres nus, avec un bouquet séché au bout, plantés dans les villages. Sée ne peut pas me dire leur nom.

Course de taureaux : triste, noir et dégoûtant. Sée s'en tire en me disant que c'est une mauvaise course. On le voit bien !

Le matador lance, d'un coup de tête, sa calotte en arrière avant de frapper le taureau au bon endroit. Moment dangereux pour le public. D'un coup d'épaule le taureau rejette l'épée mal enfoncée, qui retombe où elle peut.

Edmond Rostand assistait à la dernière course. Il s'était caché au fond de sa loge, dans la peur de n'être pas reconnu. Je ne suis pas allé le voir à Cambo. Il m'aurait peut-être lu Chantecler. ÊEtre seul à connaître cette pièce, quelle responsabilité !

Le jeu de pelote violent, monotone et triste.

12 octobre.

Il est bien difficile de résister à Guitry, mais, grâce à Bourget, on y arrive. Il ne reçoit plus que les académiciens et les futurs académiciens.

L'Emigré, vraiment une très pauvre chose, d'un romancier qui ne comprend rien au théâtre ni, hélas ! au progrès humain.

Un vieux spectateur applaudit à tout ce que disent les officiers. Tout ce que dit un officier est bien.

Dès qu'on le complimente, Guitry se met à raconter de petites histoires, avec des temps d'arrêt pour que le reste du compliment puisse se placer.

Une femme dort à l'Emigré. Allons ! il y a encore des honnêtes femmes.

Les derniers marquis ne veulent pas désavouer tout à fait Bourget : ils envoient leurs larbins à L'Emigré.

-- L'Egypte ? dit Guitry. Des gens qui depuis quatre mille ans se foutent de nous.

-- On vous aime, me dit Mellot. Beaucoup de gens vous aiment et vous ne le savez pas. Ils sont gênés pour vous le dire.

-- Oui, je sais. Ce qu'ils aiment en moi, c'est surtout le talent, et ça ne peut pas être toujours réciproque.

Sée n'a jamais regardé la lune. Au bord de la mer j'improvise un petit cours d'astronomie avec ce vague qui est ma manière.

-- Je suis content, dit-il. Quand je verrai Picard, je lui dirai : « La lune est un astre mort. »

-- Renard, me dit-il, écrivez donc une lettre au libraire de Bayonne pour lui dire qui je suis.

On le prend là-bas pour un gros fils de famille qui n'est propre à rien.

Biarritz, une carte postale. Ils affectent d'admirer la couleur grise des rochers, la nuance de ce coin. Quant à ce qui est vraiment beau, ils le laissent aux profanes.

Qu'est-ce que ça peut me faire que vous soyez patriotes, si vous êtes de malhonnêtes gens ?

-- Le patriotisme avant tout !

-- Mais non : avec le reste. Sans le reste, ce n'est rien.

Paul Acker lui-même reçoit des livres avec « hommage respectueux ».

-- Ça me fait rire, dit-il.

Mais il ne lit que ceux-là.

A Paris-Journal il y a un nègre qui refuse votre carte en vous disant : « Le garçon va venir. » Ce nègre est quelqu'un.

-- Vraiment, vous trouvez bien ce que je fais ? me dit Mauclair.

-- Infiniment intelligent.

-- Ah ! je ne sais plus. Il me semble que je recule. Jamais je n'ai tant douté de moi.

-- Vous n'êtes pas le seul.

-- Je vous laisse le livre à 3 francs parce que c'est vous, me dit le libraire de Bayonne.

Beaux hôtels, belles rangées de tables bien préparées, beaux domestiques. Il serait dommage qu'un client vînt déranger tout ça.

Basques demi-nus tirant du sable de la plage. Boeufs recouverts d'un drap, une peau de mouton entre les cornes.

Capus se présente à l'Académie un peu comme le réactionnaire, ce qui justifierait Hervieu de soutenir Brieux.

D'être Juif, à notre époque, c'est déjà un peu de célébrité.

13 octobre.

Israël, la pièce la plus intéressante de Bernstein, la moins bien faite pour le succès.

Une salle pleine de Juifs qui ne se révoltent pas, au contraire, quand on les abîme sur la scène. Que Thibault, l'ardent antisémite, soit fils de la duchesse de Crancy et d'un Juif, c'est possible, mais ça complique tout de même un peu trop la question juive, qui n'avait pas besoin de ça. Un deuxième acte à la manière du deuxième du Voleur. On dirait l'accouchement au forceps d'une mère qui s'aide de son mieux, se prête avec complaisance aux désirs gradués des docteurs. Un dernier cri magnifiquement jeté par Réjane et l'aveu vient. C'est de l'art intelligent, ce n'est pas de la vie.

Le troisième acte est d'une belle tenue. Je ne me lasse pas des prêtres sur la scène. Je compte sur ce qu'ils vont dire. Le Juif dit des choses pas mal.

Comme le théâtre rapetisse ! Comme le Cercle de la rue Royale m'a paru fade ! C'est pour ça que la noblesse se trémousse ?

Ce que Beaumarchais a fait de mal à la vérité au théâtre ! Boucheur de coins, monologues, paysan fadasse.

Israël, une pièce d'antisémite un peu lâche parce qu'il est de la maison.

Antisémite de race, je refuse de l'être en fait, parce que je ne trouve pas ça très chic. Les Juifs font tout ce qu'ils veulent, excepté des chefs-d'oeuvre : ça, c'est notre spécialité.

Les éclats de voix de de Max sur un fond de monotonie qui éreinte.

Ce raté, le voilà maintenant royaliste. Il lit L'Action Française et admire Léon Daudet. Il compte sur le roi pour toucher le prix de sa fainéantise. Le roi va venir, et les derniers seront les premiers. Il dit qu'il est le plus humble des hommes, mais que personne n'est au-dessus de lui.

-- Quand je n'étais que mauvais, dit-il, tout le monde m'aimait. Aujourd'hui que je suis un homme supérieur, tout le monde se détourne de moi.

Il dit à sa femme :

-- Je veux bien quitter cette maison, mais alors, nous divorcerons. Je ne veux pas te laisser mon nom, dont tu continuerais de te servir.

Son nom, c'est celui d'un couturier, et c'est sa femme qui l'a fait.

Il boude souvent, s'isole, mais est toujours exact à l'heure du repas, et se met à table sans qu'on l'y invite.

Le paysan, c'est un enfant « noué ». Sa jeunesse s'est immobilisée.

L'homme se dépeint par quelques mots qu'il laisse échapper. Dès qu'il fait une phrase entière, il ment.

Il y a aussi l'admiration de l'escalier. Une fois dehors, on peut très bien admirer une pièce qui tout à l'heure vous gênait. Un auteur dramatique est toujours un adversaire. Pendant la représentation on se bat avec lui, on résiste, on triche, on n'est pas beau joueur ; le rideau baissé, on revient peu à peu à la bonne foi : l'auteur a disparu avec son succès. On est en face de l'oeuvre, nette dans la mémoire, dégagée de la salle, des voisins, des odieuses toilettes, des odeurs, des couloirs. Si elle est vraiment belle, elle s'impose. C'est ce qui m'arrive pour Israël. De mon fauteuil, je ne l'ai pas beaucoup aimée, mais elle me revient. C'est une oeuvre. Je suis à peu près sûr que c'est ce que Bernstein a fait de mieux. Oui ! C'est non seulement très fort : c'est aussi très bien.

15 octobre.

Anatole France n'est, au fond, que le premier des amateurs.

C'est surtout en amitié que l'hypocrisie peut durer longtemps. En amour, il ne suffit pas de parler : il faut agir. L'amitié peut se passer longtemps de preuves.

Il y a, à Nevers, une rue qui s'appelle rue du Renard. C'est un commencement. Après ma mort, on s'y trompera peut-être.

18 octobre.

Rouché, le directeur de La Grande Revue, vient me transmettre les compliments de ses lecteurs pour Ragotte et me faire des offres. Il m'achèterait un droit de première vue sur ma copie ; il me paierait ça 1 800 francs par an. Je le sens roublard, hésitant, avare, et, moi, je me sens stupide d'indécision et de modestie, et je le sais.

Et puis, il me demande si j'ai jamais fait de la critique.

Nulle part mieux qu'à Chantilly je ne sens que j'étais né poëte et que, si je n'avais pas eu à vingt ans le phylloxera du vers, j'aurais flanqué une tripotée à Mme de Noailles elle-même.

Nous fûmes reçus avec tant d'allégresse que Marcel Boulenger avait d'avance payé le cocher, et qu'à l'arrivée du train ce cocher avait disparu.

Mme Boulenger va bien à cet admirable pays.

Il y a sur la pelouse des corbeaux qui semblent apprivoisés, et deux alouettes qui semblent chez elles, sur leur tapis.

Beaux cygnes, le dos trop rond, le gouvernail de la queue un peu épais et lourd, mais blancs et gracieux tout de même, purs, sauf au bec rouge et aux pattes gantées de noir comme les bras d'Yvette Guilbert. Les carpes frôlent le ventre des canards et soulèvent l'eau d'une faible houle.

Un paon, conscient et bien dressé, se perche sur l'appui d'une fenêtre, beau sans le faire exprès.

La rivière, la Nonette, a des rives tirées au cordeau, mais elle coule. C'est la nature arrangée ; ce n'est plus la forêt impénétrable. Faut-il s'en plaindre ? Ne faut-il pas admirer cette longue allée sous cette voûte d'arbres ? Et, là-bas, au bout de l'allée, le soleil qui est déjà à fleur d'horizon. Là, en un mois j'écrirais un chef-d'oeuvre. Là, j'aurais beaucoup plus de talent, si je ne mourais pas d'ennui.

C'est beau comme Versailles, et plus varié.

Grandes écuries vides, hautes et fraîches comme une cathédrale.

L'eau limitée par ses bords comme le miroir par sa bordure.

Combat des coqs de Marcel Boulenger. Ils se jettent l'un sur l'autre avec la mollesse d'un dialogue sans verve.

Perspectives qui finissent toutes au même horizon lointain.

Canards au vol aigu et rapide, porteurs de dépêches aux roseaux.

On voit de ces décors au théâtre, mais c'est en carton et facile à faire. Ici, c'est en arbres, l'oeuvre des siècles.

Acker, un homme charmant dont on dit : « Quel dommage qu'il fasse des livres si ennuyeux ! »

N'écoutant que son courage, qui ne lui disait rien, il se garda d'intervenir.

20 octobre.

Capus définit le succès : « La valeur personnelle multipliée par les circonstances. » Il y vient.

L'Ile des Pingouins, quelques pages du meilleur Anatole France à travers le plus mauvais et le plus ennuyeux Anatole France.

23 octobre.

Elle m'apporte son livre. Une petite femme vieillotte, américaine, bavarde, et pourtant timide, car sa voix tremble. Elémir Bourges lui a bien recommandé de m'apporter un exemplaire corrigé. Elle souffre d'une faute d'impression. Elle n'espère pas avoir le Prix cette année, mais plus tard. Elle aimait et admirait tant Goncourt ! Elle voudrait être couronnée un peu par lui à travers nous. Dans sa dédicace elle m'offre avec crainte du rêve, des pleurs, du sang. Pauvre petite jeune vieille !

Mirbeau très frappé par ses crachements de sang noir. Il ne souffre pas. Il mange bien, il doit bien dormir, mais, comme les médecins lui disent qu'il faut prendre des précautions cet hiver, il s'inquiète.

Cet été il était à Contrexéville avec Jaurès et un Russe immensément riche. Jaurès très gentil, toujours aussi mal vêtu, mais, dit Mirbeau, il souffre de son inélégance. Le vrai socialiste peut connaître toutes les joies artistiques. Si Jaurès avait su, il aurait appris l'art de choisir ses cravates.

Mirbeau l'a promené en auto. Jaurès aime beaucoup ça. Il l'a emmené voir, à Epinal, un Rembrandt, merveilleux, mon cher ! Et personne ne le connaît ! C'est admirable !

Jaurès est très bien avec le Russe, qui dit :

-- Je paie 1 500 000 francs au parti révolutionnaire russe pour qu'il me laisse la vie, la vie seulement. Mes biens, dame ! ne sont pas garantis. Grâce à cette somme, je dors à peu près tranquille, mais je cours le risque d'être pendu par le tsar parce que je soutiens le parti révolutionnaire. Les mines de pétrole rapportent 800 % : elles ne peuvent pas rapporter moins.

Il va acheter une partie du Caucase. Il invite Jaurès à déjeuner, et il a la délicatesse de lui offrir un modeste repas que Jaurès puisse lui rendre.

Quand on peut voir si nettement les défauts des autres, c'est qu'on les a.

26 octobre.

On est toujours étonné de voir un homme et une femme rester, côte à côte, silencieux et froids. On oublie qu'ils couchent peut-être ensemble.

28 octobre.

L'image est, dans le style, un germe de corruption.

Le compliment est agréable comme un petit vent du nord, mais il ne fait pas marcher à la voile.

30 octobre.

Je me souviens quelquefois d'avoir été homme de lettres.

31 octobre.

Il y a des moments où tout réussit. Il ne faut pas s'effrayer : ça passe.

2 novembre.

Il faut qu'une note en dise plus qu'une page ; sinon, elle est inutile.

3 novembre.

Qu'est-ce qu'un beau livre que personne n'a remarqué ?

4 novembre.

Dîner Goncourt. Paul Margueritte ne vient toujours pas. C'est, à notre Académie, ce que nous avons de mieux comme Anatole France.

Hennique, Rosny aîné, Bourges, Descaves, Geffroy, Daudet et moi.

Bourges, une pauvre vieillerie en art et en politique. Ses yeux brillent quand il parle avec Léon Daudet de L'Action Française.

-- En somme, dit-il, c'est le seul journal vivant.

Des deux, c'est lui le plus réactionnaire et le plus déplaisant. Léon Daudet a toujours quelque chose de gamin. Dreyfus fait un procès à son journal et lui réclame 200 000 francs. Daudet ne cédera pas. Il est plus antisémite que Drumont parce qu'il est plus jeune. Il bousculerait Meyer et son Gaulois.

Quelqu'un dit :

-- Dreyfus vous fait un procès ! Il ne veut donc pas se tenir tranquille ? Il n'a donc pas assez de Gregori ?

Geffroy seul proteste.

-- Ah ! non, dit-il. Il a bien le droit. A sa place, j'en ferais autant.

-- Moi aussi, répond Daudet.

C'est un milieu où, si l'on ne se surveillait pas, on lâcherait très vite ses amis juifs et les idées auxquelles on doit tenir.

Meyer a dit à Richepin élu académicien :

-- Maintenant, vous pouvez m'appeler Meyer.

On parle de livres.

-- Ce n'est rien, dit Bourges de L'Enfer.

Hennique ne l'a pas achevé. Daudet déteste le voyeur, qui ne l'excite pas, mais il trouve du talent à l'auteur. On fait meilleur accueil à M. V..., mais on les considère, Barbusse et lui, comme des hommes connus. Hennique prétend que Barbusse gagne 18 000 francs à Femina. Mme Bodève n'aura pas une voix cette année. Bourges parle de Miomandre.

Descaves parle de L'Immolé, et de La Blessure dont l'auteur est venu le voir : un gentil petit garçon.

Hennique :

-- Je vais vous dire ce que pensait Goncourt... Je vais vous dire comment faisait Maupassant.

Et tous se plaignent : Geffroy a eu un point, Hennique suffoque le matin, Daudet croit vieillir.

Rosny n'est pas vieux, mais il a déjà l'air vénérable. On l'interroge sur ses livres. Il s'étonne avec nous de se vendre si peu, mais il n'a pas l'air d'en souffrir, et il a une haute conscience de sa valeur.

Bourges se croit un peu méconnu, comme Barbey d'Aurevilly.

Léon Daudet est allé dîner, un soir, au Café de Paris, en bas où l'on mange très mal. Pour être mieux servi, il a fait allusion à l'Académie Goncourt, mais on ne la connaît qu'en haut.

Chez Guitry, à l'Emigré, Capus est de toute beauté.

