Gédéon Tallemant des Réaux


Historiettes


[Les notes de Tallemant sont marquées (T.). Les notes empruntées, même partiellement, à M. L. J. M. Monmerqué (1780-1860) sont marquées d'un (M.).]



INTRODUCTION DE L'AUTEUR

J'appelle ce recueil les Historiettes, parce que ce ne sont que des petits Mémoires qui n'ont aucune liaison les uns avec les autres. J'y observe seulement, en quelque sorte, la suite des temps, pour ne point faire de confusion. Mon dessein est d'écrire tout ce que j'ai appris et ce que j'apprendrai d'agréable et digne d'être remarqué, et je prétends dire le bien et le mal, sans dissimuler la vérité, et sans me servir de ce qu'on trouve dans les Histoires et les Mémoires imprimés. Je le fais d'autant plus librement que je sais bien que ce ne sont pas choses à mettre en lumière, quoique peut-être elles ne laissassent pas d'être utiles. Je donne cela à mes amis qui m'en prient, il y a long-temps.

HENRI IV

Si ce prince fût né roi de France, et roi paisible, probablement ce n'eût pas été un grand personnage: il se fût noyé dans les voluptés, puisque, malgré toutes ses traverses, il ne laissoit pas, pour suivre ses plaisirs, d'abandonner les plus importantes affaires. Après la bataille de Coutras, au lieu de poursuivre ses avantages, il s'en va badiner avec la comtesse de Guiche, et lui porte les drapeaux qu'il avoit gagnés. Durant le siège d'Amiens, il court après madame de Beaufort, sans se tourmenter du cardinal d'Autriche, depuis l'archiduc Albert, qui s'approchoit pour tenter le secours de la place.(1)

[ (1) Sigogne fit cette épigramme:

Ce grand Henri, qui souloit estre

L'effroi de l'Espagnol hautain

Fuyt aujourd'huy devant un prestre

Et suit le c-l d'une p....n. (T.)]



Il n'étoit ni trop libéral, ni trop reconnoissant. Il ne louoit jamais les autres, et se vantoit comme un Gascon. En récompense, on n'a jamais vu un prince plus humain, ni qui aimât plus son peuple; d'ailleurs, il ne refusoit point de veiller pour le bien de son Etat. Il a fait voir en plusieurs rencontres qu'il avoit l'esprit vif et qu'il entendoit raillerie.

Pour reprendre donc ses amours, si Sébastien Zamet, comme quelques-uns l'ont prétendu, donna du poison à madame de Beaufort, on peut dire qu'il rendit un grand service à Henri IV, car ce bon prince alloit faire la plus grande folie qu'on pouvoit faire: cependant il y étoit résolu. On devoit déclarer feu M. le Prince bâtard. M. 1e comte de Soissons se faisoit cardinal, et on lui donnoit trois cent mille écus de rentes en bénéfices. M. le prince de Conti étoit marié alors avec une vieille qui ne pouvoit avoir d'enfants. M. le maréchal de Biron devoit épouser la fille de madame d'Estrées, qui depuis a été madame de Sanzay. M. d'Estrées la devoit avouer; elle étoit née durant le mariage, mais il y avoit cinq ou six ans que M. d'Estrées n'avoit couché avec sa femme, qui s'en étoit allée avec le marquis d'Allègre, et qui fut tuée avec lui à Issoire, par les habitants, qui se soulevèrent et prirent le parti de la Ligue. Le marquis et sa galante tenoient pour le Roi: ils furent tous deux poignardés et jetés par la fenêtre.

Cette madame d'Estrées étoit de La Bourdaisière, la race la plus fertile en femmes galantes qui ait jamais été en France (1); on en compte jusqu'à vingt-cinq ou vingt-six, soit religieuses, soit mariées, qui, toutes, ont fait l'amour hautement; de là vient qu'on dit que les armes de La Bourdaisière, c'est une poignée de vesces; car il se trouve, par une plaisante rencontre que, dans leurs armes, il y a une main qui sème de la vesce.

[(1) On dit qu'une madame de La Bourdaisière se vantoit d'avoir couché avec le pape Clément VII, à Nice; avec l'empereur Charles quand il passa en France, et avec François 1er (T.)]

On fit sur leurs armes ce quatrain:

Nous devons bénir cette main

Qui sème avec tant de largesses

Pour le plaisir du genre humain,

Quantité de si belles vesces. (2)


[(2) Ce mot se prenoit alors dans le sens de femme déhontée. (M.)]

Voici ce que j'ai ouï conter à des gens qui le savoient bien, ou croyoient le bien savoir: une veuve de Bourges, première femme d'un procureur, ou d'un notaire, acheta un méchant pourpoint à la Pourpointerie, dans la basque duquel elle trouva un papier où il y avoit: « Dans la cave d'une telle maison, six pieds sous terre, de tel endroit (qui étoit bien désigné) il y a tant en or en des pots, etc. » La somme étoit très-grande pour le temps (il y a bien 150 ans). Cette veuve, voyant que le lieutenant-général de la ville étoit veuf et sans enfants, lui dit la chose, sans lui désigner la maison, et offrit, s'il vouloit l'épouser, de lui dire le secret. Il y consent; on découvre le trésor; il lui tient parole et l'épouse. Il s'appeloit Babou. Il acheta La Bourdaisière. C'est, je pense, le grand-père de la mère du maréchal d'Estrées.

Henri IV a eu une quantité étrange de maîtresses; il n'étoit pourtant pas grand abatteur de bois; aussi étoit-il toujours cocu. On disoit en riant que son second avoit été tué. Madame de Verneuil l'appela un jour Capitaine de bon vouloir; et une autre fois, car elle le grondoit cruellement, elle lui dit que bien lui prenoit d'être roi, que sans cela on ne le pourroit souffrir et qu'il puoit comme charogne. Elle disoit vrai, il avoit les pieds et le gousset fins, et quand la feue Reine-mère coucha avec lui pour la première fois, quelque bien garnie qu'elle fût d'essences de son pays, elle ne laissa pas que d'en être terriblement parfumée. Le feu Roi (Louis XIII) pensant faire le bon compagnon, disoit: « Je tiens de mon père, moi, je sens le gousset. »

Quand on lui produisit la Fanuche, qu'on lui faisoit passer pour pucelle, il trouva le chemin assez frayé, et il se mit à siffler: « Que veut dire cela? lui dit-elle. -- C'est, répondit-il, que j'appelle ceux qui ont passé par ici.. »

Je pense que personne n'a approuvé la conduite d'Henri IV avec la feue Reine-mère, sa femme, sur le fait de ses maîtresses; car que madame de Verneuil fût logée si près du Louvre, et qu'il souffrit que la cour se partageât en quelque sorte pour elle, en vérité il n'y avoit en cela ni politique ni bienséance. Cette madame de Verneuil étoit fille de ce M. d'Entragues qui épousa Marie Touchet, fille d'un boulanger d'Orléans, et qui avoit été maîtresse de Charles IX. Elle avoit de l'esprit, mais elle étoit fière, et ne portoit guère de respect, ni à la Reine, ni au Roi. En lui parlant de la Reine, elle l'appeloit quelquefois votre grosse banquière, et le Roi lui ayant demandé ce qu'elle eût fait si elle avoit été au port de Nully (ou Neuilly) quand la Reine s'y pensa noyer: « J'eusse crié, lui dit-elle: La Reine boit! »

Enfin le Roi rompit avec madame de Verneuil; elle se mit à faire une vie de Sardanapale, ou de Vitellius; elle ne songeoit qu'à la mangeaille, qu'à des ragoûts, et vouloit même avoir son pot dans sa chambre; elle devint si grasse qu'elle en étoit monstrueuse; mais elle avoit toujours bien de l'esprit. Peu de gens la visitoient. On lui ôta ses enfants; sa fille fut nourrie auprès des Filles de France.

La feue Reine-mère, de son côté, ne vivoit pas trop bien avec le Roi, elle le chicanoit en toutes choses. Un jour qu'il fit donner le fouet à M. le Dauphin: « Ah! lui dit-elle, vous ne traiteriez pas ainsi vos bâtards. -- Pour mes bâtards, répondit-il, il les pourra fouetter, s'ils font les sots, mais lui il n'aura personne qui le fouette. »

J'ai ouï dire qu'il lui avoit donné le fouet lui-même deux fois: la première, pour avoir eu tant d'aversion pour un gentilhomme que, pour le contenter, il fallut tirer à ce gentilhomme un coup de pistolet sans balle, pour faire semblant de le tuer; l'autre, pour avoir écrasé la tête à un moineau; et que, comme la Reine-mère grondoit, le Roi lui dit : « Madame, priez Dieu que je vive, car il vous maltraitera, si je n'y suis plus. »

Il y en a qui ont soupçonné la Reine-mère d'avoir trempé à sa mort, et que pour cela on n'a jamais vu la déposition de Ravaillac. Il est bien certain que le Roi dit, un jour que Conchine, depuis maréchal d'Ancre, l'étoit allé saluer à Monceaux: « Si j'étois mort, cet homme-là ruineroit mon royaume. »

Ceux qui ont voulu raffiner sur la mort de Henri IV disent que l'interrogatoire de Ravaillac fut fait par le président Jeannin, comme conseiller d'état (il avoit été président au mortier de Grenoble); et que la Reine-mère l'avoit choisi comme un homme à elle. On a dit que la Comant avoit persévéré jusqu'à la mort.

On a seulement dit que Ravaillac avoit déclaré que le Roi alloit entreprendre une grande guerre, et que son Etat en pâtiroit, il avoit cru rendre un grand service à sa patrie que de la délivrer d'un prince qui ne la vouloit pas maintenir en paix, et qui n'étoit pas bon catholique. Ce Ravaillac avoit la barbe rousse et les cheveux tant soit peu dorés. C'étoit une espèce de fainéant qu'on remarquoit, à cause qu'il étoit habillé à la flamande plutôt qu'à la françoise. Il traînoit toujours une épée; il étoit mélancolique, mais d'assez douce conversation.

Henri IV avoit l'esprit vif; il étoit humain, comme j'ai déjà dit. J'en rapporterai quelques exemples.

A La Rochelle, le bruit étoit parmi la populace qu'un certain chandelier avoit une main de gorre, c'est-à-dire une mandragore: or, communément, on dit cela de ceux qui font bien leurs affaires. Le Roi, qui n'étoit alors que roi de Navarre, envoya quelqu'un à minuit chez cet homme demander à acheter une chandelle. Le chandelier se lève et la donne. « Voilà, dit le lendemain le Roi, la main de gorre. Cet homme ne perd point l'occasion de gagner, et « c'est le moyen de s'enrichir. »

Quelqu'un du tiers-état, se mettant à genoux pour le haranguer, trouva une pierre pointue, qui lui fit si grand mal qu'il s'écria en disant: « F... ! » Le Roi lui dit en riant: « Bon, voilà la meilleure chose que vous passiez dire; je ne veux point de harangue; vous gâteriez ce que vous venez de dire. »

Une fois un gentilhomme servant, au lieu de boire l'essai qu'on met dans le couvercle du verre, but en rêvant ce qui étoit dans le verre même; le Roi ne lui dit autre chose sinon: « Un tel, au moins deviez-vous boire à ma santé, je vous eusse fait raison. »

On lui dit que feu M. de Guise étoit amoureux de madame de Verneuil; il ne s'en tourmenta pas autrement, et dit:

« Encore faut-il leur laisser le pain et les p......: on leur a ôté tant d'autres choses. »

Il étoit amateur de bons mots: un jour, passant par un village, où il fut obligé de s'arrêter pour y dîner, il donna ordre qu'on lui fît venir celui du lieu qui passoit pour avoir le plus d'esprit, afin de l'entretenir pendant le repas. On lui dit que c'étoit un nommé Gaillard. « Eh bien ! dit-il, qu'on l'aille quérir. » Ce paysan étant venu, le Roi lui commanda de s'asseoir vis-à-vis de lui, de l'autre côté de la table où il mangeoit. « Comment t'appelles-tu ? dit le Roi. -- Sire, répondit le manant, je m'appelle Gaillard. -- Quelle différence y a-t-il entre gaillard et paillard ? -- Sire, répond le paysan, il n'y a que la table entre deux. -- Ventre-saint-Gris ! j'en tiens, dit le Roi en riant. Je ne croyois pas trouver un si grand esprit dans un si petit village. »

Quand il vint à donner le collier à M. de La Vieuville, père de celui que nous avons vu deux fois surintendant, et que La Vieuville lui dit, comme on a accoutumé: « Domine, non sum dignus. -- Je le sais bien, je le sais bien, lui dit le roi, mais mon neveu m'en a prié. » Ce neveu étoit M. de Nevers, depuis duc de Mantoue, dont La Vieuville, simple gentilhomme, avoit été maître-d'hôtel. La Vieuville en faisoit le conte lui-même, peut- être de peur qu'un autre ne le fît, car il n'étoit pas bête, et passoit pour un diseur de bons mots.

Lorsqu'on fit une chambre de justice contre les financiers: « Ah! disoit-il, ceux qu'on taxera ne m'aideront plus. »

Il faisoit des banquets avec M. de Bellegarde, le maréchal de Roquelaure et autres, chez Zamet et autres. Quand ce vint au maréchal, il dit au Roi qu'il ne savoit où les traiter si ce n'étoit Aux Trois Mores. Le Roi y alla; ils menèrent un page à deux, et le Roi un pour lui tout seul: « Car, dit il, un page de ma chambre ne voudra servir que moi. » Ce page fut M. de Racan, dont nous avons de si belles poésies.

Un jour il alla chez madame la princesse de Condé, veuve du prince de Condé, le bossu; il y trouva un luth sur le dos duquel il y avoit ces deux vers:

Absent de ma divinité

Je ne vois rien qui me contente


Il ajouta:

C'est fort mal connoître ma tante,

Elle aime trop l'humanité


La bonne dame avoit été fort galante. Elle étoit de Longueville.

Avant la réduction de Paris, une nuit qu'il ne dormoit point bien, et qu'il ne pouvoit se résoudre à quitter sa religion, Crillon lui dit: « Pardieu, Sire! vous vous moquez de faire difficulté de prendre une religion qui vous donne une couronne! » Crillon étoit pourtant bon chrétien; car un jour, priant Dieu devant un crucifix, tout d'un coup il se mit à crier: « Ah! Seigneur, si j'y eusse été, on ne vous eût jamais crucifié! » Je pense même qu'il mit l'épée à la main, comme Clovis et sa noblesse au sermon de saint Remi. Ce Crillon comme on lui montroit à danser, et qu'on lui dit: « Pliez, reculez. -- Je n'en ferai rien, dit-il; Crillon ne plia ni ne recula jamais. » Se peut-il rien de plus gascon ? Il refusa, étant mestre-de-camp du régiment des gardes, de tuer M. de Guise; et quand M. de Guise. le fils, étant gouverneur de Provence, s'avisa à Marseille de faire donner une fausse alarme, et de lui venir dire: « Les ennemis ont repris la ville, » Crillon ne s'ébranla point, et dit: « Marchons; il faut mourir en gens de coeur. » M. de Guise lui avoua après qu'il avoit fait cette malice pour voir s'il étoit vrai que Crillon n'eût jamais peur. Crillon lui répondit fortement: « Jeune homme, s'il me fût arrivé de témoigner la moindre foiblesse, je vous eusse poignardé. »

Quand M. du Perron, alors évêque d'Evreux, en instruisant le Roi, voulut lui parler du purgatoire: « Ne touchez point cela, dit-il, c'est le pain des moines. »

Cela me fait souvenir d'un médecin de M. de Créqui, qui à l'ambassade de son maître, à Rome, comme quelqu'un au Vatican demandoit où étoit la cuisine du pape, dit en riant que c'étoit le purgatoire. On le voulut mener à l'inquisition, mais on n'osa quand on sut à qui il étoit.

Arlequin et sa troupe vinrent à Paris en ce temps-là, et, quand il alla saluer le Roi, il prit si bien son temps, car il étoit fort dispos, que Sa Majesté s'étant levée de son siège, il s'en empara et comme si le Roi eût été Arlequin: « Eh! bien! Arlequin, lui dit-il, vous êtes venu ici avec votre troupe pour me divertir; j'en suis bien aise, je vous promets de vous protéger et de vous donner tant de pension. » Le Roi ne l'osa dédire de rien, mais il lui dit: « Holà! il y a assez longtemps que vous faites mon personnage; laissez-le-moi faire à cette heure. »

Le jour que Henri IV entra dans Paris, il fut voir sa tante de Montpensier, et lui demanda des confitures. « Je crois, lui dit-elle, que vous faites cela pour vous moquer de moi. Vous pensez que nous n'en avons plus. -- Non, répondit-il, c'est que j'ai faim. » Elle fit apporter un pot d'abricots, et en prenant elle en vouloit faire l'essai; il l'arrêta, et lui dit: « Ma tante, vous n'y pensez pas. -- Comment! reprit-elle, n'en ai-je pas fait assez pour vous être suspecte ? -- Vous ne me l'êtes point, ma tante. Ah! répliqua-t-elle, il faut être votre servante. » Et effectivement elle le servit depuis avec beaucoup d'affection.

Quelque brave qu'il fût, on dit que, quand on lui venoit dire: « Voilà les ennemis, » il lui prenoit toujours une espèce de dévoiement, et que, tournant cela en raillerie il disoit: « Je m'en vais faire bon pour eux. »

Il étoit larron naturellement, il ne pouvoit s'empêcher de prendre ce qu'il trouvoit; mais il le renvoyoit. Il disoit que s'il n'eût été Roi, il eût été pendu.

Pour sa personne, il n'avoit pas une mine fort avantageuse. Madame de Simier, qui étoit accoutumée à voir Henri III, dit, quand elle vit Henri IV: « J'ai vu le Roi, mais je n'ai pas vu Sa Majesté. »

Il y a à fontainebleau une grande marque de la bonté de ce prince. On voit dans un des jardins une maison qui avance dedans et v fait un coude. C'est qu'un particulier ne voulut jamais la lui vendre, quoiqu'il lui en voulût donner beaucoup plus qu'elle ne valoit. Il ne voulut point lui faire de violence.

Lorsqu'il voyoit une maison délabrée, il disoit: « Ceci est à moi, ou à l'église. »



LE CONNÉTABLE DE LESDIGUIÈRES

François de Bonne, seigneur de Lesdiguières, étoit d'une maison noble et ancienne des montagnes du Dauphiné, mais pauvre. Après avoir fait ses études, il se fit recevoir avocat au parlement de Grenoble, et y plaida, dit-on, quelquefois; mais se sentant appelé à de plus grandes choses, il se retira chez lui, en dessein d'aller à la guerre. Cependant, n'ayant pas autrement de quoi se mettre en équipage, il emprunta une jument à un hôtelier de son village, faisant semblant d'aller voir un de ses parents. Or cette jument, n'appartenant pas à cet hôtelier, lui fut redemandée, et cela donna sujet à un procès qui, quoique de petite conséquence, dura pourtant si longtemps, comme il n'arrive que trop souvent, qu'avant qu'il fût terminé M. de Lesdiguières étoit déjà gouverneur du Dauphiné. Un jour donc qu'il passoit à cheval, suivi de ses gardes, dans la place de Grenoble, ce pauvre hôtelier, qui y étoit à la poursuite de son procès, ne put s'empêcher de dire assez haut: « Le diable emporte François de Bonne, tant il m'a causé de mal et d'ennui ! » Un des assistants lui demanda pourquoi il parloit ainsi; cet homme lui raconta toute l'histoire de la jument. Celui qui lui avoit fait cette demande étoit un des domestiques de M. de Lesdiguières, et le soir même il lui en fit le conte; car le connétable avoit, dit-on, cette coutume, qu'il vouloit voir tous ses domestiques avant de se coucher, et quelquefois il s'entretenoit familièrement avec eux. Ayant su cette aventure, il commanda à cet homme de lui amener le lendemain le pauvre hôtelier, qui, bien étonné et intimidé exprès par son conducteur, se vint jeter aux pieds de M. de Lesdiguières, lui demandant pardon de ce qu'il avoit dit de lui; mais lui, n'en faisant que rire, le releva, et pendant qu'il il l'entretenoit du temps passé, on fit venir la partie adverse, avec laquelle il s'accorda sur-le-champ, et donna même quelque récompense à ce bonhomme.

M. le connétable aimoit à se souvenir de sa première fortune, et on en voit aujourd'hui une grande marque, en ce qu'ayant fait bâtir un superbe palais à Lesdiguières, il prit plaisir à laisser tout auprès, en son entier, la petite maison où il étoit né, et que son père avoit habitée.

Pour venir à madame la connétable de Lesdiguières, sa femme, qui est morte il n'y a pas longtemps, elle s'appeloit Marie Vignon, et étoit fille d un fourreur de Grenoble. Elle fut mariée à un marchand drapier de la même ville, nommé sire Aymon Mathel, dont elle eut deux filles. C'étoit une assez belle personne, mais il n'y avoit rien d'extraordinaire. Son premier galant fut un nommé Roux, secrétaire de la cour de parlement de Grenoble, qui, depuis, la donna à M. de Lesdiguières. Or, ce Roux étoit grand ami d'un cordelier, appelé de Nobilibus, qui fut brûlé à Grenoble pour avoir dit la messe sans avoir reçu les ordres. On le soupçonnoit aussi de magie, et le peuple croit encore aujourd'hui que ce cordelier avoit donne à madame la connétable des charmes pour se rendre maîtresse de l'esprit de M. de Lesdiguières. Il est bien certain qu'elle eut d'abord un fort grand pouvoir sur lui. Cette amour ne dura pas longtemps, que la femme ne quittât la maison de son mari; elle ne logeoit pourtant pas avec son galant, mais en un logis séparé, où il lui donna grand équipage, et bientôt après il la fit marquise Il en eut deux filles durant cette séparation d'avec son mari. On dit que les parents de M. de Lesdiguières gagnèrent son médecin, qui lui conseilla, pour sa santé, de changer de maîtresse, et qu'en même temps, pour essayer de la lui faire oublier, on lui présenta une fort belle personne, nommée Pachon, femme d'un de ses gardes. Mais la marquise, car on l'appelait ainsi alors, fit donner des coups de bâton à cette femme, dans la maison même de M. de Lesdiguières, et incontinent après s'alla jeter à ses pieds. Elle n'eut pas grande peine à faire sa paix, et fut plus aimée qu'auparavant.

M. de Lesdiguières étoit obligé de faire plusieurs voyages; elle le suivit partout, et même à la guerre; on dit pourtant qu'il il voulut faire en sorte que le drapier la reprît, et qu'il lui fit offrir pour cela de le faire intendant de sa maison. Mais ce marchand, qui étoit homme d'honneur, n'y voulut jamais entendre.

Elle étoit demeurée à Grenoble, tandis que M. de Lesdiguières étoit au siège de quelque place dans le Languedoc. En ce temps-là, un certain colonel Alard, Piémontais, vint faire des recrues en Dauphiné. Elle en fut cajolée, mais non pas aussi ouvertement qu'elle l'avoit été auparavant par M. de Nemours, qui lui fit mille galanteries, durant un voyage que M. de Lesdiguières avoit été obligé de faire en Picardie. Or, comme elle ne pensoit qu'à devenir femme de . de Lesdiguières, et que la vie de son mari étoit un obstacle insurmontable, elle persuada à ce colonel de l'assassiner; ce qu'il fit en cette sorte.

Le drapier, ayant abandonné son commerce, s'étoit retiré aux champs depuis quelques années, en un lieu appelé le Port-de-Gien, dans la paroisse de Mellan, à une petite lieue de Grenoble. Le colonel monte à cheval, accompagné d'un grand valet italien à pied; il arrive de bonne heure en ce lieu, et, ayant rencontré un berger, il lui demanda la maison du capitaine Clavel. Le berger lui dit qu'il ne connoissoit personne de ce nom-la, mais que, s'il il demandoit la maison de sire Mathel, c'étoit l'une de ces deux qu'il voyoit seules assez près de là. Le colonel le pria de l'y conduire, afin que le berger lui montrât l'homme qu'il cherchoit, car il ne le connoissoit pas. Ils n'eurent pas fait beaucoup de chemin que le berger lui montra le drapier qui se promenoit seul, le long d'une pièce de terre, le colonel le remercie, lui donne pourboire et le renvoie. Après il va au marchand, et le porte par terre d'un coup de pistolet, qu'il accompagne de quelques coups d'épée, de peur de manquer à le tuer.

La justice fit prendre le valet du mort et une servante, qui étoit sa concubine, avec le berger, qui raconta toute l'histoire, sans pouvoir nommer le meurtrier. On lui demanda s'il le reconnoîtroit bien. Il répondit qu'oui. C'est pourquoi on le mit à Grenoble à une grille de la prison qui répond sur la grande place, appelée Saint-André. Il n'y fut pas longtemps sans voir passer le colonel, qu'il reconnut aussitôt, et qui fut tout aussitôt emprisonné, car il avoit cru sottement que ce berger n'avoit rien vu.

M. de Lesdiguières, en ayant reçu avis en diligence, craignait que, si cette affaire s'approfondissoit, sa maîtresse n'y fût terriblement embarrassée, il partit promptement du lieu où il étoit, et, entrant dans la ville sans qu'on l'y attendît, alla d'autorité délivrer le Piémontais, et le fit sauver en même temps. Le parlement fit du bruit, et voulut s'en venger sur la maîtresse de M. de Lesdiguières, ne pouvant s'en venger sur lui-même. Mais comme le connétable étoit adroit, il sut si bien négocier avec chaque conseiller en particulier qu'il ne se parla plus de cette affaire.

Depuis ce temps-là, il fut encore cinq ou six ans sans épouser la marquise, et à la fin il s'y résolut, pour légitimer les deux filles qu'il en avoit eues. Elles étoient adultérines pourtant. (1)

[(1) En partant pour s'aller marier, il dit à sa maîtresse: « Allons donc faire cette sottise, puisque vous le voulez. » (T.)]

Voici ce que Bezançon a rapporté de sa mort. Il travailloit avec lui, le propre jour qu'il mourut, à des départs de gens de guerre. « Il faudroit, lui dit Bezançon, que M. de Créqui fût ici. -- Voire, répondit le connétable, nous aurions beau l'attendre, s'il a trouvé un chambrillon en son chemin, il ne viendra d'aujourd'hui. » Il travailla de fort bon sens, après il fit venir son curé. « Monsieur le curé, lui dit-il, faites- moi faire tout ce qu'il faut. Quand tout fut fait: « Est-ce là tout, dit-il, monsieur le curé? -- Oui, monsieur. -- Adieu, monsieur le curé, en vous remerciant. » Le médecin lui dit: « Monsieur, j'en ai vu de plus malades échapper. -- Cela peut être, répondit-il, mais ils n'avoient pas quatre- vingt- cinq ans comme moi. » Il vint des moines à qui il avoit donné quatre mille écus, qui eussent bien voulu en avoir encore autant. Ils lui promettoient paradis en récompense. « Voyez-vous, » leur dit-il, « mes pères? si je ne suis sauvé pour quatremille écus, je ne le serai pas pour huit mille. Adieu. » Il mourut sur cela le plus tranquillement du monde.