-- Non, dit-il, Hervieu ne votera pas pour moi. Il est engagé avec Brieux parce qu'il a fait avec lui un four qu'il n'aurait peut-être pas fait tout seul.

Il se lance avec ces vieux messieurs de l'Académie, est incomparable et, tout à coup, s'arrête, se sentant seul, parce qu'ils n'y comprennent rien.

11 novembre.

Tristan me dit :

-- Capus demandait à Vandérem : « A quoi Hervieu doit-il donc sa haute situation morale ? » Vandérem lui a répondu : « Moitié à son caractère, et moitié au vôtre. »

« Capus a dû nous nuire auprès de Guitry et, sinon lui parler de nous avec mépris, du moins insinuer que nous ne sommes pas assez importants ni sérieux. Je n'ai plus aucun plaisir à soumettre à l'opinion de Guitry ce que je fais.

-- C'est peut-être, dis-je, que Guitry n'est pas ce que nous avons cru, un homme de goût très épuré.

-- Oui, c'est un homme qui se tenait bien grâce à nous. Il faut le mettre en selle. »

Tristan trouve délicieux Le Cousin de Rose, et aussi les Mots d'Ecrit. Je devrais étoffer certaines répliques du Cousin, un peu trop rapides.

Hier soir, une lettre m'informe que La Gloriette est presque vendue. Changement de direction. La Gloriette meurt. Espérons que le livre va vivre ! Il est temps de faire retraite à la maison paternelle. Je laisse La Gloriette. Est-ce pour habiter la gloire ?

Léon Daudet ne s'intéresse plus du tout à la littérature. Qu'est-ce que c'est que ça ! Il ne jure que par Maurras, ce Talleyrand, et installe son roi sur le trône. Tant pis si on en fait tuer quelques-uns !

Un homme de lettres ne doit être qu'homme de lettres. Tout le reste est littérature.

18 novembre.

C'est la première fois que je viens au Matin apporter un article demandé. Quel magasin ! Je demande :

-- Monsieur Jouvenel.

-- Monsieur de Jouvenel, rectifient les garçons.

Un monsieur que je connais, et dont je ne sais pas le nom, me salue. Il n'attend rien. Il vient dans cette antichambre pour son plaisir, causer avec quelqu'un de rencontre.

M. de Jouvenel, très cordial, lit l'article et le trouve à son goût. Il me demande des contes. Le public y revient, a besoin d'en lire, n'importe quoi, ou n'importe qui.

-- Les contes ne sont pas bons, dit-il. La jeunesse est sèche. Pas d'émotion. Vous, vous savez.

19 novembre.

Odéon. Conférence de Tailhade. Quelle stupeur ! M. Thiers s'avance, met ses lunettes, lit un discours sans une nuance, déclame avec des gestes de vieux curé et des sourires de cabot. Je n'écoute pas. Le public adore ce qu'il ne comprend pas, si ça lui paraît harmonieux. Une pièce insignifiante de Calderon.

20 novembre.

Augustine dit :

-- Vous envoyez la lettre, madame ?

-- Oui, ma fille.

-- Je ne m'en irai pas chez nous. Ma mère ne veut pas de moi. Pourvu que je gagne ma vie, elle se fiche bien de moi. Elle me calotterait. Je ne veux pas m'en aller.

-- Je vous mettrai dans le train.

-- Je descendrai à la première gare. Je reviendrai à Paris chercher une place.

-- Mais si vous n'en trouvez pas ? Vous ne savez rien faire.

-- Je ne veux pas m'en aller. J'aime mieux être mendiante.

-- Vous vous ferez ramasser par les sergents de ville.

-- Alors, j'aime mieux me détruire.

-- Vous dites des bêtises. Ecoutez, j'ai pitié de vous. Votre mère vous a confiée à ma garde. Cette lettre, je ne la déchire pas. Je la garde. A la première bêtise que vous ferez, je l'envoie à votre mère, sans vous prévenir. Elle fera ce qu'elle voudra, mais vous ne resterez pas un jour ici.

-- Oh ! madame, je vais bien travailler. Je ne mentirai plus. Je n'écrirai plus de lettres à mon amoureux. D'abord, je ne lui ai écrit que deux fois. Je ne mangerai plus d'aile de poulet que vous mettez de côté pour monsieur. Je ferai bien attention à la poussière.

-- Oui, Augustine. Vous n'êtes pas mauvaise : vous êtes trop jeune. Nous avons tort de prendre des bonnes aussi jeunes que vous. Ici, vous pourriez vous faire une vie douce, mettre de l'argent de côté. Vous n'avez qu'à écouter ce que je vous dis. Vous avez bien compris ?

-- Oui, madame. Ah ! que j'ai eu chaud ! Je vais boire un coup d'eau à la carafe. Madame ne me chasse pas ?

-- Non, pas tout de suite.

-- Je reste ?

-- Oui, provisoirement.

-- Ah ! madame va voir ! Madame va voir !

21 novembre.

Oh ! les gens abominables qui nous écrivent un mot avant d'avoir lu notre livre !

Ragotte. Ça ne part pas comme du pain, mais ça s'enlève tout de même, selon Vezier, le commis de Floury.

-- Est-ce que vos personnages ne sont pas du Cher ? dit-il.

-- Non. Du Centre.

-- Parce que, moi, je connais en Normandie une vieille femme qui parlait aussi d'un « caraco victorieux ».

22 novembre.

Le succès matériel n'a pas l'air de vouloir correspondre au succès littéraire.

24 novembre.

Chez Brandès. Les livres de Barbey beaux comme des toréadors, dédicacés avec du sang rouge et du sang bleu, et des flèches.

A quatorze ans elle se tordait de rire et était obligée de s'asseoir sur l'escalier quand elle le voyait arriver avec une peau de chèvre, un chapeau à larges bords doublés de velours, des bottines à sous-pieds qui lui étranglaient les pieds, un pantalon blanc, des gants blancs avec baguettes d'or. Peu à peu, l'adoration de ce vieillard comique toucha la jeune fille. Aux débuts de Marthe il ne voulut pas entrer au théâtre. Il resta au café proche, où on lui apportait des nouvelles aux entr'actes. Le jour de sa mort, il l'appela par lettre ; mais la lettre fut, paraît-il interceptée.

Et sa bibliothèque a été dérangée par son domestique. Elle se précipite. Ce qu'elle va passer une soirée là-dedans, demain ! Ah ! ils vont voir, les livres qui se sauvent, les livres qui se couchent ! Et elle me confie que Capus n'est pas relié. Quelqu'un a dit que ses reliures sont une confession. Mais elle a goûté Emile Pouvillon et le premier René Bazin !

-- Je suis fière, dit-elle, qu'un homme comme vous ait remarqué que je ne suis pas si inintelligente que ça. Puisque vous venez chez nous, hein ? pas ? c'est que vous ne me trouvez pas trop bête.

Et quelle variété de tons ! De phrase en phrase elle imite Lavallière, ou Sarah, ou Porel, ou la petite fille qui cause avec le petit garçon. Quelle grâce ! Quelle élégance ! Quelle sobriété de toilette et de taille ! C'est vraiment une belle créature.

Ah ! que j'écrirais de belles choses dans un journal qui n'aurait pas un lecteur !

26 novembre.

Honnête homme pour me singulariser.

Dîner Goncourt. D'abord, tout va bien pour Viollis. Puis on passe à Miomandre, le candidat de Bourges.

Seul, Hennique me parle de Ragotte, qu'il aime. Les autres ont reçu le livre.

On demande :

-- Pourquoi Margueritte ne revient-il pas ?

-- Il a honte, dit Bourges.

Je demande s'il faut être discret, et jusqu'à quel point, à propos de l'Académie Goncourt. Seul, Léon Daudet me dit qu'il faut tout dire. Il n'y a que la vérité qui compte.

Rosny aîné a seul le courage de trouver bien Barbusse.

Geffroy et Daudet voudraient lire mes notes.

-- Vous avez trop de pudeur, dit Geffroy.

On parle antimilitaristes. Mon avis est que tout le monde l'est en temps de paix, et qu'en temps de guerre personne, ou presque, ne le serait.

27 novembre.

Ce qui m'étonne surtout, c'est ce coeur qui marche toujours.

28 novembre.

Séailles. Je me fais re-présenter à lui chez Floury. Intimidé devant l'ancien maître, je me tiens avec mon petit chapeau à la main. Aussitôt, il improvise une théorie pour me prouver que Fantec fait sa médecine par réaction, mais qu'il me reviendra. Il n'a pas dû cesser de parler depuis vingt-six ans que je ne l'ai vu. C'est bien grâce à lui que je ne sais pas un mot de philosophie.

30 novembre.

Gérault avoue que son journal perd une trentaine de mille francs par mois. Comme je lui reproche de ne payer les contes que 25 francs, il m'en montre une pile sur sa table. Il en reçoit en moyenne trois par jour. Il pourrait ne les payer que 10 francs : il en recevrait autant.

Il ne croit pas plus à la morale qu'à Dieu. Il me reproche d'être un moraliste amer, pas gai. Il se reproche d'avoir souvent été ridicule de bonté. Il admet tout. Il ne juge personne.

4 décembre.

Chez Boylesve. Et je ne reconnaissais pas sa femme aux jeudis de l'Odéon ! Elle avait l'air d'une fillette avec son papa. Avec son mari, elle a à peine l'air d'une femme.

Hôtel, domestiques qui se foutent de nous. Les dames dînent en chapeau. Jet d'eau dans une cour, mais Boylesve n'ose plus le faire marcher. Il le cache même derrière des rideaux.

Boylesve, un homme qui souffre physiquement, je crois, et dans son coeur littéraire. On a dû le traiter d'amateur. Il souffre peut-être aussi du succès (?) d'un Henry Bordeaux.

Dîner Goncourt. Je vois tout de suite que nous serons quatre pour V... : Léon Daudet, Mirbeau qui vote par lettre, au premier tour, pour un riche amateur, et, au second, pour V..., Geffroy et moi. Si Rosny jeune votait au second tour pour V... comme me l'avait affirmé Léon Blum, il déterminerait sans doute son frère ; mais il vote pour Miomandre, et c'est son frère qui vote au deuxième tour pour V... et revient d'ailleurs, au troisième, à Miomandre.

-- V..., dit Bourges, a eu l'audace de me faire communiquer son budget, recettes et dépenses. Je ne comprends pas qu'on s'attendrisse sur lui. Il est riche. Il a son loyer et 6 000 francs.

-- Quatre mille, dis-je.

En réalité, il en a cinq, mais je ne le savais pas.

Je proteste parce qu'en cas d'égalité le président a deux voix.

-- On a toujours fait ainsi, dit Descaves. Je vous montrerai les procès-verbaux.

-- Je ne l'admets pas, dis-je.

-- C'est dans les statuts. Goncourt l'a voulu, dit Hennique, gêné. Mais, moi, je veux bien qu'on recommence.

Et on recommence, mais pour la forme. Rosny, considérant le vote comme acquis, vote pour Miomandre, qui a six voix contre quatre à V.... Je proteste aussi contre le vote par lettre. Hennique n'a pas montré celle de Margueritte. Et comment convaincre un monsieur qui ne vient jamais ?

Sur ma proposition, ils décident d'inviter à dîner le candidat heureux.

Au Foyer. Mirbeau n'aime pas que je préfère Les Affaires...

- Moi, dit-il, un peu piqué, j'aime mieux Le Foyer.

Et pourtant, malgré la belle scène du troisième acte, j'ai raison, et la répétition générale l'a prouvé.

Dans la loge de Féraudy. On commence par des compliments hyperboliques. Tout à coup, l'un de nous ayant dit : « La seule chose que je n'aime pas, le seul reproche que je fasse... » ça devient dangereux.

Visite de Viollis. Il affecte l'indifférence.

-- Ne parlons plus de ça, dit-il.

Il lit en ce moment les Mots d'Ecrit, qui me complètent. Il dit que, dans mon oeuvre, il n'y a pas de graphique de fièvre.

Très intéressant lorsqu'il parle de la Chambre.

-- Jaurès, dit-il, est un grand homme, mais ce n'est pas un individu sensible. Il ne rend rien en sympathie. Cet homme merveilleux ne cache aucune tendresse. Est-ce une force de plus ou une lacune ?

9 décembre.

L'Oiseau blessé. Un premier acte éblouissant, et puis, on aime moins le deuxième, moins le troisième, moins le quatrième. Fâcheuse progression ! Le sujet est grave, et le fond reste léger, et, deux femmes dans Eve Lavallière, c'est beaucoup. Quand l'une fait place à l'autre, la femme légère à la femme grave, celle-ci garde les tics de l'autre, et le public ne marche plus, un peu étonné par ce changement subit. Au troisième acte, Eve l'a senti, et sa grande scène n'a pas porté. Guitry est énervé. Capus l'optimiste s'obstine à dire qu'il est très content, avec des clins d'yeux assez inquiets aux amis. La vie l'a trop habitué à la légèreté : il ne peut pas aller au fond d'un sujet. Sa pièce manque de poids. Ses personnages vivent à peine. Leurs aventures, qui en accableraient, les égratignent tout juste. Ils tombent sans façons et se relèvent sans effort.

Je crois qu'il n'a pas une vie assez solide pour écrire des choses qui durent.

Mme Capus n'applaudit pas, mais elle s'arc-boute à sa baignoire et tape du pied, soulevant un nuage de poussière. Elle est vexée parce que La Jeunesse est en veston.

Ils appellent caricature le relief qu'ils ne voient pas.

Augustine souffle sur le tison jusqu'à ce qu'il s'éteigne, et elle croit que c'est elle qui l'a éteint.

-- Ici, dit-elle, tous les jours on mange mieux que les jours de fête.

Sa soeur va bientôt se marier : elle a 120 francs et son lit.

-- Je ne suis pas meilleure qu'une autre, dit-elle, mais je sais bien faire un oeuf sur le plat.

« Quand je saurai me tailler une chemise, je ne serai pas bête. »

Un de ces dimanches, elle va se laver la tête hardiment.

Le jour de l'an, elle enverra à son père du pain et des oranges : c'est assez.

Sa mère l'a placée à onze ans pour « foiner », pour écosser des haricots. Elle gagnait deux sous de l'heure, qu'elle donnait à sa mère.

-- Les voisines me disaient : « Et ta soeur, on ne la met donc pas en place ? » Ma mère répondait : « Oh ! sa soeur s'occupe à la maison. Elle aide bien ! » Ce n'était pas vrai. Elle s'en foutait, ma soeur, de la maison. Elle jouait à la poupée avec les autres gamines.

12 décembre.

J'attends un article de Boylesve au Gaulois, et chaque matin j'achète pour mes trois sous de déception.

Un bouchon à la fenêtre qui tâchait, à cause du vent, de s'agripper au mur.

13 décembre.

On dit d'un mot qu'il est profond quand il n'est pas spirituel.

-- Qu'est-ce que Dieu ?

-- Vous m'en demandez trop.

22 décembre.

Je ne suis que broussaille, et il faut, chaque fois, que je buissonne pour trouver la perdrix.

Dans nos amitiés et dans nos amours, il y a aussi une vache enragée qui se promène.

Capus fait ses visites. Il va voir des Ollivier, des Masson, des Vogüé. Celui-ci votera pour Brieux, ce Tolstoï de France. Hervieu n'est pas irréductible. Donnay est le voisin de campagne de Brieux. Richepin a poussé des cris de paon. Comment donc ! Est-ce que ça se demande ? Pour qui ? Oui, pour qui ? Mais pour Capus, voyons ! Lemaître est le parrain, avec Bourget. Loti a écrit une lettre très gentille. Barrès, oh ! une de ces lettres comme il sait les écrire.

Je suis un gros confiant et un gros défiant, selon Marinette. Ma défiance, je la connais. Ma confiance, c'est de croire que Tristan s'occupe de moi, de ma pièce, de mon livre, d'un article sur mon livre, mais il s'occupe de lui. Il travaille beaucoup et se repose au poker.

Ma confiance, c'est de croire que Capus lit Ragotte et l'admire ; mais il ne l'a pas lu. Il s'occupe de l'Académie, et il est un peu surpris de n'avoir pas reçu un mot de moi au lendemain de L'Oiseau blessé, quand j'en attendais un de lui sur Ragotte. Et Mme Capus, qui fait une visite à Marinette, ne parle que de la pièce et des visites académiques.

23 décembre.

Il faut savoir négliger son style pour paraître plus souple.

On se met au travail. Longtemps, rien. On ne cherche même pas. Tout à coup, à je ne sais quel souffle qui passe, le feu prend.

Je suis à ma table de travail comme l'âne dans le box. Je lis et je paresse. Mon esprit mange et rumine.

Augustine, quand elle voit arriver le chou-fleur au gratin :

-- Hé ! là, dit-elle, qu'on va bien vivre !

Elle mange trop, digère mal et bâille des coups !... Sauf le gigot et la viande pas assez cuite. Elle est obligée d'ôter son corset pour laver sa cuisine.

Le soir, elle s'endort comme une souche, mais elle a des cauchemars, crie, chante et flanque tout par terre.

24 décembre.

Paysans. Ils vivent, l'hiver, endormis, bouchés comme des escargots.

Dieu. « Aux petits des oiseaux il donne la pâture », et il les laisse, ensuite, l'hiver, crever de faim.

Pour l'oeil qui sait voir, il n'y a pas une grande différence entre un bel horizon et une vieille cheminée.

Je me suis comporté avec les paysans comme avec la nature, les bêtes, l'eau, les arbres.

Ce que je dis d'un arbre s'applique à tous les autres, mais c'est en en regardant un, et non tel autre, que j'ai trouvé cette image qui transmet au lecteur l'impression communicable.

Athis me dit :

-- Il y a des femmes qui disent, en regardant votre livre : « Moi, j'avoue que je ne peux pas m'intéresser à des histoires de petites gens. »

25 décembre.

Nous n'avons de respect que pour le solennel.

26 décembre.

La vie grave, d'abord, heureuse, si possible.

Soudain je me dis : « Il ne faut rien négliger. » Pendant trois jours je réponds aux lettres les plus insignifiantes. Puis, trois mois d'indifférence.

Un mot peut échapper aussi à la plume.

28 décembre.

La vieille fille dévouée et son chien.

-- Votre chien pue, mademoiselle, lui dit un monsieur.

-- Non, monsieur : c'est moi.

29 décembre.

Il y a des éloges qui sont des critiques. Presque toutes les critiques sont des éloges.

Qu'est-ce que le printemps, comparé à la neige !

30 décembre.

Paysans. Ils se couchent à cinq heures, dorment jusqu'à une heure du matin, se réveillent, et s'ennuient jusqu'à ce qu'il fasse jour.

Est-ce que je vais m'endormir tout à fait ? Découragement, torpeur.

Puis une lettre avec un compliment me donne un peu de vie passagère.



1909

1er janvier.

La lune, déesse du silence.

-- Hé ! que je vas bien travailler ! dit Augustine. Ah ! j'en ai, des jolies étrennes ! Une montre, une chaîne ! Hé ! là, Madame, que je vous aime.

« Jamais je n'ai été étrennée comme aujourd'hui. »

Je pourrais recommencer tous mes livres en desserrant.

2 janvier.

Je fais des voeux pour vous, mais je souhaite qu'ils ne se réalisent pas.

5 janvier.

L'homme de goût s'entraîne à mépriser les grands hommes.

Je ne me déciderai jamais à ne plus aimer Jules Lemaître. L'idée même qu'il me fera fusiller quelque jour ne modifie pas mes sentiments. Presque tous les hommes de ma génération furent ses obligés, je veux dire : de sa critique bienveillante.

De tout le passé qu'il vante, je ne regrette que lui. Je sais ce que vaut certaine critique d'aujourd'hui, la critique d'idées générales : c'est le prolongement de l'affaire Dreyfus. Je n'aurais jamais pensé qu'il y eût tant de mérite à être dreyfusard incorrigible. J'ignore si je serai royaliste. On m'a dit que le duc d'Orléans aimait L'Ecornifleur. Il n'en faudrait pas plus à un véritable homme de lettres pour qu'il changeât d'opinion politique, mais je resterai dreyfusard avec ceux qui croient, de parti pris, à l'innocence, contre ceux qui affirment, de parti pris, la culpabilité.

Lemaître nous tendait la main en pleine gloire. Ce n'était ni un homme aigri, ni un homme qui veut se faire connaître, ni un penseur aveugle, sourd, et maigrement nourri d'idées générales vides. Je l'ai traité durement : je me le reproche. C'était mal, dans un journal où l'on ne signait pas. C'était pis : c'était un crime passionnel. La tête sous le couteau, je ne recommencerais pas.

6 janvier.

Il ne faut pas blaguer les amis : c'est encore ce qu'on a de mieux.

10 janvier.

Marinette et sa figure illuminée quand elle allume une omelette au rhum.

19 janvier.

Pour bien lire ce qu'on a écrit il faut, en le lisant, le repenser.

Je trouve irrespectueux d'appeler La fontaine « le bonhomme ».

Le coeur bat comme un fléau dans une grange.

23 janvier.

Doué d'une heureuse mémoire qui me permet d'oublier instantanément n'importe quelle lecture.

J'arrive à me défier de ma défiance.

27 janvier.

Dîner Goncourt. Francis de Miomandre en est. Très jeune, vingt-sept ans, un petit mousquetaire, un gosse avec de l'aplomb, bien décidé à ne pas avoir l'air gauche, quoi qu'il arrive.

Mirbeau ne vient pas, à cause de Léon Daudet dont le journal a été odieux à propos du Foyer. Daudet dit qu'il ne peut pas retenir ses rédacteurs.

De nos hommes d'affaires, pas un n'est venu. On dit que Poincaré ne se soucie pas de dîner chez Goncourt depuis qu'il dîne à la Comédie-Française.

Rosny parle des cinq ou six livres qu'il mène de front. Geffroy semble malade. La figure du loup Bourges prend des teintes de bois.

1er février.

Augustine, frileuse, fait les chambres, fenêtres fermées, et secoue son torchon au-dessus du tapis.

Elle mange tellement qu'elle n'ose plus dire qu'elle a mai à l'estomac.

Mots d'Ecrit. Je viens de les relire. Le naturel, c'est l'amour de la vérité. L'imagination est, en tout, une odieuse corruptrice.

8 février.

A Chaumot. Philippe pas « ébuffé » par la vente de La Gloriette. Il servirait bien avec mon successeur. Il est, comme un chat, plus attaché à la maison qu'à moi.

Comme je dis et répète : « Votre pain sera assuré », Ragotte, qui avait tant de plaisir quand « madame Jules » venait, répond :

-- Nous vous remercions bien.

Mais Philippe ne dit rien, comme s'il n'y croyait pas, ou que cela lui soit dû.

-- Je ferai votre jardin là-haut, dit-il, et je travaillerai ailleurs.

-- Où donc ?

-- Oh ! je ne suis pas en peine.

-- Vous n'êtes plus jeune.

-- On peut travailler jusqu'au bout.

-- D'ailleurs, je serai toujours là, dis-je. Vous ne manquerez pas du nécessaire.

Il se décide à dire :

-- Je sais bien que monsieur ne me laissera pas dans l'embarras.

Maman gémissante au creux d'un fauteuil, mais bien vite elle renaît, devient grigne, les yeux mauvais parce que Marinette ne marche pas.

-- Quel succès, le livre de Jules ! dit-elle. Tout vous réussit, à vous. Elle l'a acheté parce qu'Amélie lui a écrit qu'elle n'en trouve pas à Saint-Etienne. Elle a même été étonnée de ne le payer que 27 sous. Elle croyait que tous les livres coûtent 3 francs.

-- Il a fait un froid, cet hiver ! dit-elle.

-- Vous aviez du bois pour vous chauffer.

-- Oui, du bois à 45 francs la corde ! Personne à voir, ici. L'autre jour, je voulais aller à La Gloriette, mais j'ai été prise sur le pont du canal dans un tourbillon de vent. Je n'ai pas pu aller jusqu'au bout. Ça m'a désolée, parce que Ragotte m'avait fait dire qu'elle serait si heureuse de me voir !

9 février.

Hier, mort de Mendès écrasé par un train. Lui qui était un homme d'esprit, il détestait l'ironie. Il n'admettait que celle de Courteline, ce qui, d'ailleurs, nous suffit.

Pourquoi sa mort m'attristerait-elle ? Je lui fus toujours indifférent. il reprochait à Rostand ses négligences.

-- Dites-lui donc ça, me conseillait-il, vous qui le connaissez.

Producteur, peut-être ; travailleur, non.

Une vanité si prodigieuse qu'il n'aurait pas pu la mettre en vers. A côté de lui, on se sentait médiocre ; à quelques pas, on était bien tranquille.

Un homme pour qui le monde extérieur n'existait pas.

Sa conversation était comme ses duels : il battait l'air de phrases, il se découvrait. On n'osait pas, d'une réplique, le dégonfler.

Ce poëte avait quelque chose de bourgeois. Comme les bourgeois arrivés, il méprisait les petites gens.

Il croyait au peuple, qu'il n'avait jamais regardé.

On a dit qu'il était beau comme un dieu. Personne n'a osé dire qu'il fût beau comme un homme.

Inclinez-vous, mais au moins dites : « Parce qu'il est mort. »

Illustre à force d'abondance.

Province. Le retraité qui ne peut plus boire et qui ne va au café que pour payer sa soucoupe 0,25 F. Tout bénéfice pour le cafetier.

Deux tisons qui croisent leurs petits moignons.

Maman va offrir une croix sur ruban au curé de Corbigny parce qu'il a bien voulu venir à Chitry faire les offices pendant que Chitry n'avait pas de curé.

Mendès. Une pleine rue de monde à son enterrement. Chacun y traite ses affaires. On se demande déjà : « Vous avez quelque chose en préparation ? » Richepin parle au nom de la poësie. Capus me demande si j'ai une idée de ce que je serai quand j'en serai là.

On saute sur les tombes. Le garde crie de descendre.

-- Vous devriez comprendre... lui dit quelqu'un.

-- Je comprends qu'il ne faut pas marcher sur les tombes. Il y en a qui devraient le comprendre mieux que moi.

On se montre le fils de Verlaine, gros gars robuste, chef de je ne sais quelle gare du métro.

-- J'ai trop travaillé pour les autres, dit Capus. Je vais me retirer à la campagne sept mois sur douze et travailler pour moi.

C'est l'heure où sur le toit les cheminées prennent des formes humaines.

Mendès était tout ce que je n'aime pas, tout ce que j'envie, peut-être.

Capus me confesse le plaisir qu'il a à lire des grammaires. Il est temps !

Augustine n'a pas d'économies. Elle dépensait tout son argent à s'acheter des sucres d'orge et des livraisons illustrées. Elle s'ennuyait ici. Elle veut retourner au pays, chercher une place dans une ferme, et danser tous les dimanches.

Assemblée des auteurs. Un monsieur se fait présenter, M. Bloch, du Gaulois, pour me dire que Ragotte est un chef-d'oeuvre. Je ne trouve encore rien à répondre, que cette pauvreté :

-- Oh ! alors, ça vous a plu. Je vous remercie.

Coolus, Athis, d'autres, me disent qu'on parle de moi pour prendre la succession de Mendès au Journal. Nozière aurait dit : « Ce serait un excellent choix. » Je ne dis rien, pour jouir plus longtemps de propos qui me flattent ; au fond, je suis bien décidé à ne pas tenter l'aventure. D'ailleurs, je ne vois pas Letellier songeant à moi. A quoi servirait la modestie, même fausse ?

16 février.

Chez Antoine. Lecture de La Bigote. Antoine en retard, j'ai le temps d'aller dans la salle voir un peu d'Andromaque.

Des loges et des loges vides. Des spectateurs arrachés, trous de fauteuils. Pauvre théâtre ! Immense carré sinistre quand les libraires ont fermé boutique. S'il n'y avait pas les pissotières, quelles raisons aurait-on d'aller là ?

Antoine s'excuse, très gentil, presque affectueux.

Je lui demande :

-- Comment ça va-t-il, là, sérieusement ?

Et, avec une éloquence cocasse, pleine de vanité et de contradictions, il me dit où il en est : 400 000 francs de dettes, la certitude de n'en jamais sortir. Rien ne fait rien. Le théâtre est mort, le public s'en fout. Il ne veut pas céder : il mourra là. Plus d'une fois il s'est dit : « Oh ! si je mourais donc d'une attaque foudroyante, dans un incendie !... » Il ne veut pas aller sur le boulevard : ça ne l'amuserait pas, à moins d'emporter l'Odéon avec lui. Cette idée séduit Clemenceau et Briand. On ferait de l'immeuble une boîte à musique bi ou trihebdomadaire, et on porterait l'Odéon à la Gaîté, par exemple.

Mais s'il s'en va sur le boulevard sans l'Odéon sur son dos, c'est toute son oeuvre perdue. On dira : « Ce n'était rien. Ça n'a pas réussi. Ça n'a pas pu devenir officiel. »

Il en a vu de toutes les couleurs, mais il est encore plein de vie. Il veut se venger, les manger, les dévorer.

-- J'ai agi comme un idiot ! dit-il. J'ai monté de belles choses, ça n'a pas fait le sou : c'est injuste, et des ordures pour gagner de l'argent, ça ne fait pas un clou : c'est bien fait !

Il a dépensé 20 000 francs pour Tartuffe : on l'a joué quatre fois. Andromaque ne lui coûte rien, parce que Sarah lui a tout prêté, mais avec n'importe quoi, dans ce théâtre, on perd de l'argent. Jules César, ce qu'il a le mieux réussi, fait dix salles pleines, puis ça tombe à rien. Excepté Trarieux, personne ne sait qu'il avait 300 000 francs de dettes en quittant le boulevard de Strasbourg. Il a voulu fondre cette dette avec l'Odéon et tout sauver, ou crever.

Il est entouré de salauds, mais Briand et Clemenceau ont été admirables. Un jour, il avait besoin d'un bout de ruban pour avoir 100 000 francs. Clemenceau le lui a donné, sans même lui demander pour qui c'était.

Des créanciers se sont intéressés à lui et lui ont fait un rempart contre le papier timbré qui le submergeait.

-- Je ne vis plus, dit-il. Je ne bouge plus. Je reste là, dans la boîte qui sombre.

-- Vous êtes un personnage de Balzac, lui dis-je.

-- Ah ! Balzac ! dit Antoine. Je relisais César Birotteau sous le flot des protêts. C'est un bougre épatant !

Il fume, fume, et dit :

-- Je crois à la justice, à la réussite des honnêtes gens.

On frappe. C'est un secrétaire qui vient dire :

-- Monsieur Antoine, ça sent le brûlé. On ne trouve rien. Les pompiers cherchent et s'affolent. On vous réclame.

-- Voilà le dénouement, dis-je. Brûlons ! Je reste.

-- On me foutrait en prison, dit Antoine qui sort.

Je regarde si les fenêtres ne sont pas trop hautes. Il rentre et dit :

-- C'est le feu qui avait pris dans la loge de Grétillat. Tout de même, ils ont pris La Parisienne à la Comédie-Française : ça, c'est ma victoire. Ça me rembourse de tout. J'aurai donc fait ça, au moins. Tous les directeurs de théâtre se ruinent. Carré a deux millions de dettes. Votre Guitry vivote. Si je prends l'Ambigu, Gémier est foutu. J'ai fait ici des recettes comme on n'en avait jamais vu, mais il faudrait 300 000 francs de subvention au lieu de 100 000.

« Pour vivre, il faudrait diriger l'Odéon et faire autre chose, écrire, comme Ginisty. Brieux, un brave homme qui dit qu'il n'y a d'honnêtes que les auteurs dramatiques. Nozière, Blum me reprochent de monter des vaudevilles. Ils devraient dire que j'ai raison pour gagner quelques sous, et ils devraient rendre compte de ces vaudevilles en trois lignes.

« Ah ! vous m'apportez une pièce ?

-- Non ! Je m'en vais. Qu'est-ce que je viens faire ici avec mon lever de rideau ?