LA REINE MARGUERITE DE VALOIS

La reine Marguerite, étoit belle en sa je unesse, hors qu'elle avoit les joues un peu pendantes, et le visage un peu trop long. Jamais il n'y eut une personne plus encline à la galanterie. Elle avoit d'une sorte de papier dont les marges étoient toutes pleines de trophées d'amour. C'étoit le papier dont elle se servoit pour ses billets doux. Elle parloit phébus selon la mode de ce temps-là, mais elle avoit beaucoup d'esprit. On a une pièce d'elle, qu'elle a intitulée: la Ruelle mal assortie, où l'on peut voir quel étoit son style de galanterie.

Elle portoit un grand vertugadin, qui avoit des pochettes tout autour, en chacune desquelles elle mettoit une boîte où étoit le coeur d'un de ses amants trépassés; car elle étoit soigneuse, à mesure qu'ils mouroient, d'en faire embaumer le coeur. Ce vertugadin se pendoit tous les soirs à un crochet qui fermoit à cadenas, derrière le dossier de son lit.

On dit qu'un jour M. de Turenne, depuis M. de Bouillon, étant ivre, lui dégobilla sur la gorge en la voulant jeter sur un lit.

Elle devint horriblement grosse, et avec cela elle faisoit faire ses carrures et ses corps de jupes beaucoup plus larges qu'il ne le falloit, et ses manches à proportion. Elle avoit un moule (1) un demi-pied plus haut que les autres, et étoit coiffée de cheveux blonds, d'un blond de filasse blanchie sur l'herbe.

[(1) Forme de bonnets dans le genre des hennins.]

Elle avoit été chauve de bonne heure; pour cela elle avoit de grands valets de pieds que l'on tondoit de temps en temps.

Elle avoit toujours de ces cheveux-là dans sa poche, de peur d'en manquer; et pour se rendre de plus belle taille, elle faisoit mettre du fer-blanc aux deux côtés de son corps pour élargir la carrure. Il y avoit bien des portes où elle ne pouvoit passer.

Elle aima sur la fin de ses jours un musicien nommé Villars. Il falloit que cet homme eût toujours des chausses troussées et des bas d'attache, quoique personne n'en portât plus. On l'appeloit vulgairement le Roi Margot. Elle a eu quelques bâtards, dont l'un, dit-on, a vécu, et a été capucin. Ce roi Margot n'empêchoit point que la bonne reine ne fût bien dévote et bien craignant Dieu, car elle faisoit dire une quantité étrange de messes et vêpres.

Hors la folie de l'amour, elle étoit fort raisonnable. Elle ne vouloit point consentir à la dissolution de son mariage en faveur de madame de Beaufort. Elle avoit l'esprit fort souple et savoit s'accommoder au temps. Elle a dit mille cajoleries à la feue Reine-mère, et quand M. de Souvray et M. de Pluvinel lui menèrent le feu Roi, elle s'écria: « Ah! qu'il est beau ! ah ! qu'il est bien fait, que le Chiron est heureux qui élève cet Achille! » Pluvinel, qui n'étoit guère plus subtil que ses chevaux, dit à M. de Souvray : « Ne vous disois-je pas bien que cette méchante femme nous diroit quelque injure. » M. de Souvray lui-même n'étoit guère plus habile. On avoit fait des vers dans ce temps-là qu'on appeloit les Visions de la cour, où l'on disoit de lui qu'il n'avoit de Chiron que le train de derrière.

Henri IV alloit quelquefois visiter la reine Marguerite, et gronda de ce que la Reine- mère n'alla pas assez avant la recevoir à la première visite.

Durant ses repas, elle faisoit toujours discourir quelque homme de lettres. Pitard, qui a écrit de la morale, étoit à elle, et elle le faisoit parler assez souvent.

Le feu Roi s'avisa de danser un ballet de la vieille cour, où, entre autres personnes qu'on représentoit, on représenta la reine Marguerite avec la ridicule figure dont elle étoit sur ses vieux jours. Ce dessein n'étoit guère raisonnable en soi; mais au moins devoit-on épargner la fille de tant de rois.

A propos de ballets, une fois qu'on en dansoit un chez elle, la duchesse de Retz la pria d'ordonner qu'on ne laissât entrer que ceux qu'on avoit conviés, afin qu'on pût voir le ballet à son aise. Une des voisines de la reine Marguerite, nommée mademoiselle Loiseau, jolie femme et fort galante, fit si bien qu'elle y entra. Des que la duchesse l'aperçut, elle s'en mit en colère, et dit à la reine qu'elle la prioit de trouver bon que, pour punir cette femme, elle fît seulement une petite question. La reine lui conseilla de n'en rien faire, et lui dit que cette demoiselle avoit bec et ongles, mais voyant que la duchesse s'y opiniâtroit, elle le lui permit enfin.

On fait donc approcher mademoiselle Loiseau (1), qui vint avec un air fort délibéré: « Mademoiselle, lui dit la duchesse, je voudrois bien vous prier de me dire si les oiseaux ont des cornes? -- Oui, Madame, répondit-elle, les ducs (2) en portent. »

[ (1) On ne donnoit alors que la qualification de demoiselle aux femmes bourgeoises; celle de madame n'appartenoit qu'aux femmes de qualité.(M.)]

[ (2) Madame de Retz étoit galante. (T.)]

La reine, oyant cela, se mit à rire, et dit à la duchesse: « Eh bien! n'eussiez-vous pas mieux fait de me croire? »

J'ai ouï faire un conte de la reine Marguerite qui est fort plaisant. Un gentilhomme gascon nommé Salignac, devint, comme elle étoit encore jeune, éperdument amoureux d'elle, mais elle ne l'aimoit point. Un jour, comme il lui reprochait son ingratitude: « Or çà, lui dit-elle, que feriez-vous pour me témoigner votre amour? -- Il n'y a rien que je ne fisse, répondit-il. -- Prendriez-vous bien du poison? -- Oui, pourvu que vous me permissiez d'expirer à vos pieds. » -- « Je le veux, » reprit-elle. On prend jour; elle lui fait préparer une bonne médecine fort laxative. Il l'avale, et elle l'enferme dans un cabinet, après lui avoir juré de venir avant que le poison opérât. Elle le laissa là deux bonnes heures, et la médecine opéra si bien que, quand on vint lui ouvrir, personne ne pouvoit durer autour de lui. Je crois que ce jeune homme a été depuis ambassadeur en Turquie.





MADAME DE VILLARS

C'étoit une des soeurs de madame de Beaufort. Elle avoit épousé le neveu de M. l'amiral de Villars. Ils s'appeloient Brancaccio en leur nom, et viennent du royaume de Naples. Son oncle qui ne s'étoit point marié, lui avoit laissé beaucoup de bien; il n'y a jamais eu un si pauvre homme. Lui et .sa femme ont mangé huit cent mille écus d'argent comptant, et soixante mille livres de rente en fonds de terre, dont il n'en est resté que dix-sept, qui étoient substituées. Il avoit eu une terre de vingt-cinq mille livres de rente, de l'argent qu'il avoit reçu du cardinal de Richelieu pour le Havre-de-Grâce, la lieutenance du roi de Normandie, et le vieux palais de Rouen Par le marché il eut un brevet de duc, mais il ne fut reçu qu'au parlement de Provence, où il trouva plus de crédit qu'ailleurs, à cause qu'il étoit de ce pays-là.

Avant cela, le mari et la femme demeuroient d'ordinaire au Havre. Elle y fit (il est vrai que cela n'étoit pas son eapprentissage) le coup le plus effronté qu'aucune femme ait guère fait en amour. Un capucin, nommé le père Henri de La Grange-Palaiseau, de la maison d'Harville, qui peut-être s'étoit fait religieux pour ne pouvoir vivre selon sa condition, faute de biens, fut envoyé par le Provincial au couvent qu'ils ont au Havre. C'étoit un des plus beaux hommes de France, et de la meilleure mine, homme d'esprit. et à la vie duquel il n'y avoit rien à reprendre. Il prêcha l'Avent au Havre. Dès le premier sermon, madame de Villars devint passionnément amoureuse de lui, et, pour le tenter, elle s'ajustoit tous les jours le mieux qui lui étoit possible. Elle quitta pour lui l'habit extravagant qu'elle portoit au Havre. C'étoit une espèce de pourpoint avec un haut-de- chausses et une petite jupe de gaze par-dessus, de sorte qu'on voyoit tout au travers. Pensez qu'avec ce pourpoint elle n'avoit pas une coiffe: elle n'avoit garde. Elle portoit toujours un chapeau avec des plumes. Parée donc de son mieux, elle s'alloit toujours mettre vis-à-vis de la chaire, sans masque et la gorge fort découverte, car c'étoit ce qu'elle avoit de plus beau; pour les traits du visage, ils n'étoient pas merveilleux: Elle avoit les yeux petits et la bouche grande, mais sa taille, ses cheveux et son teint étoient incomparables. En ce temps-là elle étoit encore fort jeune. Tout cela ne toucha point notre capucin. Que fait-elle ? Elle envoie à Rome pour faire avoir au père Henri de La Grange la permission de la confesser; elle expose qu'elle avoit été touchée de ses sermons, qu'ayant jusques alors été trop avant dans le monde, elle croyoit que Dieu se vouloit servir de cette voie pour sa conversion. En même temps, elle se tue de dire partout que les prédications de ce bon père seroient cause qu'elle changeroit de vie. A Rome, elle obtint facilement la permission qu'elle demandoit, et, l'ayant fait signifier, elle demande qu'il l'entende en confession dans une chapelle qui étoit chez elle. Les autres capucins, qui croyoient que cela feroit venir l'eau au moulin, l'y envoyèrent aussitôt. Mais la dame, au lieu de se confesser de ses vieux péchés, car elle avoit dit qu'elle vouloit faire une confession générale, le voulut persuader de lui en faire faire de nouveaux. Le bon père fait des signes de croix et la tance sévèrement. Elle ne perd point courage, elle fait tout ce qu'elle peut pour l'exciter, et lui montra peut-être ce qu'elle ne lui pouvoit montrer durant le sermon. Tout cela ne servit de rien: il la laisse demi-folle.

Au sortir de là, il demande permission au supérieur de se retirer. Elle en a avis et fait garder les portes; il trouve pourtant moyen de s'évader. Elle le sait, monte secrètement à cheval et court après. Elle l'attrape dans un bois, elle descend, et le presse de revenir; il se dépêtre d'elle, prend son cheval et s'enfuit à Paris. L'amante délaissée, afin d'avoir un prétexte d'aller aussi à Paris et de suivre son amant, feint d'être malade et de vomir du sang. Effectivement elle en vomissoit, mais ce n'étoit pas du sien, tout cela se faisoit par artifice. Elle se fait porter à Paris dans un brancard pour s'y faire traiter. Le bruit courut qu'elle se mouroit. Elle écrivit en vain au père de La Grange, et, voyant qu'il n'y avoit plus d'espérance elle se guérit toute seule. Mais avant cela elle découvrit qu'il étoit à Rouen; lui, qui savoit que cette folle y étoit aussi, disoit sa messe le premier, et se tenoit caché tout le jour; elle y alla de si bonne heure qu'elle le vit au nez; pour elle, elle étoit déguisée en bourgeoise. Il fit un grand cri quand il l'aperçut, mais il ne laissa pas de dire sa messe: ce fut en allant à l'autel qu'il la reconnut. Il partit dès le jour même.

Elle fut aimée ensuite de M. de Chevreuse. En ce temps-là, faute d'argent, elle souffrit les galanteries d'un partisan nommé Moisset; c'est celui qui a bâti Ruel; c'étoit le Montauron de ce temps-là. Elle fut même si dévergondée que de loger chez lui. M. de Chevreuse lui en fit des reproches et feignit de la vouloir quitter. Elle, pour lui montrer qu'elle ne pouvoit vivre sans lui, fit semblant d'avaler des diamants, non enchâssés, qu'elle tenoit alors dans une boîte mais elle laissa tomber les diamants, et ne fit que lécher les bords de la boîte. Sur cela on fit un conte quelque temps après: on disoit que feu Comminges, frère de Guitaud, capitaine des gardes de la Reine, qui la servoit auprès de M. de Bassompierre, dont elle s'étoit éprise, lui ayant rapporté que M. de Bassompierre ne correspondoit point à sa passion, elle avala des diamants; que Comminges, qui étoit avare, la prit par le cou et les lui fit rendre; et que sachant combien il y en avoit, il la pensa étrangler pour lui en faire rejeter un qui restoit, et qu'après il les emporta tous.

Madame de Villars étoit la plus grande escroqueuse du monde. Quand il fallut sortir du Havre pour ne point faire crier toute la ville, car ils devoient à Dieu et au monde, elle fit publier que tous leurs créanciers vinssent un certain jour parler à elle. Elle parla à tous en particulier, leur avoua qu'elle n'avoit point d'argent, mais qu'elle avoit, en deux ou trois lieux qu'elle leur nomma, des magasins de pommes à cidre pour dix ou douze mille écus, qu'elle leur en donneroit pour les deux tiers de leur dette, et une promesse pour le reste payable en tel temps. Elle disoit cela à chacun d'eux avec sa protestation qu'elle ne traitoit pas les autres de la sorte, et qu'il se gardât bien de s'en vanter. Les pauvres gens, les plus contents du monde, prirent chacun en paiement un ordre aux fermiers de donner à l'un pour tant de pommes et pour tant à l'autre; mais quand ils y furent, ils ne trouvèrent en tout que pour cinq cents livres de pommes.





MALHERBE

Sa conversation étoit brusque, il parloit peu, mais il ne disoit mot qui ne portât. Quelquefois même il étoit rustre et incivil, témoin ce qu'il fit à Desportes. Régnier l'avoit mené dîner chez son oncle; ils trouvèrent qu'on avoit déjà servi. Desportes le reçut avec toute la civilité imaginable et lui dit qu'il lui vouloit donner un exemplaire de ses Psaumes, qu'il venoit de faire imprimer. En disant cela, il se met en devoir de monter à son cabinet pour l'aller quérir.

Malherbe lui dit rustiquement qu'il les avoit déjà vus, que cela ne méritoit pas qu'il prît la peine de remonter, et que son potage valoit mieux que ses Psaumes. Il ne laissa pas de dîner, mais sans dire mot, et après dîner ils se séparèrent, et ne se sont pas vus depuis. Cela le brouilla avec tous les amis de Desportes; et Régnier, qui étoit son ami, et que Desportes estimoit pour le genre satirique à l'égal des anciens, fit une satire contre lui qui commence ainsi:

Rapin, le favori d'Apollon et des muses, etc.

Desportes, Bertaut, et des Yveteaux même critiquèrent tout ce qu'il fit. Il s'en moquoit, et dit que, s'il s'y mettoit, il feroit de leurs fautes des livres plus gros que leurs livres mêmes.

Il avoit marqué Desportes, et disoit qu'il feroit de ses fautes un livre plus gros que toutes ses poésies ensemble.

Des Yveteaux lui disoit que c'étoit une chose désagréable à l'oreille que ces trois syllabes: ma, la, pla, toutes de suite dans un vers:

Enfin cette beauté m'a la place rendue.

« Et vous, lui répondit-il, vous avez bien mis: pa, ra , bla, la, fla.

« -- Moi ? reprit des Yveteaux, vous ne sauriez me le montrer. -- N'avez-vous pas mis, répliqua Malherbe:

« Comparable à la flamme? »

De toute cette volée, il n'estimoit que Bertaut, encore ne l'estimoit-il guère: « Car, disoit-il, pour trouver une pointe, il faisoit les trois premiers vers insupportables, » Il n'aimoit pas du tout les Grecs, et particulièrement il s'étoit déclaré ennemi du galimatias de Pindare.

Virgile n'avoit pas l'honneur de lui plaire. Il y trouvoit beaucoup de choses à redire, entre autres ce vers où il y a: Euboïcis Camarum allabitur oris lui sembloit ridicule. « C'est dit-il, comme si quelqu'un alloit mettre aux rives françoises de Paris ». Ne voilà-t-il pas une belle objection ! Stace lui sembloit bien plus beau. Pour les autres, il estimoit Horace, Juvénal, Martial, Ovide, et Sénèque le tragique.

Les Italiens ne lui revenoient point; il disoit que les sonnets de Pétrarque étoient à la grecque, aussi bien que les épigrammes de mademoiselle de Gournay .

De tous leurs ouvrages il ne pouvoit souffrir que l'Aminte du Tasse.

A l'hôtel Rambouillet, on amena un jour je ne sais quel homme, qui disloquoit tout le corps aux gens et le remettoit, sans leur faire mal. On l'éprouva sur un laquais. Malherbe, qui y étoit, voyant cela, lui dit: « Démettez-moi le coude. » Il ne sentit point de mal. Après il se le fit remettre aussi sans douleur. « Cependant, dit-il, si cet homme fût mort tandis que j'avois comme cela le coude démis, on auroit crié au curieux impertinent. »

Il faisoit presque tous les jours sur le soir quelque petite conférence dans sa chambre avec Racan, Colomby, Maynard et quelques autres. Un habitant d'Aurillac, où Maynard étoit alors président, vint une fois heurter à la porte en demandant: « M. le président n'est-il point ici ? » Malherbe se lève brusquement à son ordinaire, et dit à ce monsieur le provincial: « Quel président demandez-vous ? Sachez qu'il n'y a que moi qui préside ici. »

Lingendes, qui étoit pourtant assez poli, ne voulut jamais subir la censure de Malherbe, et disoit que ce n'étoit qu'un tyran, et qu'il abattoit l'esprit aux gens.

Un jour Henri IV lui montra des vers qu'on lui avoit présentés. Ces vers commençoient ainsi:

Toujours l'heur et la gloire

Soient à votre côté!

De vos faits à la mémoire

Dure à l'éternité!


Malherbe, sur-le-champ et sans en lire davantage, les retourna ainsi:

Que l'épée et la dague

Soient à votre côté;

Ne courez point la bague

Si vous n'êtes botté.


Et là-dessus se retira, sans en dire autrement son avis.

Le Roi lui montra une autre fois la première lettre que M. le Dauphin, depuis Louis XIII, lui avoit écrite, et ayant remarqué qu'il avoit signé Loys sans u, il demanda au Roi si M. le Dauphin avoit nom Loys. Le Roi demanda pourquoi: « Parce qu'il signe Loys et non Louys.» On envoya quérir celui qui montroit à écrire à ce jeune prince pour lui faire voir sa faute, et Malherbe disoit qu'il étoit cause que M. le Dauphin avoit nom Louis.

Comme les États-généraux se tenoient à Paris, il y eut une grande contestation entre le clergé et le tiers-état, qui donna sujet à cette célèbre harangue de M. le cardinal du Perron. Cette affaire s'échauffant, les évêques menaçoient de se retirer et de mettre la France à l'interdit. M. de Bellegarde avoit peur d'être excommunie; Malherbe lui dit, pour le consoler, que cela lui seroit fort commode, et que, devenant noir comme les excommuniés, il n'auroit pas la peine de se peindre la barbe et les cheveux.

Une autre fois il lui disoit: « Vous faites bien le galant; lisez-vous encore à livre ouvert ? » C'étoit sa façon de parler pour dire: Être toujours prêt à servir les dames. M. de Bellegarde lui dit que oui. « Ma foi, répondit-il, je vous envie plus cela que votre duché- pairie. »

Il y eut grande contestation entre ceux qu'il appeloit du pays d'A-Dieu-Sias (ce sont ceux de delà la rivière de Loire) et ceux deçà, qu'il appeloit du pays de Dieu vous conduise, pour savoir s'il falloit dire une cueiller ou une cueillere. Le roi et M. de Bellegarde, tous deux du pays d'A-Dieu-Sias, étoient pour cueillère, et disoient que ce mot étant féminin, devoit avoir une terminaison féminine. Le pays de Dieu vous conduise alléguoit, outre l'usage, que cela n'étoit pas sans exemple, et que perdrix, met (1), mer et autres étoient féminins et avoient pourtant une terminaison masculine.

[(1) C'est un mot de province pour huche. (T.)]

Le Roi demanda à Malherbe de quel avis il étoit. Malherbe le renvoya aux crocheteurs du Port-au-Foin comme il avoit accoutumé; et comme le Roi ne se tenoit pas bien convaincu, il lui dit à peu près ce qu'on dit autrefois à un empereur romain: « Quelque absolu que vous « soyez, vous ne sauriez, Sire, ni abolir ni établir un mot, si l'usage ne l'autorise. »

A propos de cela, M. de Bellegarde lui envoya demander un jour lequel étoit le meilleur de dépensé ou de dépendu. Il répondit sur-le-champ que dépensé étoit plus françois, mais que pendu, dépendu, répendu, et tous les composés de ce vilain mot, étoient plus propres pour les Gascons.

Il perdit sa mère environ l'an 1615, qu'il étoit âgé de plus de cinquante-huit ans; et comme la Reine lui eut fait l'honneur de lui envoyer un gentilhomme pour le consoler, il dit au gentilhomme qu'il ne pouvoit se revancher de la bonté que la Reine avoit eue pour lui qu'en priant Dieu que le Roi pleurât sa mort aussi vieux qu'il pleuroit celle de sa mère. Il délibéra longtemps s'il devoit prendre le deuil, et disoit: « Je suis en propos de n'en rien faire; car regardez le gentil orphelin que je ferois. » Enfin, pourtant, il s'habilla de deuil.

Un jour, au cercle, je ne sais quel homme, qui faisoit fort le prude, lui fit un grand éloge de madame la marquise. de Guercheville, qui étoit alors présente, comme dame d'honneur de la Reine-mère, et après lui avoir compté toute sa vie et comme elle avoit résisté aux poursuites amoureuses du feu roi, Henri le Grand, il conclut son panégyrique par ces mots en la lui montrant: « Voilà, Monsieur, ce qu'a fait la vertu. » Malherbe, sans hésiter, lui montra la connétable de Lesdiguières, qui étoit assise auprès de la Reine, et lui dit: « Voilà, Monsieur, ce qu'a fait le vice. »

Sa façon de corriger son valet étoit plaisante. Il lui donnoit dix sols par jour, c'étoit honnêtement en ce temps-là, et vingt écus de gages; et quand ce valet l'avoit fâché, il lui faisoit une remontrance en ces termes: « Mon ami, quand on offense son maître, on offense Dieu, et quand on offense Dieu, il faut, pour en obtenir le pardon, jeûner et donner l'aumône. C'est pourquoi je retiendrai cinq sous de votre dépense que je donnerai aux pauvres à votre intention, pour l'expiation de vos péchés. »

Tout son contentement étoit d'entretenir ses amis particuliers, comme Racan, Colomby, Yvrande et autres, du mépris qu'il faisoit de toutes les choses qu'on estimoit le plus dans le monde. Il disoit souvent à Racan, qui est de la maison de Bueil, que c'étoit une folie de se vanter d'être d'une ancienne noblesse; que plus elle étoit ancienne, plus elle étoit douteuse; et qu'il ne falloit qu'une femme lascive pour pervertir le sang de Charlemagne ne et de saint Louis, que tel qui se pensoit issu de ces grands héros étoit peut-être venu d'un valet de chambre ou d'un violon.

Il ne s'épargnoit pas lui-même en l'art où il excelloit, et disoit souvent à Racan: « Voyez-vous, mon cher Monsieur, si nos vers vivent après nous, toute la gloire que nous pouvons en espérer, c'est qu'on dira que nous avons été deux excellents arrangeurs de syllabes, et que nous avons été tous deux bien fous de passer toute notre vie à un exercice si peu utile et au public et à nous, au lieu de l'employer à nous donner du bon temps, et à penser à l'établissement de notre fortune. »

Il avoit un grand mépris pour tous les hommes en général, et il disoit, après avoir conté en trois mots la mort d'Abel: « Ne voilà-t-il pas un beau début? Ils ne sont que trois ou quatre au monde, et ils s'entretuent déjà; après cela, que pouvoit espérer Dieu des hommes pour se donner tant de peine à les conserver ? »

Il parloit fort ingénument de toutes choses; il ne faisoit pas grand cas des sciences, principalement de celles qui ne servent qu'à la volupté, au nombre desquelles il mettoit la poésie. Et comme un jour un faiseur de vers se plaignoit à lui qu'il n'y avoit de récompense que pour ceux qui servoient le Roi dans ses armées et dans les affaires d'importance, et que l'on étoit trop cruel pour ceux qui excelloient dans les belles-lettres, Malherbe lui répondit que c'étoit une sottise de faire le métier de rimeur, pour en espérer autre récompense que son divertissement; et qu'un poète n'étoit pas plus utile à l'État qu'un bon joueur de quilles.

Etant allé avec feu du Monstier et Racan aux Chartreux pour voir un certain Père Chazerey, on ne voulut leur permettre de lui parler qu'ils n'eussent dit chacun un Pater; après le Père vint et s'excusa de ne pouvoir les entretenir. « Faites-moi rendre mon Pater, » dit Malherbe.

Une fois il ôta les chenets du feu. C'étoient des chenets qui représentoient de gros satyres barbus: « Mon Dieu, dit-il, ces gros b... se chauffent tout à leur aise, tandis que je meurs de froid. »

Un de ses neveux le vint voir une fois, après avoir été neuf ans au collège. Il lui voulut faire expliquer quelques vers d'Ovide, de quoi ce garçon se trouvoit bien empêché. Après l'avoir laissé ânonner un gros quart d'heure, Malherbe lui dit: « Mon neveu, croyez-moi, soyez vaillant, vous ne valez rien à autre chose. »

Un gentilhomme de ses parents étoit fort chargé d'enfants; Malherbe l'en plaignoit, l'autre lui dit qu'il ne pouvoit avoir trop d'enfants, pourvu qu'ils fussent gens de bien. « Je ne suis point de cet avis, répondit notre poète, et j'aime mieux manger un chapon avec un voleur qu'avec trente capucins. »

Le lendemain de la mort du maréchal d'Ancre, il dit à madame de Bellegarde, qu'il trouva allant à la messe: « Hé quoi, Madame, a-t-on encore quelque chose à demander à Dieu, après qu'il a délivré la France du maréchal d'Ancre? »

Il avoit effacé plus de la moitié de son Ronsard et en cotoit les raisons à la marge. Un jour, Racan, Colomby, Yvrande et autres de ses amis le feuilletoient sur sa table, et Racan lui demanda s'il approuvoit ce qu'il n'avoit point effacé. « Pas plus que le reste, » dit-il. Cela donna sujet à la compagnie, et entre autres à Colomby, de lui dire qu'après sa mort ceux qui rencontreroient ce livre croiroient qu'il avoit trouve bon tout ce qu'il n'avoit peint rayé. «Vous avez raison » lui répondit Malherbe. Et sur l'heure il acheva d'effacer le reste.

Il étoit mal meublé et logeoit d'ordinaire en chambre garnie, où il n'avoit que sept ou huit chaises de paille; et comme il étoit fort visité de ceux qui aimoient les belles- lettres, quand les chaises étoient toutes occupées, il fermoit sa porte par-dedans, et si quelqu'un heurtoit, il lui crioit: « Attendez, il n'y a plus de chaises, » disant qu'il valoit mieux ne les point recevoir que de les laisser debout.