-- Ah ! non. Lisez ! Que je m'amuse, au moins ! Je n'ai que ça. Que je monte une chose qui me plaise !

-- Vous le voulez.

-- Allez ! Voilà votre bouteille d'Evian. C'est ça que vous buvez, je crois ? »

Je lis, très mal. Tout de suite, il s'amuse. Quand j'ai fini :

-- C'est plein de médailles frappées, dit-il. Ça vaut Poil de Carotte.

-- Vous allez le jouer ?

-- Tout de suite. Vous aurez beaucoup de succès, vous verrez. Et je ne rétrécirai pas mon cadre : tout portera.

Il me parle de mon livre, de l'Académie Goncourt, et encore de l'Odéon :

-- Hein ? Quel théâtre ! Des bureaux de ministère. Rien que le personnel nous ruine. Est-ce beau ! Je voudrais une chute de l'Opéra en même temps que celle de l'Odéon. L'Etat se déciderait à le déplacer. Je travaille les députés et les sénateurs. Après tout, j'aurai vécu ! Je ne crains rien. Ils ne peuvent plus que me mettre en faillite. J'irai jouer la comédie ailleurs.

Un homme tragique et de bonne humeur, avec des minutes de rage.

On peut parler naturellement et faux.

Nouvelle bonne. Marie. Elle croit au treize et ne travaille pas le dimanche. A trente-huit ans, elle n'est pas plus avancée qu'à treize. Mariée une fois, elle trouve que c'est assez.

Elle n'a gardé le souvenir que d'une bonne place chez l'ambassadeur d'Espagne.

Elle a vu des maisons où l'on pèse le café, où elle ne dînait que d'un oeuf dur quand les maîtres, riches, dînaient en ville.

Elle mange les croûtes de la veille. Elle n'a pas eu de pain frais depuis un an. Timide, accent alsacien et zézaiement, elle demande pardon chaque fois qu'elle passe devant un fauteuil.

Une copiste. Vie ratée et besogneuse.

-- Ah ! ma vie ! dit-elle. Quelquefois j'en écris cinquante pages, et je les déchire. Je me dis : « Non ! Ce n'est pas la peine ! » J'ai un mari intelligent, mais inconscient. Il reste là, et je me remue. Il faut que je fasse tout. Quelquefois je lui dis, et ça le met en colère : « Il me semble que je me bats avec un édredon. »

Barrès, un grand écrivain, un de ceux qui connaissent le mieux la langue française, mais qu'est-ce qu'il veut dire ? On comprend chaque phrase l'une après l'autre, et de toutes ses clartés ne monte qu'une fumée. Il faut rester chez soi près de ses morts, bien. Il faut répandre au dehors ses énergies, bien. Il faut mêler les deux rythmes, oh ! zut !

25 février.

Mme Rostand vient nous voir avec son fils. Cette jolie fleur ne se décidera jamais à se faner. Edmond l'aime plus que jamais. Il ne travaille pas quand elle a du chagrin.

Elle croit que, seul, Guitry jouerait bien _Chantecler_, mais il ne fera pas le premier pas, ni Edmond, et Hertz et Coquelin n'iront pas chercher un acteur qui coûte trop cher. Alors, j'écris à Guitry :

« Mon frère polonais,

« Si vous ne dites pas : « C'est moi qui jouerai Chantecler », quand vous n'avez qu'à le prendre, c'est que nous sommes tous des c... »

Jean Rostand est d'une intelligence merveilleuse, mais il n'est pas doué comme Maurice, qui fait des vers sublimes. Très ému, il nous en récite de beaux sur la mort d'un ami, puis il va jouer avec les jeunes filles : Baïe, Juliette et la pauvre petite Michel. Elles entendent :

« Je suis laid, mais j'ai des dents magnifiques, et je suis très intelligent. Est-ce que vous flirtez ? Avez-vous un tennis à Chitry ? Voulez-vous faire un tour de valse ? Je goûte six fois par jour, six tasses de thé. Vous ne jouez pas au golf ? Qu'est-ce que vous faites, alors ? D'ailleurs, vous êtes toutes les trois jolies. Voulez-vous que je vous cherche un mari ? Brun, blond ? De quelle couleur ? Vous connaissez Ragotte. Est-ce qu'elle se teint ? Lucienne est-elle belle ? Son mari est-il beau ? »

Mme Rostand dit :

« -- Edmond est modeste, gentil, bon, généreux. Il n'a qu'un tort : il n'écrit pas. Chantecler est admirable. C'est plus beau que tout ce qu'il a fait. Si ça réussit, ça peut renouveler le théâtre. Ses autres pièces, c'était encore du théâtre : Chantecler est un poëme de sentiments opposés sous des formes d'oiseaux. C'est merveilleux ! Il y a tout. Vous voyez, je vous dis tout, comme autrefois. »

26 février.

Antoine me dit :

-- Il y a deux choses dont je suis fier : la dédicace de Poil de Carotte, et le portrait de lui que Goncourt m'a apporté, un jour, avec une dédicace. Je vous aimais beaucoup, mais j'étais jaloux de Guitry, et vous m'avez fait souffrir. Curel aussi, mais il a été moins cruel que vous. J'avais des amis qui me conseillaient de me brûler la cervelle.

« Quand on a prononcé votre nom à propos de l'Académie Goncourt, j'ai dit à Ajalbert : « Ah ! il faut s'effacer devant lui. C'est l'homme qu'il faut, l'homme même de Goncourt. » J'ai dit à tous mes amis de s'effacer, et je ne vous ai pas envoyé de félicitations. J'ai été heureux quand nous nous sommes réconciliés.

« Hervieu est parfois un homme très bien, mais je n'aime pas son théâtre. Guitry est un grand acteur. Je suis allé le lui dire un soir, après Samson : il n'a pas compris ce que je voulais lui dire. »

Antoine a cinquante et un ans. Il ne perdra que 80 000 francs cette année, mais il les perdra.

-- J'ai signé pour plus de dix millions de chèques, dit-il, et j'ai 400 000 francs de dettes.

Il croit toujours aux décors, moins à l'acteur-étoile, mais beaucoup à la petite troupe de mauvais acteurs bien dirigés.

Paris éclairé en plein jour par un temps de neige.

Une folle parcourt les couloirs de l'Odéon, réclame on ne sait quoi, et dit qu'elle est l'auteur de Pour la Couronne !

28 février.

La littérature est un métier où il faut sans cesse recommencer la preuve qu'on a du talent pour des gens qui n'en ont aucun.

Le goût, ça peut être la peur de la vie et de la beauté.

4 mars.

Dîner Goncourt. Bourges, Hennique, Geffroy, Rosny et moi.

Rosny, qui traite Hugo de crétin de génie, de monumental imbécile, tâche de m'expliquer ce que c'est qu'un penseur, la valeur d'un jeu de pensée : Kant, Bergson, Poincaré. Mais je persiste à lui dire que, dans un beau vers de Victor Hugo, il y a plus de pensées que dans tel livre de métaphysique.

10 mars.

Guitry, un caractère qu'on ne fait passer que sur un pont d'or. Rostand et Guitry se réconcilient.

Il y a la fausse modestie, mais il n'y a pas de faux orgueil.

12 mars.

Il ne manque peut-être à Rostand que d'être pauvre et méconnu.

Hier, conférence à l'Odéon sur Le Mariage de Figaro. Bruit de mer qui déferle derrière la toile. On ne voit rien. Si les regards s'attachent à un visage, c'est que le visage ne bronche pas.

Il faut bien saluer ! Ce rideau qui se lève, ça fait un jour énorme. Je salue quatre fois et je mets presque la main sur mon coeur.

-- On m'a applaudie comme Sarah Bernhardt, dit Mme Level.

Antoine a tout avalé et me remercie. J'entends dans la sacristie : « C'est la plus jolie conférence que j'aie entendue. » Le contrôleur vient nous dire que ma conférence a plu à tout le monde. J'ai fait recette comme les Donnay et les Capus.

Trarieux un peu envieux, Pottecher morne, Léon Blum qui me trouve peut-être trop léger.

Avec ses gants, Ragotte ne peut pas prendre son mouchoir. Le Paul lui a fait cuire une poule, et, marchez ! elle était bien rôtie, peau et plumes. Elle aime mieux monter à pied que de prendre l'ascenseur.

Elle dit à Lucienne, sa fille :

-- Tu n'as pas lu le livre du monsieur ? Oh ! moi, je le connais. Ça m'a bien fait rire ! Il faut l'acheter.

Toujours peur que les voitures entrent l'une dans l'autre.

Sa fille et son gendre se soignent bien. Elle ne sait pas si c'est pour eux ou pour elle.

Elle a vu le Jardin des Plantes : ça doit sentir mauvais en été.

Les gros poissons : les otaries.

Le cinéma où l'on croit toujours que c'est vrai, les petits bancs qui se relèvent, les gamins endormis qui avaient l'air de comprendre mieux qu'elle.

20 mars.

_Beethoven_ est un succès, et Antoine feint de mépriser ça. Trarieux, qui décidément me plaît de moins en moins, insinue qu'on ne jouera pas ma pièce et qu'Antoine quittera l'Odéon à la fin de la saison.

Blum, toujours très intelligent et précis, défend Porto-Riche.

Fauchois s'obstine à dire qu'il est très content du succès de Beethoven pour Antoine.

-- Les Juifs vous aiment beaucoup, me dit Trarieux.

-- En effet. Ils ne me disent rien de désagréable.

-- Ils n'osent pas, insinue Trarieux.

Antoine toujours gêné au milieu d'hommes d'esprit. Quand il veut dire quelque chose, il fait un effort désespéré et ses petits yeux se rapprochent de son nez.

Donnay déclare qu'il a voté pour Brieux. Il n'aurait jamais eu le courage de voter pour Capus. Avoir un homme d'esprit à côté de lui.

Il déclare que Porto-Riche, qui, au dire de Blum, restait indifférent, a fait marcher des vieilles Rothschild qui, depuis dix ans, ne bougeaient plus de leur appartement.

On ne devrait rien dire, parce que tout blesse.

Une pluie mêlée de gouttes de piano.

Comme quand on se touche un mal blanc et que ça fait mal au coeur.

25 mars.

Et voilà qu'on analyse des petites bouteilles de mon urine, et j'ai de l'albumine. Et, avec un petit appareil qui tient de la boussole et du chronomètre, Renault prend la pression de mes artères, et l'aiguille marque vingt. C'est trop. Mes artères, quoique très souples, battent trop fort. Il va falloir prendre des notes sur ma vieillesse.

Antoine en veut encore pour vingt ans. Dit qu'il se porte bien, veut mourir d'une angine de poitrine à soixante-douze ans. Il ne boit que de l'eau, et deux ou trois gouttes par jour.

Hennique furieux contre Antoine, qui « ne veut pas de l'amitié de ses égaux » et ne se plaît que dans la compagnie des hommes qui lui sont inférieurs.

Il me parle de sa fille qui a vingt-deux ans et qui ne craint rien. Il lui a appris à faire des vers réguliers ; maintenant, elle peut faire ce qu'elle veut.

-- Ne me parlez pas de voyager quand on ne sait rien, dit Ragotte. C'est surtout en voyage qu'on se trouve bête.

6 avril.

Le visage de Marinette à qui on vient de passer une pièce en plomb vaut bien cent sous.

7 avril.

Parc Monceau. Ce silence enveloppé de bruit.

Un pigeon ne peut pas supporter un voisin sur sa branche.

Le soleil se cache derrière un tronc d'arbre.

Les pigeons perchés les coudes au bord du ciel.

Paysans. Ils ne mangent jamais d'oeufs. Si, quand ils sont petits et qu'ils vont à l'école ; mais ils s'en dégoûtent dès qu'ils sont grands. Et puis, des oeufs, ça se vend, ça fait des sous.

Le fricot de Ragotte. Dans une casserole en terre cuite, deux ou trois morceaux de lard qu'on laisse fondre et qu'on retire (il ne faut pas les laisser trop longtemps : le lard, étant vieux, surtout quand on ne tue qu'un cochon par an, donnerait le goût de rance), puis on mince de l'oignon, de l'ail, de l'échalote, des carottes, des pommes de terre, on verse dessus une potée d'eau, on jette une poignée de sel, on met le couvercle, et en voilà pour jusqu'à midi.

Les carottes ne cuisent pas aussi vite que les pommes de terre. Elles sont encore dures quand on sert le fricot sur la table.

Rostand est déjà au désespoir parce que c'est Guitry qui jouera Chantecler.

-- Quand un admirateur vous invite à dîner, dit Tristan, mieux vaut n'y pas aller. Il vous admire tant qu'on ne pourrait qu'y perdre.

Envie d'aller à Barfleur. Certitude que je ne ferai plus rien.

J'ai de pauvres idées comme une troupe d'oies dispersées.

Et c'est le cerveau qui vieillit.

Pour m'user, je n'ai pas eu besoin de commettre d'excès.

Est-ce que ça va se prolonger longtemps, cette vie-là ?

J'aurais pu faire une demi-douzaine de livres de plus, pas un de mieux. Il me semble que j'ai passé ma vie à dormir.

Déjà ma plume devient paresseuse à écrire. Est-ce que mon cerveau n'a pas de peine à achever une pensée ?

Parfaire, c'est peut-être rejeter de son oeuvre ce qu'elle a de plus beau.

Je deviendrai vieux. Je ne tiendrai plus que par des cordages.

Il faudrait faire un livre qui serait souvent lu par des jeunes hommes pensifs, et non pas le livre qui fait passer deux heures délicieuses.

16 avril.

Capus me dit :

-- Je suis allé voir Rostand, puisqu'il est à Paris. Il a été vague et distrait. J'ai été plus vague et plus distrait encore. C'est un Boulanger sans cheval, un Boulanger avant le 14 Juillet.

« Blum nous fait bien rire quand il nous dit qu'Amoureuse a eu de l'influence sur nous. C'est une pièce que nous avons à peine vue et pas même lue. Seulement, c'est une pièce de Juif. Ils se serrent autour d'elle comme des Juifs.

-- Qu'est-ce qui les attire ?

-- Je ne sais pas. Une odeur...

« J'ai des vaches bretonnes. Je les ai achetées en Bretagne. Ça paraît moins cher, parce que je suis allé les chercher en auto.

« J'ai fait du sucre, mais du vrai, du sucre naturel, que je n'assimilais pas.

« Toute une journée j'ai conjugué le verbe « rire » comme le verbe « aimer » Je disais : il ria.

« Je pense à deux pièces, l'une, très drôle, que tu aimeras beaucoup, à fond tragique, qui sera très comique... Tu ne comprends pas. Non ! tu ne comprends pas...

« On ne se débarrasse de ses dettes que si on les paie d'un seul coup. Autrement, on ne les paie jamais. »

Parc Monceau. Des fleurs qui ont bien l'air de n'y être pas nées.

-- Au pas ! dit le garde.

Le fiacre part au trot, et le garde timide n'ose pas répéter, comme s'il avait peur du son de sa voix.

19 avril.

Ecrire au jour le jour, mais pas forcément tous les jours.

Sa cheminée fume, et elle laisse sa porte ouverte même en hiver.

Deux pauvres tisons, comme une pipe de vieux s'allume à la pipe du voisin.

-- Je me mets dans le feu, dit-elle. Pour me réchauffer, je mets sur mon lit tout ce que j'ai dans la maison.

Une vieille toute blanche, qui ne se nourrit que de pain trempé dans du lait.

Raconte ta vie, mais qu'elle soit propre !

20 avril.

Maman a encore beaucoup de vie, une espèce de vie ligneuse. Elle va faire une nouvelle Honorine.

Quel beau temps ! Dire qu'il y a eu des morts aujourd'hui !

Paul Acker. La vanité va bien avec la littérature, pas avec le patriotisme. Acker, avec son livre, veut être sincère, mais un bon article littéraire d'un antimilitariste le comblerait de joie. Mon admiration pour Jaurès l'étonne.

-- Moi, dit-il, je reviens d'Allemagne. Je ne suis pas pour la guerre. Personne n'aime la guerre.

-- Entendu ! Mais vous voulez arriver à la renommée littéraire par les vieux généraux. Qu'est-ce qu'un officier ferait de ces sentiments de poëte pour une oeuvre de sang ? Qu'est-ce qu'il ferait dans l'armée ? Il n'y resterait pas. Si vous voulez être les plus forts, il vous faut une armée de brutes. On ne purifie pas la guerre. Au fond, vous parlez comme si vous ne deviez jamais vous battre. Vous mettez des poëtes dans l'armée. Vous oubliez que la guerre sera toujours une boucherie. C'est un état d'esprit qu'on a au régiment. On s'imagine que ce sont d'autres hommes qui se battraient.

Vision de la guerre. Imagination trop faible pour en créer l'image exacte.

Pudeur de faire le soldat quand on n'est qu'un homme de lettres. Les dreyfusards n'ont rien gagné. Presque tous les journaux qui ont de l'argent sont réactionnaires. La bravoure à bon compte.

-- Vous avez vu, dis-je, que ça n'allait pas vite. Vous avez passé de l'autre côté. Vous n'êtes pas le seul. Vous êtes élève de Jules Lemaître, écrivain distingué, mais affolé par le désir de passer pour un homme qui croit à quelque chose. Ce n'est pas en lui qu'il prend sa force, mais dans les badauds.

Bataille veut être poëte un peu comme on veut être drôle à propos de rien.

Comme j'écris mon article sur lui, le poëte Ponge me fait demander par la concierge si je peux le recevoir. Petit chapeau rond, décoration énorme, des vêtements qui n'ont pas voulu grandir avec lui.

Il me parle du curé qui « établit des comédies » pour amuser les gens de Marigny. Il est venu acheter une jument réformée qui a quelque chose dans la patte, mais qui sera bien assez bonne pour un pauvre petit cultivateur.

Je le reçois froidement. Je ne sais pas ce qu'il faut lui dire. Bonne mine, mains cuites et ligneuses.

Il est déjà venu à Paris, quand il était au régiment.

Ma fidélité de mari, chose comique, consolide ma réputation littéraire.

26, 27 avril.

Barfleur. Une femme décoiffée par la mer.

Une alouette chante sur l'immense mer.

La première chose que j'apprends, c'est que l'Ecornifleur a été apporté ici par un voyageur qui l'avait lu en Chine.

Désillusion. Mme A..., une vieille sans intérêt, me regarde avec des petits yeux de défiance. Elle tient à nous montrer la maison où nous habitions voilà vingt ans. Elle était mieux. Elle sentait le sapin : aujourd'hui, elle sent le tapis. Elle s'est embourgeoisée. Album de cartes postales, portraits du pape, un dessin à la plume : « Dieu protège mon fiancé. » De la jeune fille, on a voulu faire une dame : piano, violon, mandoline du mari, et des tapis et des tentures !... Tout ça dans l'obscurité. Mme A... cherche qu'on lui dise qu'elle n'a pas vieilli.

Ils continuent le commerce de poisson comme en cachette. Ils voudraient bien dire qu'ils ont fait fortune, et pas trop qu'on le croie : c'est mauvais pour ce qu'il reste de commerce.

Christs partout. Rien pour moi. J'entends seulement : « Vous avez monté en grade », quand je dis que je suis maire.

Elle parle de son coeur.

-- Mon défaut, c'est que j'ai trop bon coeur. Je donne tout ce que j'ai.

Bien étonnée d'avoir si bon coeur, tout en étant si sûre d'être avare.

Le beau jeune homme, bourgeois dans le commerce, pas assez imprudent pour se faire marin. Il chasse avec un hammerless. Il a fait un faux rocher dans son jardin, une tonnelle pour dîner, l'été.

Lui aussi, il a eu une mauvaise mère.

-- Il a des tantes partout ! dit Mme A.... Il en a ! Il en a...

Leur noce, la plus belle dont ils se souviennent ; on n'a pas revu ça à l'église. Ils expédient des chiens de mer.

On ne peut même pas trouver la tombe d'A....

Barfleur ne prend plus de poisson ; toutes les pieuvres le détruisent. Ils ne gagnent pas de quoi payer leur tabac. Ils cultivaient déjà la pomme de terre ; ils se sont mis au chou et au chou-fleur. D'ailleurs, A... étant mort, il n'y a plus de pêcheur comme lui.

Nouveau christ dans le cimetière.

Phare de Gatteville. Impression. Quand on le regarde du pied, on a toute cette hauteur sur l'estomac. Mur de pierre d'une terrible épaisseur. Six ménages environ, trente personnes. Ils ont tous des enfants, qui vont à l'école à Gatteville.

-- Quand on manque de pain, dit le gardien, on se jette sur la viande.

Il a débuté à 45 francs ; 500 de retraite. Il touche maintenant, avec la retenue pour la retraite, 67 francs. Ils vont chercher deux sous de sel à Barfleur. L'hiver, ils souffrent du froid. En 1893, les poissons échouaient sur la côte, les yeux gelés.

A Gatteville même, une épicière nous donne à goûter : cidre, pain, chocolat. Elle parle comme une Parisienne, ne s'ennuie pas. Ses calendriers sont encore au 14. Petit port de pauvres. Toujours du vent. Des fenêtres donnent sur la vaste mer. Ce sont des pays pour hommes de lettres.

Hôtel. Bar sauce câpres, c'est du chien de mer. Cabinets au bout du monde. Pas de sonnette, sauf au café. Dérangé la nuit par un chat, par les éclairs du phare, par la lune, par les buveurs, par les clients qu'on réveille.

Arbres courbés vers la terre par le vent. Rideau de pluie très loin sur la mer.

Murs de plâtre où l'on écrase les araignées.

Habitants. Ce que ça leur est égal, d'avoir une fenêtre sur la mer !

Phare de Gatteville. Ils sont toute l'année dans l'eau jusqu'au cou, et ils ne connaissent pas le poisson. Ils vivent du gibier qui vient tournoyer et se briser à la lanterne du phare.

On n'a pas le droit de prendre de l'eau dans la mer, à cause du sel. C'est voler l'Etat.

Supériorité de la conversation du commis voyageur qui travaille sur celle de l'automobiliste qui ne fait rien et ne parle que de pannes.

On crevait de faim, mais l'automobiliste disait :

-- Délicieux, ce poisson et cette sauce ! Ah ! comme on fait du bon pain, ici ! Jamais je n'ai mangé d'aussi bon veau.

Pot de crème à la gélatine, deux ou trois pruneaux, reste de confitures.

Quand Mme A..., marchande de poisson, a marié sa fille, une tempête s'est déchaînée, qui a duré quinze jours. Elle a dû faire venir ses homards de Paris, son turbot de Rouen, ses crevettes du Havre, etc., etc. Elle a dit à son gendre :

-- Voulez-vous pas poser votre casquette sur la table où on mange !

Un peu penaud, il l'enlève, et me dit, comme pour s'excuser, que Mme A... est une femme supérieure.

Chapelier qui ne lève pas ses stores parce qu'il n'a pas de chapeaux à mettre à sa devanture.

Mme V... est éparse dans le village. Tout à l'heure une femme est descendue d'automobile. Je la voyais de dos : j'ai cru que c'était elle. Vue de face, elle lui ressemblait encore.

3 mai.

Souvenirs de Barfleur.

Comme il est difficile d'expliquer ce qu'on fait !

-- Alors, vous écrivez ?

-- Tout le temps.

Le plus dur, c'est de faire comprendre pourquoi les choses les plus soignées, les meilleures, en somme, se vendent moins que les autres.

-- Alors, vous n'êtes pas obligé d'être à Paris pour votre travail ?

-- Non, au contraire.

-- Vous gagnez beaucoup d'argent !

Comment dire le contraire sans me déshonorer ?

-- Ainsi vous, vous êtes marchande de poisson, n'est-ce pas ?

A la troisième réplique on est en sueur. Pour en finir, on dit qu'on a un métier très agréable, qui vous laisse libre, et même qu'on gagne beaucoup d'argent. On ajoute qu'on est décoré, membre d'une académie.

La décoration, ils l'avaient bien vue, mais, ne se l'expliquant pas, ils aimaient mieux n'en point parler. Ils se décident :

-- Oh ! je vois que vous avez fait votre chemin.

L'Académie ne les touche pas, même si l'on dit qu'elle rapporte 3 000 francs.

-- Ainsi, Rostand, dont vous avez certainement entendu parler...

De la tête, ils font signe que oui, mais je lis dans leurs yeux froids qu'ils l'ignorent absolument. On passe une minute agréable, dans ce pays.

-- On mange mieux, dit Mme A..., mais on a plus de misère à digérer.

Malade, elle ne demande au bon Dieu que la santé.

A propos de l'Ecornifleur :

-- Oh ! mon Dieu ! C'est-il possible ! Faire des rapports sur notre maison !

Ils ne l'ont pas lu. L'ami qui était en Chine devait l'envoyer, et puis, ça ne s'est pas trouvé.

Ils le liront peut-être maintenant. Si j'y retourne, ils me recevront à coups de pied au cul.

Prés immenses d'un vert trop vert, pas un arbre. Par un petit canal, promenade en gondole, le vacher va tirer ses vaches au milieu du pré.

Valognes, ville qui se meurt. Le pâtissier en est tout triste. La grande place ne se rétrécira point. C'est beau, une église qu'on abandonne.

Les gens qui dormaient et qui se réveillent ont toujours un peu d'angoisse dans le regard, comme s'ils étaient réveillés par une catastrophe.

La mer inquiétante. Ne vous y fiez pas ! Les poissons se fâchent.

Orgueilleuses cathédrales, clochers pointus sur des sommets. La religion du Christ n'a pas encore cherché à passer inaperçue.

Tout de même, le curé monte en troisième. Le paysan qui riait ne rit plus. Le curé l'impressionne, et il rectifie la position comme un soldat devant son capitaine.

4 mai.

Dîner Goncourt. Le Conseil d'Etat va statuer. Il est presque sûr que nous aurons nos 4 000 francs.

Bourges n'est pas là, Daudet non plus. Mirbeau se fait excuser par sa femme. Je ne suis pas fichu de retrouver le nom de l'autre qui manque. Ah ! Margueritte. On est sévère pour son attitude. Rosny jeune donne comme excuse une vieille maladie de coeur.

Idée de Descaves et de Geffroy de publier, en volume, des choses inédites de Vallès avec ce sous-titre : « Editions de l'Académie Goncourt. » Ce ne serait certainement pas une mauvaise affaire. Adopté.

Idée de nous présenter tous en bloc au prix Nobel, chacun avec notre meilleur livre. C'est l'Académie française qui propose les candidats : pourquoi pas nous ?

Idée de demander à Barthou le demi-tarif pour les membres de l'Académie Goncourt. On voudrait me déléguer ; je me dérobe à cause de mon caractère officiel de maire.

Les deux Rosny savent leur géographie. L'aîné, me demandant où se trouve mon pays, ajoute qu'il est sur un canal qui passe un peu plus loin sous des tunnels. Il est homéopathe, me conseille de boire de l'eau chaude le matin. Lui-même en boit quelques gorgées à tous ses repas.

Soirée charmante. Ils admirent Hugo, mais tout autant Balzac, ou Dickens, ou Michelet.

Les imparfaits du subjonctif. C'est affaire de mesure. La beauté du style est dans sa discrétion. Il n'est pas plus ridicule de se servir de l'imparfait du subjonctif que de dire : « Je fus... Je fis... Nous partîmes... » Mais il ne faut pas abuser ; le passé défini nous lasse vite. De beaux parleurs ne cessent pas de s'en servir.

Tout lasse. L'image même, qui est d'un si grand secours, finit par fatiguer. Un style presque sans images serait supérieur, mais on n'y arrive qu'après des détours et des excès.

C'est ce qu'ignorent les professeurs, qui commencent par vous éteindre. Il ne faudrait s'éteindre que sûr de retrouver de l'éclat au moment voulu.

Le beau style ne devrait pas se voir.

Michelet ne fait que ça : c'est éreintant. De là, la supériorité de Voltaire ou de La fontaine. La Bruyère est trop voulu, Molière, trop négligé.

Il y a des gens qui n'arrivent à la concision qu'avec une gomme à effacer : ils suppriment des mots nécessaires.

On devrait écrire comme on respire. Un souffle harmonieux, avec ses lenteurs et ses rythmes précipités, toujours naturel, voilà le symbole du beau style.

On ne doit au lecteur que la clarté. Il faut qu'il accepte l'originalité, l'ironie, la violence, même si elles lui déplaisent. Il n'a pas le droit de les juger. On peut dire que ça ne le regarde pas.

« Je m'en rappelle, de ces matinées que j'ai passées... » En apparence, c'est presque une double faute. Il faut éviter cette apparence.

Swinburne. Essayé de lire quelques-uns de ses poëmes. Décidément, d'une fadeur !... Je ne trouve ça ni fort, ni ingénieux. Je trouve que c'est fade. Ça m'ennuie.

5 mai.

Je ne pense à autrui qu'aux heures de paresse ; mais je suis paresseux.

-- Vous n'avez pas la situation matérielle que vous méritez, me dit l'éditeur Pelletan.

Puis, il me demande les Mots d'écrit pour rien.

Chez Alix. Dans une cage, par terre, un oiseau tout déplumé : c'était le père de tous ceux qui volaient dans la cage, une vingtaine. Lui, il ne pouvait plus voler, et il était couvert des crottes de ses enfants, de vrais enfants.

Le Luxembourg n'est qu'une voûte de feuilles où des gens rêvent.

Femmes décolletées dont la poitrine fraîche et chaude remue comme un potage printanier.

Sourires des grues. C'est charmant. Ça naît et s'efface avec une rapidité !... Des éclairs de chaleur.

7 mai.

L'artiste ne compte que sur l'imprévu.

Le parc Monceau : un immense parasol en feuilles.

8 mai.

Village. Des quartiers sont infectés par l'orgueil, la méchanceté, l'envie, l'avarice. Il n'y a que la mort qui puisse les assainir.

L'azur couvre les toits de son léger tulle bleu.

Il faut avoir été vingt ans de suite à la campagne pour savoir ce que vaut celle de Paris.

Journaux. Quoi qu'on leur offre, ils appellent ça « un papier ».

Il faut l'avouer : je ne connais que la difficulté de me mettre au travail, mais je la connais tous les jours.

11 mai.

Galeries Durand-Ruel. Les Nymphéas, série de paysages d'eau, par Claude Monet.

Je ne trouve rien à dire. Evidemment, c'est joli, mais je ne peux pourtant pas dire : « C'est joli, surtout dans les cadres ovales. » Il y a un abîme entre notre art et celui-là.

Un jeune homme assis, d'aspect pauvre, regarde fixement et ferme à moitié les yeux. Je voudrais bien voir ce qu'il voit.

C'est de la peinture pour femmes. Elles ne peuvent pas la contester. C'est trop joli : la nature ne donne pas ça.

Une terrible envie de sortir, comme de revenir de voyage, pour dire : « Je suis allé là. »

Appeler la maison de Chitry « la Maison des livres ». Y réunir tous mes livres et affecter un crédit pour l'entretien par le maître d'école. En l'absence de la famille, prêts gratuits.

Je ne peux plus faire la promenade des Tuileries d'un bout à l'autre. Je suis obligé de m'asseoir et de donner deux sous aux vieilles femmes qui vendent du muguet.

-- Un de mes amis, dis-je à Gandillot, a trouvé dans votre pièce des choses remarquables.

Le mot ne lui paraît pas suffisant, et il tourne le dos.

Philippe nous écrit que maman n'a plus toutes ses idées. Et Antoine m'écrit qu'il se propose de mettre La Bigote en répétition.

La vie continue. La plume a un petit cri funèbre.

Il n'y a rien qu'on déteste plus que l'originalité. Une assemblée d'auditeurs originaux ne supporterait qu'un discours banal.

15 au 19 mai, à Chaumot.

Maman. Sa maladie, ses mises en scène dans le fauteuil. Elle se couche quand elle entend le pas de Marinette.

Ses moments de lucidité. C'est alors qu'elle joue le mieux la comédie.