Il se vantoit d'avoir sué trois fois la v..., comme un autre se vanteroit d'avoir gagné trois batailles, et faisoit assez plaisamment le récit du voyage qu'il fit à Nantes pour aller trouver un homme qui guérissoit de cette maladie dans une chaise; sans doute c'étoit avec des parfums. Par son crédit il se fit céder cette chaise par un autre qui l'avoit déjà retenue, et il écrivit qu'il avoit gagné une chaire, à Nantes, où il n'y avoit pourtant point d'université. On l'appeloit chez M. de Bellegarde le Père Luxure.

Il a toujours été fort adonné aux femmes, et se vantoit en conversation de ses bonnes fortunes et des merveilles qu'il y avoit faites.

Le feu archevêque de Rouen l'avoit prié à dîner pour le mener après au sermon qu'il devoit faire en une église proche de chez lui. Aussitôt que Malherbe eut dîne, il s'endormit dans une chaise, et comme l'archevêque le pensa réveiller pour le mener au sermon: « Hé ! je vous prie, dit-il, dispensez-m'en; je dormirai bien sans cela. »

Quand les pauvres lui disoient qu'ils prieroient Dieu pour lui, il leur répondoit « qu'il ne croyoit pas qu'ils eussent grand crédit auprès de Dieu, vu le pitoyable état où il les laissoit, et qu'il eût mieux aimé que M. de Luynes, ou M. le surintendant, lui eussent fait cette promesse ».

En ce même hiver, il avoit une telle quantité de bas, presque tous noirs, que, pour n'en pas mettre plus à une jambe qu'à l'autre à mesure qu'il mettoit un bas, il mettoit un jeton dans une écuelle. Racan lui conseilla de mettre une lettre de soie de couleur à chacun de ses bas, et de les chausser par ordre alphabétique. Il le fit et le lendemain il dit à Racan: « J'en ai dans l'L, pour dire qu'il avoit autant de paires de bas qu'il y avoit de lettres jusqu'à celle-là. Un jour, chez madame des Loges, il montra quatorze tant chemise que chemisettes, ou doublure. Tout l'été il avoit de la panne, mais il ne portoit pas trop régulièrement son manteau sur les deux épaules. Il disoit, à propos de cela que Dieu n'avoit fait le froid que pour les pauvres ou pour les sots et que ceux qui avoient le moyen de se bien chauffer et de se bien vêtir ne devoient point souffrir le froid.

Quand on lui parloit d'affaires d'État, il avoit toujours ce mot à la bouche qu'il a mis dans l'Épître préliminaire de Tite-Live, adressée à M. de Luynes, qu'il ne faut point se mêler de la conduite d'un vaisseau où l'on n'est que simple passager.

Une fois, étant malade, il envoya quérir Thévenin, l'oculiste, qui étoit à M. de Bellegarde. Thévenin lui proposa de faire venir quelque médecin, et lui ayant nommé M. Robin: « Voilà un plaisant Robin, dit Malherbe, je ne veux point de cet homme-là. -- Hé bien! Voulez-vous donc M. Guénebeau ? -- Non, c'est un nom de chien-courant: Guénebeau! to to ! Guénebeau! . Voulez-vous donc M. Dacier? -- Encore moins, il est plus dur que le fer. -- Il faut donc M. Provins? » Il y consentit.

Quand on lui montroit des vers où il y avoit des mots qui ne servoient qu'à la mesure ou à la rime, il disoit que c'était une bride de cheval attachée avec une aiguillette.

Un homme de robe de fort bonne condition lui apporta d'assez fichus vers qu'il avoit faits à la louange d'une dame, et lui dit, avant que de les lui lire, que des considérations l'avoient obligé à les faire. Malherbe les lut d'un air fort chagrin, et lui dit: « Avez-vous été condamné à être pendu, ou à faire ces vers ? car, à moins que de cela, on ne vous le sauroit pardonner. »

Il n'étoit pas autrement persuadé de l'autre vie, et disoit, quand on lui parloit de l'enfer ou du paradis: « J'ai vécu comme les autres, je veux mourir comme les autres, et aller où vont les autres. »

On dit qu'une heure avant que de mourir, il se réveilla comme en sursaut d'un grand assoupissement, pour reprendre son hôtesse, qui lui servoit de garde, d'un mot qui n'étoit pas bien français, à son gré; et comme son confesseur lui en voulut faire réprimande, il lui dit qu'il n'avoit pu s'en empêcher, et qu'il avoit voulu jusqu'à la mort maintenir la pureté de la langue françoise.





M . DES YVETAUX

M. des Yvetaux se nommoit Vauquelin, et étoit d'une bonne famille de Caen. Il y a exercé la charge de lieutenant- général, dont il fut interdit après par arrêt du parlement de Rouen. Il vint à la cour et fut porté par Desportes, et après par le cardinal du Perron. Ses vers étoient médiocres, mais il avoit assez de feu; sa prose, à tout prendre, valoit mieux. Il savoit et avoit de l'esprit; il a eu en un temps toute la vogue qu'on sauroit avoir.

Henri IV le fit précepteur de M. le Dauphin, après qu'il eut été précepteur de M. de Vendôme. Il s'est plaint qu'on ne vouloit pas qu'il fît du feu Roi un grand personnage. Durant la régence on lui ôta cette place par intrigue; peut-être la plainte que le clergé fit contre lui, et qui est imprimée dans les Mémoires ensuite de ceux de M. de Villeroi, y servit-elle.

On l'a accusé de ne croire que médiocrement en Dieu. Je ne lui ai pourtant jamais ouï dire d'impiétés. Il est vrai que je ne l'ai connu que deux ans avant qu'il mourût. On l'accusoit aussi d'aimer les garçons. Pour les femmes, il les a aimées jusqu'à la fin, et a toujours mené une vie peu exemplaire. Il passoit pour médisant et pour aimer le vin. Quelquefois il étoit longtemps sans parler. On dit que Pluvinel et lui firent un voyage de Paris à Nantes et en revinrent, jouant toujours aux échecs, sans se dire mot pour cela. Ils avoient une machine dans le carrosse.

Il disoit que les courtisans appeloient bon temps le temps où les pensions étoient bien payées.

Etant disgracié, il acheta une maison dans la rue des Marais, au faubourg, Saint- Germain, vers les Petits- Augustins. En ce temps-là il n'y avoit rien de bâti au-delà dans le faubourg; on l'appeloit, à cause de cela, le dernier des hommes. Cette maison a l'honneur d'être aussi extravagamment disposée que maison de France. Le grand jardin qu'il y joignit, et auquel on va par une voûte sous terre, est à peu près fait de même. Il se mit à faire là-dedans une vie voluptueuse. mais cachée: c'étoit comme une espèce de grand seigneur dans son sérail. En pensions, en bénéfices et en argent, il avoit beaucoup de bien, et pouvoit vivre fort à son aise.

A son ordinaire, il s'habilloit fort bizarrement. Madame de Rambouillet dit que, la première fois qu'elle le vit, il avoit des chausses à bandes, comme celles des Suisses du Roi, rattachées avec des brides; des manches de satin de la Chine, un pourpoint et un chapeau de peaux de senteurs, une chaîne de paille à son cou, et il sortoit en cet habit-là. Il est vrai qu'il ne sortoit pas souvent; mais quelquefois, selon les visions qui lui prenoient, tantôt il étoit vêtu en satyre, tantôt en berger, tantôt en dieu, et obligeoit sa nymphe à s'habiller comme lui. Il représentoit quelquefois Apollon, qui court après Daphné , et quelquefois Pan et Syrinx. A cause qu'il devint amoureux de madame du Pin. mère de madame d'Estrades, au lieu de culs- de-lampe, il fit mettre des pommes de pin dorées à son plancher. Il y a des festons et des lacs d'amour de paille en je ne sais combien d'endroits, avec des chiffres de la même étoffe. Je ne sais quelle amitié il avoit pour la paille, mais il n'aimoit pas moins le vieux cuir, et n'avoit point d'autre tapisserie en été ni hiver.

Il fut un peu épris d'une de mes parentes, madame d'Harambure, qui étoit allée voir son jardin. Un jour, il lui écrivit une lettre fort longue, où en un endroit il se fondoit furieusement en raison, car il lui disoit: « Encore que vous n'aimiez point les figues (elle n'en mangeoit point), elles ne laissent pas d'être friandes; de même mon amour, quoique vous n'en fassiez point de cas, n'est pas pourtant méprisable »; et au bas il y avoit: « Renvoyez-moi cette lettre, s'il vous plaît, car je n'ai point de double.» N'étoit-ce pas là une bonne lettre à garder ?

Madame de Saint-Germain-Prévost, dont le fils se vantoit d'être fils de M. le maréchal de Biron, est celle de qui on a le plus parlé avec le bonhomme. Elle sut un jour qu'il devoit donner la collation chez lui à des dames. Elle trouve moyen d'y entrer justement comme on venoit de servir, et que les gens étoient tous allés avertir la compagnie, et, prenant la nappe par un bout, elle jeta tout à terre. Quand il vit cela, il se mit à rire et dit: « Il faut que madame de Saint-Germain soit venue ici. »

Mais l'amourette qui a fait le plus de bruit est celle qu'il a eue jusqu'à la fin de sa vie. Voici comme cela arriva. Vers la prise de la Rochelle (1628) un jour que la porte de son grand jardin, qui répond dans la rue du Colombier, étoit entr'ouverte, une jeune femme, grosse enfant, assez bien faite, mais fort triste, mit le nez dedans; il s'y rencontra pas hasard, et, comme il étoit civil, principalement aux dames, il la pria d'y entrer. Il apprit d'elle-même qu'elle étoit fille d'un homme qui jouoit, et a joué jusqu'à sa mort de la harpe dans les hôtelleries d'Etampes (présentement son fils fait le même métier); elle lui dit qu'elle en jouoit aussi (effectivement elle en joue aussi bien que personne); qu'un jeune homme de Meaux, nommé Dupuis, qui est de la meilleure maison de la ville, l'avoit épousée par amour, et qu'il étoit malade dans la rue des Marais. Cette femme avoit l'air fort doux; il en fut touché; il lui offre tout ce qu'il avoit, les assiste, car Dupuis étoit fort pauvre, et quand elle accoucha il en eut tout le soin imaginable. Relevée, elle va le remercier; lui, la cajole: elle prend le soin de le blanchir, elle le visite souvent, et peu à peu se mêle de son ménage. Il se plaint à elle de ses valets, la prie d'avoir l'oeil sur eux. Dès qu'elle étoit habillée, elle venoit passer la journée avec lui: enfin il lui proposa de prendre avec son mari un appartement dans sa maison. Elle accepta ce parti. Quand elle y fut une fois établie, il prit une entière confiance en elle. Elle percevoit tout son revenu, faisoit la dépense telle qu'il l'avoit ordonnée, et le reste étoit pour elle. J'oubliois de dire que ce qui l'avoit achevé de charmer, c'est qu'étant tombé malade, avant qu'elle logeât avec lui, cette femme fut quarante jours sans se déshabiller. Croyez pourtant qu'elle achetoit bien son bonheur. Il falloit savoir du bon homme tous les matins comment elle se coifferoit, à la grecque, à l'espagnole, à la romaine, à la françoise, etc.; quel habit elle prendroit; si elle seroit reine, déesse, nymphe ou bergère.

A quatre-vingts ans il se portoit encore fort bien. Il m'a quelquefois lassé à force de me promener dans son jardin. C'étoit un petit homme sec, à yeux de cochon. Il a toujours eu l'esprit présent, et, à sa mode, il disoit de jolies choses (1)

[(1) Le curé de Saint-Sulpice l'étant allé voir et lui faisant des réprimandes sur sa conduite si peu chrétienne, il lui répondit sans s'émouvoir : « Monsieur le curé il ne faut pas croire tout ce que l'on dit, il y a bien de la médisance; l'on me disoit l'autre jour que vous aimiez les garçons, mais je n'en voulois rien croire. Le curé, offensé d'un tel compliment, ne jugea pas à propos de lui parler davantage, et s'en alla. (Extrait d'un manuscrit du même temps. -- M. )]

Un jour que madame d'Hautefort vint dans son jardin, il lui dit d'un ton assez sérieux: « Madame, voulez-vous bien faire parler de vous? après avoir maltraité des rois, aimez un petit bonhomme comme moi »

Des Yvetaux avoit de la générosité et de la bonté. J'ai ouï dire au comte de Brionne, grand seigneur de Lorraine que, s'étant retiré à Paris, après la prise de Nancy, M. des Yvetaux le vouloit loger chez lui, et lui disoit pour raison: « Monsieur, vous avez si bien reçu autrefois les François en Lorraine, qu'il faut bien vous rendre la pareille aujourd'hui. » Ce M. de Brionne n'avoit qu'un cheval de carrosse, l'autre étoit mort; il en emprunta un au bonhomme, qui ne vouloit pas le reprendre, et disoit: « Vous m'en rendrez un quand vos affaires seront en meilleur état. »

Un an devant que de mourir, Ninon, qui alloit quelquefois jouer du luth chez lui, car il aimoit fort la musique et faisoit souvent des concerts, lui demanda un jour de fête s'il avoit été à la messe . « Il y auroit, répondit-il, plus de honte à mon âge de mentir que de n'avoir point été à la messe. Je n'y ai point été aujourd'hui. » Elle lui donna un ruban jaune qu'il porta je ne sais combien de jours à son chapeau .

Il fut se promener à Rambouillet, au faubourg Saint- Antoine (1), et de si loin qu'il put être ouï du maître du logis, il lui cria: « Monsieur, je vous révère, je vous adore; mais il ne fait point chaud aujourd'hui, je vous prie, n'ôtons point notre chapeau. »

[ (1) A la maison de Rambouillet, beau-père de Tallemant (M.)]

Sa plus grande, ou plutôt sa seule incommodité, étoit une rétention d'urine. Ce fut ce qui le tua; car voyant, en 1649, le Roi sorti de Paris et le blocus se former, par une complaisance hors de propos pour la cour, il en sortit aussi. Peut-être cette étourdie de madame de Sacy le lui fit-elle faire. Comme il n'avoit point son chirurgien ordinaire, sa rétention l'incommodant, il fallut se faire sonder par le premier chirurgien de village, qui le blessa, et la gangrène s'y mit. Ce fut auprès de Meaux, dans une petite maison de ce M. Dupuis. il se résolut fort constamment à la mort, et fit tout ce qu'on a accoutumé de faire.

Une heure avant que de mourir, il se promena par la chambre, et pria la Dupuis de lui fermer les yeux et la bouche, et de lui mettre un mouchoir sur le visage, dès qu'il commenceroit à agoniser, afin qu'on ne vît point les grimaces qu'il feroit.





LE CONNETABLE DE LUYNES ET MADAME DE CHEVREUSE

M. le connétable de Luynes étoit d'une naissance fort médiocre. Voici ce qu'on disoit de son temps. En une petite ville du comtat d'Avignon, il y avoit un chanoine nommé Aubert. Ce chanoine eut un bâtard qui porta les armes durant les troubles. On l'appeloit le capitaine Luynes, à cause peut-être de quelque chaumière qui se nommoit ainsi. Ce capitaine Luynes étoit homme de service. Il eut le gouvernement de Pont-Saint-Esprit, puis de Beaucaire, et mena deux mille hommes des Cévennes à M. d'Alençon en Flandre. Au lieu d'Aubert, il signa d'Albert. Il fit amitié avec un gentilhomme de ces pays-là, nommé Contade, qui, connoissant M. le comte du Lude, grand-père de celui d'aujourd'hui, fit en sorte que le fils aîné de ce capitaine Luynes fût reçu page de la chambre, sous M. de Bellegarde. Après avoir quitte la livrée, ce jeune garçon fut ordinaire chez le Roi. C'étoit quelque chose de plus alors que ce n'est il cette heure. Il aimoit les oiseaux et s'y entendoit. Il s'attachoit fort au Roi, et commença à lui plaire en dressant des pies-grièches. Il avoit deux frères avec lui. L'un se nommoit Brantes, et l'autre Cadenet. Ils étoient tous trois beaux garçons. Cadenet, depuis duc de Chaulnes et maréchal de France, avoit la tête belle et portoit une moustache, que de lui on a depuis appelée une cadenete. On disoit qu'a tous trois ils n'avoient qu'un bel habit, qu'ils prenoient tour à tour pour aller au Louvre, et qu'ils n'avoient aussi qu'un bidet. Leur union cependant a fort servi à leur fortune.

M. de Luynes fit entreprendre au Roi de se défaire du maréchal d'Ancre, afin de l'engager à pousser la Reine sa mère; mais le Roi avoit si peur, et peut-être son favori aussi, car on ne l'accusoit pas d'être trop vaillant, ni ses frères non plus, qu'on fit tenir des chevaux prêts pour s'enfuir, à Soissons, en cas qu'on manquât le coup.

De Luynes, tout puissant, épousa mademoiselle de Montbazon, depuis madame de Chevreuse.

Il logeoit au Louvre, et sa femme aussi. Le Roi étoit fort familier avec elle, et ils badinoient assez ensemble, mais il n'eut jamais l'esprit de faire le connétable cocu. Il eût pourtant fait grand plaisir à toute la cour, et elle en valoit bien la peine. Elle étoit jolie, friponne, éveillée, et qui ne demandoit pas mieux. Une fois elle fit une grande malice à la Reine. Ce fut durant les guerres de la religion, à un lieu nommé Moissac, où la Reine ni elle n'avoient pu loger, à cause de la petitesse du château. Madame la connétable, qui prenoit plaisir à mettre martel en tête à madame la Reine, un jour qu'elle y étoit allée avec elle, dit qu'elle vouloit y demeurer à coucher. « Mais il n'y a point de lits, disoit la Reine. -- Eh! le Roi n'en-a-t-il pas un, répondit-elle, et M. le connétable un autre? » En effet, elle y demeura, et la Reine non. Et quand la Reine passa sous les fenêtres du château, en s'en allant car on faisoit un grand tour autour de la montagne où ce château est situé, elle lui cria: « Adieu, madame, adieu; pour moi, je me trouve fort bien ici. (1) »

[(1) Louis XIII disant à madame de Chevreuse qu'il aimoit ses maîtresses de la ceinture en haut, elle lui répondit « Sire, elles se ceindront donc comme Gros-Guillaume, au milieu des cuisses. » (M.)]

Au bout d'un an et demi, madame la connétable se maria avec M. de Chevreuse. C'étoit le second de messieurs de Guise, et le mieux fait de tous les quatre. Le cardinal étoit plus beau, mais M. de Chevreuse étoit l'homme de la meilleure mine qu'on pouvoit voir; il avoit de l'esprit passablement, et on dit que pour la valeur on n'en a jamais vu une plus de sang-froid. Il ne cherchoit point le péril; mais quand il y étoit, il y faisoit tout ce qu'on y pouvoit faire. Au siège d'Amiens, comme il n'étoit encore que prince de Joinville, son gouverneur ayant été tué dans la tranchée, il se mit sur le lieu à le fouiller, et prit ce qu'il avoit dans ses pochettes.

Il gagna bien plus avec la maréchale de Fervaques. (2)

[(2) Le mari de cette dame, pour guérir une religieuse possédée lui fit donner un lavement d'eau bénite. (T.)]

Cette dame étoit veuve, sans enfants, et riche de deux cent mille écus. M. de Chevreuse fit semblant de la vouloir épouser: elle en devint amoureuse sur cette espérance, car c'étoit une honnête femme, et s'en laissa tellement empaulmer qu'elle lui donnoit tantôt une chose, tantôt une autre; et enfin elle le fit son héritier. Il envoya son corps par le messager au lieu de sa sépulture.

Quand on fit le mariage de la reine d'Angleterre, on choisit M. de Chevreuse pour représenter le roi de la Grande-Bretagne, parce qu'il étoit son parent fort proche, qu'il avoit, comme j'ai dit, fort bonne mine, et que madame de Chevreuse avoit toutes les pierreries de la maréchale d'Ancre elle accompagna la Reine en Angleterre. Milord Rich, depuis comte Holland, l'avoit cajolée ici, en traitant du mariage. C'étoit un fort bel homme; mais sa beauté avoit je ne sais quoi de fade. Elle disoit des douceurs de son galant et de celles de Buckingham pour la Reine, que ce n'étoit pas qu'ils parlassent d'amour, et qu'on parloit ainsi en leur pays à toutes sortes de personnes. Quand elle fut de retour d'Angleterre, le cardinal de Richelieu s'adressa à elle dans le dessein qu'il avoit d'en conter à la Reine; mais elle s'en divertissoit. J'ai ouï dire qu'une fois elle lui dit que la Reine seroit ravie de le voir vêtu de toile d'argent gris de lin. Il l'éloigna, voyant qu'elle se moquoit de lui. Après elle revint, et Monsieur disoit qu'on l'avoit fait venir pour donner plus de moyens à la Reine de faire un enfant.

Elle se mit aussi à cabaler avec M. de Châteauneuf, qui étoit amoureux d'elle. C'étoit un homme tout confit en galanterie. Il avoit bien fait des folies avec madame de Puisieux . Il donnoit beaucoup. Il n'en fit pas moins pour madame de Chevreuse. En voyage, on le voyoit à la portière du carrosse de la Reine, où elle étoit, à cheval, en robe de satin, et faisant manège. Il n'y avoit rien de plus ridicule. Le cardinal en avoit des jalousies étranges, car il le soupçonnoit d'en vouloir aussi à la Reine, et ce fut cela plutôt qu'autre chose qui le fit mener prisonnier à Angoulême, où il ne fut guère mieux traité que son prédécesseur, le garde-des-sceaux de Marillac. Mme de Chevreuse fut reléguée à Dampierre d'où elle venoit déguisée, comme une demoiselle crottée, chez la Reine, entre chien et loup. La Reine se retiroit dans son oratoire; je pense qu'elles en contoient bien du cardinal et de ses galanteries. Enfin elle en fit tant que M. le cardinal l'envoya à Tours, où le vieil archevêque Bertrand de Chaux, devint amoureux d'elle. Il étoit d'une maison de Basque. Ce bon homme disoit toujours ainsin comme cela. Il n'étoit pas ignorant. Il aimoit fort le jeu. Son anagramme étoit chaud brelandier. Madame de Chevreuse dit qu'un jour, à la représentation de la Mariamne de Tristan, elle lui dit: « Mais, monseigneur, il me semble que nous ne sommes point touchés de la Passion comme de cette comédie. -- Je crois bien, madame, répondit-il; c'est histoire, ceci, c'est histoire. Je l'ai lu dans Josèphe. »

Elle souffroit qu'il lui donnât sa chemise quand il se trouvoit à son lever. Un jour qu'elle avoit à lui demander quelque chose: « Vous verrez qu'il fera tout ce que je voudrai; je n'ai, disoit-elle, qu'à lui laisser toucher ma cuisse à table. » Il avoit près de quatre-vingts ans. Il dit quand elle fut partie, car il parloit fort mal: « Voilà où elle s'assisa en me disant adieu, et où elle me dit quatre paroles qui m'assomarent. » On trouva après sa mort dans ses papiers un billet déchiré de madame de Chevreuse, de vingt cinq mille livres qu'il lui avoit prêtées.

Ce bonhomme pensa être cardinal; mais le cardinal de Richelieu l'empêcha. Il disoit: « Si le Roi eût été en faveur, j'étois cardinal. »

Comme madame de Chevreuse étoit à Tours, quelqu'un, en la regardant, dit: « Ah! la belle femme! Je voudrois bien l'avoir....! » Elle se mit à rire, et dit: « Voilà de ces gens qui aiment besogne faite. » Un jour, environ vers ce temps-là, elle étoit sur son lit en goguettes, et elle demanda à un honnête homme de la ville: « Or ça, en conscience, n'avez-vous jamais fait faux-bond à votre femme? « Madame, lui dit cet homme, quand vous m'aurez dit si vous ne l'avez point fait à votre mari, je verrai ce que j'aurai à vous répondre. » Elle se mit à jouer du tambour sur le dossier de son lit, et n'eut pas le mot à dire. J'ai ouï compter, mais je ne voudrois pas l'assurer, que, par gaillardise, elle se déguisa un jour de fête en paysanne, et s'alla promener toute seule dans les prairies Je ne sais quel ouvrier en soie la rencontra Pour rire, elle s'arrête à lui parler, faisant semblant de le trouver fort à son goût; mais ce rustre, qui n'y entendoit point de finesse, la culbuta fort bien, et on dit qu'elle passa le pas, sans qu'il en soit jamais arrivé autre chose.

Le cardinal de Richelieu demanda à M. de Chevreuse s'il répondoit de sa femme: « Non, dit-il, tant qu'elle sera entre les mains du lieutenant-criminel de Tours, Saint- Jullien. » C'étoit celui qui l'avoit portée à se séparer de biens d'avec son mari; car M. de Chevreuse faisoit tant de dépenses qu'il a fait faire une fois jusqu'à quinze carrosses pour voir celui qui seroit le plus doux.

Le cardinal envoya donc un exempt pour la mener dans la tour de Loches. Elle le reçut fort bien, lui fit bonne chère, et lui dit qu'ils partiroient le lendemain. Cependant, la nuit, elle eut des habits d'homme pour elle et pour une demoiselle, et se sauva avant jour à cheval. Le prince de Marsillac, aujourd'hui M. de La Rochefoucauld, fut mis à la Bastille pour l'avoir reçue une nuit chez lui. M. d'Epernon lui donna un vieux gentilhomme pour la conduire jusqu'à la frontière d'Espagne. Dans les informations qu'en fit faire le président Vignier, il y a, entre autres choses, que les femmes de Gascogne devenoient amoureuses de madame de Chevreuse. (1)

[(1) Etant arrivée un soir proche des Pyrénées, en un lieu où il n'y avoit de logement que chez le curé, qui encore n'avoit que son lit, elle lui dit qu'elle étoit si lasse qu'il falloit qu'elle se couchât pour se reposer : parlant néanmoins comme si elle eût été un cavalier; et le curé contestant et disant qu'il ne quitteroit point son lit, enfin ils convinrent qu'ils s'y coucheroient tous trois ensemble, ce qui se fit en effet. Le matin les deux cavaliers remontèrent à cheval et la duchesse de Chevreuse, en partant, donna au curé un billet par lequel elle l'avertissoit qu'il avoit couché la nuit avec la duchesse de Chevreuse et sa fille et qu'il se souvînt que s'il n'avoit avoit pas usé de ses avantage, ce n'étoit pas à elle qu'il avoit tenu. » (MSS. de Conrart. Recueil in-folio, XIII, 633. )]

Une fois, dans une hôtellerie, la servante la surprit sans perruque. Cela la fit partir avant jour. Ses drogues lui prirent un jour, on fit accroire que c'étoit un gentilhomme blessé en duel. Un Anglois nommé Craft, qu'elle avoit toujours eu avec elle depuis le voyage d'Angleterre, parut quelques jours après son évasion de Tours. On croyoit qu'il l'avoit accompagnée, car cet homme avoit de grandes privautés avec elle, et on ne comprenoit pas quels charmes elle y trouvoit. Elle passa ainsi en Espagne.