Elle tremble, se frotte les mains, claque des dents, et, les yeux un peu hagards :

-- Qu'est-ce que je vais encore faire ! dit-elle. Oh ! je vais m'y mettre.

« Je vais travailler. Quand on travaille... »

Elle fait une reprise à son bas.

Belle vieille encore, figure de sorcière aux traits nets, ou de vieille femme de roulotte, avec ses cheveux blancs ondulés.

Les asperges qu'on lui offre, elle les donne aux lapins.

Les femmes viennent la voir comme des voleuses. Elle n'a plus une chemise, ni un drap : elle a tout donné.

Elle finissait par dire : « Je n'ai plus besoin d'argent. »

Parfois, je la crois de trente ans plus jeune, aux prises, par la ruse, avec Poil de Carotte. Mais elle dit, avec une douceur feinte :

-- Tu me grondes ? Eh bien, c'est raide, ce que tu me dis là !

Elle ferme la porte au nez de Ragotte, mais Ragotte dit :

-- C'est le monsieur qui m'envoie.

La porte s'ouvre.

Trois états : lucidité, amollissement, vraie souffrance. En lucidité, elle est bien toujours Mme Lepic.

Elle envoie Philippe nous dire :

-- Ne partez pas ! Je sens bien que je suis perdue.

Dans ses façons de vous tenir les mains et de les serrer, il y a presque des intentions de faire mal.

Ce qu'on entend en voyage.

-- Dix-neuf heures, madame, comme des boîtes à sardines dans une boîte !

-- A Nice, au lieu d'un champ de blé, vous voyez un champ de fleurs.

-- C'est parce qu'on stationne qu'il fait chaud. Si ça marchait...

Projet. Isoler la maison en coupant le toit qui la réunit de l'écurie à la grange des Justin. Faire, à gauche de la cour en entrant, la maisonnette des Philippe. Supprimer les toitons et garder un mur tel que, de la fenêtre de la cuisine, on ne voie pas les voisins. Garder les deux pignons et renoncer à faire une toiture à quatre pans de combles.

Cuisine, salle à manger. Pas de changements. Poutre et solives, peinture noire ou brune avec fond rouge. Boucher simplement le trou de la « bassie ». Peindre le reste. Livres à droite de la fenêtre.

Chambre à coucher. Deux lits jumeaux à gauche de la porte.

Chambre de la cave : en faire la cuisine. Place de l'escalier du grenier à trouver.

22 mai.

Le bonheur, c'est de le chercher.

-- A l'entrée de l'hiver, dit-il, j'ai envie de me marier. Il fait froid, le restaurant est loin. J'ai besoin de me créer un foyer. Au printemps, ça passe.

24 mai.

Je ne vois dans la vie que des raisons de ne pas écrire un roman.

Jeunes gens : ils ont presque tous la fièvre.

Promenade à Chatou. Un bras de la Seine, jaune, vaseuse. Quelque chose de noyé, on ne sait quoi : bouchon, chien ou homme.

Dans l'herbe, une petite femme qui se suffit à elle-même. Elle est venue de loin, à bicyclette, avec un caniche noir. Elle arrange un bouquet de fleurs jaunes. Le caniche la garde. Quand elle a fini, elle s'en va. Le bonheur dans l'activité et dans l'indifférence.

Plus loin, un homme riche a installé sa maison, en bois verni, qu'il déplace le long de la Seine selon ses caprices. Son auto suit. Il se promène sur le rivage, écoutant les réflexions des passants étonnés. Dans la maison de bois un chien attaché s'embête, une femme aussi, et lui aussi sur la route, pauvre homme qui a imaginé ce rêve et n'a pas pu lui résister.

Il faut venir à Chatou pour payer un passage de pont : un sou par personne. Va-t-on dans l'île, on paie aussi en revenant.

J'ai vu le bonheur, hier. C'était, après une journée de chaleur brûlante, une corbeille de rosiers qui recevaient le jet continu d'une pomme d'arrosoir. « Oui, oui ! C'est bon », disaient-ils de toutes leurs feuilles.

Sur une petite place qui surplombe la Seine, on pendait. Il y a encore les trous où étaient plantées les potences. On pouvait voir de loin le pendu.

Maisons l'une sur l'autre. Il faut quelque temps pour apprendre distinguer le son de sa sonnette.

Une femme du peuple s'est bien amusée. Dans son grand panier vide elle rapporte quelques brins d'herbe.

Ce sont les « belles » descriptions qui m'ont donné le goût des descriptions en trois mots.

Dans Le Scandale, de Bataille, il y a une femme qui fait je ne sais quoi de chic « pour l'honneur de sa faute ». Rien ne m'agace plus que ce faux romantisme.

J'ai la certitude qu'une humanité chaste serait infiniment supérieure.

Dîner chez Edmond Sée. Vandérem, Mirbeau et Mme Mirbeau. La politique et la littérature passent une mauvaise soirée.

-- Clemenceau ne sait pas, dit Mirbeau. Il ne pense à rien, ne se préoccupe que d'humilier les préfets. Il gouverne en achetant. Il a acheté Pataud. Pour avoir je ne sais qui, il autorise une loterie d'un million. Briand est le plus intelligent de tous, mais ils ont tous besoin de luxe. Un homme comme Viviani est médusé par les assiettes plates. Vols à la Marine, pillages à la Guerre, fripouilleries, crapuleries partout. Nous vivons avec des hommes de cauchemar. Il n'y a donc pas cinq ou six hommes honnêtes là-dedans ? Pas un seul !

Las de politique, on passe à la littérature. Quel monde ! Moins d'argent, d'affaires véreuses, mais plus de bassesse et d'ignominie. Hervieu, qui était un jeune homme charmant, est devenu un organisateur odieux. Il a une loge de police d'où on surveille toutes les loges. Naturellement, plus de talent.

Mirbeau ne sait pas que nous avons 1 000 francs de plus. Hennique ne l'a pas averti. Puis il nous lit, se faisant un peu prier, un chapitre de son prochain livre : son chien Dingo en visite chez Claretie.

Je ne peux que sourire sans bruit, des lèvres, comme le chien. Mais Sée s'exclame : « Quelle verve ! C'est admirable ! » Mirbeau me fait l'effet d'un timide enfant, d'un enfant terrible avec un coeur de mouton.

29 mai.

Théâtre. Parce qu'ils ne montrent pas les hommes politiques tels qu'ils peuvent être, il ne faut pas croire qu'ils les montrent tels qu'ils sont.

Ils font leurs pièces tout près d'un magasin d'habillement.

31 mai.

Le bonheur est aussi fait de sacrifice. Quand vous sacrifiez-vous ?

On ferait d'assez bonne critique si on ne se préoccupait pas toujours de dire plus de bien qu'on n'en pense, ou plus de mal.

C'est étonnant que ce cocher ne se trompe pas quelquefois au point de s'atteler à la place du cheval.

Hommes généreux, ils ont des sous en liberté dans leur poche de gilet, et ils n'ont pas plus de mal à les dépenser qu'à les perdre. Moi, il faut que je tire ça du fond de mon porte-monnaie prudemment fermé.

2 juin.

Dégoût : faiblesse de l'intelligence obscurcie.

Un balayeur est fier de causer avec le cocher d'une voiture de maître.

Charles-Louis Philippe donne l'impression qu'il nous trompe, et que l'humanité ne l'attendrit pas à ce point.

Je ne connais pas un homme plus heureux que vous, me dit Picard. Je déteste l'inintelligence de Mirbeau. Sée périt de ne pas pouvoir faire sa pièce. Votre femme est la seule qui soit bonne. Je voudrais faire la guerre avec Tristan : je mourrais moitié de peur, et moitié de plaisir. Je commence une pièce qui est très belle.

Ce qu'on pourrait appeler la mauvaise humeur de l'esprit de justice toujours en éveil.

5 juin.

Oh ! que je voudrais être intelligent comme
M. Souday

5 juin.

Si la chasteté n'est pas une vertu, c'est sûrement une force.

Sée regarde volontiers dans les tiroirs, règle un cocher par la fenêtre, fait tournoyer sa canne au pied du lit d'un malade, parle haut et déplace un air considérable.

Allé ce matin chez Potin chercher deux fricandeaux à l'oseille. Seul au milieu d'un tas de bonnes à tout faire. Elles avaient tout de même plus d'aisance que moi.

Comme ce serait facile de simplifier la vie ! Après deux ou trois matinées d'expérience on se dirait : « Mais, si nous reprenons une bonne, qu'est-ce qu'elle fera ? Qu'est-ce que nous lui laisserons faire ? »

Ce qui est exact ne peut être que fin.

11 au 16 juin, à Chaumot.

Maman veut aller voir des feuilles qui remuent dans le puits, s'asseoir sur le tuyau. Dans le placard, elle a quelque chose qu'elle regarde de temps en temps. Oeil hagard, elle se lève tout à coup de son fauteuil et va dans le jardin.

Ses jambes variqueuses font mal à voir. La tête reste belle avec les cheveux ondulés, dont quelques-uns à peine sont blancs.

Un livre qu'on voudrait aussitôt avoir essayé de vivre.

Je monte sur une chaise, et, quand je vois un vieux livre tout déchiré, c'est celui-là que je prends.

17 juin.

La vie ne peut même pas réaliser un petit livre de vers médiocres.

29 juin.

Chambre des députés. Entrée toujours impressionnante. C'est dehors que les députés peuvent être méprisés par le public. Ah ! quelqu'un : Jaurès. Et puis, voilà Gérault-Richard : personne.

On devrait prendre une photographie de la salle : presque personne à droite.

Familiarités avec les huissiers.

Brisson vraiment plus terne que sa renommée.

Le public entre. Le mari, ou l'amant, dit à la jeune femme qu'il soutient par la taille : « Tu vois ? Ça, c'est les socialistes, les révolutionnaires. »

Picquart affirme que tout va bien. M. Siegfried parle d'une voix qui vaut des millions. Le teint de Jaurès écarlate au milieu de toutes ces faces pâles.

Briand pantalon, jaquette de bon faiseur.

Lasies parlant du Sénat : « Ils ne font rien, ces enfants ! »

Public qui pue des pieds.

Dehors, Veber qui travaille pour le New York Herald. Souliers très remarqués, décoration d'une modestie incroyable. Me dit qu'il craint mes Mémoires.

Famille. Reconstituer le grand-père et la grand-mère d'après les on-dit. Celui-ci me dit : « Elle était maligne. » Cet autre : « Oh ! je l'ai bien connue ! » Un autre : « Oh ! je n'ai plus de mémoire. » Impossibilité de donner à la chaîne des anneaux solides : il faut mettre des anneaux d'imagination.

15 juillet.

Chaumot. Aujourd'hui, on veut trop « faire émouvant ».

-- Pardon ! Pardon ! me dit maman.

Elle me tend les bras et m'attire à elle.

Elle tombe aux pieds de Marinette qu'elle a méconnue, elle se jette aux pieds d'Amélie, ses deux filles.

Aux « Pardon ! Pardon ! » je ne trouve à répondre que « je reviendrai demain ».

Ensuite, elle se donnait de violents coups de poing à la tête.

Les professeurs d'enseignement secondaire ne frayent pas avec le personnel d'enseignement secondaire.

Ayant reçu ses deux sous, le pauvre allume sa cigarette.

Ils traînent la vie.

Août.

Le 5, mort de maman enterrée le 7. Visite de Capus. Il a eu un accident d'auto à Lormes. Il arrive tout fier de son accident, au milieu du nôtre.

-- Ici, me dit-il, tu es sous l'influence du plateau central.

Nous voulons le collectivisme pour le château d'en face, pas pour notre petite maison de campagne. Nous la plaçons dans la zone neutre.

Je suis bien décidé à ne plus trouver que je vieillis : c'est une question de vie ou de mort.

-- Je me perfectionne, c'est difficile, dit Amélie. Je lis ton Maeterlinck : c'est sublime. On a pensé à tout ça, on n'a pas pu l'exprimer. De quel pays est-il donc, cet homme-là ?

Dernières paroles entendues de ma mère :

-- Reviendras-tu bientôt me voir ? Merci de ta visite.

Mme Robin, Juliette, venaient de partir. Baïe, Marinette et moi, nous venions de la laisser sur le banc du jardin. Amélie nous avait suivis. Je venais de recevoir la dépêche de Capus nous annonçant son arrivée. Elle, du banc, se retournait à chaque instant de mon côté pour deviner ce que c'était que cette dépêche.

Je ne crois pas qu'elle se soit jetée dans le puits. Elle est allée s'asseoir sur la margelle après avoir dit quelques mots à quelqu'un qui passait. Elle a noué la chaîne ; puis, l'embolie. Elle est tombée en arrière. Un petit gars qui était sur un chariot, tout près, l'a vue. La bonne d'Amélie a entendu « Floc ! » Elle l'a vue, dit-elle, dans le puits, sur le dos, et elle a crié.

Je cours avec des jambes de plomb. Je dépasse des gens qui courent. Je jette mon chapeau et ma canne Rostand. Et je me penche sur le puits.

Des jupes à fleur d'eau, un léger remous comme quand on a noyé un animal. Pas de figure humaine.

Je veux descendre tout naturellement dans un seau au bout de la chaîne. La chaîne est enroulée. Mes bottines sont ridiculement trop longues et sont comme des poissons qui plient au fond d'un seau.

Des cris : « Ne descendez pas ! » Une voix : « Il n'y a pas de danger ! »

Enfin, on apporte une échelle. Je peux à peine dégager mes pieds du seau. L'échelle ne touche pas à l'eau. D'une main, j'essaie de prendre cette chose morte qui ne remue plus. La tête est sous l'eau. La robe se déchire. Je remonte. Je n'ai fait que me mouiller un pied. Quelle gueule avais-je en sortant du puits ?

Deux hommes descendent. Ils peuvent la prendre et la ramener.

Figure un peu effrayante qui sort du puits.

On la porte sur son lit. Marinette toujours là.

Pas une larme. Le machinal de ce que je ferais si je ne me retenais.

Passé la nuit près du corps, comme pour papa. Pourquoi ? Même impression.

Morte par accident ou par suicide, quelle différence, du point de vue religieux ? Dans le premier cas, c'est elle qui a tort, mais, dans le second, c'est Dieu.

Voilà la fosse bénite. Qui l'emportera, de la bigote ou des francs-maçons ?

Il y a une pantoufle qu'on n'a pas retrouvée.

Que reste-t-il ? Travailler.

La plus petite contrariété me bouleverse. Ce qui est matériel, un accident, la mort, ne m'émeut pas. J'aimerais mieux être ému.

« Douleur, douleur atroce. » Mais non ! Ça ne se forme pas instantanément comme la douleur physique.

Il y a la douleur qui, après le coup, met longtemps à pénétrer, à s'installer.

Le tonnerre au bord d'un lourd nuage m'impressionne.

Nous ne sommes même pas responsables de nos chagrins.

Que Dieu soit incompréhensible, est-ce donc la plus forte raison pour qu'il existe ?

Notre embarras avec la douleur, c'est notre plus forte marque d'hommes de lettres.

Il suffit d'un rien pour la déclencher, la dépêche d'un étranger qui « y prend part ».

Elle faisait des plaisanteries, se penchait sur la margelle pour voir les herbes humides qui brillent, s'agenouillait pour inquiéter Amélie, jetait un cri et levait les bras en l'air pour faire accourir la bonne, et disait que c'était pour chasser une poule du jardin. La mère d'un ironiste ne doit pas plaisanter.

Non, ce n'était pas du cabotinage, mais je pensai le premier que ça en avait tout l'air.

Poil de Carotte :

-- Dame ! Tu me demandes la vérité : je te la dis.

-- Ah ! tu me la dis bien. C'est intéressant.

Lu les lettres que papa lui adressait. Tendres. Il dit d'ailleurs : « Je prie Dieu pour que... ». Le mensonge n'est jamais éternel.

La mort n'est pas artiste.

Accident impénétrable.

Le jeu lent de la lune sur le drap.

Pas une égratignure. Il a fallu qu'elle tombe comme un poids mort.