Revenons à M. de Chevreuse. Quoique endetté, sa table, son écurie, ses gens ont toujours été en bon état. Il a toujours été propre. Il étoit devenu fort sourd et pétoit partout, à table même, sans s'en apercevoir. Quand il fit ce grand parc à Dampierre, il le fit à la manière du bonhomme d'Angoulême; il enferma les terres du tiers et du quart: il est vrai que ce ne sont pas trop bonnes terres; et pour apaiser les propriétaires, il leur promit qu'il leur en donneroit à chacun une clef, qu'il est encore à leur donner.

Il avoit là un petit sérail; à Pâques, quand il falloit se confesser, le même carrosse qui alloit quérir le confesseur emmenoit les mignonnes, et les reprenoit en ramenant le confesseur. Il avoit je ne sais quel bracelet où il y avoit, je pense, dedans quelque petite toison. Il le montroit à tout le monde, et disoit: « J'ai si bien fait à ces pâques que j'ai conservé mon bracelet. » Il avoit soixante-dix ans quand il faisoit cette jolie petite vie, qu'il a continuée jusqu'à la mort.

Comme il se portoit fort bien, quoiqu'il eût quatre-vingts ans, il disoit toujours qu'il vivroit cent ans pour le moins, Il eut pourtant une grande maladie bientôt après dans laquelle il fut attaqué d'apoplexie. Au sortir de ce mal, il disoit qu'il en étoit revenu aussi gaillard qu'à vingt-cinq ans. Il traita en ce temps-la avec M. de Luynes, fils de sa femme, et lui céda tout son bien, à condition de lui donner tant de pension par an, de lui fournir tant pour payer ses dettes, et il voulut avoir une somme de dix mille livres tous les ans pour ses mignonnes.

Madame de Luynes envoya un jour ordre aux officiers de faire vider de la duché toutes les femmes de mauvaise vie. Les officiers lui mandèrent que pour eux ils ne les discernoient point d'avec les autres, et que si elle savoit quelque marque pour les connoître, qu'elle prît la peine de le leur mander.





M. D'AUMONT

M. d'Aumont, fils du maréchal d'Aumont, du temps d'Henri IV, gouverneur de Boulogne-sur-Mer, et chevalier de l'Ordre, en son jeune temps, fut une vraie peste de cour. Il a eu les plus plaisantes visions du monde. Il disoit de madame de Beaumarchais, belle-mère du maréchal de Vitry, et femme de ce trésorier de l'Epargne que la Reine- mère fit tant persécuter, à cause que son gendre avoit tué le maréchal d'Ancre; il disoit donc de cette madame de Beaumarchais qu'elle ressembloit à un tabouret de point de Hongrie. En effet, elle avoit le visage carré, et tout plein de marques rouges. Cela n'empêchoit pas que, pour son argent, elle n'eût des galants, et de bonne maison; car M. de Mayenne, le dernier de ce nom, en fut un. La vision qu'il eut pour la maréchale d'Estrées est encore plus plaisante. C'étoit et c'est encore une petite femme sèche, et qui a le nez fort grand, mais extrêmement propre. Elle étoit en sa jeunesse toute faite comme une poupée. « Ne croyez-vous pas, disoit-il sérieusement, car il ne rioit jamais, qu'on la pend tous les soirs, toute habillée, par le nez à un clou à crochet dans une armoire? » Il disoit d'une dame qui avoit le teint fort luisant qu'on lui avoit mis un talc, comme aux portraits.

Un jour qu'il étoit à l'hôtel de Rambouillet, madame de Bonneuil y vint . Elle étoit grosse, et en entrant elle se laissa tomber, se fit grand mal à un genou, et pensa accoucher de sa chute. Le voilà qui se met à rêver: « Nous sommes bien mal bâtis, dit- il, nous avons des os en tous les endroits sur lesquels nous tombons d'ordinaire; il vaudroit bien mieux que nous eussions des ballons de chair aux genoux, aux coudes, au haut des joues et aux quatre côtés de la tête. Quel plaisir ne seroit-ce point? ajouta-t-il. Un homme sauteroit par une fenêtre sans se blesser, il passeroit par-dessus les murs d'une ville. » Et puis, s'engageant plus avant dans sa rêverie, il mena cet homme avec ces ballons de chair de ville en ville, jusqu'à La Haye, en Hollande.

Une autre fois, Gombauld contoit en sa présence, à l'hôtel de Rambouillet, qu'ayant été pris pour un grand débauché, nommé Combaud, père du baron d'Auteuil, il fut maltraité par un commissaire et par des sergents qui le vouloient mener en prison, jusque-là que, quoiqu'il soit assez patient, il fut pourtant contraint de lever la main pour frapper ce commissaire. M. d'Aumont, après avoir tout écouté, se lève de son siège, et commence à faire la posture d d'un bourreau qui danse sur les épaules d'un pendu, et qui tire en même temps la corde pour l'étrangler, et disoit: « Monsieur le commissaire, je vous pendrai, je vous pendrai, monsieur le commissaire. »

A propos de cela, comme il faisoit pendre quelques soldats à Boulogne, un d'eux cria qu'il étoit gentilhomme : « Je le crois, lui dit-il; mais je vous prie d'excuser, mon bourreau ne sait que pendre. »

En mangeant des andouilles mal lavées, il dit: « Ces andouilles sont bonnes, mais elles sentent un peu le terroir. »

Il disoit du marquis de Sourdis, qui faisoit fort l'empressé chez le cardinal de Richelieu, de la maison duquel il étoit depuis peu intendant, et qui regardoit aux meubles et à toutes choses, il disoit qu'il lui sembloit le voir tirer de dessous son manteau un petit sac de tapissier avec un petit marteau, et recogner quelque clou doré à une chaise.

Il disoit d'une dame, qui avoit les cheveux d'un blond fort doré, et qui avoit une coiffure beaucoup trop relevée et presque point de cheveux abattus, qu'elle ressembloit à ces pelotes où les merciers fichent des lardoirs.

Je crois que ce fut lui qui dit voyant une personne fort maussade, qu'elle avoit la mine d'avoir été faite dans une garde-robe sur un paquet de linge sale.

Une de ses meilleures visions, ce fut celle qu'il eut pour M. l'archevêque de Rouen, qui, quoique jeune portoit une grande barbe. Il dit qu'il ressembloit à Dieu le Père, quand il étoit jeune.





MADAME DE RENIEZ

Madame de Reniez étoit de la maison de Castelpers en Languedoc, soeur du baron de Panat, dont nous parlerons ensuite. Avant que d'être mariée au baron de Reniez, elle étoit engagée d'inclination avec le vicomte de Paulin. Cette amourette dura après qu'elle fut mariée, et le baron de Panat étoit le confident de leurs amours. Ils en vinrent si avant qu'ils se firent une promesse de mariage réciproque, par laquelle ils se promettoient de s'épouser en cas de viduité : « En foi de quoi, disoient-ils, nous avons consommé le mariage. » Un tailleur rendoit les lettres du galant et lui en apportoit réponse. Par l'entremise de cet homme, ces amants se virent plusieurs fois, tantôt dans le village de Reniez même, tantôt ailleurs, où le vicomte venoit toujours déguisé. Un jour ils se virent dans le château même de Reniez, presque aux yeux du mari. Madame de Reniez avoit feint d'être incommodée, et s'étoit fait ordonner le bain, et le vicomte se mit dans la cuve qu'on lui apporta. Enfin, ils en firent tant que le mari sut toute l'histoire, et, pour les attraper, il fit semblant de partir pour un assez long voyage; puis, revenant sur ses pas, il entra dans la chambre de sa femme, et trouva le vicomte couché avec elle. Il le tua de sa propre main, non sans quelque résistance, car il prit son épée; mais le baron avoit deux valets avec lui. Le baron de Panat, qui couchoit au-dessus, accourut aux cris de sa soeur, et fut tué à la porte de la chambre. Pour la femme, elle se cacha sous le lit, tenant entre ses bras une fille de trois à quatre ans, qu'elle avoit eue du baron, son mari. Il lui fit arracher cette enfant, et après la fit tuer par ses valets; elle se défendit du mieux qu'elle put, et eut les doigts tout coupés. Le baron de Reniez eut son abolition.

Cette enfant qu'on ôta d'entre les bras de Mme de Reniez fut, après, cette madame de Gironde, dont nous allons conter l'histoire. Mais, avant cela, il est à propos de dire ce que nous avons appris du baron de Panat.

LE BARON DE PANAT

Le baron de Panat étoit un gentilhomme huguenot d'auprès de Montpellier, de qui on disoit: Lou baron, de Panat, puteau mort que nat, c'est-à-dire plutôt mort que né;, car on dit que sa mère, grosse depuis près de neuf mois mangeant du hachis, avala un petit os qui, lui ayant bouché le conduit de la respiration, la fit passer pour morte; qu'elle fut enterrée avec des bagues aux doigts; qu'une servante et un valet la déterrèrent de nuit pour avoir ses bagues, et que la servante, se ressouvenant d'en avoir été maltraitée, lui donna quelques coups de poing, par hasard, sur la nuque du cou, et que les coups ayant débouché son gosier, elle commença à respirer, et, que quelque temps après elle accoucha de lui, qui, pour avoir été si miraculeusement sauvé, n'en fut pas plus homme de bien. Au contraire, il fut des disciples de Lucilio Vanini, qui fut brûlé à Toulouse pour blasphèmes contre Jésus-Christ. Il retira Théophile, et pensa lui-même être pris par le prévôt. C'étoit un fort bel homme. Madame de Sully, qui vit encore, en devint amoureuse, et lui demanda la courtoisie (1).

[(1) Ce mot ne dit pas seulement honnêteté ou civilité, mais encore les grâces et les faveurs que l'on ravit à une dame (Dictionnaire de Le Roux)]

On dit qu'il répondit qu'il étoit impuissant. Cependant il étoit marié; mais madame de Sully, qui n'étoit pas belle, ne le tenta pas, et il s'en défit de cette sorte.

A propos de femmes qui sont revenues, on conte qu'une femme étant tombée en léthargie, on la crut morte, et comme on la portoit en terre, au tournant d'une rue, les prêtres donnèrent de la bière contre une borne, et la femme se réveilla de ce coup. Quelques années après, elle mourut tout de bon, et le mari, qui en étoit bien aise, dit aux prêtres: « Je vous prie, prenez bien garde au tournant de la rue. »



***

MADAME DE GIRONDE

Revenons à la petite de Reniez. Son père, pour ôter cet objet de devant ses yeux, la donna à madame de Castel-Sagrat, sa soeur. Cette fille, des l'âge de dix ans, fut admirée pour sa beauté et pour la vivacité de son esprit Madame de Castel-Sagrat résolut de ne laisser point échapper un si bon parti et de la marier à son second fils, qu'on appeloit le baron de Gironde; elle les fit épouser que la fille n'avoit encore que onze ans après avoir obtenu des dispenses du Roi, car ils étoient cousins-germains et huguenots. On dit que madame de Gironde eut de tout temps de l'aversion pour son mari qui étoit un gros homme assez mal bâti; mais cette aversion s'augmenta très fort, lorsqu'elle se vit cajolée des principaux et des mieux faits de la province; car son mari l'ayant menée à Montauban, après les guerres de la religion, feu M. d'Epernon et M. de La Valette, son fils s'y rencontrèrent. Il y avoit aussi alors un autre dame, nommée madame d'Islemade, qui seule pouvoit disputer de beauté avec madame de Gironde. Le père se donna à celle- ci et le fils à l'autre, et toute la ville avec la noblesse des environs se partageant à leur exemple, ce fut comme une petite guerre civile, bien différente de celle dont on venoit de sortir. On dit pourtant que M. d'Epernon n'en eut aucune faveur que de bienséance.

La peste vint là-dessus, qui interrompit toutes les galanteries, et madame de Gironde fut contrainte de se retirer à Reniez. Par malheur pour elle. un avocat du présidial de Montauban, nommé Crimel, se retira dans le village de Reniez. Cet homme étoit méchant, mais il avoit de l'esprit. Il fut bientôt familier avec madame de Gironde, qui en temps de peste ne pouvoit pas avoir beaucoup de compagnie; et comme elle se plaignit à lui de son mariage, on dit qu'il lui mit dans la tête qu'elle se pouvait démarier, et que l'espérance qu'il lui en donnoit la charma, de sorte que, pour le récompenser d'un si bon avis, elle lui donna tout ce que peut donner une dame.

La peste ayant cessé, elle revint à Montauban, où elle fut plus admirée et cajolée que jamais. Le marquis de Flamarens, le baron d'Aubaie, le vicomte de Montpeiroux, et plusieurs autres gentilshommes de qualité y accoururent et y demeurèrent longtemps pour l'amour d'elle. Ce fut alors qu'un de ces messieurs lui ayant donné les violons et n'y ayant point de lieu commode chez elle, elle alla d'autorité avec toute cette noblesse, se mettre en possession de la salle d'un des principaux de Montauban, quoiqu'il lui eût refusée, en disant pour toute raison que cet homme lui avoit bien de l'obligation, et qu'elle faisoit tout ce qu'elle pouvoit pour le rendre honnête homme.

Cependant l'envie de se démarier s'accroissoit de jour en jour. Pour cela, elle s'avise, afin de n'être plus sous la puissance de son mari, de proposer à Gironde de la laisser aller voir ses oncles maternels pour leur demander qu'ils lui fissent raison des droits que sa mère avoit sur la maison de Panat. Elle y fut et Cadaret, un des frères de sa mère, devint passionnément amoureux d'elle. Cet oncle la porta plus que personne à demander la dissolution du mariage, et lui fit raison de ce qu'elle prétendoit. Après, le procès étant commencé, il l'accompagna à Castres où on reconnut bientôt qu'il en étoit fort jaloux. Il falloit pourtant bien qu'il souffrît qu'elle fut cajolée, car elle ne s'en pouvoit passer, et ne marchoit point sans une foule d'amants, entre lesquels il y en avoit trois plus assidus que les autres: le baron de Marcellus, jeune gentilhomme de qualité, de la Basse-Guyenne, qui étoit à Castres pour un procès; Rapin, jeune avocat plein d'esprit, et Ranchin, aujourd'hui conseiller à la chambre. Ce Ranchin a fait beaucoup de vers.

Elle parloit avec une liberté extraordinaire de sa beauté et de ses mourants; on la voyoit aller par la ville bizarrement habillée; car quelquefois on lui a vu un habit de gaze dans laquelle elle faisoit passer de toutes sortes de fleurs, depuis le haut jusqu'au bas, et je vous laisse à penser si son mourant Ranchin manquoit l'appeler Flore. Elle dit assez plaisamment à un garçon nommé Cayrol qui lui promettoit de faire des vers sur elle, qu'elle ne prétendoit pas lui servir de porte-feuille. Elle disoit les choses fort agréablement; mais ses lettres ne répondoient pas à sa conversation: sa mère écrivoit bien mieux.

Comme son procès tiroit en longueur, elle alla pour quelque temps à une terre de Belaire, que Cadaret lui avoit donnée pour ses prétentions. Là, Marcellus et Rapin l'allèrent voir. Ils arrivèrent assez tard; mais à peine l'eurent-ils saluée qu'on entendit heurter avec violence. C'était un gentilhomme du voisinage, qui venoit l'avertir que son mari s'avançoit avec vingt ou trente de ses amis pour l'enlever. Ils se mettent à tenir conseil. Le gentilhomme étoit d'avis qu'on se sauvât, parce que la maison ne valoit rien. Mais Rapin, qui ne connaissoit point ce gentilhomme, et qui espéroit qu'on ne les forceroit pas si aisément, fut d'avis de demeurer. Le baron, ayant su qu'il y avoit compagnie et qu'on étoit résolu de se défendre, ne voulut point exposer la vie de ses amis et s'en retourna.

Cependant Marcellus, qui n'avoit qu'un amour de galanterie, commença à s'engager tout de bon. Elle le repaissoit de belles paroles; car, en fine coquette, elle faisoit que chacun de ses amants croyoit être le plus heureux. Pour Rapin (il est gentilhomme), qu'elle voyoit cadet et d'assez bon goût pour conduire une entreprise, elle lui promit plusieurs fois de l'épouser, s'il pouvoit la défaire de Gironde. Mais il lui répondit que quand avec sa beauté elle auroit une couronne à lui donner, elle ne l'obligeroit pas à faire une méchante action.

Afin de contenter, en quelque sorte, Marcellus, qui étoit fort alarmé de ce qu'elle sembloit favoriser plus que lui un certain chevalier de Verdelin, elle lui fit une promesse en ces termes: « Je promets au baron de Marcellus de ne me remarier jamais, si je suis une fois libre; et, si je change de résolution, que ce ne sera qu'en sa faveur. » En même temps cependant elle écrivoit au chevalier qu'il eût bonne espérance, et que, pour ce misérable (parlant de Marcellus), il n'auroit qu'un morceau de papier pour son quartier d'hiver. Mais toutes ces coquetteries ne plaisoient point à son oncle de Cadaret, qui, par jalousie, ou pour être las de la dame, comme quelques-uns ont dit, se joignit à Gironde, et lui aida à l'enlever.

La voilà donc en la puissance de son mari et prisonnière dans une tour de Castel-Sagrat. Là, ne trouvant point d'autre moyen d'en sortir, elle cajole madame de Castel-Sagrat, femme du frère aîné de Gironde, lui représente le tort qu'on lui a fait de la contraindre, à onze ans, de se marier avec un homme pour qui on savoit bien qu'elle avoit de l'aversion; que sans doute le mariage seroit déclaré nul, et que si elle vouloit la mettre en liberté, elle épouseroit après M. de Gasque, son frère, qui peut-être ne trouveroit pas ailleurs un meilleur parti. Madame de Castel- Sagrat, gagnée, la fait évader; mais les maris la suivirent et l'assiégèrent dans un château, nommé de Bèze, où, après avoir résisté quelques jours, elle fut contrainte de se rendre, et fut ramenée à Castel-Sagrat, où Gironde, peut-être las de se donner tant de peines pour une coureuse, ou peut-être déjà amoureux d'une autre personne, comme vous le verrez par la suite, consentit à la dissolution du mariage, moyennant deux mille écus pour les frais qu'il avoit faits.

Pour trouver cette somme la dame a recours à son fidèle Marcellus, et lui promet de l'épouser dès que l'affaire sera achevée. Marcellus en tombe d'accord, mais pour assurance il demande d'être saisi cependant de la dispense de mariage, dont la suppression devoit faire dissoudre le mariage. On la lui met entre les mains, et il part aussitôt pour aller faire cette somme. A peine fut-il en son pays, que sa maîtresse lui écrit de la venir retrouver en diligence, et de n'oublier pas d'apporter la dispense dont dépendoit toute l'affaire. Marcellus la va retrouver à Belaire. Aussitôt elle tâche par toutes les caresses imaginables de retirer sa dispense. Il n'y veut point entendre, et va loger dans une maison du village. Elle le fait suivre par une femme de chambre et par un garçon de dix à douze ans, qui le prient de souffrir au moins pour toute grâce que ce garçon puisse faire une copie de la dispense. Il y consentit enfin, de peur de rompre. Mais comme ce garçon commençoit à copier, cinq ou six hommes armés entrent dans la chambre en criant: Tue! tue! ils tirent leurs pistolets, qui apparemment n'étoient chargés que de poudre. Dans ce désordre, le garçon et la femme de chambre se sauvent avec la dispense. Ces hommes se retirèrent aussi bientôt après. et laissèrent notre baron bien camus . A la chaude, il va rendre sa plainte, et, d'amant de madame de Gironde, devient son plus irréconciliable ennemi. Il la fait condamner à trois mille livres d'amende. Elle, cependant, croyoit avoir fait d'une pierre deux coups: s'être défaite de Marcellus, et avoir trouvé le moyen de rompre le mariage sans le consentement de Gironde et sans lui donner de l'argent. Pour cet effet elle change de religion, et sur l'exposition qu'elle fait au pape qu'elle a été mariée avec un cousin-germain, sans dispense, et même avant l'âge porté par les lois, elle obtient un rescrit pour la dissolution du mariage adressé à l'official de Montauban; mais il se trouva que cette dispense, dont elle avoit l'original, étoit enregistrée au présidial d'Agen, de sorte qu'il fallut revenir capituler avec Gironde, qui avoit aussi changé de religion; lui s'en tint toujours à ses deux mille écus. Alors il fallut avoir recours à Gasque, frère, comme nous avons dit, de madame de Castel-Sagrat. qui fut plus fin que Marcellus, car il voulut coucher avec elle avant que de donner son argent. Gironde se maria quelque temps après à la fille d'un chandelier de Castel-Sagrat dont il était amoureux. Pour elle, bien qu'elle eût couché avec Gasque, elle était encore en doute si elle l'épouseroit, car Rapin lui ayant demandé un jour si tout de bon elle étoit mariée avec Gasque, elle répondit: « Selon »: C'est-à-dire si elle étoit grosse, elle l'épouseroit, mais qu'autrement elle tâcheroit de s'en défendre. Elle se trouva grosse, épousa Gasque, et peu après mourut en travail d'enfant.





M. DE TURIN

M. de Turin étoit un conseiller au parlement de Paris, grand justicier, mais de qui on contoit de plaisantes choses. Il appeloit son clerc cheval, son laquais mulet et sa femme p...

Un gentilhomme, dont il étoit rapporteur, alla une fois pour parler à lui; il le rencontra en habit court, fait comme un cuistre, qui revenoit de la cave, avec son martinet à la main. Il ne l'avoit peut-être jamais vu, ou il ne le reconnut pas, et il lui dit: « Mon ami, où est M. de Turin? -- Mon ami! dit M. de Turin, quel impertinent est-ce là? » Le cavalier, peu accoutumé à souffrir des injures, lui donne un soufflet et se retire. Il sut après que c'étoit M. de Turin, et le voilà en belle peine. Le bonhomme rapporta le procès comme si de rien n'étoit, et dit à son clerc: « Cheval, apporte-moi le procès de ce batteur. » Il le voit, et trouvant que le cavalier avoit bon droit, il le lui fait gagner, et l'ayant rencontré sur les degrés du Palais, il lui donne un petit coup sur la joue en riant, et lui dit: « Apprenez à ne battre plus les gens: vous avez gagné votre procès.» L'autre, qui croyoit tout perdu, se pensa mettre à genoux.

Il se trouva chargé du procès d'entre feu M. de Bouillon et de M. de Bouillon La Marck, pour Sédan. Henri IV l'envoya quérir, et lui dit (Voyez quelle justice !): « M. de Turin, je veux que M. de Bouillon gagne son procès -- Hé bien, Sire, lui répondit le bonhomme, il n'y a rien plus aisé; je vous l'enverrai, vous le jugerez vous-même. »

Quand il fut parti, quelqu'un dit au Roi: « Sire, vous ne connoissez pas le personnage, il est homme à faire ce qu'il vous vient de dire. » Le Roi sur cela y envoya, et on trouva le bonhomme qui chargeoit les sacs sur un crocheteur. Le Roi accommoda cette affaire.

Madame de Guise et mademoiselle de Guise, sa fille. depuis princesse de Conti, le furent solliciter une fois. Il les fit attendre assez longtemps, et après il se mit à crier tout haut: « Cheval, ces p .... sont-elles encore là-bas ? »

Un seigneur, qui avoit gagné une grande affaire à son rapport, lui envoya un mulet qui alloit fort bien le pas. M. de Turin trouva ce mulet à son retour du Palais; il ne fit autre chose que de prendre un bâton, et d'en frapper le mulet jusqu'à ce qu'il le vît hors de chez lui.

On dit qu'un gentilhomme lui fit une fois un grand présent de gibier. Il laissa descendre cet homme, mais comme il sortoit dans la rue, il lui jeta ce gros paquet de gibier fort rudement sur la tête, en lui disant qu'il apprît à ne pas corrompre ses juges.





M. ViÈTE

Viète étoit un maître des requêtes, natif de fontenay-le- Comte, en Bas-Poitou. Jamais homme ne fut plus né aux mathématiques; il les apprit tout seul; car, avant lui, il n'y avoit personne en France qui s'en mêlât. Il en fit même plusieurs traités d'un si haut savoir qu'on a eu bien de la peine à les entendre, entre autres, son Isagogé, ou Introduction aux mathématiques. Un allemand, nommé Landsbergius, si je ne me trompe, en déchiffra une partie, et depuis on a entendu le reste. Voici ce que j'ai appris de particulier touchant ce grand homme. Du temps d'Henri IV, un Hollandais, nommé Adrianus Romanus, savant aux mathématiques, mais non pas tant qu'il croyoit, fit un livre où il mit une proposition qu'il donnoit à résoudre à tous les mathématiciens de l'Europe; or, en un endroit de son livre il nommoit tous les mathématiciens de l'Europe, et n'en donnoit pas un à la France. Il arriva peu de temps après qu'un ambassadeur des Etats vint trouver le Roi à fontainebleau. Le Roi prit plaisir à lui en montrer toutes les curiosités, et lui disoit les gens excellents qu'il y avoit en chaque profession dans son royaume. « Mais, Sire, lui dit l'ambassadeur, vous n'avez point de mathématiciens, car Adrianus Romanus n'en nomme pas un de françois dans le catalogue qu'il en fait. -- Si fait, si fait, dit le Roi, j'ai un excellent homme: qu'on m'aille quérir M. Viète. » M. Viète avoit suivi le conseil, et étoit à fontainebleau; il vient. L'ambassadeur avoit envoyé chercher le livre d'Adrianus Romanus. On montre la proposition à M. Viète, qui se met à une des fenêtres de la galerie où ils étoient alors, et avant que le roi en sortît, il écrivit deux solutions avec du crayon. Le soir il en envoya plusieurs à cet ambassadeur, et ajouta qu'il lui en donneroit tant qu'il lui plairoit, car c'étoit une de ces propositions dont les solutions sont infinies. L'ambassadeur envoie ces solutions à Adrianus Romanus, qui, sur l'heure, se prépare pour venir voir M. Viète. Arrivé à Paris, il trouva que M. Viète étoit allé à fontenay; le bon Hollandais va à fontenay. A fontenay, on lui dit que M. Viète est à sa maison des champs. Il l'attend quelques jours et retourne le redemander; on lui dit qu'il étoit en ville. Il fait comme Appelles, qui tira une ligne. Il laisse une proposition; Viète résout cette proposition. Le Hollandais revient; on la lui donne, le voilà bien étonné; il prend son parti d'attendre jusqu'à l'heure du dîner. Le maître des requêtes revient; le Hollandais lui embrasse les genoux; M. Viète, tout honteux, le relève, lui fait un million d'amitiés; ils dînent ensemble, et après il le mène dans son cabinet. Adrianus fut six semaines sans le pouvoir quitter. Un autre étranger, nommé Galtalde, gentilhomme de Raguse, se fit faire résident de sa république en France pour conférer avec M. Viète. Viète mourut jeune, car il se tua à force d'étudier.



MADAME D'ALINCOURT

Un garçon de Paris, nommé M. de Marcognet, fils d'un maître des requêtes appelé Langlois, fit amitié avec feu M. d'Alincourt, père de M. le maréchal de Villeroi, et devint en même temps amoureux de madame d'Alincourt, qui étoit belle, et dont jusque- là on n'avoit encore rien dit. Il la servit fort longtemps sans en avoir la moindre faveur, et il ne se pouvoit vanter que d'être un peu plus obstiné que ses rivaux. Las de cette vaine recherche, il résolut de tout hasarder; et ayant remarqué plusieurs fois que la dame qui étoit alors à Lyon, dont son mari étoit gouverneur, se retiroit fort souvent toute seule dans un cabinet qui étoit tout au bout d'un grand appartement, et que ses femmes se tenoient dans un lieu assez éloigné, ayant remarqué tout cela, il résolut de 1'y surprendre, pour voir s'il ne trouveroit point l'heure du berger. Dans ce dessein, étant à la chasse avec M. d'Alincourt il se laisse tout exprès tomber dans un bourbier, afin d'avoir prétexte de se retirer. M. d'Alincourt continue sa chasse; Marcognet, de retour, changea d'habit, va chez madame D'Alincourt, et la trouve où il vouloit. Après lui avoir conté son accident, il lui dit à quel dessein il s'étoit laissé tomber dans le bourbier, et qu'il étoit résolu de jouer de son reste. Après cela, il va fermer toutes les portes. Je vous laisse à penser si cette femme fut étonnée. Il la jeta sur un lit de repos; elle se défendit autant qu'on se peut défendre; mais comme il étoit beaucoup plus fort qu'elle, à la fin il en vint à bout, moitié figue, moitié raisin; elle n'avoit osé crier de peur de scandale; peut-être aussi que le dessein de cet homme lui avoit semblé une grande marque d'amour. Il lui fit après toutes les satisfactions qu'on peut s'imaginer. Elle le menaçoit de le faire poignarder. « Il ne faut point d'autre main que la vôtre pour cela, lui dit-il, Madame »; et lui présentant un poignard: « Vengez-vous vous-même, et je vous jure que je mourrai très content. »

Depuis, elle ne fut pas si cruelle, et ses autres galants n'eurent pas tant de peine que celui-ci.





LE CARDINAL DE RICHELIEU

La Rivière, qui est mort évêque de Langres, disoit que le cardinal de Richelieu étoit sujet à battre les gens, qu'il a plus d'une fois battu le chancelier Séguier et Bullion. Un jour que ce surintendant des finances se refusoit de signer une chose qui suffisoit pour lui faire faire son procès, il prit les tenailles du feu, et lui serroit le cou en lui disant: « Petit ladre, je t'étranglerai. » Et l'autre répondit: « Etranglez, je n'en ferai rien. » Enfin il le lâcha, et le lendemain Bullion, à la persuasion de ses amis, qui lui remontrèrent qu'il étoit perdu, signa tout ce que le cardinal voulut.

Le cardinal étoit avare; ce n'est pas qu'il ne fît bien de la dépense, mais il aimoit le bien. M. de Créqui ayant été tué d'un coup de canon en Italie, il alla voir ses tableaux, prit tout le meilleur au prix de l'inventaire, et n'en a jamais payé un sol. Il fit pis, car Gilliers, intendant de M. de Créqui, lui en ayant apporté trois des siens par son ordre, et lui en ayant présenté un qu'il le prioit d'accepter, le cardinal dit: « Je les veux tous trois et les doit encore.»

Il ne payoit guère mieux les demoiselles que les tableaux. Marion de l'Orme alla deux fois chez lui. A la première visite, il la reçut en habit de satin gris de lin, en broderie d'or et d'argent, botté et avec des plumes. Elle a dit que cette barbe en pointe et ces cheveux au-dessus de l'oreille faisoient le plus plaisant effet du monde. Il la baisa due volte. J'ai ouï dire qu'une autre fois elle y entra en homme: on dit que c'étoit un courrier; elle-même l'a conté. Après ces deux visites. il lui fit présenter cent pistoles par des Bournais, son valet de chambre, qui avoit fait le m.... Elle les jeta, et se moqua du cardinal. On l'a vu plusieurs fois avec des mouches, mais il n'en mettoit pas pour une. Une fois il voulut débaucher la princesse Marie, aujourd'hui la reine de Pologne. Elle lui avoit envoyé demander audience. Il se tint au lit; on la fit entrer toute seule, et le capitaine des gardes fit retirer tout le monde. « Monsieur, lui dit-elle, j'étois venue pour... » Il l'interrompit: « Madame, lui dit-il, je vous promets toute chose; je ne veux point savoir ce que c'est. Mais, Madame, que vous voilà propre ! Jamais vous ne fûtes si bien! Pour moi, j'ai toujours eu une inclination particulière à vous servir. » En disant cela, il lui prend la main, et la lui vouloit mettre dans le lit; elle la retire, et lui veut conter son affaire. Il recommence, et lui veut prendre encore la main. Elle se lève, et s'en va. Le cardinal aimoit les femmes; mais il craignoit le Roi, qui étoit médisant.

Il étoit avide de louanges. On m'a assuré que, dans une épître liminaire d'un livre qu'on lui dédioit, il avoit rayé héros pour mettre demi-dieu. Une espèce de fou, nommé La Peyre, s'avisa de mettre au-devant d'un livre un grand soleil, dans le milieu duquel le cardinal étoit représenté. Il en sortoit quarante rayons, au bout desquels étoient les noms des quarante académiciens. M. le chancelier, comme le plus qualifié, avoit un rayon direct. Je pense que M. Servien, alors secrétaire d'Etat, avoit l'autre, Bautru ensuite, et les autres au prorata de leurs qualités, pour user des termes du surintendant de La Vieuville. Il y mit Cherelles-Bautru, qui n'en étoit point, au lieu du commissaire Habert. C'étoit un Auvergnat, qui a fait de ridicules traités de chronologie.

Un jour qu'il étoit enfermé avec Desmarest, que Bautru avoit introduit chez lui, il lui demanda: « A quoi pensez-vous que je prenne le plus de plaisir ? -- A faire le bonheur de la France, lui répondit Desmarest -- Point du tout, répliqua-t-il, c'est à faire des vers. » Il eut une jalousie enragée contre le Cid, à cause que ses pièces des Cinq-Auteurs n'avoient pas trop bien réussi. Il ne faisoit que des tirades pour des pièces de théâtre. Mais quand il travailloit, il ne donnoit audience à personne. D'ailleurs, il ne vouloit pas qu'on le reprît. Une fois L'Estoile, moins complaisant que les autres, lui dit le plus doucement qu'il put qu'il y avoit quelque chose à refaire à un vers. Ce vers n'avoit seulement que trois syllabes de plus qu'il ne lui falloit. « Là, là, monsieur de L'Estoile, lui dit-il, comme s'il eût été question d'un édit, nous le ferons bien passer. » Il avoit assez méchant goût. On lui a vu se faire rejouer plus de trois fois une ridicule pièce en prose que La Serre avoit faite. C'est Thomas Morus. En un endroit, Anne de Boulen disoit au roi Henri VIII, qui lui offroit une promesse de mariage: « Sire, des promesses de mariage, les petites filles s'en moquent. » En un autre, elle moralisoit sur la fragilité des choses humaines, et disoit au roi que le trône des rois étoit un trône de paille: « C'est donc, disoit le roi, de paille de diamant. » On appelle une paille certaine marque dans les diamants, qui est un défaut.

Il fit une fois un dessein de pièce de théâtre avec toutes les pensées; il le donna à Bois- Robert en présence de madame d'Aiguillon, qui suivit Bois-Robert quand il sortit, pour lui dire qu'il trouvât le moyen d'empêcher que cela ne parût, car il n'y avoit rien de plus ridicule. Bois-Robert, quelques jours après, voulut prendre ses biais pour cela. Le cardinal, qui s'en aperçut, dit: « Apportez une chaise à du Bois, il veut prêcher. » M. Chapelain après fit des remarques sur ce dessein par l'ordre du cardinal. Elles étoient les plus douces qu'il se pouvoit. L'Eminentissime déchira la pièce, puis il fit recoller les déchirures, le tout dans son lit, la nuit; et enfin conclut à n'en plus parler.

Pour l'ordinaire, il traitoit les gens de lettres fort civilement. Il ne voulut jamais se couvrir parce que Gombault voulut demeurer nu-tête; et mettant son chapeau sur la table, il dit: « Nous nous incommoderons l'un et l'autre. » Cependant, regardez si cela s'accorde, il s'assit, et le laissa lire une comédie tout debout, sans considérer que la bougie qui étoit sur la table, car c'étoit la nuit, étoit plus basse que lui. Cela s'appelle obliger et désobliger en même temps. Cela ne lui arrivoit guère. Vingt fois il a fait couvrir et asseoir Desmarest dans un fauteuil comme lui, et voulut qu'il ne l'appelât que monsieur. On l'a pourtant loué de savoir obliger de bonne grâce quand il le vouloit. Il avoit, à ce que dit La Mesnardière, dessein de faire à Paris un grand collège avec cent mille livres de rente, où il prétendoit attirer les plus grands hommes du siècle. Là il y eut eu un logement pour l'Académie, qui eût été la directrice de ce collège. C'étoit à Narbonne, un peu devant sa mort, que La Mesnardière dit qu'il le fit venir sept ou huit fois pour lui en parler; et il avoit cela si fort dans la tête que, malgré son mal et toutes les affaires qu'il avoit alors sur les épaules, il y pensoit fort souvent. Il avoit, ajoute La Mesnardière, déjà acheté quelque collège. Il laissa une assez belle bibliothèque; mais l'avarice de madame d'Aiguillon et le peu de soin qu'elle en a eu la laissa fort dépérir. Feu Tourville, grand maréchal-des-logis, quand le Roi alla loger au palais, voulut à toute force en avoir la clef. Après on y trouva pour sept à huit mille livres de livres à dire. Ce fat de La Serre y loge présentement, et y fait je ne sais quel taudis.

Le cardinal faisoit écrire la nuit quand il se réveilloit. Pour cela on lui donna un pauvre petit garçon de Nogent-le-Rotrou, nommé Chéret. Ce garçon plut au cardinal, parce qu'il étoit secret et assidu. Il arriva quelques années après qu'un certain homme ayant été mis à la Bastille, Laffemas, qui fut commis pour l'interroger, trouva dans ses papiers quatre lettres de Chéret, dans l'une desquelles il disoit à cet homme: « Je ne puis vous aller trouver, car nous vivons ici dans la plus étrange servitude du monde, et nous avons affaire au plus grand tyran qui fut jamais.? » Laffemas porte ces lettres au cardinal, qui aussitôt fait appeler Chéret. « Chéret, lui dit-il, qu'aviez-vous quand vous êtes venu à mon service ? -- Rien, monseigneur.-- « Écrivez cela. Qu'avez-vous maintenant ? -- Monseigneur, répondit le pauvre garçon bien étonné, il faut que j'y pense un peu. -- Y avez-vous pensé? dit le cardinal après quelque temps. -- Oui, monseigneur, j'ai tant en cela, tant en telle chose, etc. -- Ecrivez. » Quand cela fut écrit: « Est-ce tout? -- Oui, monseigneur. -- Vous oubliez, ajouta le cardinal, une partie de cinquante mille livres. -- Monseigneur, je n'ai pas touché l'argent. -- Je vous le ferai toucher; c'est moi qui vous ait fait faire cette affaire. » Somme toute, il se trouva six vingt mille écus de bien. Alors il montra ses lettres. « Tenez, n'est-ce pas là votre écriture? lisez. Allez, vous êtes un coquin; que je ne vous voie jamais. » Madame d'Aiguillon et le grand-maître le firent reprendre au cardinal. Peut-être savoit-il des choses qu'ils craignoient qu'il divulguât. Ce n'est pas que le cardinal ne fût terriblement redouté. Pour moi, je trouve que l'Eminentissime, cette fois-là, fut assez clément. Ce Chéret est maître des comptes. Il avoit placé un de ses frères chez le grand-maître, qui, je crois, a fait aussi quelque chose.

Le cardinal donna à madame la duchesse d'Enguien une petite chambre, où il y avoit six poupées, une femme en couches, une nourrice quasi au naturel, un enfant, une garde, une sage-femme et la grand-maman. Mademoiselle de Rambouillet, mademoiselle de Bouteville, et autres jouaient avec elles, déshabilloient et couchoient tous les jours les poupées; on les rhabilloit le lendemain, on les faisoit manger, on leur faisoit prendre médecine. Un jour elles voulurent les faire baigner, et on eut bien de la peine à les en empêcher. « Ah! disoit la duchesse, que Saint-Maigrin est un bon garçon! qu'il joue bien avec les poupées !

Il est temps de parler de M. le Grand. Le cardinal, qui ne s'étoit pas bien trouvé de La Fayette, et qui voyoit bien qu'il falloit quelque amusement au Roi, jeta les yeux sur Cinq- Mars, second fils du feu maréchal d'Effiat. Il avoit remarqué que le Roi avoit déjà un peu d'inclination pour ce jeune seigneur, qui étoit beau et bien fait, et il crut qu'étant le fils d'un homme qui étoit sa créature, il seroit plus soumis à ses volontés qu'un autre. Cinq-Mars fut un an et demi à s'en défendre; il aimoit ses plaisirs, et connoissoit assez bien le Roi; enfin son destin l'y entraîna. Le roi n'a jamais aimé personne si chaudement. Il l'appeloit cher ami. Au siège d'Arras, quand Cinq-Mars y fut avec le maréchal de l'Hospital mener le convoi, il falloit que M. le Grand écrivît deux fois le jour au Roi; et le bon sire se mit à pleurer une fois qu'il tarda trop à lui faire savoir de ses nouvelles. Le cardinal vouloit qu'il lui dit jusqu'aux bagatelles. Lui ne vouloit dire que ce qui importoit au cardinal; leur mésintelligence commença à éclater quand M. le Grand prétendit entrer au conseil.

Le cardinal ne trouva pas bon non plus que Cinq-Mars eût voulu être grand-écuyer au lieu de premier écuyer de la petite écurie. Le Roi disoit tout en sa présence; il savoit toutes les affaires. Le cardinal en représenta tous les inconvénients au Roi, et que c'étoit un trop jeune homme. Cela outra le grand- écuyer, qui fit maltraiter son espion, La Chenaye, premier valet de chambre, par le Roi, qui le chassa honteusement. Le Roi, en maltraitant La Chenaye, disoit aux assistants: « Il n'est pas gentilhomme, au moins. » Il l'appela coquin, et le menaça de coups de bâton. Cinq-Mars s'en lava comme il put auprès du cardinal, en lui disant que cet homme, le mettant mal avec le Roi, l'eût empêché de rendre à Son Eminence ce qu'il lui devoit. La Meilleraye, son beau-frère, lui proposa à Ruel, où il fit son apologie, de donner un écrit signé de sa main, par lequel il s'obligeroit de dire au cardinal tout ce que le Roi lui diroit. il répondit que se seroit signer sa condamnation.

C'est apparemment fontrailles (1) qui irrita le plus Cinq-Mars contre l'Eminentissime, car il étoit engagé contre le cardinal, et voici pourquoi.

[(1) fontrailles, homme de qualité de Languedoc, bossu devant et derrière, et fort laid de visage, mais qui n'a pas la mine d'un sot. Il est fort petit et gros. (T.)]

fontrailles, Ruvigny et autres étoient à Ruel dans l'antichambre du cardinal: on vint dire que je ne sais quel ambassadeur venoit; le cardinal sort au- devant de lui dans l'antichambre, et ayant trouvé fontrailles, il lui dit, le raillant un peu fortement: « Rangez-vous, rangez-vous, monsieur de fontrailles, ne vous montrez point, cet ambassadeur n'aime pas les monstres. » fontrailles grinça les dents, et dit en lui-même: « Ah ! schelme, tu me viens de mettre le poignard dans le sein, mais je te l'y mettrai à mon tour, ou je ne pourrai. » Après, le cardinal le fit entrer, et goguenarda avec lui pour raccommoder ce qu'il avoit dit. Mais l'autre ne lui a jamais pardonné. Cette parole-là a peut-être fait faire la grande conjuration qui pensa ruiner le cardinal.

Pour en revenir à M. le Grand, l'amiral de Brezé ne faisoit que d'arriver; c'étoit vers l'Avent 1641, quand le cardinal, qui vouloit partir à la fin de janvier pour Perpignan, lui dit qu'il falloit se préparer pour armer les vaisseaux à Brest, et puis passer le détroit pour s'en aller planter devant Barcelone, afin d'empêcher le secours de Perpignan. Quelques jours après, Brezé entra dans la chambre du Roi. Pensez que l'huissier ne le laissoit pas gratter deux fois. Le Roi et M. le Grand parloient dans la ruelle. Brezé entend, sans être vu, que M. le Grand disoit le diable du cardinal. Il se retire; il consulte en lui-même. Il n'avoit pas encore vingt-deux ans; il avoit peur de n'être pas cru. Il se résout de suivre le Roi à la chasse le plus souvent qu'il pourroit, et s'il trouvoit M. le Grand à l'écart, de lui faire mettre l'épée à la main. Une fois il le trouva assez à propos; mais voyant venir un chien, il crut qu'il y auroit des gens après. Le lendemain le cardinal lui ordonna de partir le jour suivant. Il fut deux jours caché, faisant travailler à son équipage. L'Eminentissime le sut, l'envoya quérir, et le malmena. Enfin, le jeune homme, ne sachant plus que faire, va trouver M. de Noyers, et lui dit ce qu'il avoit eu dessein de faire. M. de Noyers lui dit: « Monsieur. ne partez point encore demain. » Le cardinal, averti de tout, le mande, le remercie de son zèle, et le fait partir après lui avoir dit qu'il y mettroit ordre.

Dans le voyage les choses s'aigrirent. Le cardinal vouloit qu'on chassât M. le Grand. Le Roi ne le vouloit pas, à cause que le cardinal le vouloit; non, comme vous allez voir, qu'il aimât encore M. le Grand. L'Eminentissimme se retire à Narbonne, sous prétexte de son mal, et laisse Fabert, capitaine aux gardes, mais qui étoit bien dans l'esprit du Roi, et à qui le Roi avoit même dit un jour qu'il se vouloit servir de lui pour se défaire du cardinal. On l'avoit choisi comme un homme de coeur et un homme de sens. M. de Thou sonda un jour Fabert pour lui faire prendre le parti de M. le Grand. Fabert lui fit sentir qu'il en savoit bien des choses, et le pria de ne lui rien dire qu'il fût obligé de découvrir. « Mais vous n'avez, lui dit l'autre, aucune récompense; vous avez acheté votre compagnie aux gardes. -- Et vous, répondit Fabert, n'avez-vous point de honte d'être comme le suivant d'un jeune homme qui ne fait que sortir de page ? Vous êtes dans un plus mauvais pas que vous ne pensez. »

Or, voici comment on découvrit que le Roi n'aimoit plus M. le Grand. Un jour, en présence du Roi, on vint à parler de fortifications et de sièges. M. le Grand disputa longtemps contre Fabert, qui en savoit un peu plus que lui. Le feu Roi lui dit: « Monsieur le Grand, vous avez tort, vous qui n'avez jamais rien vu, de vouloir l'emporter contre un homme d'expérience, » et ensuite dit assez de choses à M. le Grand sur sa présomption, puis s'assit. M. le Grand lui alla dire sottement: « Votre Majesté se seroit bien passée de me dire tout ce qu'elle m'a dit. » Alors le Roi s'emporta tout-à-fait. M. le Grand sort, et en s'en allant il dit tout bas à Fabert: « Je vous remercie, Monsieur Fabert, » comme l'accusant de tout cela. Le Roi vouloit savoir ce que c'étoit. Fabert ne le lui voulut jamais dire. « Il vous menace peut-être ? dit le Roi. -- Sire, on ne fait point de menaces en votre présence, et ailleurs on ne le souffriroit pas. -- Il faut vous dire tout, Monsieur Fabert, il y a six mois que je le vomis (ce sont les propres termes du Roi). Mais pour faire croire le contraire, et qu'on pensât qu'il m'entretenoit encore après que tout le monde étoit retiré, continua le Roi, il demeuroit une heure et demie dans la garde-robe à lire l'Arioste. Les deux premiers valets de garde-robe étoient à sa dévotion. Il n'y a point d'homme plus perdu de vices, ni si peu complaisant. C'est le plus grand ingrat du monde. Il m'a fait attendre quelquefois des heures entières dans mon carrosse, tandis qu'il crapuloit. Un royaume ne suffiroit pas à ses dépenses. Il a, à l'heure que je vous parle, jusqu'à trois cents paires de bottes. » La vérité est que M. le Grand étoit las de la ridicule vie que le Roi menoit, et peut-être encore plus de ses caresses. Fabert donna avis de tout cela au cardinal. M. de Chavigny, qu'il envoya trouver Fabert, ne pouvoit croire ce qu'il entendoit. Cela donna courage au cardinal, qui, voyant qu'après cela M. le Grand faisoit toujours bonne mine, conjectura qu'il y avoit quelque grande cabale qui le soutenoit; c'étoit ce traité d'Espagne. Avant que de dire mes conjectures sur le moyen par lequel il l'eut, je dirai quelle étoit la résolution du cardinal. Un peu devant sa retraite de Narbonne, sous prétexte de sa maladie, le cardinal dictoit un manifeste dont les cahiers ont été brûlés. Il parloit de se retirer en Provence, à cause du comte d'Alais. Il espéroit que ses amis l'y viendroient joindre. Il partit effectivement, après s'être fait dire par les médecins que l'air de la mer lui étoit si contraire qu'il ne guériroit point, s'il ne s'en éloignoit pas davantage. Et au lieu d'aller par terre, pour plus grande sûreté, il se mit sur le lac pour aller à Tarascon, disant que le branle de la litière lui faisoit mal. Comme il étoit près de passer le Rhône, on dit qu'un courrier, qui ne l'avoit point trouvé à Narbonne, arriva avec un paquet du maréchal de Brezé, vice-roi de Catalogne, qui, en quatre lignes, lui mandoit qu'une barque ayant échoué â la côte, on y avoit trouvé le traité de M. le Grand ou plutôt le traité de M. d'Orléans avec l'Espagne, et qu'il le lui envoyoit.

Voilà le bruit qu'on fit courir, mais ce n'est pas la vérité. Le cardinal (à ce qu'a dit Charpentier, son premier secrétaire, qui peut avoir été trompé comme un autre, et qui a conté l'aventure de la barque), fort surpris, commanda que tout le monde se retirât, excepté Charpentier. « Faites-moi apporter un bouillon, je suis tout troublé. » Charpentier le va prendre à la porte de la chambre, qu'on ferme après au verrou. Alors le cardinal, levant les mains au ciel dit: « O Dieu! il faut que tu aies bien du soin de ce royaume et de ma personne! Lisez cela, dit-il à Charpentier, et faites-en des copies. » Aussitôt il envoie un exprès à M. de Chavigny, avec ordre de le venir trouver quelque part qu'il fût. Chavigny le vint trouver à Tarascon, car il jugea à propos de passer le Rhône. Chavigny, chargé d'une copie du traité, va trouver le Roi. Le cardinal l'avoit bien instruit. « Le Roi vous dira que c'est une fausseté, mais proposez-lui d'arrêter M. le Grand, et qu'après il sera bien aisé de le délivrer si la chose est fausse; mais que si une fois l'ennemi entré en Champagne, il ne sera pas si aisé d'y remédier. » Le Roi n'y manqua pas; il se mit en une colère horrible contre M. de Noyers et M. de Chavigny, et dit que c'étoit une méchanceté du cardinal, qui vouloit perdre M. Le Grand. Ils eurent bien de la peine à le ramener; enfin pourtant il fit arrêter M. le Grand et puis alla à Tarascon s'éclaircir de tout avec le cardinal.

A Lyon, M. Le chancelier dit tant à M. le Grand que le Roi l'aimoit trop pour le perdre, que cela n'iroit qu'à quelque temps de prison, que Sa Majesté auroit égard à sa jeunesse, que le pauvre M. Le Grand en crut quelque chose et confessa tout. Après, de peur de la question qu'on lui présenta, et qu'on lui eût donnée jusqu'à la mort, il persista. Il crut toujours que le Roi ne souffriroit jamais qu'on le fît mourir, mais que seulement on l'éloigneroit, et qu'étant si jeune il auroit le loisir de laisser mourir le cardinal, et qu'après il reviendroit à la cour. D'abord il confessa tout en secret à M. Le chancelier seul. Quand le Roi passa, il dit cent puérilités au chancelier, entre autres qu'il n'avoit pu jamais accoutumer ce méchant garçon à dire son Pater tous les jours (1). M. Le chancelier dit au cardinal: « Pour M. le Grand, cela va assez bien, mais pour l'autre je ne sais comment nous ferons. »

[(1) Une autre fois, en faisant des confitures, le Roi dit: « L'âme de Cinq-Mars étoit aussi noire que le cul de ce poêlon.» ( T.)]

M. le Grand, après divers interrogatoires, fut conduit au palais de Lyon. On le fit venir devant les commissaires; car pas un, non pas même M. de Thou, qui devoit savoir cela, ne déclina, et cela dans l'opinion qu'il avoit, que le Roi ne demandoit d'autre satisfaction, sinon qu'il avouât publiquement son crime. Il fit d'une manière tout-à-fait débarrassée, et en termes dignes d'un cavalier, toute l'histoire de sa faveur. Ce fut là qu'il avoua que M. de Thou savoit le traité, mais qu'il l'en avoit toujours détourné. On le confronta après à M. de Thou, qui ne fit que lever les épaules comme en le plaignant, mais ne lui reprocha point de l'avoir trahi. M. de Thou allégua la loi Conscii , sur laquelle a été faite l'ordonnance de Louis XI, qui n'a jamais eu lieu, mais il expliqua mal cette loi, prenant toujours conscii pour complices: il y a bien de la différence. M. de Miroménil eut le courage d'ouvrir l'avis de l'absolution pour lui. Le cardinal, s il eût vécu plus longtemps, ne lui en eût pas voulu de bien. Un exemple qu'on allégua d'un homme de qualité, nommé...., que le premier président de Thou fit mourir pour la même chose, nuisit fort à son petit-fils.

M. le Grand croyoit si peu mourir que, comme on le voulut faire manger pour lui prononcer après sa sentence, il dit: « Je ne veux point manger; on m'a ordonné des pilules, j'ai besoin de me purger, il faut que je les aille prendre. » Il mangea peu. Après on leur prononça leur sentence. Une chose si dure et aussi peu attendue ne fit cependant témoigner aucune surprise à M. le Grand. Il fut ferme, et le combat qu'il souffroit en lui- même ne parut point au dehors. Quoiqu'on eût résolu de ne lui point donner la question, comme portoit la sentence, on ne laissa pas de la lui présenter; cela le toucha, mais ne lui fit rien faire qui le démentît, et il défaisoit déjà son pourpoint, quand on lui fit lever la main pour dire la vérité. Il persévéra, et dit qu'il n'avoit plus rien à dire. Il mourut avec une grandeur de courage étonnante, ne s'amusa point à haranguer, salua seulement ceux qu'il reconnut aux fenêtres, se dépêcha, et quand le bourreau lui voulut couper les cheveux, il lui ôta les ciseaux, et les donna au frère du Jésuite. Il vouloit qu'on ne lui en coupât qu'un peu par derrière; il retira le reste en devant. Il ne voulut point qu'on le bandât. Il avoit les yeux ouverts quand on le frappa, et tenoit le billot si ferme qu'on eut de la peine à en retirer ses bras. On lui coupa la tête du premier coup.