Un dégoût, mais un dégoût de quoi ? Je ne saurais pas le dire.

Un gros petit monsieur rond qui n'est vêtu que de taches, un peintre.

16 août.

Il n'y a pas de chefs-d'oeuvre qui résistent à certains lecteurs.

Je me rappelle Barrès me disant que le deuil des autres le fait toujours rire.

C'est une façon bien compliquée de me faire orphelin.

Je vous assure que la bêtise a une espèce d'odeur qui sort d'elle-même. L'homme n'a pas besoin de parler.

22 août.

Deuil : le mensonge noir.

Pourvu que le monde reste ridicule !

La vérité désenchante toujours. L'art est là pour la falsifier.

La vieille tricote dans le fossé, derrière ses vaches. Elle se lève.

-- Monsieur Jules, dit-elle, je vas vous enseigner une belle compagnie de perdrix.

-- Où donc ?

-- Là, dans l'étaule. Elles sont parties devant moi, des grosses.

-- Je ne chasse plus, ma brave femme.

-- Vous ne chassez plus ?

-- Non. Je laisse ça aux jeunes.

-- Oh ! vous n'êtes pas encore bien vieux.

-- Dame ! ça commence. Chacun son tour.

-- C'est dommage. Oh ! les belles ! Jamais je n'en avais vu de si belles !

Que faire ? Offrir de l'argent ? Ça ne suffit pas, de la remercier.

-- Je ne chasse plus, dis-je, mais je chasserai l'année prochaine.

-- Mais vous serez encore plus vieux !

On s'embrouille. Elle se rassied, déçue.

-- Merci bien tout de même.

-- Oh ! de rien.

Sur la route, un homme me prend la main.

-- Vous ne me reconnaissez pas ? Girard. Nous étions ensemble au régiment.

Il conduit une voiture de sacs de ciment. Il est à Germenay. Il n'a pas changé. Il s'est maintenu en pauvre homme.

Le début est cordial, puis, tout de suite, il est embarrassé. Il sent qu'on n'est plus au régiment. Pourquoi ?

A dix ans, je ne faisais pas de rêves, ou, plutôt, je voulais être heureux n'importe comment, au jour le jour. Je ne cache pas que, depuis vingt ans, j'ai la meilleure des femmes. Je n'ai jamais réalisé mes autres rêves. Il ne faut sans doute pas le dire, mais c'est grâce à elle que j'ai cru réaliser, à peu près, de temps en temps, mes autres rêves.

La vie n'est ni longue, ni courte : elle a des longueurs.

25 septembre.

Retour à Paris. Odéon. Après la lettre d'Antoine, l'accueil indifférent de Mellot. Arrivée au théâtre. On répète. Du haut de l'escalier, j'écoute Honorine et Jacquelou. Premier acte : rien ne sort. Acteurs grippés. Le second, piteux.

28 septembre.

Deuxième répétition. Averse de compliments au foyer. Hirsch, qui a écouté le second acte, trouve ça définitif et dit que ce sera une bataille. Il est très fier de passer avec moi.

Il faudrait une horloge qu'on ne verrait que de dos.

Antoine me dit que, depuis Les Corbeaux, il n'a rien vu d'aussi bien que le second acte. J'ai réussi ce que tant d'autres ont essayé avec les pièces à prêtre. Il m'a tendu la main en disant :

-- L'oeil de M. Lepic ! Je reconnais l'oeil de M. Lepic !

Répétition assez pauvre. La scène d'Honorine est lourde, presque inutile. Faire des coupures.

29 septembre.

Répétition avec Antoine en scène. C'est du bon travail. Je les laisse arranger leurs petits accessoires. Le côté du théâtre ne m'intéresse vraiment pas.

Le soir, au théâtre, Gémier, Blum, Thadée, Gignoux, me demandent d'assister à une répétition. Il faut voir deux fois une pièce de Renard, disent-ils.

Envie de tout changer. Athis me dit que la scène entre les deux hommes est aussi émouvante que celle de Poil de Carotte, et plus large.

4 octobre.

Antoine donne une répétition du premier acte, de la scène finale, surtout. Il fait recommencer plus de dix fois et obtient ce qu'il veut.

Quand il dit : « C'est du gâchis », il faut revoir son texte.

Athis n'aime pas la dernière scène ; le public, dit-il, ne sera pas avec moi contre Henriette. Il n'aime, comme Athis, que la comédie spirituelle agréable.

En costumes. Antoine voit toujours laid. Le joli l'ennuie. Il veut fournir les toilettes, mais il les prend dans un grenier. Il n'y a que l'habilleuse qui lui tienne tête.

Jacquelou vient en bras de chemise chez les Lepic, avec des sabots. C'est de l'opéra-comique. Et Honorine a des bas rouges. Elle se rétrécit comme une vieille femme qui porte des thermomètres sous le bras.

La vérité n'est que dans l'imagination. Le choix dans la vérité est dans l'observation. Un poëte, c'est un observateur qui recrée tout de suite. La preuve, c'est que, lorsque ensuite il regarde les gens, il ne les reconnaît pas.

Gaillard me dit que les gens qui ont écouté hier sont enthousiasmés. Moi, toujours pas. On répète mollement, sans Antoine.

C'est une pièce qui finira par me dégoûter tout à fait avant qu'elle ne soit jouée. Il n'en sort rien. Elle fond aux répétitions. Pas un instant je n'aurai eu confiance.

Nous sommes deux qui ne croyons pas à la pièce : Mellot et moi.

12 octobre.

La Bigote paraissant prête, on répète Les Emigrants.

Décor rouge au premier tableau. C'est ce qu'on appelle de la couleur, mais le moindre cabaret de Montmartre nous donne cette Venise. Antoine s'énerve. Il demande du texte à Hirsch, qui ne trouve pas. Il paraît que Ventura va faire cuire Desjardins dans un four. C'est trois décors pour un petit acte. On essaie de monter le 3, mais on en reste à de vagues tuyaux de vidange sous la chaufferie d'un bateau. Ça me donne envie aussi de jeter mon curé dans la chaudière.

Bernard est un réactionnaire : patrie, tradition, mais c'est un bon gros garçon tout prêt à aimer Jaurès. Il dit que La Bigote est un chef-d'oeuvre, et il demande une pièce en trois actes.

Répétition au foyer en attendant que Hirsch soit prêt et que Bernard n'ait plus de point de côté.

La fin ne me satisfait pas. Je songe que je n'aurais pas dû faire paraître le curé. Le rideau tomberait sur son départ, et il ne ferait qu'apparaître.

On apprend que Ferrer vient d'être fusillé. Quel succès, si La Bigote passait ce soir ! Ces choses-là ne m'arrivent jamais, et je n'y tiens pas.

Athis trouve encore la fin un peu longue. M. Lepic dit plusieurs mots de la fin, et le rideau ne tombe pas. On répète aussi trop souvent le mot « curé ».

Il m'emmène à l'ambassade d'Espagne. Rencontre de Sacha qui s'en fout et dit que, La Bigote, c'est merveilleux. Oh ! un four pour le détromper.

Ferrer. Anatole France n'est pas plus indigné que moi. Je lui porte un défi d'indignation.

Quatre balles au front d'un homme intelligent

20 octobre.

Répétition des couturiers.

-- C'est un chef-d'oeuvre, dit Antoine. Je le dirai à qui l'on voudra.

« Dans soixante ans on vous jouera ça. »

Picard :

-- Mes excuses pour tout ce que je vous ai dit.

21 octobre.

Répétition générale très bonne. Trois rappels au premier acte, trois au second. Succès énorme, dit Antoine.

22 octobre.

Première plus belle encore. Trois rappels au premier acte, quatre au second. Acclamations. Amis jamais aussi émus.

Très bonne presse, un peu mêlée de mépris clérical. On m'appelle Homais et mufle.

Chaque fois, j'ai écouté derrière la toile sans émotion.

Maurice Rostand m'embrasse. Mme Rostand vient voir : explications, malentendu.

Le dimanche, 3 000 de recette, puis baisse subite à 1 300.

Antoine ne veut pas que je publie La Bigote à _Comoedia : ça va tout tuer. Rouché veut la publier, puis il se fâche parce que je ne romps pas assez vite avec Comoedia_.

Pas de manifestations. Une femme quitte le balcon.

Les machinistes regardent et rient. Courteline, vexé, trouve ça ignoble. Calmette navré : pièce anticléricale.

Il faut économiser son coeur pour fortifier son jugement.

Le théâtre vu par le grillage du pompier : le point de vue le plus impressionnant.

Comme l'ironie m'embête chez les autres

Tristan jette une mie de pain dans la loge de Rostand.

-- Pour Chantecler, dit-il.

29 octobre.

Oui, j'écrirai un livre sur la vieille maison, et cette pensée me ranime.

23 novembre.

Dîner Goncourt. Ils sont à table, Mirbeau près de Daudet, réconciliés. Descaves voudrait donner le prix à Léon Bloy. Hennique s'oppose à ce couronnement de l'insulteur, à Léautaud.

Bourges déclare son livre infect.

On parle de la pourriture du monde. C'est peut-être la seule qualité de l'Académie Goncourt, d'être honnête.

Daudet raconte que, dans un salon, une dame avait un cordon qui passait sous ses jupes. On a tiré : c'était un ténia. Cette histoire affole Bourges.

Mirbeau dit :

-- Les ouvriers, mon cher ? Je m'en suis servi cet été : ils sont stupides.

Daudet est tout fier de les mater en réunion publique.

-- Renard, me dit Rosny aîné, on vous imite beaucoup pour le Prix.

C'est la famille des renardeaux.

Crise. Souffle précipité, dégoût universel. La mort peut venir dans une heure ou dans dix ans. Dire que j'aime mieux dix ans !

Encore une fois perdu l'équilibre. Je touche le fond. Tout à coup guérison, si je travaillais.

La mort proche, on sent le poisson.

27 novembre.

Le romantisme, c'est de faire parler les bêtes et de leur faire dire ce qu'on veut. Le réalisme, c'est de se soumettre à leur nature, qui est de ne pas parler.

Pourquoi peut-on être admis à faire la critique sans même avoir passé un examen d'orthographe ?

A partir d'aujourd'hui, toutes mes pensées ont une teinte de mort.

L'effort qu'on fait pour résister à une émotion poignante, parce qu'on sait qu'elle est fausse.

L'homme sans coeur, qui n'a eu que des émotions littéraires.

L'eau gèlera avant cette nuit, comme une blessure qui se cicatrise.

Il faudrait au romantique un grand vent qui jette toutes nos maisons cul par-dessus tête.

-- Ce qu'André Gide déteste le plus dans La Bigote, dit Boylesve, ce sont les trépignements du public.

4 décembre.

Hier, Gérault-Richard me fait venir. Il va encore créer quelque chose, une espèce de journal littéraire. Il m'augmente, et me paiera chaque article 100 francs.

-- Briand, qui déjeunait chez moi hier, dit-il, est un brave homme, mais il ne se sacrifierait pas sur l'autel. Vous ressemblez de plus en plus à Rochefort.

Il faut savoir s'embêter, pour que la vie ne paraisse pas trop courte.

5 décembre.

Revu Rostand, après neuf ans. Je l'embrasse sur la joue. Il embrasse comme les curés, et j'ai l'impression de quelque chose de rond comme un fromage de Hollande. Il est méconnaissable. Il a l'air d'un gros bonhomme gentil. L'homme qui s'abandonne au torrent et qui donne des poignées de main sur la rive. Migraineux. On sent que le mal de tête est inutile. Myope, s'approche et regarde si vous avez vieilli.

-- Ah ! dit-il. Vous avez de l'appétit deux fois par jour ? Moi, je ne connais pas ce plaisir-là. Quand Rosemonde voit un saucisson sur la table, elle le renifle, pleine de vie. Venez. Nous mangerons des oeufs à la coque.

-- A votre hôtel ?

-- Nous les ferons venir d'Astoria.

-- C'est bien loin !

Pas trop de morgue. On a l'air de parler comme jadis.

-- Hervieu est rancunier, dit-il. Je ne l'aime pas. Guitry vous séduit. Il n'est plus bien que dans le fort, quand il faut crier.

-- Oui, nos domestiques ! Il nous est arrivé des choses...

-- Vous n'avez pas vieilli. »

-- La vie, à quoi ça rime ? dis-je.

-- Chantecler va être un four, dit-il. C'est un bluff. Je ne comprends plus rien au premier acte.

A sa femme :

-- Tu dis toujours : « C'est merveilleux ! » Je change. Tu dis encore : « C'est merveilleux ! »

Il a parfois un petit clignement d'oeil. On ne sait pas si c'est un tic ou un signe à sa femme pour qu'elle ne parle pas trop, un signe d'entente.

Le portier proportionné à l'hôtel.

-- J'assistais hier, dit Rostand, au mariage de Mlle Fasquelle. Nous avons vu plus de deux mille personnes.

Dans le salon à côté, on entend les fils qui grandissent au milieu d'admirateurs.

Il n'a pas sa rosette. Il m'attend pour la mettre.

-- Ah ! se traîner de chaise en chaise pendant six mois ! Je connais ça.

Il a gagné une espèce d'indifférence pour tous les autres.

Le lyrisme, même d'après Richepin, c'est l'exagération, le grossissement. Le réalisme a réagi. Ce n'est toujours qu'action et réaction.

Le romantisme a aboli les règles de temps, de lieu : pas de caractères. Le réalisme rejette toutes les unités.

Le romantisme voulait introduire le lyrisme au théâtre. Le réalisme aussi, mais un lyrisme concentré, juste.

Le mot ne vit que par la place qu'on lui donne. Le lyrisme se contente un peu trop de l'à-peu-près ; de là, tant de froids lyriques.

Balzac pas romantique !

Flaubert pas romantique ! Mais Mme Bovary l'embêtait.

Les conquêtes du réalisme ne sont que dans le détail.

Tous les sujets et toute la vie.

L'ouvrier est lyrique, sans doute, le bourgeois aussi. Il faut choisir. Il ne s'agit pas de gueuler : il faut la mesure, la passion réglée par l'art, le goût français, puisque nous sommes en France.

Je reproche à Shakespeare de ne pas savoir le français. Tant mieux ! Ça fait deux belles langues, et cela donne envie de les apprendre.

Zola romantique. Son livre le plus beau, c'est son acte. On peut dire que, ce jour-là, il a enfin trouvé sa voie.

Le goût de l'image juste, mathématique, Victor Hugo l'avait déjà.

En certains cas, il faut venir, au théâtre, à l'état poétique.

Victor Hugo réaliste, d'accord. C'est lui qui saisira le mieux la vérité. Clarté nécessaire.

La laideur domine, parce que la vie n'est pas belle. Le public ne se connaît ni en beau, ni en joli. Il aime les vers, oui, quand ils sortent de la bouche d'une jolie actrice ou d'un de ses acteurs préférés, ce qui est la même chose, ou quand il y a de la musique à l'entour.

Tous ont voulu plaire au public, ou l'irriter, ce qui est encore la même chose.

Les conventions : en ce sens, le théâtre est plus grand que la vie.

C'est la vraisemblance que le public confond avec la vérité.

Il faut qu'il y ait du réalisme dans le plus haut lyrisme.

Si le public avait le goût de la vie, il ne supporterait pas le théâtre. Je suis prêt à dire qu'au théâtre il n'y a pas de vérité, ou que, s'il imite les vérités, c'est les plus grosses, non celles des nuances

En tout, il faut faire oeuvre d'art, qui échappe au public, mais qu'il subit.

Le romantique regarde une armoire à glace et croit que c'est la mer. Le réaliste regarde la mer et croit que c'est une armoire à glace. Mais l'homme qui a l'esprit juste dit, devant la glace : « C'est une armoire à glace », et, devant la mer : « C'est la mer. »

10 décembre.

Dîner Goncourt. Jamais Prix n'a été décerné dans plus de quolibets. Daudet venait de partir. Mirbeau parle de certains bourgognes que lui seul veut connaître. On ne veut pas voter pour Giraudoux parce qu'on ne veut pas voter pour Jules Renard. Les Leblond n'auront jamais de succès de public. Il faut mettre ce souvenir dans leur vie.