Le cardinal, qui avait traîné M. de Thou après lui sur le Rhône, eut bien de la peine à gagner la Loire. On le portoit dans une machine, et pour ne le pas incommoder, on rompoit les murailles des maisons où il logeoit, et si c'étoit par haut, on faisoit une rampe dès la cour, où il entroit par une fenêtre dont on avoit ôté la croisée. Vingt-quatre hommes le portoient en se relayant. Une fois qu'il eut attrapé la Loire, on n'avoit que la peine de le porter du bateau à son logis Madame d'Aiguillon le suivoit dans un bateau à part; bien d'autres gens en firent de même. C'étoit comme une petite flotte. Deux compagnies de cavalerie, l'une deçà, l'autre delà la rivière l'escortoient. On eut soin de faire des routes pour réunir les eaux qui étoient basses; et pour le canal de Briare, qui étoit presque tari, on y lâchat les écluses. M. d'Enghien eut ce bel emploi. Il passa aux bains de Bourbon-Lancy; mais ce remède ne lui servit guère. On trouva dans Pline que deux consuls romains étoient morts de fièvres qu'ils prirent, comme lui, dans la Gaule narbonnaise. Le cardinal étoit sujet aux hémorroïdes, et Juif l'avoit une fois charcuté à bon escient.

Le Roi ne fut voir le cardinal qu'un peu avant qu'il mourût, et, l'ayant trouvé fort mal, en sortit fort gai. Le curé de Saint-Eustache vint pour l'assister. On assure qu'il lui dit qu'il n'avoit d'ennemis que ceux de l'Etat, et que madame d'Aiguillon étant entrée tout échauffée, et lui ayant dit: « Monsieur, vous ne mourrez point, une sainte fille, une brave carmélite, en a eu une révélation. -- Allez, allez, lui dit-il, ma nièce, il faut se moquer de tout cela, il ne faut croire qu'à l'Évangile. »

On a dit qu'il étoit mort fort constant. Mais Bois-Robert dit que les deux dernières années de sa vie, le cardinal étoit devenu tout scrupuleux, et ne vouloit pas souffrir le moindre mot à double entente. Il ajoute que le curé de Saint- Eustache, à qui il en avoit parlé, ne lui avoit point dit que le cardinal fût mort si constamment qu'on l'avoit chanté. M. de Chartres (Lescot) a dit plusieurs fois qu'il ne connaissoit pas le moindre péché à M. le cardinal. Par ma foi ! qui croira cela pourra bien croire autre chose.





LE PÈRE JOSEPH

LES RELIGIEUSES DE LOUDUN

Le Père Joseph, capucin, se nommoit Leclerc en son nom, et étoit frère de M. du Tremblay, qu'il fit gouverneur de la Bastille. Le cardinal fit connoissance avec lui en Poitou, comme il fut envoyé par ses supérieurs. Jamais il n'eut homme plus intrigant ni d'un esprit plus de feu. Il a toujours eu de grands desseins en tête. Un temps il ne faisoit que prêcher la guerre sainte. M. de Mantoue, M. de Brèves, madame de Rohan et lui prenoient fort souvent tout l'Etat du Turc. Depuis, il prit la maison d'Autriche pour but, et il travailla fort avec M. de Charnacé à faire entrer le roi de Suède en Allemagne. Il se vantoit d'être né pour abattre la maison d'Autriche. Effectivement ce n'étoit pas un sot; il soulageoit fort le cardinal, et le cardinal ne faisoit pas un pas sans lui. Au commencement il alloit à cheval. Le Père Ange Sabini avoit un jour un cheval entier, et lui une jument. Ce cheval grimpe la jument, et les capuchons des deux moines faisoient la plus plaisante figure du monde (1).

[(1) Le Père Joseph dit: « Voilà un impudent animal. » Depuis on appela ce cheval l'Impudent. (T.)]

Pour éviter ce scandale, on lui donna un carrosse. Depuis, il eut litière et toute chose; il alloit être cardinal s il ne fût pas mort.

En une petite ville de quelque province de France, un homme de la cour alla voir un capucin. Les principaux le vinrent entretenir. Ils lui demandèrent des nouvelles du Roi, puis du cardinal de Richelieu. « Et après, dit le gardien, ne nous apprendrez-vous rien de notre bon père Joseph ? -- Il se porte fort bien, il est exempt de toutes sortes d'austérités. --Le pauvre homme ! disoit le gardien. -- Il a du crédit; les plus grands de la cour le visitent avec soin -- Le pauvre homme! -- Il a une bonne litière quand on voyage. -- Le pauvre homme ! -- un mulet pour son lit. -- Le pauvre homme! -- « Lorsqu'il y a quelque chose de bon à la table de M. le cardinal, il lui en envoie. -- Le pauvre homme! » -- Ainsi, à chaque article, le bon gardien disoit: « Le pauvre homme! » comme si ce pauvre homme eût été bien à plaindre. C'est de ce conte-là que Molière a pris ce qu'il a mis dans son Tartufe, où le mari, coiffé du bigot, répète plusieurs fois le pauvre homme.

On a cru que la diablerie de Loudun ne fût point arrivée sans lui, car Grandier, curé, et les capucins de Loudun disputoient à qui auroit la direction des religieuses, qui furent ou qui firent les possédées. Il y avoit de l'amour sur jeu, et il y eut un capucin tué. Les capucins, se voyant appuyés du Père Joseph, poussèrent Grandier, et, comme ces religieuses étoient pauvres, ils leur persuadèrent que bientôt elles deviendroient toutes d'or. On les instruisit donc à faire les endiablées. Pour du latin, elles n'en savoient guère, et on disoit que les diables de Loudun n'avoient étudié que jusqu'en troisième. Le Couldray-Montpensier y avoit deux filles qu'il retira chez lui, les fit bien traiter et bien fouetter; le diable s'en alla tout aussitôt. Il pouvoit y en avoir qui ne savoient pas le secret, et qui, par mélancolie, ou parce qu'on le leur disoit, croyoient être possédées. On leur apprit, au moins à la plupart, quelques mots de latin et bien des ordures. Madame d'Aiguillon y fut, et mademoiselle de Rambouillet, depuis madame de Montausier. Elles virent faire quelques tours de sauteurs, qu'elles firent faire après à leurs laquais. La ville et surtout les hôteliers s'y enrichirent. On y couroit de toutes parts. Duncan, médecin huguenot, et principal du collège de Saumur, y fut appelé. Il s'en moqua. C'est lui qui disoit qu'un médecin étoit animal incombustibile propter religionem. Quillet y fut aussi appelé, et des religieuses de Chinon ayant voulu imiter celles de Loudun, il en fit une satire en vers latins, pour laquelle Bautru lui conseilla de s'éloigner , et le donna au maréchal d'Estrées, avec lequel il fut à Rome en son ambassade extraordinaire.

Le ministre de Loudun, comme on le défioit de mettre ses doigts dans la bouche des religieuses, de même que les prêtres mettoient ceux dont ils tiennent l'hostie, répondit qu'il n'avoit nulle familiarité avec le diable, et qu'il ne se vouloit point jouer à lui ». Un diable s'étoit vanté d'enlever le ministre dans sa chaire sur la tour de Loudun. Il n'en fit rien cependant.

Cette badinerie, ou plutôt ce désir de vengeance des capucins, fut cause que Grandier fut brûlé tout vif; car Laubardemont, qui étoit bon courtisan, le sacrifia au crédit du Père Joseph. Ce Grandier avoit été galant, et s'étoit fait quelques ennemis dans la ville qui lui nuisirent. Le diable dit une fois: « M. Laubardemont est cocu. » Et Laubardemont, à son ordinaire, mit le soir: Ce que j'atteste être vrai, et signa. Enfin insensiblement cela se dissipa à mesure que le monde se désabusoit.





LOUIS XIII

Louis XIII fut marié encore enfant...

Le Roi commença par son cocher Saint-Amour à témoigner de l'affection à quelqu'un. Ensuite il eut de la bonne volonté pour Haran, valet de chiens. Il voulut envoyer quelqu'un qui lui pût bien rapporter comment la princesse d'Espagne étoit faite. Il se servit pour cela du père de son cocher, comme si c'eût été pour aller voir des chevaux.

Le feu Roi ne manquoit pas d'esprit; mais, comme j'ai remarqué ailleurs, son esprit tournoit du côte de la médisance; il avoit de la difficulté à parler, et, étant timide, cela faisoit qu'il agissoit encore moins par lui-même. Il étoit bien fait, dansoit assez bien en ballet, mais il ne faisoit jamais que des personnages ridicules. Il étoit bien à cheval, eût enduré la fatigue en un besoin, et mettoit bien une armée en bataille.

Il étoit un peu cruel, comme sont la plupart des sournois et des gens qui n'ont guère de coeur, car le bon sire n'étoit pas vaillant, quoiqu'il voulût passer pour tel. Au siège de Montauban, il vit sans pitié plusieurs huguenots, de ceux que Beaufort avoit voulu jeter dans la ville, la plupart avec de grandes blessures, dans les fossés du château où il étoit logé. Ces fossés étoient secs; on les mit là comme en lieu sûr, et il ne daigna jamais leur faire donner de l'eau. Les mouches mangeoient ces pauvres gens. Il s'est diverti longtemps à contrefaire les grimaces des mourants. Le comte de La Rocheguyon, étant à l'extrémité, le Roi lui envoya un gentilhomme pour savoir comment il se portoit: « Dites au Roi, dit le comte, que, dans peu, il en aura le divertissement. Vous n'avez guère à attendre, je commencerai bientôt mes grimaces. Je lui ai aidé bien des fois à contrefaire les autres, j'aurai mon tour à cette heure. »

Quand M. le Grand (Cinq-Mars) fut condamné, il dit: « Je voudrois bien voir la grimace qu'il fait à cette heure sur cet échafaud. »

Au voyage de Lyon, en une petite ville nommée Tournus, entre Châlons et Mâcon, un gardien des Cordeliers voulut faire accroire à la Reine-mère que le Roi en passant y avoit fait parler une muette en la touchant comme si elle eût eu les écrouelles. On lui montra la fille. Ce bon Père disoit l'avoir vu, et après lui toute la ville le disoit aussi. La Reine arrivée à Lyon, le Père Souffran fit faire une procession et chanter. La Reine prend ce bon religieux, et, ayant joint le Roi, elle lui dit qu'il devoit bien louer Dieu de la grâce qu'il lui avoit faite d'opérer par lui un si grand miracle. Le Roi dit qu'il ne savoit ce qu'on vouloit dire, et le Cordelier disoit: « Voyez la modestie de ce bon prince! » Enfin le Roi déclara que c'étoit une fourberie et vouloit envoyer des gens de guerre pour punir ces imposteurs.

Dès lors il aimoit déjà madame d'Hautefort, qui n'étoit encore que fille de la Reine. Les autres lui disoient: « Ma compagne, tu ne tiens rien; le Roi est saint. »

Ses amours étoient d'étranges amours. Il n'avoit rien d'un amoureux que la jalousie. Il entretenoit madame d'Hautefort de chevaux, de chiens, d'oiseaux et d'autres choses. Il la fit dame d'atours en survivance; elle eut quelques dons. Mais il étoit jaloux d'Ecquevilly-Vassé; et il fallut qu'on lui fît accroire qu'il étoit parent de la belle. Le Roi le voulut savoir de d'Hozier. D'Hozier avoit le mot, et dit tout ce qu'on voulut. Ce M. d'Ecquevilly étoit un fort galant homme; il fit long-temps l'amour à la Reine avec des révérences, et c'est assez dire à une Reine. Le cardinal l'éloigna, parce que c'étoit un garçon qui ne craignoit rien: il avoit morgué le grand- maître, en cajolant madame de Chalais sous sa moustache. C'étoit un homme froid. Il avoit une galère, et après avoir fait des merveilles au combat qui se donna auprès de Gênes, à la naissance de M. le dauphin, où il fit des protestations contre le Pont-de-Courlay qui ne vouloit pas donner, il reçut un coup de mousquet dans le visage qui le défiguroit tout. Il ne voulut plus vivre, et ne souffrît pas qu'on le pansât.

Madame de La Flotte, veuve d'un des MM. du Bellay, chargée d'affaires et d'enfants, s'offrit, quoique ce fût un emploi au-dessous d'elle, d'être gouvernante des filles de la Reine-mère, et elle l'obtint par importunité. Elle donna la fille de sa fille, dès l'âge de douze ans, à la Reine-mère: c'est madame d'Hautefort. Elle étoit belle. Le Roi en devint amoureux et la Reine jalouse, ce dont le Roi ne se soucioit pas autrement. Cette fille, songeant à se marier, ou voulant donner quelque inquiétude au Roi, souffrit quelques cajoleries. Huit jours il étoit bien avec elle; huit autres jours il la haïssoit quasi. Quand la Reine-mère fut arrêtée à Compiègne, on fit madame de La Flotte dame d'atours en la place de madame du Fargis, et sa petite-fille est reçue en survivance.

En je ne sais quel voyage, le Roi alla à un bal dans une petite ville; une fille, nommée Catin Gau, à la fin du bal, monta sur un siège pour prendre, non un bout de bougie, mais un bout de chandelle de suif dans un chandelier de bois. Le Roi dit qu'elle fit cela de si bonne grâce qu'il en devint amoureux. En partant, il lui fit donner dix mille écus pour sa vertu.

Le Roi s'éprit après de La Fayette. La Reine et Hautefort se liguèrent contre elle, et depuis cela furent bien ensemble. Le roi retourna à Hautefort. Le cardinal la fit chasser; cela ne la désunit point d'avec la Reine. Un jour, madame d'Hautefort tenoit un billet. Il le voulut voir; elle ne le voulut pas. Enfin, il fit effort pour l'avoir; elle, qui le connossoit bien, se le mit dans le sein, et lui dit: « Si vous le voulez, vous le prendrez donc là ?» Savez-vous bien ce qu'il fit, il prit les pincettes de la cheminée, de peur de toucher à la gorge de cette belle fille.

Le feu Roi commençoit à cajoler une fille en lui disant: « Point de mauvaises pensées. » Pour une femme mariée, il n'avoit garde. Une fois il avoit fait un air qui lui plaisoit fort, il envoya quérir Bois-Robert pour lui faire faire des paroles. Bois-Robert en fit sur l'amour que le Roi avoit pour Hautefort. Le Roi lui dit: « Ils vont bien, mais il faudroit ôter le mot de désirs, car je ne désire rien. »

La Reine, à ce que dit le Journal du cardinal, s'étoit blessée pour avoir mis un emplâtre, avant que d'être grosse de Louis XIV. Le Roi couchoit fort rarement avec elle. On appeloit cela mettre le chevet, car la Reine n'en mettoit point pour l'ordinaire. Il dit, quand on vint lui annoncer que la Reine étoit grosse: « Il faut donc que ce soit d'un tel temps. » Pour une pauvre fois, il prenoit quelque rafraîchissement et on le saignoit souvent. Cela ne servoit pas à sa santé. J'oubliois que son premier médecin Hérouard a fait plusieurs volumes de tout ce que le roi a fait, qui commencent depuis l'heure de sa naissance jusqu'au siège de La Rochelle, où vous ne voyez rien sinon à quelle heure il se réveilla, déjeuna, cracha, pissa, chia, etc. (1).

[(1) Marais, son bouffon, disoit au Roi: « Il y a deux choses à votre métier dont je ne me pourrois accommoder. -- Hé! quoi? -- De manger tout seul et de ch... en compagnie. (T.)]

Le soin qu'on avoit eu d'amuser le Roi à la chasse servit fort à le rendre sauvage. Mais cela ne l'occupa pas si fort qu'il n'eût tout le loisir de s'ennuyer. Il prenoit quelquefois quelqu'un, et lui disoit: « Mettons-nous à cette fenêtre, puis ennuyons-nous; » et il se mettoit à rêver. On ne sauroit quasi compter tous les beaux métiers qu'il apprit, outre tous ceux qui concernent la chasse; car il savoit faire des canons de cuir, des lacets, des filets, des arquebuses, de la monnoie, et M. d'Angoulême lui disoit plaisamment: « Sire, vous portez votre abolition avec vous. » Il étoit bon confiturier, bon jardinier; il fit venir des pois verts, qu'il envoya vendre au marché. On dit que Montauron les acheta bien cher, car c'étoient les premiers venus. Montauron acheta aussi, pour faire sa cour, tout le vin de Ruel du cardinal de Richelieu, qui étoit ravi de dire: « J'ai vendu mon vin cent livres le muid. »

Le Roi se mit à apprendre à larder. On voyoit venir l'écuyer Georges avec de belles lardoires et de grandes longes de veau. Et une fois, je ne sais qui vint dire que Sa Majesté lardoit. Voyez comme cela s'accorde bien, Majesté et larder!

J'ai peur d'oublier quelqu'un de ses métiers. Il rasoit bien; et un jour il coupa la barbe à tous ses officiers, et ne leur laissa qu'un petit toupet au menton.

Il composoit en musique, et ne s'y connoissoit pas mal. Il mit un air à ce rondeau sur la mort du cardinal .

Il a passé, il a plié bagage, etc.

Miron, maître des comptes, l'avoit fait.

Il peignoit un peu. Enfin, comme dit son épitaphe:

Il eut cent vertus de valet

Et pas une vertu de maître.


Son dernier métier fut de faire des châssis avec M. de Noyers. On lui a trouvé pourtant une vertu de roi, si la dissimulation en est une. La veille qu'on arrêta MM. de Vendôme, il leur fit mille caresses; et le lendemain, comme il disoit à M. de Liancourt: « Eussiez- vous jamais cru cela? - - Non, Sire, dit M. de Liancourt, car vous avez trop bien joué votre personnage. Il témoigna que cette réponse ne lui avoit pas été trop agréable; cependant, il sembloit qu'il vouloit qu'on le louât d'avoir si bien dissimulé.

Il fit une fois une chose que son frère n'eût pas faite. Plessis-Besançon lui alloit rendre de certains comptes; et comme c'est un homme assez appliqué à ce qu'il fait, il étale ses registres sur la table du cabinet du Roi, après avoir mis, sans y penser, son chapeau sur sa tête. Le Roi ne lui dit rien. Quand il eut fait, il cherche son chapeau partout le Roi lui dit: « Il y a longtemps qu'il est sur votre tête. »

On l'a reconnu avare en toutes choses. Mézerai lui présenta un volume de son Histoire de France. Le Roi trouva le visage de l'abbé Suger à sa fantaisie; il en fit le crayon sans rien dire, bien loin de rien donner à l'auteur. Il raya après la mort du cardinal toutes les pensions des gens de lettres, en disant: « Nous n'avons plus affaire de cela. »

Depuis la mort du cardinal, M. de Schomberg lui dit que Corneille vouloit lui dédier la tragédie de Polyeucte. Cela lui fit peur, parce que Montauron avoit donné deux cents pistoles à Corneille pour Cinna. Il n'est pas nécessaire, dit-il -- Ah! Sire. reprit M. de Schomberg, ce n'est point par intérêt. « Bien donc, dit-il, il me fera plaisir. » Ce fut à la Reine qu'on la dédia, car le Roi mourut entre deux.

Une fois, à Saint-Germain, il voulut voir l'état de sa maison pour la bouche. Il retrancha un potage au lait à la générale Coquet, qui en mangeoit un tous les matins. Il est vrai qu'elle étoit assez truie sans cela.

Il trouva sur le compte des biscuits que l'on avoit donnés à M. de La Vrillière. Dans ce même moment, M. de La Vrillière entra. Il lui dit brusquement: « A ce que je vois, La Vrillière, vous aimez fort les biscuits. » En revanche, il parut bien libéral quand, en lisant: Un pot de gelée pour un tel, qui étoit malade, il dit: « Je voudrois qu'il m'en eût coûté six, et qu'il ne fût pas mort. » Il retrancha trois paires de mules de sa garde-robe; et M. le marquis de Rambouillet, qui en étoit grand-maître, lui ayant demandé ce qu'il vouloit qu'on fît de vingt pistoles qui étoient restées de ce qu'on avoit donné pour acheter des chevaux pour le chariot du lit, il lui dit: « Donnez-les à un tel, mousquetaire, à qui je les dois. Il faut commencer par payer ses dettes. » Il rabattit aux fauconniers du cabinet les bouts carrés qu'ils achetoient pour peu de chose des écuyers de cuisine et les leur fit donner pour leurs oiseaux sans récompenser les écuyers de cuisine.

Il n'étoit pas humain. En Picardie, il vit des avoines toutes fauchées, quoiqu'elles fussent encore toutes vertes, et plusieurs paysans assemblés autour de ce dégât, mais qui au lieu de se plaindre de ses chevau-légers qui venoient de faire ce bel exploit, se prosternoient devant lui et le bénissoient: « Je suis bien fâché, leur dit-il, du dommage qu'on vous a fait là. -- Cela n'est rien, Sire, lui dirent-ils, tout est à vous; pourvu que vous vous portiez bien, c'est assez. » -- « Voilà un bon peuple, » dit-il à ceux qui l'accompagnoient. Mais il ne leur fit rien donner, ni ne songea à les faire soulager des tailles.

Je pense qu'une des plus grandes humanités qu'il ait eues en sa vie, ce fut en Lorraine. Le paysan chez qui il dînoit, dans un village où ils étoient bien à leur aise avant cette dernière guerre, fut tellement charmé d'un potage de perdrix aux choux qu'il le suivit jusque sur la table du Roi. Le Roi dit: « Voilà un beau potage. -- C'est bien l'avis de votre hôte, Sire, dit le maître-d'hôtel, il n'a pas ôté les yeux de dessus. -- Vraiment, dit le Roi, je veux qu'il le mange. » Il le fit recouvrir, et ordonna qu'on le lui servît.

Le cardinal ayant chassé Hautefort, et La Fayette s'étant faite religieuse, le Roi dit qu'il vouloit aller au bois de Vincennes, et, en passant, fut cinq heures aux Filles de Sainte- Marie, où étoit La Fayette. En sortant, Nogent lui dit: « Sire, vous venez de voir la pauvre prisonnière? -- Je suis plus prisonnier qu'elle, » répondit le Roi.

Au commencement, M. de Cinq-Mars faisoit faire débauche au Roi. On dansoit, on buvoit des santés. Mais comme c'étoit un jeune homme fougueux et qui aimoit ses plaisirs, il s'ennuya bientôt d'une vie qu'il n'avoit prise qu'à contre-coeur. D'ailleurs La Chesnaye, premier valet de chambre, qui étoit son espion, le mit mal avec le cardinal, car il lui disoit cent bagatelles du Roi que l'autre ne lui disoit point, et que le cardinal vouloit qu'on lui dît. Cinq-Mars, devenu grand-écuyer et comte de Dampmartin, fit chasser La Chesnaye, mais aussi la guerre fut déclarée par ce moyen entre le cardinal et lui.

Nous avons dit comme le Roi l'aimoit éperdument. fontrailles racontoit qu'étant entré une fois à Saint-Germain fort brusquement dans la chambre de M. le Grand, il le surprit comme il se faisoit frotter depuis les pieds jusqu'à la tête d'huile de jasmin, et, se mettant au lit, il lui dit d'une voix peu assurée: « Cela est plus propre. » Un moment après on heurte, c'est le Roi. Il y a apparence, comme dit le fils de feu L'Huillier, à qui on contoit cela, qu'il s'huiloit pour le combat. On m'a dit aussi qu'en je ne sais quel voyage le Roi se mit au lit dès sept heures. Il étoit fort négligé; à peine avoit-il une coiffe à son bonnet. Deux grands chiens sautent aussitôt sur le lit, le gâtent tout, et se mettent à baiser Sa Majesté. Il envoya déshabiller M. Le Grand, qui revint paré comme une épousée: « Couche-toi, couche-toi, » lui dit-il d'impatience. Il se contenta de chasser les chiens sans faire refaire le lit, et ce mignon n'était pas encore dedans qu'il lui baisoit déjà les mains. Dans cette grande ardeur, comme il ne trouvoit pas que M. le Grand y correspondît trop, car il avoit le coeur ailleurs, il lui disoit: « Mais, mon cher ami, qu'as-tu? que veux-tu? tu es tout triste. De Niert, demande- lui ce qui le fâche; dis- moi, as-tu jamais vu une telle faveur? » Il le faisoit épier pour savoir s'il alloit en cachette quelque part.

Il avoit toujours craint le diable, car il n'aimoit point Dieu, mais il avoit grand'peur de l'enfer. Il lui prit une vision, il y a vingt ans, de mettre son royaume sous la protection de la Vierge, et dans la déclaration qu'il en fit il y avoit: « Afin que tous nos bons sujets aillent en paradis, car tel est notre plaisir. » C'est ainsi que finissoit cette belle pièce. Dans sa dernière maladie, il étoit étrangement superstitieux. Un jour qu'on lui parloit de je ne sais quel béat qui avoit un don tout particulier pour découvrir les corps saints, et qui, en marchant, disoit: « Fouillez-là, il y a un corps saint, » sans y manquer une seule fois, Nogent dit, à sa manière de mauvais bouffon, comme dit le Journal du cardinal: « Si je le tenois, je le mènerois avec moi en Bourgogne, il me trouveroit bien des truffes » Le Roi se mit en colère, et lui cria: « Maraud, sortez d'ici. » Il mourut assez constamment, et disoit en regardant le clocher de Saint- Denis, qu'on voit du château- neuf de Saint-Germain, où il étoit malade: « Voilà où je serai bientôt. » Il dit à M. le Prince: « Mon cousin, j'ai songé que mon cousin, votre fils, étoit aux mains avec les ennemis, et qu'il avoit l'avantage. » C'est la bataille de Rocroy.





M. DE BAUTRU

M. de Bautru est d'une bonne famille d'Angers. Il a été conseiller au grand conseil. En ce temps-là, il épousa la fille d'un maître des comptes, nommé Le Bigot, sieur de Gastines. Cette femme ne se mettoit point dans le monde; elle ne sortoit guère. « Oh! la bonne ménagère ! » disoit-on. On la donnoit pour exemple aux autres. Enfin il se trouva qu'elle ne sortoit point, parce qu'elle avoit son galant chez elle, C'étoit le valet de chambre de son mari. Bautru fit mourir ce galant, à force de lui faire dégoutter de la cire d'Espagne sur la partie peccante (1); d'où vient que Saint- Germain, croyant que c'étoit Bautru qui avoit fait les vers sur la retraite de Monsieur, avoit mis dans la réponse:

Quand il cacheta près du c...

Son valet qui le fit cocu.


[(1) Ménage dit que le valet n'en mourut pas. Bautru fit condamner son valet à être pendu; mais sur l'appel le valet en fut quitte pour les galères, parce qu'il exposa que M. de Bautru s'étoit fait justice lui-même. Madame de Bautru se fit toujours appeler madame de Nogent nonobstant son mariage, disant qu'elle ne vouloit pas être appelée madame Bautrou la reine Marie de Médicis, qui prononçoit le françois à la manière des Italiens. (Voyez le Menagiana, édition de 1715,I, 267.) (M.)]

Il chassa sa femme, et ne voulut point reconnoître le fils dont elle accoucha. Il l'a reconnu depuis, mais long-temps après. Cette femme jusque-là vécut de carottes à Montreuil-Belay, en Anjou, pour épargner quelque chose à son enfant. Jusqu'à cette heure elle demeure chez lui, en Anjou, où il va quelquefois, mais elle ne vient point à Paris. Il a le malheur d'avoir un sot fils. A propos de cela, M. de Guise, comme ils dînoient ensemble, lui ayant dit: « Qu'y-a-t-il entre un cocu et un autre? -- Une table, » répondit-il; car ils n'étoient pas de même côté.

Il dit à la Reine-mère que l'évêque d'Angers étoit saint, et qu'il guérissoit de la v... L'évêque le sut et s'en plaignit: « Eh ! comment l'aurois-je dit? dit Bautru, il en est encore malade. »

Jouant au piquet, à Angers, contre un nommé Goussaut, qui étoit si sot que pour dire sot on disoit Goussaut, Bautru vint à faire une faute, et, en s'écriant, dit: « Que je suis Goussaut! -- Vous êtes un sot, lui dit l'autre. -- Vous avez raison, répondit-il; c est ce que je voulois dire. »

Il disoit à mademoiselle d'Attichy, fille d'honneur de la Reine-mère: « Vous n'êtes pas trop mal fine, avec votre sévérité. Vous avez si bien fait que vous pourrez, quand vous voudrez, vous divertir deux ans sans qu'on vous soupçonne. »

A la province, je ne sais quel juge de bicoque l'importunoit trop souvent. Un jour que cet homme vint le demander, il dit à son valet: « Dis-lui que je suis au lit. -- Monsieur, il dit qu'il attendra que vous soyez levé. -- Dis-lui que je me trouve mal -- Il dit qu'il vous enseignera quelque recette. -- Dis-lui que je suis à l'extrémité. -- Il dit qu'il vous veut donc dire adieu. -- Dis-lui que je suis mort. -- Il dit qu'il veut donner de l'eau bénite. » Enfin il le fallut faire entrer.

Comme il passoit un enterrement où on portoit un crucifix, il ôta son chapeau: « Ah ! lui dit-on, voilà qui est de bon exemple. -- Nous nous saluons, répondit-il, mais nous ne nous parlons pas. »

Il montra un crucifix à Lopez à la messe, et lui dit: « Voilà de vos oeuvres. -- Hé ! répondit Lopez, c'est bon à ces messieurs à s'en plaindre; mais pour vous, de quoi vous avisez-vous ? »

Il disoit d'un certain Minime qu'on vouloit faire passer pour béat, que le seul miracle qu'il avoit fait, c'étoit que ne mangeant que du poisson, il sentoit l'épaule de mouton en diable.

Il disoit que Rome étoit une chimère apostolique; et à une promotion de cardinaux que fit le pape Urbain, où il n'y avoit guère de gens de qualité (je pense qu'ils étoient dix en tout), Bautru, en lisant leurs noms, disoit: « N'en voilà que neuf. -- Eh! vous oubliez Fachinetti , dit quel qu'un --Excusez, répondit-il, je pensois que ce fût le titre. »

Une fois qu'il y avoit ici des députés du Mirebalais qui vouloient parler au cardinal de Richelieu, Bautru, qui cherchoit à le divertir, demanda à celui qui portoit la parole: « Monsieur, sans vous interrompre, combien valoient les ânes en votre pays quand vous partîtes? » Ce député lui répondit: « Ceux de votre taille et de votre poil valoient dix écus. » Bautru demeura déferré des quatre pieds. Il rencontra mieux sur ses chevaux. Il vouloit renvoyer quelqu'un en carrosse, qui, par cérémonie, lui disoit que ses chevaux auroient trop de peine. « Si Dieu, répondit-il, eût fait mes chevaux pour se reposer, il les auroit faits chanoines de la Sainte-Chapelle. »

Il disoit du feu roi d'Angleterre, Charles 1er: « C'est un veau qu'on mène de marché en marché; enfin on le mènera à la boucherie. »





MADEMOISELLE DE GOURNAY

Mademoiselle de Gournay étoit une vieille fille de Picardie et bien demoiselle. Je ne sais où elle avoit été chercher Montaigne, mais elle se vantoit d'être sa fille d'alliance. Elle savoit et elle faisoit des vers, mais méchants. Malherbe s'étant moqué de quelques- uns de ses ouvrages, elle, pour se venger, alla regratter la traduction qu'il avoit faite d'un livre de Tite-Live qu'on trouva en ce temps-là, où il avoit traduit: Fecere ver sacrum par ils firent l'exécution du printemps sacré. Elle avoit fait un livre intitulé: L'Ombre ou les Présents de la demoiselle de Gournay. Dans ce livre il y avoit un chapitre des diminutifs, comme chauderon, chauderonnet, chauderonnelet Bois-Robert lui demanda un jour la raison du titre de ce livre. Elle ne la lui sut dire. « Il faut chercher, répondit-elle, dans mon cabinet d'Allemagne. » Mais après avoir bien fouillé dans tous les tiroirs, elle ne la trouva point.

M. le comte de Moret, le chevalier de Bueil et Yvrande lui ont fait autrefois bien des malices. Une fois, pour se moquer de quelques vers où elle avoit mis Tit pour Titus , ils lui envoyèrent ceux-ci:

Tit., fils de Vesp., roi du rond héritage

Des peuples inchrétiens qui cassèrent Carthage....


On dit que c'est Demarest qui les fit.

Ils en firent encore pour elle. Il y avoit en un endroit le mot de foutaison comme cervaison (1). «Jamyn, dit-elle, en ronflant selon sa coutume, merdieu ! ce mot-là n'est pas en usage, je le passerois pourtant; il est vrai qu'il est un peu vilain. »

[(1) Saison où le cerf est bon à chasser.]

Ces pestes lui supposèrent une lettre du roi Jacques d'Angleterre, par laquelle il lui demandoit sa Vie et son portrait. Elle fut six semaines à faire sa Vie. Après, elle fit barbouiller, et envoya tout cela en Angleterre, où l'on ne savoit ce que cela vouloit dire. On lui a voulu faire accroire qu'elle disoit que fornification n'étoit point un péché, et un jour qu'on lui demanda si la pédérastie n'étoit pas un crime: « A Dieu ne plaise ! répondit-elle, que je condamne ce que Socrate a pratiqué. » A son sens, la pédérastie est louable. Mais cela est assez gaillard pour une pucelle.

Saint-Amant l'a furieusement maltraitée; car c'est d'elle et de Maillet qu'il veut parler dans le Poète crotté.

Bois-Robert la mena au cardinal de Richelieu, qui lui fit un compliment tout de vieux mots qu'il avoit pris dans son Ombre. Elle vit bien que le cardinal vouloit rire: « Vous riez de la pauvre vieille, dit-elle. Mais riez, grand génie, riez; il faut que tout le monde contribue à votre divertissement. » Le cardinal, surpris de la présence d'esprit de cette vieille fille, lui en demanda pardon, et dit à Bois-Robert: « Il faut faire quelque chose pour mademoiselle de Gournay. Je lui donne deux cents écus de pension. -- Mais elle a des domestiques, dit Bois-Robert. -- Et quels? reprit le cardinal. Mademoiselle Jamyn, répliqua Bois-Robert, bâtarde d'Amadis Jamyn, page de Ronsard. -- Je lui donne cinquante livres par an, dit le cardinal. -- Il y a encore ma mie Piaillon, ajouta Bois- Robert: c'est sa chatte. -- Je lui donne vingt livres de pension, répondit l'Éminentissime, à condition qu'elle auroit des trippes. -- Mais, monseigneur, elle a chatonné, » dit Bois- Robert.

Le cardinal ajouta encore une pistole pour les chatons. Elle aimoit Bois-Robert et l'appeloit toujours bon abbé , elle le craignoit aussi à cause des contes qu'il faisoit. Il disoit qu'elle avoit un râtelier de dents de loup marin. Elle l'ôtoit en mangeant, mais elle le remettoit pour parler plus facilement, et cela assez adroitement, à table, quand les autres parloient, elle ôtoit son râtelier et se dépêchoit de doubler les morceaux, et, après, elle remettoit son ratelier pour dire sa râtelée.

C'étoit une personne bien née; elle avoit vu le beau monde. Elle avoit quelque générosité et quelque force d'âme. Pour peu qu'on l'eût obligée, elle ne l'oublioit jamais. En mourant, elle laissa par testament son Ronsard à l'Étoile, comme si elle l'eût jugé seul digne de le lire, et à Gombauld une carte de la vieille Grèce de Sophian, qui vaut bien cinq sous.





RACAN

Racan est de la maison de Bueil. Son père étoit chevalier de l'ordre et maréchal de camp. Il portoit le nom de Racan, à cause que son père acheta un moulin qui est un fief, le propre jour que ce fils lui naquit, et il voulut que ce petit garçon en portât le nom. Racan commandoit les gendarmes de M. le maréchal d'Effiat. Cela le faisoit subsister, car son père ne lui laissa que du bien fort embrouillé; puis il avoit toujours quelque chose de madame de Bellegarde, dont à la fin il hérita de vingt mille livres de rente en fonds de terre, de quarante qu'elle avoit. Elle étoit de la maison de Bueil. Racan étoit marié quand cette succession lui vint. Il a été quelquefois bien à l'étroit. Bois-Robert le trouva une fois à l'ours: la cour y étoit alors; il étoit après à faire une chanson pour je ne sais quel petit commis qui lui avoit promis de lui prêter deux cents livres. Bois-Robert les lui prêta. Il a logé longtemps dans un cabaret borgne, d'où M. Conrart le voulant faire déloger: « Je suis bien, je suis bien, lui dit-il: je dîne pour tant; et le soir on me trempe pour rien un potage. »

Jamais la force du génie ne parut si clairement en un auteur qu'en celui-ci car, hors ses vers, il semble qu'il n'ait pas le sens commun. Il a la mine d'un fermier; il bégaie, il n'a jamais pu prononcer son nom, car, par malheur, l'r et le c sont les deux lettres qu'il prononce le plus mal. Plusieurs fois il a été contraint d'écrire son nom pour le faire entendre. Bon homme du reste et sans finesse.

Etant fait comme je le viens de dire, le chevalier de Bueil et Yvrande, sachant qu'il devoit aller sur les trois heures remercier mademoiselle de Gournay, qui lui avoit donné son livre, s'avisèrent de lui faire une malice, et à la pauvre pucelle aussi. Le chevalier s'y en va à une heure. Il heurte; Jamyn va dire à mademoiselle qu'un gentilhomme la demandoit. Elle faisoit des vers, et, en se levant, elle dit: « Cette pensée étoit belle, mais elle pourra revenir, et ce cavalier peut-être ne reviendroit pas. » Il dit qu'il étoit Racan; elle, qui ne le connoissoit que de réputation, le crut. Elle lui fit mille civilités à sa mode, et le remercia surtou de ce qu'étant jeune et bien fait il ne dédaignoit pas de venir visiter la pauvre vieille. Le chevalier, qui avoit de l'esprit, lui fit bien des contes. Elle étoit ravie de le voir d'aussi bel humeur, et disoit à Jamyn, voyant que sa chatte miauloit: « Jamyn, faites taire ma mie Piaillon, pour écouter M. de Racan. » Dès que celui-là fut parti, Yvrande arrive, qui, trouvant la porte entr'ouverte, dit en se glissant: « J'entre bien librement, mademoiselle; mais l'illustre mademoiselle de Gournay ne doit pas être traitée comme le commun. -- Ce compliment me plaît, s'écria la pucelle. Jamyn, mes tablettes, que je le marque. -- Je viens vous remercier, mademoiselle, de l'honneur que vous m'avez fait de me donner votre livre. -- Moi, monsieur, reprit-elle, je ne vous l'ai pas donné, mais je devrois l'avoir fait. Jamyn, une Ombre pour ce gentilhomme. -- J'en ai une, mademoiselle, et pour vous montrer cela, il y a telle ou telle chose en tel chapitre. » Après, il lui dit qu'en revanche il lui apportoit des vers de sa façon; elle les prend et les lit. « Voilà qui est gentil, Jamyn, disoit-elle; Jamyn en peut être, monsieur, elle est fille naturelle d'Amadis Jamyn, page de Ronsard. Cela est gentil; ici vous malherbisez, ici vous colombiser; cela est gentil. -- Mais ne saurai-je point votre nom? -- Mademoiselle, je m'appelle Racan. -- Monsieur, vous vous moquez de moi. -- Moi, mademoiselle, me moquer de cette héroïne, de la fille d'alliance du grand Montaigne, et de cette illustre fille de qui Lipse a dit: Videamus quid sit paritura ista virgo! -- Bien, bien, dit-elle, celui qui vient de sortir a donc voulu se moquer de moi, ou peut-être vous-même, vous en voulez-vous moquer; mais n'importe, la jeunesse peut rire de la vieillesse. Je suis toujours bien aise d'avoir vu deux gentilshommes si bien faits et si spirituels. Et là-dessus ils se séparèrent. Un moment après, voilà le vrai Racan qui entre tout essoufflé. Il étoit un peu asthmatique, et la demoiselle étoit logée au troisième étage « Mademoiselle, lui dit-il sans cérémonie, excusez si je prends un siège. » Il fit tout cela de fort mauvaise grâce et en bégayant. « Oh! la ridicule figure, Jamyn, dit mademoiselle de Gournay. -- Mademoiselle, dans un quart d'heure, je vous dirai pourquoi je suis venu ici, quand j'aurai repris mon haleine. Où diable vous êtes-vous venue loger si haut? Ah! disoit-il en soufflant, qu'il y a haut ! Mademoiselle, je vous rends grâce de votre présent, de votre Omble que vous m'avez donnée, je vous en suis bien obligé. » La pucelle cependant regardoit cet homme avec un air dédaigneux. « Jamyn, dit-elle, désabusez ce pauvre gentilhomme; je n'en ai donné qu'à tel et qu'à tel; qu'à M. de Malherbe, qu'à M. de Racan -- Eh ! mademoiselle, c'est moi. -Voyez, Jamyn, le joli personnage ! au moins les deux autres étoient-ils plaisants. Mais celui-ci est un méchant bouffon. - Mademoiselle, je suis le vrai Racan. -- Je ne sais pas qui vous êtes, répondit-elle, mais vous êtes le plus sot des trois. Merdieu ! je n'entends pas qu'on me raille. » La voilà en fureur. Racan, ne sachant que faire, aperçoit un recueil de vers. « Mademoiselle, lui dit-il, prenez ce livre, et je vous dirai tous mes vers par coeur. »Cela ne l'apaise point; elle crie au voleur! Des gens montent, Racan se pend à la corde de la montée, et se laisse couler en bas. Le jour même elle apprit toute l'histoire; la voilà au désespoir; elle emprunte un carrosse, et le lendemain de bonne heure elle va le trouver chez M. de Bellegarde, où il logeoit. Il étoit encore au lit; il dormoit; elle tire le rideau; il l'aperçoit, et se sauve dans un cabinet. Pour l'en faire sortir, il fallut capituler. Depuis, ils furent les meilleurs amis du monde, car elle lui demanda cent fois pardon. Bois- Robert joue cela admirablement; on appelle cette pièce les Trois Racans. Il les a joués devant Racan même, qui en rioit jusqu'aux larmes, et disoit: Il dit vlai, il dit vlai.

Racan dit qu'ayant promis une pistole à une maquerelle pour une demoiselle qu'elle lui devoit faire voir, au lieu de cela elle lui fit voir une guenippe, et qui n'avoit rien de demoiselle. Racan ne lui donna qu'une pièce de quatorze sous et demi, le quart d'une pièce de cinquante-huit sous; elles n'étoient pas communes alors. « Qu'est-ce là? dit- elle. --C'est, lui dit-il, une pistole déguisée en pièce de quatorze sous, comme vous m'avez donné une demoiselle déguisée en femme de chambre. »





LA fontAINE

Un garçon de belles-lettres et qui fait des vers, nommé La fontaine, est encore un grand rêveur. Son père, qui est maître des eaux et forêts de Château-Thierry en Champagne, étant à Paris pour un procès, lui dit: « Tiens, va vite faire telle chose, cela presse. » La fontaine sort, et n'est pas plutôt hors du logis qu'il oublie ce que son père lui avoit dit. Il rencontre de ses camarades qui lui ayant demandé s'il n'avoit point d'affaires: « Non, » leur dit-il, et alla à la comédie avec eux. Une autre fois, venant de Paris, il attacha à l'arçon de sa selle un gros sac de papiers importants. Le sac étoit mal attaché et tomba. L'ordinaire (1) passe, ramasse le sac, et ayant trouvé La fontaine, il lui demande s'il n'avoit rien perdu. Ce garçon regarde de tous les côtés: « Non, ce dit-il: je n'ai rien perdu. --Voilà un sac que j'ai trouvé, lui dit l'autre. -- Ah ! c'est mon sac! s'écrie La fontaine; il y va de tout mon bien. » Il le porta entre ses bras jusqu'au gîte.

[(1) On appeloit alors ainsi les courriers.]

Ce garçon alla une fois, durant une forte gelée, à une grande lieue de Château-Thierry, la nuit, en bottes blanches, et une lanterne sourde à la main. Une autre fois il se saisit d'une petite chienne qui étoit chez la lieutenante-générale de Château-Thierry, parce que cette chienne étoit de trop bonne garde, et, le mari étant absent, il se cache sous une table de la chambre, qui étoit couverte d'un tapis à housse. Cette femme avoit retenu à coucher une de ses amies. Quand il vit que cette amie ronfloit, il s'approche du lit, prend la main à la lieutenante, qui ne dormoit pas. Par bonheur, elle ne cria point, et il lui dit son nom en même temps. Elle prit cela pour une si grande marque d'amour que je crois, quoiqu'il ait dit qu'il n'en eut que la petite oie, qu'elle lui accorda toute chose. Il sortit avant que l'amie fût éveillée; et comme dans ces petites villes on est toujours les uns chez les autres, on ne trouva point étrange de le voir sortir de bonne heure d'une maison qui étoit comme une maison publique.

Depuis, son père l'a marié, et lui l'a fait par complaisance. Sa femme dit qu'il rêve tellement qu'il est quelquefois trois semaines sans croire être marié. C'est une coquette qui s'est assez mal gouvernée depuis quelque temps. Il ne s'en tourmente point. On lui dit: « Mais un tel cajole votre femme. -- Ma foi, répond-il, qu'il fasse ce qu'il pourra; je ne m'en soucie point. Il s'en lassera comme j'ai fait. » Cette indifférence a fait enrager cette femme; elle sèche de chagrin: lui est amoureux où il peut. Une abbesse s'étant retiré dans la ville, il la logea, et sa femme un jour les surprit. Il ne fit que rengaîner, lui faire la révérence et s'en aller.



BOIS-ROBERT

Pour subsister à la cour, Bois-Robert s'avisa d'une subtile invention: il demanda à tous les grands seigneurs de quoi faire une bibliothèque. Il menoit avec lui un libraire qui recevoit ce qu'on donnoit, et il le lui vendoit moyennant tant de paraguante. Il a confessé depuis qu'il avoit escroqué cinq ou six mille francs comme cela. On n'a osé mettre le conte ouvertement dans Francion, mais on l'a mis comme si c'eût été un musicien qui eût demande pour faire un cabinet de toutes sortes d'instruments de musique. Un jour que Bois- Robert étoit avec le cardinal, alors évêque de Luçon, on apporta des chapeaux de castor. L'évêque en choisit un: « Me sied-il bien, Bois-Robert? -- Oui, mais il vous siéroit encore mieux s'il étoit de la couleur du nez de votre aumônier. » C'étoit M. Mulot, alors présent, qui depuis ne le pardonna jamais à Bois- Robert. Une fois ce pauvre M. Mulot, qui aimoit le bon vin, en attendant l'heure d'un déjeuner, alla à la messe à l'Oratoire. Par malheur c'étoit M. de Bérulle, depuis cardinal, qui la disoit, et qui, avant que de consacrer, s'amusa à faire je ne sais combien de méditations. Mulot enrageoit, car il voyoit bien que tout seroit mangé. Enfin, après que tout fut dit il s'en va tout furieux trouver M. de Bérulle: « Vraiment, lui dit-il, vous êtes un plaisant homme de vous endormir comme cela sur le calice: allez, vous n'en valez pas mieux pour cela. »

Pour divertir le cardinal et contenter en même temps l'envie qu'il avoit contre le Cid , il le fit jouer devant lui en ridicule par les laquais et les marmitons. Entre autres choses, en cet endroit où don Diègue dit à son fils:

Rodrigue, as-tu du coeur ?

Rodrigue, répondoit:

Je n'ai que du carreau.

On ne sauroit faire plus plaisamment un conte qu'il le fait; il n'y a pas un meilleur comédien au monde. Il est bien fait de sa personne. Il dit qu'une fois, par plaisir, le cardinal en particulier leur ordonna à lui et à Mondory de pousser une passion, et que le cardinal trouva qu'il avoit mieux fait que le plus célèbre comédien qui ait peut-être été depuis Roscius.

Il fut pourtant disgracié une fois pour longtemps, et il ne profita guère de son rétablissement. Voici comme j'en ouïs conter l'histoire: à une répétition dans la petite salle, de la grande comédie que le cardinal fit jouer, Bois-Robert à qui il avoit donné charge de ne convier que des comédiens, des comédiennes et des auteurs, pour en juger, fit entrer la petite Sainte-Amour Frerelot, une mignonne qui avoit été un temps de la troupe de Mondory. Comme on alloit commencer, voilà M. d'Orléans qui entre. On n'avoit osé lui refuser la porte; le cardinal enrageoit. Cette petite gourgandine ne se put tenir: elle lève sa coiffe, et fait tant que M. d'Orléans la voit. Quelques jours après, on joue la grande comédie. Bois-Robert et le chevalier Desroches avoient ordre de convier les dames; plusieurs femmes non conviées, et entre elles bien des je ne sais qui entrèrent sous le nom de madame la marquise celle-ci, et de madame la comtesse celle-là. Deux gentilshommes, qui les recevoient à la porte, voyant que leur nom étoit sur le mémoire et qu'elles étoient bien accompagnées, les livroient à deux autres qui les menoient au président Vignier et à M. de Chartres (Valençay, depuis archevêque de Reims, que Bois-Robert appeloit le maréchal de camp comique), et ils avoient le soin de les placer (1).

[(1) Le cardinal employait des prêtres et des évêques à placer à la comédie. Depuis, le cardinal donna des billets. (T.)]

Le Roi, qui étoit ravi de pincer le cardinal, ayant eu vent de cela, lui dit, en présence de M. d'Orléans: « Il y avoit bien du gibier, l'autre jour à votre comédie. -- Hé! comment n'y en auroit-il point eu, dit M. d'Orléans, puisque, dans la petite salle, où j'eus tant de peine à entrer moi-même, la petite Saint-Amour, qui est une des plus grandes gourgandines de Paris, y étoit. » Voilà le cardinal interdit; il enrageoit, et ne dit rien sinon: « Voilà comme je suis bien servi. » Au sortir de là: « Cavoie, dit-il à son capitaine des gardes, la petite Saint-Amour étoit l'autre jour à la répétition. -- Monseigneur elle n'est point entrée par la porte que je gardois. » Palevoisin, gentilhomme de Touraine, parent de l'évêque de Bois-Robert, dit sur l'heure au cardinal: « Monseigneur, elle est entrée par la porte où j'étois; mais ç'a été M. de Bois-Robert, qui l'a fait entrer. Bois-Robert ne savoit rien de cela, trouve M. Le chancelier qui lui dit: « M. le cardinal est fort en colère contre vous, ne vous présentez pas devant lui. » Au même temps, le cardinal le fait appeler. Il n'y avoit que madame d'Aiguillon, qui ne l'aimoit pas, et M. de Chavigny, qui l'aimoit assez. Le cardinal lui dit d'un air renfrogné: « Bois- Robert de quoi vous êtes-vous avisé de faire entrer une petite garce à la répétition l'autre jour? -- Monseigneur, je ne la connois que pour comédienne, je ne l'ai jamais vue que sur le théâtre, où Votre Eminence l'avoit fait monter. » (Cependant il avoue que le matin elle l'avoit été prier de la faire entrer.) « Je ne sais pas d'ailleurs ce qu'elle est: fait-on information de vie et de moeurs pour être comédienne ? Je les tiens toutes garces, et ne crois pas qu'il y en eût jamais eu d'autres. »

« S'il n'y a que cela, dit le cardinal à sa nièce, je ne vois pas qu'il' y ait de crime. »' Bois- Robert pleura, fit toutes les protestations imaginables; mais le cardinal, à qui ce que le Roi avoit dit tenoit furieusement au coeur, lui dit: « Vous avez scandalisé le Roi, retirez- vous. » Voilà Bois-Robert au lit; toute la cour et tous les parents du cardinal le visitèrent. Le maréchal de Gramont y alla plusieurs fois, et à la dernière il lui dit: « Si vous pouviez vous taire, je vous dirois un secret; mais n'en parlez point: dimanche vous serez rétabli. M. le cardinal doit voir le Roi samedi, il vous justifiera. » Le dimanche venu, voilà l'abbé de Beaumont qui le vient trouver. Bois-Robert dit dès qu'il le vit: «Me voilà rétabli. » Il ne fit pourtant semblant de rien. L'abbé s'approche en sanglotant, fait la grimace tout du long, car il ne l'aimoit pas: lui, Grave et Palevoisin étoient jaloux de Bois-Robert, peut- être aussi les avoit-il joués; et enfin il lui dit que le Roi n'avoit pas voulu écouter Son Eminence, et lui avoit dit: « Bois-Robert déshonore votre maison. Bois-Robert eut donc ordre de se retirer à son abbaye (elle s appelle Châtillon) ou à Rouen, où il étoit chanoine; il aima mieux aller à Rouen.

Une fois que Bois-Robert alla au Petit-Luxembourg voir messieurs de Richelieu, madame Sauvay, femme de l'intendant de madame d'Aiguillon, lui dit dès qu'elle le vit: « Ah ! vraiment, monsieur de Bois-Robert, j'ai des réprimandes à vous faire. » Bois- Robert, pour se moquer d'elle, se mit incontinent à genoux. « Vous passez partout, lui dit-elle, pour un impie, pour un athée. -- Ah! Madame, il ne faut pas croire tout ce qu'on dit; on m'a bien dit, à moi, que vous étiez la plus grande garce du monde. -- Ah ! Monsieur, dit- elle en l'interrompant, que dites-vous là ? -- Madame, ajouta-t- il, je vous proteste que je n'en ai rien cru. » Toute la maison fut ravie de voir cette insolente mortifiée.

Une fois, mademoiselle Melson , fille d'esprit , le déferra . Il lui contoit qu'il avoit peur qu'un de ses laquais ne fût pendu. « Voire, lui dit-elle, les laquais de Bois-Robert ne sont pas faits pour la potence; ils n'ont que le feu à craindre.»