Après la répétition générale d'Un ange, avant la première, ajournée.

-- C'est ma meilleure pièce, dit Capus. Brasseur y a mis du sien. Il ne faut pas être antisémite, mais antijuif.

-- Je vais faire du roman et me retirer à la campagne.

-- Préparer d'abord une belle première. Tous sont traîtres.

-- Tu vois, j'allais te faire un article appelé L'Antibigote. »

Il me montre quelques feuillets.

Léon Daudet, dit-il, c'est un homme qui se met en colère parce qu'on ne donne pas aux mots le sens nouveau qui est de lui. Chevassu est un homme de lettres, non un critique dramatique. Il aurait bien fait la critique dramatique autrefois, pas celle d'aujourd'hui.

Pins hérissés comme des épingles sur la pelote.

Dîner chez Rostand. Au premier salon le portrait de Mme Rostand. Le professeur de philosophie qui sait tout et, heureusement, ne dit rien. Jean est muet.

On boit de l'eau tiède et on mange un potage au carmin.

Rostand s'ennuie et voudrait aller à Cambo. II n'assistera même pas à la répétition générale.

Au fond, il n'a pas l'indulgence de sa gloire. Il n'aime pas Capus ni Donnay, reproche à Bonnard de lui avoir chipé son coq.

A propos de Capus, Mme Rostand dit :

-- La théorie de la Veine est ignoble. Il faut se donner énormément de mal pour arriver à ce qu'on veut. On n'arrive que par le mérite, l'effort, le travail.

Elle dit qu'elle ne tient pas à la perfection, et qu'on a le droit de dire ce qu'on veut à la condition que ce soit merveilleux.

Je lui reproche son « flambeau » inexact des Annales. Elle me répond qu'un flambeau n'est pas une bougie.

Excepté le professeur, ils blaguent La fontaine.

On me renvoie l'ascenseur, mais je reçois la porte dans le dos.

Je vante la perfection et blague le génie qui se lâche.

-- Ça ne me trouble pas, ce que vous dites là, répond Mme Rostand. Ça troublerait Edmond, pas moi. Je suis sûre.

Pas de vin, mais Rostand, à la fin, réclame son petit verre d'eau-de-vie.

Tout de même, on épargne Maeterlinck.

Rostand : quelques cheveux gris, des joues qui ne se tiennent pas bien. Une sorte d'indécision à parler, peur de se compromettre.

La timidité de Jean, une vertu de plus dans la famille.

-- J'aime le lyrisme parti de la réalité, dit Rostand.

-- Moi aussi, dis-je.

Il regarde mon petit ruban du bout de sa rosette.

On leur prête la gloire radieuse et sereine qu'on voudrait avoir. Ils ne l'ont pas.

Dîner. Entre Mme Mirbeau et Mme Girette. Rosny en veston. Mirbeau se contente de donner la parole aux autres.

Mme Tinayre prononce une allocution comme une petite fille qui n'a pas peur, Lecomte, un discours. Rosny fait une remarque que j'ai faite voilà longtemps. La recherche constante du mot nous rend impropres à l'improvisation. Nous ne savons pas parler, parce que nous savons écrire, et l'orateur ne fait aucune attention aux mots qu'il dit.

Mon incapacité au travail devient de l'exaspération.

Le style lâche, c'est le charme.

Bataille lisant une pièce à Tarride et s'évanouissant parce qu'il s'aperçoit qu'elle ne porte pas.

Fils d'un paysan de mon village qui poussait la charrue, j'ai encore de la terre aux racines.

Le soleil tricote des nuages roses avec ses rayons.

Quelque chose de plus déplaisant que l'arrivisme, c'est l'étalage de la modestie.

Dès qu'on l'envisage bien, la mort est douce à comprendre.

Malade, je voudrais dire des mots profonds, un peu historiques, que mes amis se répéteraient, mais je m'énerve trop.

Ce n'est pas un geste de Dieu que je demande. Si seulement je voyais les hommes agir comme ils parlent, je serais vite troublé.

Etre malade toute une année pour en savourer la longueur.

Avant de mourir, je voudrais faire le tour de la terre, aller là, puis là. Oui, mais, là-bas, j'aurai une de mes migraines, et ce sera la même chose.

Un gros mot de femme, c'est une limace aux lèvres d'une rose.

Un âge où la mort des autres n'étonne plus.

-- Il a dû être bien, monsieur, quand il était jeune, dit la bonne.

L'hiver, un long couloir comme une cheminée.

Perdre l'appétit de lire.

On ne s'étonnera même pas de ma mort : elle ne viendra qu'à son heure.

Je sais bien que vous êtes bon. Oh ! vous êtes gentil, mais vous n'êtes pas bête.

Malade, à chaque phrase j'ajoute : « Si je vis. »

Et les femmes qui ont leur robe prête disent : « Pourvu que Chantecler passe avant que ma robe soit défraîchie ! »

Une rose, et tous ses corsages.

L'heure n'émet que des sons mouillés. Les jours se traînent dans la boue.

J'ai écrit La Bigote non pour faire une oeuvre de combat, mais pour mon plaisir. Elle est écrite. Elle rendra ce qu'elle pourra.

J'ai une maladie à observer en moi. Ça vaut presque un crime dans la famille.

Le coeur fait l'effet d'un pendule d'ouate qui, parfois, choquerait légèrement les parois de l'horloge.

Le cerveau qui s'en va, impossible de le retenir. C'est comme si un pissenlit voulait rattraper ses poils.

Déjà, je prends appétit à me promener dans les cimetières.

Le mystère de la mort suffit. Tout ce reste qu'on y rattache, c'est des ficelles de théâtre.

Il est admirable que quelques-uns des vivants qui conduisent un mort au cimetière n'éprouvent pas le besoin, pendant qu'ils sont là, de se coucher, par lassitude, dans la tombe.

Une visite à la tombe des Goncourt. Ces fiers hommes de lettres n'ont pas osé dire qu'ils étaient hommes de lettres. Deux noms, deux dates, ils trouvent que c'est assez. Hé ! Hé ! il ne faut pas s'y fier.

Malade, je sens dans ma gorge comme un escargot qui bout.

Ah ! ce passant aussi a l'air malade ! C'est le contraire de la décoration. Je disais : « Comment ! Celui-là aussi ? »



1910

22 janvier.

Mirbeau me dit :

-- Le corps est trop étroit. Dieu a mal fait ça. Des cailloux doivent y passer dans un vaisseau gros comme un cheveu. Et le coeur ! Est-ce mal fichu, le coeur !

« Villiers de l'Isle-Adam était un mauvais conteur, mais il avait un talent d'orateur !... Je l'ai entendu raconter une histoire du journal Le Temps : c'est prodigieux ! Mais, comme conteur...»

Mon coeur bat comme un mineur enseveli qui, par des coups irréguliers, donnerait encore des signes de vie.

Le détestable plaisir, presque un remède, d'exercer sur les autres sa mauvaise humeur.

Tous les chênes sont historiques, mais quelques-uns ne s'en vantent pas.

Promenade au Bois. Un canard venait au-devant de moi avec son air de vieux copain ressemblant à Dieudonné.

Les vieilles femmes qu'on voit au fond des voitures.

Un vieux marchait à petits pas de paralytique au bras d'une femme presque jeune, s'arrêtait après quelques pas sans doute bien comptés, et, soufflant, regardait à droite et à gauche avec un air de défi.

Les beaux cygnes vêtus de leur seule neige.

Mon nom est sur tous les murs : affiches de Paris-Journal, et, dans le tramway, personne ne me connaît.

La neige tombe d'un nuage noir.

Athis me dit des calembours de Chantecler qui me paraissent un peu forts. Marthe n'a pas la curiosité d'écouter cette pièce. Et Maurice Rostand a une pièce chez Sarah Bernhardt : il n'était que temps !

Guitry aura un succès prodigieux en gros coq.

25 janvier.

Inondation. Elle est toujours moindre que ma petite imagination ne l'imagine.

Raynaud, commissaire libre, dit qu'il n'y a pas d'apaches, voudrait voter des lois somptuaires ; socialiste, au fond, considère la première communion de sa fille comme une chose insignifiante.

-- Tu as raison ! Tu as raison ! répète-t-il.

Mais il a besoin d'un reste de symbole, d'une cérémonie. C'est ce qu'on appelle un catholique.

26 janvier.

La neige sur l'eau : le silence sur le silence.

27 janvier.

Mirbeau vient me voir hier. Toute infiltration lui paraît un torrent. Consterné :

-- Il faut acheter des provisions, dit-il, du pétrole, du charbon.

Il a toujours l'oeil inquiet.

Il pense à une pièce sur les métallurgistes.

-- Faites donc ça ! lui dis-je.

Mais il semble accablé, tant ce sera beau.

Je persiste à le croire très timide. De là ses violences contre Claretie, cet autre faible.

Il me prévient que Claretie ne me pardonnera pas mes mots, et que Rostand ne m'enverra pas une place pour Chantecler.

Il veut absolument être inondé et cherche son chemin de tous côtés, loin de la Seine.

Le pas d'une repasseuse sur sa table.

Inondation. Le plus pénible, c'est encore la gare Saint-Lazare.

Il y a à redouter le manque d'eau, de pétrole, et les rats.

L'Odéon avait trente personnes. Au Théâtre Michel, où le plancher est humide, les gens levaient les pieds et s'amusaient autant. Mais tous les théâtres ont reçu une gifle.

Le côté « Venise » de l'inondation a disparu. Déjà, elle embête.

Mon soufflet est comme cassé.

A quoi bon ces cahiers ? Personne ne dit la vérité, pas même celui qui les écrit.

Ils me disent : « Oh ! vous avez bonne mine. » Mais ils me diront, la prochaine fois qu'ils me verront : « Oh ! vous avez bien meilleure mine que la dernière fois ! » Le monde n'est pas prêt.

1er février.

Chantecler. 131 et 133, dans un petit coin. A Cyrano et à L'Aiglon, pour la répétition générale et pour la première, nous avions des places au premier rang. C'est l'échelle de la gloire.

Rostand est surtout un indifférent littéraire. Nous sommes tout au moins ses confrères : il ne nous lit pas.

L'artificiel lui suffit au point qu'il se passionne pour lui comme si c'était la vérité.

Il ne recherche pas, mais il accepte.

Est-il plus tranquille ? Touche-t-il la gloire ? Ne souffre-t-il pas du moindre succès d'un autre ?

Il peut marcher tout le temps sur un tapis, mais il est obligé de vivre la bouche dans l'air, à tous les miasmes.

Servitude. Etre l'obligé d'un homme qui se conduit comme une fripouille.

Certains menteurs ont un tel besoin de mentir qu'on a pitié d'eux et qu'on les aide.

-- Je connais quelques vers de Chantecler, dit Capus. Ils sont beaux et stupides : beaux quand Guitry me les dit, stupides quand je les écoute.

8 février.

Contractions de Mirbeau quand je dis qu'il y a des choses bien dans Chantecler.

Athis me dit que la première a été mouvementée. Enthousiasme aux deux premiers actes. On criait bis. C'était fou ! Silence au troisième. Sifflements nourris au quatrième, à la bave des crapauds. Guitry n'a pas voulu dire le nom de l'auteur : c'est Coquelin qui l'a jeté.

Rostand n'est pas venu. Mme Rostand disait : « Tant mieux, qu'on siffle ! Ça amuse. » Il faudra supprimer où c'est dangereux, mais Rostand, paraît-il, ne veut rien entendre.

Et, par ces salles combles, Mellot a déjà un service.

Beaucoup de presse mauvaise. Les nationalistes ne marchent pas. Ils n'ont pas pardonné à Rostand d'avoir été dreyfusard.

Pottecher arrive et trouve médiocres les vers qu'il a lus. On s'accorde généralement à trouver Guitry mauvais.

16 février.

Rêveur comme un chat qui regarde au plafond le rais lumineux d'une lampe.

Malade, je ne peux plus mettre du premier coup la clef dans la serrure. Ça me rappelle un de mes contes.

- J'ai du chagrin, dit Marinette. J'ai trop de chagrin. Je voudrais crever.

Dans mon théâtre, je suis parti de ce principe que les femmes ne trompent jamais les hommes, et réciproquement.

C'est effrayant comme on a de la peine, quand on est en bonne santé, à s'intéresser au mal des autres !

Je ne peux pas me décider à me débarrasser, au moyen de Dieu, de toute difficulté.

Hier, Descaves fait monter le Dr Crepel, qui me tâte, m'ausculte gentiment, me prend, avec l'appareil enregistreur dont s'est déjà servi Renault, la tension de mes artères. Il trouve 16 1/2 : ce n'est pas l'hypertension. Rien au coeur, rien au foie. Trouve à peu près comme Renault, mais m'engage à me soumettre chez lui aux courants de haute fréquence.

Capus est asthmatique depuis quarante ans, depuis l'âge de quatre ans.

22 février.

Le médecin de Mirbeau lui dit que je n'ai que de la gastralgie.

Selon Mirbeau, B.... commis voyageur, recherche les manuscrits où il y a une faute. Claretie le fait reculer. Clemenceau, buté, amusant. La peau du crapaud est belle comme certaines étoffes orientales. Rodin est intelligent. Monet est intelligent.

Il ne vient me voir que pour vérifier si je suis aussi méchant et aussi terrible humoriste qu'on le dit.

Aujourd'hui, quarante-six ans. Jusqu'où irai-je ? Jusqu'à l'automne ?

23 février.

Marinette pleure pour nous deux, et, moi, je l'y aide un peu.

J'entre dans les mauvaises nuits, en attendant la nuit.

Humour : pudeur, jeu d'esprit. C'est la propreté morale et quotidienne de l'esprit. Je me fais une haute idée morale et littéraire de l'humour.

L'imagination égare. La sensibilité affadit.

L'humour, c'est, en somme, la raison. L'homme régularisé.

Aucune définition ne m'a suffi.

D'ailleurs, il y a de tout dans l'humour.

Est-ce parce que je suis entré le dernier à l'Académie Goncourt que j'en sortirai le premier ? Singulier équilibre !

Hier, Fantec m'a ausculté. Nous avons ri comme des fous quand il m'a promené ses oreilles dans le dos. Il a dû recommencer deux ou trois fois. Rien aux poumons. Le coeur est trop gros. Il entend le galop des valvules. Ça me coupe le rire. Le fils condamne-t-il son père ?

Entre mon cerveau et moi il reste toujours une couche que je ne peux pas pénétrer.

Vivre en s'amusant avec la mort.

Peut-être ne verrai-je pas la vieille maison. Etrange punition !

Un homme ordinaire ne se connaît pas. Il peut mourir sans rien savoir de son coeur. Je parle du vrai - car, pour l'autre... -, de celui qui bat dans sa poitrine.

L'homme est indifférent comme une montre.

Et puis, j'ai écrit La Bigote. Mme Lepic attend. Mais pourquoi m'a-t-il laissé écrire La Bigote ?

27 février.

D'ailleurs, j'ai fini. Je pourrais recommencer, et ce serait mieux, mais on ne s'en apercevrait pas.

Il vaut mieux mettre fin.

6 mars.

Je ne comprends rien à la vie, mais je ne dis pas qu'il soit impossible que Dieu y comprenne quelque chose.

La vie apparente, l'air docile et résigné d'une girouette.

Mirbeau se lève triste et se couche furieux.

6 mars.

Qui n'a point la maladie du scrupule ne doit même pas songer à être honnête.

Tout de même, pour mépriser Rostand, il faut l'éplucher ; alors, ça ne compte pas.

31 mars.

Mort de Moréas. Est-ce mon tour ?

C'était un poëte qui trahit sa patrie, fit quelques beaux vers, et me traita d'imbécile.

6 avril.

Je veux me lever, cette nuit. Lourdeur. Une jambe pend dehors. Puis un filet coule le long de ma jambe. Il faut qu'il arrive au talon pour que je me décide. Ça séchera dans les draps, comme quand j'étais Poil de Carotte.

A cette date s'arrête le Journal de Jules Renard, qui est mort le 22 mai 1910.

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