Le portier de Bautru donna une fois des coups de pied au cul au laquais de Bois-Robert. Voilà l'abbé dans une fureur épouvantable. « Il a raison, disoient les gens, cela est plus offensant pour lui que pour un autre. Aux laquais de Bois- Robert le c... tient lieu de visage: c'est la partie noble de ces messieurs-là. »

Pour montrer combien il se cachoit peu de ces petites complexions, il disoit que Ninon lui écrivoit, parlant du bon traitement que lui faisoient les Madelonnettes, où les dévots la firent mettre: « Je pense qu'à votre imitation je commencerai à aimer mon sexe. »

Il appeloit Ninon sa divine. Un jour il alla chez elle avec un fort joli petit garçon. « Mais, lui dit-elle, ce petit vilain vous vient toujours retrouver. -- Oui, répondit-il, j'ai beau le mettre en métier, il revient toujours. -- C'est, reprit- elle, qu'on ne lui fait nulle part ce que vous lui faites.»

Une autre fois il vint la voir tout hors de lui. « Ma divine, lui dit-il, je vais me mettre au noviciat des Jésuites; je ne sais plus que ce moyen-là de faire taire la calomnie. J'y veux demeurer trois semaines, au bout desquelles je sortirai sans qu'on le sache, et on m'y croira encore. Tout ce qui me fâche, c'est que ces b... là me donneront de la viande lardée de lard rance, et pour tous petits pieds quelques lapins de greniers. Je ne m'y saurois résoudre. » Il revint le lendemain. « J'y ai pensé; c'est assez de trois jours, cela fera le même effet. » Le voilà encore le lendemain. « Ma divine, j'ai trouvé plus à propos d'aller aux Jésuites, je les ai assemblés, je leur ai fait mon apologie, nous sommes le mieux du monde ensemble; je leur plais fort, et en sortant un petit frère m'a tiré par ma robe et m'a dit: « Monsieur, venez nous voir quelquefois, il n'y a personne qui réjouisse tant les Pères que vous. »

A une représentation d'une de ses pièces de théâtre, les comédiens dirent un méchant mot qui n'y étoit pas: « Ah! s'écria-t-il de la loge où il étoit, ces marauds me feront chasser de l'Académie. »

Bois-Robert, toujours bon courtisan, s'avisa de faire des vers contre les Frondeurs; il n'y eut jamais un homme plus lâche. Le coadjuteur le sut, et la première fois qu'il vint dîner chez lui: « Monsieur de Bois-Robert, lui dit-il, vous me les direz. -- Bien, Monsieur, dit Bois-Robert. » Il crache, il se mouche, et sans faire semblant de rien il s'approche de la fenêtre, et ayant regardé en bas, il dit au coadjuteur: « Ma foi, Monsieur, je n'en ferai rien, votre fenêtre est trop haute. »

L'abbé de La Victoire dit que la prêtrise en la personne de Bois-Robert est comme la farine aux bouffons, que cela sert à le faire trouver plus plaisant.

Bois-Robert, en ce temps-là, s'abandonna de telle sorte à faire des contes comme celui des trois Racans qu'on disoit, comme des marionnettes: Je vous donnerai Bois- Robert. De quelqu'un de ces contes-là, il voulut faire une comédie qu'il appeloit le Père avaricieux. En quelques endroits, c'étoit le feu président de Bercy et son fils, qui a été autrefois débauché, et qui maintenant est plus avare que son père. Il feignoit qu'une femme, qui avoit une belle fille, sous prétexte de plaider, attrapoit la jeunesse; là entroit la rencontre du président de Bercy chez un notaire, avec son fils qui cherchoit de l'argent à gros intérêt. Le père lui cria: « Ah ! débauché, c'est toi ? -- Ah ! vieux usurier, c'est vous ? » dit le fils. Il avoit mis aussi la conversation de Ninon et de madame Paget à un sermon, où cette dame, qui ne la connoissoit pas, se plaignit à elle que Bois-Robert vouloit quitter son quartier pour aller au faubourg Saint-Germain, pour une je ne sais qui de Ninon, et Ninon lui répondit: « Il ne faut pas croire tout ce qu'on dit, Madame, on en pourroit dire autant de vous et de moi. »

Une fois, le prince de Conti, comme on jouoit une pièce de Bois-Robert, lui dit de la loge où il étoit: « M. de Bois- Robert, la méchante pièce! » Bois-Robert, qui étoit sur le théâtre, se mit à crier bien fort: « Monseigneur, vous me confondez de me louer comme cela en ma présence. »

En ce temps-la, les dévôts de la cour rendirent de mauvais offices à Bois-Robert, et le firent exiler comme un homme qui mangeoit de la viande le carême, qui n'avoit point de religion, qui juroit horriblement quand il jouoit, et cela est vrai. Au retour, il ne put s'empêcher de dire que madame Mancini, qui avoit fait sa paix, ne l'avoit fait revenir que pour être payée de quarante pistoles qu'il lui devoit du jeu.

On l'obligea depuis à dire la messe quelquefois. Madame Cornuel, à la messe de minuit, comme ce vint à Dominus vobiscum, vit que c'étoit Bois-Robert, et elle dit à quelqu'un: «Voilà toute ma dévotion évanouie. » Le lendemain, comme on la vouloit mener au sermon: « Je n'y veux pas aller, dit-elle; après avoir trouve Bois-Robert disant la messe, je trouverai sans doute Trivelin en chaire. Je crois, ajouta-t-elle, que sa chasuble étoit faite d'une jupe de Ninon. »

Bois-Robert faisoit un conte de M. de Beuvron et de son frère Croisy. Il disait qu'un jour, à la campagne, il vint une pluie qui dura cinq heures. C'étoit au mois d'avril. Ils se promenèrent durant tout ce temps dans une salle, sans dire autre chose l'un à l'autre: « Mon frère, que de foin ! mon frère, que d'avoine ! » Quoique les enfants de Beuvron aient plus d'esprit que leur père, on ne laisse pas quelquefois de leur dire: « Mon frère, que de foin ! mon frère, que d'avoine ! » Et ils en enragent un peu.

En 1661, dans le temps de la mort du cardinal Mazarin, un homme de Nancy s'adressa, au Palais aux diseurs de nouvelles, et leur dit: « Je vous prie, Messieurs, dites-moi si ce qu'on nous a mandé à Nancy est véritable, que Bois- Robert s'étoit fait Turc, et que le Grand-Seigneur lui avoit donné de grands revenus avec de beaux petits garçons pour se réjouir, et que, de là, il avoit écrit aux libertins de la cour: --Vous autres, Messieurs, vous vous amusez à renier Dieu cent fois le jour; je suis plus fin que vous: je ne l'ai renié qu'une, et je m'en trouve fort bien. »

Il disoit: « Je me contenterois d'être aussi bien avec Notre Seigneur, que j'ai été avec le cardinal de Richelieu.»

Comme il tenoit le crucifix, et qu'il demandoit pardon à Dieu: « Ah! se dit-il, au diable soit ce vilain potage que j'ai mangé chez d'Olonne; il y avoit de l'oignon c'est ce qui m'a fait mal. » Et puis il reprenoit: « Le cardinal de Richelieu m'a gâté; il ne valoit rien, c'est lui qui m'a perverti, »



LA MARQUISE DE RAMBOUILLET

Madame de Rambouillet est fille de feu M. le marquis de Pisani, et d'une Savelli, veuve d'un Ursins. Sa mère étoit une habile femme: elle eut soin de l'entretenir dans la langue italienne, afin qu'elle sût également cette langue et la françoise. On fit toujours cas de cette dame-là à la cour, et Henri IV l'envoya, avec madame de Guise, surintendante de la maison de la Reine ,recevoir la Reine-mère à Marseille. Elle maria sa fille devant douze ans avec M. Le vidame du Mans. Madame de Rambouillet dit qu'elle regarda d'abord son mari, qui avoit alors une fois autant d'âge qu'elle, comme un homme fait, et qu'elle se regarda comme un enfant, et que cela lui est toujours demeuré dans l'esprit, et l'a portée à le respecter davantage. Hors les procès, jamais il n'y a eu un homme plus complaisant pour sa femme. Elle m'a avoué qu'il a toujours été amoureux d'elle, et ne croyoit pas qu'on pût avoir plus d'esprit qu'elle en avoit. A la vérité, il n'avoit pas grand'peine à lui être complaisant, car elle n'a jamais rien voulu que de raisonnable. Cependant elle jure que si on l'eût laissée jusqu'à vingt ans, et qu'on ne l'eût point obligé après à se marier, elle fût demeurée fille. Je la croirois bien capable de cette résolution, quand je considère que dès vingt ans elle ne voulut plus aller aux assemblées du Louvre; chose assez étrange pour une belle et jeune personne et qui est de qualité. Elle disoit qu'elle n'y trouvoit rien de plaisant, que de voir comme on se pressoit pour y entrer, et que quelquefois il lui est arrivé de se mettre en une chambre pour se divertir du méchant ordre qu'il y a pour ces choses-là en France. Ce n'est pas qu'elle n'aimât le divertissement, mais c'étoit en particulier. A l'entrée qu'on devoit faire à la Reine- mère , quand Henri IV la fit couronner, madame de Rambouillet étoit une des belles qui devoient être de la cérémonie.

Elle a toujours aimé les belles choses, et elle alloit apprendre le latin, seulement pour lire Virgile, quand une maladie l'en empêcha. Depuis, elle n'y a pas songé, et s'est contentée de l'espagnol. C'est une personne habile en toutes choses. Elle fut même l'architecte de l'hôtel de Rambouillet, qui étoit la maison de son père. Mal satisfaite de tous les dessins qu'on lui faisoit (c'étoit du temps du maréchal d'Ancre, car alors on ne savoit que faire une salle à un côté, une chambre à l'autre, et un escalier au milieu: d'ailleurs la place étoit fort irrégulière et d'une assez petite étendue), un soir, après avoir bien rêvé, elle se mit à crier: « Vite, du papier; j'ai trouvé le moyen de faire ce que je voulois. » Sur l'heure elle en fit le dessin, car naturellement elle sait dessiner; et dès qu'elle a vu une maison, elle en tire le plan fort aisément. De là vient qu'elle faisoit tant la guerre à Voiture de ce qu'il ne retenoit jamais rien des beaux bâtiments qu'il voyoit; et c'est ce qui a donné lieu à cette ingénieuse badinerie qu'il lui écrivit sur le Valentin. On suivit le dessin de madame de Rambouillet de point en point. C'est d'elle qu'on a appris à mettre les escaliers à côté, pour avoir une grande suite de chambre, à exhausser les planchers, et à faire des portes et des fenêtres hautes et larges et vis-à-vis les unes des autres; et cela est si vrai que la Reine-mère, quand elle fit bâtir Luxembourg, ordonna aux architectes d'aller voir l'hôtel de Rambouillet, et ce soin ne leur fut pas inutile. C'est la première qui s'est avisée de faire peindre une chambre d'autre couleur que de rouge ou de tanné; et c'est ce qui a donné à sa grand'chambre le nom de la chambre bleue.

L'hôtel de Rambouillet étoit, pour ainsi dire, le théâtre de tous les divertissements, et c'étoit le rendez-vous de ce qu'il y avoit de plus galant à la cour, et de plus poli parmi les beaux- esprits du siècle. Or, quoique le cardinal de Richelieu eût au cardinal de La Valette la plus grande obligation qu'on puisse avoir, il vouloit pourtant savoir toutes ses pensées aussi bien que d'un autre; et un jour, comme M. de Rambouillet étoit en Espagne, il envoya le Père Joseph chez madame de Rambouillet; celui-ci, sans faire semblant de rien, la mit sur le discours de cette ambassade, et après lui dit que monsieur son mari étant employé à une négociation importante, M. le cardinal de Richelieu pouvoit prendre son temps pour faire quelque chose de considérable pour lui, mais qu'il falloit qu'il contribuât de son côté, et qu'elle donnât à Son Eminence une petite satisfaction qu'il désiroit d'elle; qu'un premier ministre ne pouvoit prendre trop de précautions; en un mot, que M. le cardinal souhaitoit de savoir par son moyen les intrigues de madame la Princesse et de M. le cardinal de La Valette. « Mon père, lui dit- elle, je ne crois point que madame la Princesse et M. le cardinal de La Valette aient aucunes intrigues; mais, quand ils en auroient, je ne serois pas trop propre à faire le métier d'espion. » Il s'adressoit mal; il n'y a pas au monde de personne moins intéressée. Elle dit qu'elle ne conçoit pas de plus grand plaisir au monde que d'envoyer de l'argent aux gens, sans qu'ils puissent savoir d'où il vient. Elle passe bien plus avant que ceux qui disent que donner est un plaisir de roi, car elle dit que c'est un plaisir de Dieu. En me contant cette petite histoire du Père Joseph, elle me disoit, car il n'y a pas au monde un esprit plus droit, qu'elle souffriroit encore moins qu'on eût des gens d'église pour galants que d'autres. -- « C'est une des choses, ajoutoit-elle, pourquoi je suis bien aise de n'être point demeurée à Rome; car quoi que je fusse bien assurée de ne point faire de mal, je n'étois pas pourtant assurée qu'on n'en dit point de moi, et apparemment, si on en eût dit, la médisance m'auroit mise avec quelque cardinal. »

Jamais il n'y a eu une meilleure amie. M. d'Andilly, qui faisoit le professeur en amitié, lui dit un jour qu'il la vouloit instruire amplement en cette belle science; il lui faisoit des leçons prolixes; elle, pour trancher tout d'un coup, lui dit: « Bien loin de ne pas faire toutes choses au monde pour mes amis, si je savois qu'il y eût un fort honnête homme aux Indes, sans le connoître autrement, je tâcherois de faire pour lui tout ce qui seroit à son avantage. « -- Quoi ! s'écria d'Andilly, vous en savez jusque-là ! Je n'ai plus rien à vous montrer. »

Madame de Rambouillet est encore présentement d'humeur à se divertir de tout. Un de ses plus grands plaisirs étoit de surprendre les gens. Une fois elle fit une galanterie à M. de Lisieux à laquelle il ne s'attendoit pas. Il l'alla voir à Rambouillet. Il y a au pied du château une fort grande prairie, au milieu de laquelle, par une bizarrerie de la nature, se trouve comme un cercle de grosses roches, entre lesquelles s'élèvent de grands arbres qui font un ombrage très agréable. C'est le lieu où Rabelais se divertissoit, à ce qu'on dit dans le pays; car le cardinal du Bellay, à qui il étoit, et messieurs de Rambouillet, comme des proches parents, alloient fort souvent passer le temps à cette maison; et encore aujourd'hui on appelle une certaine roche creuse et enfumée la Marmite de Rabelais. La marquise proposa donc à M. de Lisieux d'aller se promener dans la prairie. Quand il fut assez près de ces roches pour entrevoir à travers les fouilles des arbres, il aperçut en divers endroits je ne sais quoi de brillant. Etant plus proche, il lui sembla qu'il discernoit des femmes, et qu'elles étoient vêtues en nymphes. La marquise, au commencement, ne faisoit pas semblant de rien voir de ce qu'il voyoit. Enfin, étant parvenus jusqu'aux roches, ils trouvèrent mademoiselle de Rambouillet et toutes les demoiselles de la maison, vêtues effectivement en nymphes, qui, assises sur ces roches, faisoient le plus agréable spectacle du monde. Le bonhomme en fut si charmé que, depuis, il ne voyoit jamais la marquise sans lui parler des roches de Rambouillet.

Si elle eût été en état de faire de grandes dépenses, elle eût bien fait de plus chères galanteries. Je lui ai entendu dire que le plus grand plaisir qu'elle eût pu avoir eût été de faire bâtir une belle maison au bout du Parc de Rambouillet, si secrètement que personne de ses amis n'en sût rien (et avec un peu de soin la chose n'étoit pas impossible parce que le lieu est assez écarté, et que ce parc est un des plus grands de France, et même éloigné d'une portée de mousquet du château, qui n'est qu'un bâtiment à l'antique); et qu'elle eût voulu ensuite mener à Rambouillet ses meilleurs amis, et le lendemain, en se promenant dans le parc, leur proposer d'aller voir une belle maison, qu'un de ses voisins avoit fait faire depuis quelque temps; et après bien des détours, je les aurois menés, disoit-elle, dans ma nouvelle maison, que je leur aurois fait voir, sans qu'il parût un seul de mes gens, mais seulement des personnes qu'ils n'eussent jamais vues; et enfin je les aurois priés de demeurer quelques jours en ce beau lieu, dont le maître étoit assez mon ami pour le trouver bon. Je vous laisse à penser, ajoutoit-elle, quel aurait été leur étonnement lorsqu'ils auroient su que tout ce secret n'auroit été que pour les surprendre agréablement.

Elle attrapa plaisamment le comte de Guiche, aujourd'hui le maréchal de Gramont. Il étoit encore fort jeune quand il commença à aller à l'hôtel de Rambouillet. Un soir, comme il prenoit congé de madame la marquise, M. de Chaudebonne, le plus intime des amis de madame de Rambouillet, qui étoit fort familier avec lui, lui dit: « Comte, ne t'en va point, soupe céans. -- Jésus! vous moquez-vous? s'écria la marquise; le voulez-vous faire mourir de faim ? -- Elle se moque elle- même, reprit Chaudebonne, demeure, je t'en prie. » Enfin il demeura. Mademoiselle Paulet, car tout cela étoit concerté, arriva en ce moment avec mademoiselle de Rambouillet; on sert, et la table n'étoit couverte que de choses que le comte n'aimoit pas. En causant on lui avoit fait dire, à diverses fois, toutes ses aversions. Il y avoit entre autres choses un grand potage au lait et un gros coq d'Inde. Mademoiselle Paulet y joua admirablement son personnage. « Monsieur le comte, disoit-elle, il n'y eut jamais un si bon potage au lait; vous en plaît-il sur votre assiette ? -- Mon Dieu ! le bon coq d'Inde ! il est aussi tendre qu'une gélinotte. -- Vous ne mangez point du blanc que je vous ai servi; il vous faut donner du rissolé, de ces petits endroits de dessus le dos. » Elle se tuoit de lui en donner, et lui de la remercier. Il étoit déferré; il ne savoit que penser d'un si pauvre souper. Il émioit du pain entre ses doigts. Enfin, après que tout le monde s'en fut bien diverti, madame de Rambouillet dit au maître-d'hôtel: « Apportez donc quelque autre chose, M. le comte ne trouve rien là à son goût. » Alors on servit un souper magnifique, mais ce ne fut pas sans rire.

On lui fit encore une malice à Rambouillet. Un soir qu'il avoit mangé force champignons, on gagna son valet de chambre qui donna tous les pourpoints des habits que son maître avoit apportés. On les étrécit promptement. Le matin, Chaudebonne le va voir comme il s'habilloit; mais quand il voulut mettre son pourpoint, il le trouva trop étroit de quatre grands doigts. « Ce pourpoint là est bien étroit, dit- il à son valet de chambre; donnez-moi celui de l'habit que je mis hier. » Il ne le trouve pas plus large que l'autre . « Essayons-les tous, » dit-il. Mais tous lui étaient également étroits. « Qu'est ceci? ajouta-t-il, suis-je enflé, seroit-ce d'avoir trop mangé de champignons? -- Cela pourroit bien être, dit Chaudebonne, vous en mangeâtes hier au soir à crever. » Tous ceux qui le virent lui en dirent autant, et voyez ce que c'est que l'imagination. Il avoit, comme vous pouvez penser, le teint tout aussi bon que la veille; cependant il y découvroit, ce lui sembloit, je ne sais quoi de livide. La messe sonne, c'étoit un dimanche: il fut contraint d'y aller en robe de chambre. La messe dite, il commence à s'inquiéter de cette prétendue enflure, et il disoit en riant du bout des dents: « Ce seroit pourtant une belle fin que de mourir à vingt et un ans pour avoir mangé des champignons ! » Comme on vit que cela alloit trop avant, Chaudebonne dit qu'en attendant qu'on pût avoir du contrepoison, il étoit d'avis qu'on fît une recette dont il se souvenoit. Il se mit aussitôt à l'écrire, et la donna au comte. Il y avoit: Recipe de bons ciseaux et décous ton pourpoint. Or, quelque temps après, comme si c'eût été pour venger le comte, mademoiselle de Rambouillet et M. de Chaudebonne mangèrent effectivement de mauvais champignons et on ne sait ce qui en fût arrivé, si madame de Rambouillet n'eût trouvé de la thériaque dans un cabinet, où elle chercha à tous hasards.

Madame de Rambouillet pouvoit avoir trente-cinq ans ou environ, quand elle s'aperçut que le feu lui échauffoit étrangement le sang, et lui causoit des foiblesses. Elle qui aimoit fort à se chauffer ne s'en abstint pas pour cela absolument; au contraire, dès que le froid fut revenu, elle voulut voir si son incommodité continueroit; elle trouva que c'étoit encore pis. Elle essaya encore l'hiver suivant, mais elle ne pouvoit plus s'approcher du feu. Quelques années après, le soleil lui causa la même incommodité: elle ne se vouloit pourtant point rendre, car personne n'a jamais tant aimé à se promener et à considérer les beaux endroits du paysage de Paris. Cependant il fallut y renoncer, au moins tandis qu'il faisoit soleil, car, une fois qu'elle voulut aller à Saint-Cloud, elle n'étoit pas encore à l'entrée du Cours qu'elle s'évanouit, et on lui voyoit visiblement bouillir le sang dans les veines car elle a la peau fort délicate . Avec l'âge son incommodité s'augmenta; je lui ai vu un érysipèle pour une poêle de feu qu'on avoit oubliée par mégarde sous son lit. La voilà donc réduite à demeurer presque toujours chez elle, et à ne se chanter jamais. La nécessité lui fit emprunter des l'invention des alcôves qui sont aujourd'hui si fort en vogue à Paris. La compagnie se va chauffer dans l'antichambre. Quand il gèle, elle se tient sur son lit, les jambes dans un sac de peau d'ours, et elle dit plaisamment, à cause de la grande quantité de coiffes qu'elle met l'hiver, qu'elle devient sourde à la Saint-Martin, et qu'elle recouvre l'ouïe à Pâques. Pendant les grands et longs froids de l'hiver passé, elle se hasarda de faire un peu de feu dans une petite cheminée qu'on a pratiqué dans sa petite chambre à alcôve. On mettoit un grand écran du côté du lit, qui, étant plus éloigné qu'autrefois, n'en recevoit qu'une chaleur fort tempérée. Cependant cela ne dura pas long-temps, car elle en reçut à la fin de l'incommodité; et cet été qu'il a fait un furieux chaud, elle en a pensé mourir, quoique sa maison soit fort fraîche.

Personne ne fut plus aimé de ses gens, ni des gens de ses amis, que madame de Rambouillet. Il y a deux ans ou environ, que M. Patru m'en rapporta un exemple illustre. Il soupoit à l'hôtel de Nemours avec l'abbé de Saint-Spire, qui est à M. de Nemours, alors M. de Reims. Cet abbé va souvent à l'hôtel de Rambouillet; ils parlèrent fort de la marquise. Un sommelier, nommé Audry, qui étoit là, voyant que M. Patru étoit aussi des amis de madame de Rambouillet, se vient jeter à ses pieds, en lui disant: « Monsieur, que je vous adore! j'ai été douze ans à M. de Montausier; puisque vous êtes des amis de la grande marquise, personne devant le soir ne vous donnera à boire que moi. »

Madame de Rambouillet est un peu trop complimenteuse pour certaines gens qui n'en valent pas trop la peine; mais c'est un défaut que peu de personnes ont aujourd'hui, car il n'y a plus guère de civilité. Elle est un peu trop délicate, et le mot de teigneux dans une satire, ou dans une épigramme, lui donne, dit-elle, une vilaine idée. On n'oseroit prononcer le mot de cul. Cela va dans le sens de l'excès, surtout quand on est en liberté Son mari et elle vivoient un peu trop en cérémonie.

Hors qu'elle branle un peu la tête, et cela lui vient d'avoir mangé trop d'ambre autrefois, elle ne choque point encore quoiqu'elle ait près de soixante-dix ans. Elle a le teint beau et les sottes gens ont dit que c'étoit pour cela qu'elle ne vouloit point voir le feu, comme s'il n'y avoit point d'écrans au monde. Elle dit que ce qu'elle souhaiteroit le plus pour sa personne, ce seroit de se pouvoir chauffer tout son saoul. Elle alla à la campagne l'automne passé, qu'il ne faisoit ni froid ni chaud; mais cela lui arrive rarement, et ce n'étoit qu'une demi-lieue de Paris. Une maladie lui rendit les lèvres d'une vilaine couleur; depuis elle y a toujours mis du rouge. J'aimerois mieux qu'elle n'y mît rien. Au reste elle a l'esprit aussi net, et la mémoire aussi présente que si elle n'avoit que trente ans. (C'est d'elle que je tiens la plus grande et la meilleure partie de ce que j'ai écrit et de ce que j'écrirai dans ce livre. Elle lit toute une journée sans la moindre incommodité, et c'est ce qui la divertit le plus.





MADEMOISELLE PAULET

Mademoiselle Paulet étoit fille d'un Languedocien qui inventa ce qu'on appelle aujourd'hui de son nom la Paulette, invention qui ruinera peut-être la France. Sa mère étoit de fort bas lieu et d'une race fort diffamée pour les amourettes. Elle disoit que son père étoit gentilhomme. Sa mère menoit une vie assez gaillarde. Mademoiselle Paulet avoit en sa jeunesse beaucoup de vivacité, étoit jolie, avoit le teint admirable, la taille fine, dansoit bien, jouoit du luth, et chantoit mieux que personne de son temps, mais elle avoit les cheveux si dorés qu'ils pouvoient passer pour roux.

Le père, qui vouloit se prévaloir de la beauté de sa fille, et la mère, qui étoit coquette, reçurent toute la cour chez eux. M. de Guise fut celui dont on parla le premier avec elle. On disoit qu'il avoit laissé une galoche en descendant par une fenêtre. Il disoit qu'il lui sembloit avoir toujours le petit chose de la petite Paulet devant les yeux. M. de Chevreuse suivit son aîné, et ce fut ce qui la décria le plus, car il lui avoit donné pour vingt mille écus de pierreries dans une cassette: elle la confia à un nommé Descoudrais, à qui il la fit escamoter.

Le ballet de la Reine-mère se dansa en ce temps-la. Elle y chanta des vers de Lingendes, qui commençoient ainsi:

Je suis cet Amphion, etc.

Or, quoique cela convînt mieux à Arion, elle étoit pourtant sur un dauphin, et ce fut sur cela qu'on fit ce vaudeville:

Qui fit le mieux du ballet?

Ce fut la petite Paulet.


Madame de Rambouillet, qui avoit eu de l'inclination pour cette jeune fille dès le ballet de la Reine-mère, après avoir laissé passer bien du temps pour purger la réputation, et voyant que dans sa retraite on n'en avoit point médit, commença à souffrir, à la prière de madame de Clermont-d'Entragues, femme de grande vertu et sa bonne amie, que mademoiselle Paulet la vît quelquefois. Pour madame de Clermont. elle avoit tellement pris cette fille en amitié qu'elle n'eut jamais de repos que mademoiselle Paulet ne vint loger avec elle. Le mari, fort sot homme du reste, soit qu'il craignît la réputation qu'avoit eue cette fille, soit, comme il y a plus d'apparence, car madame de Clermont n'étoit point jolie, qu'il crût que sa femme donnoit à mademoiselle Paulet, qui alors, pour ravoir son bien, plaidoit contre diverses personnes, le mari, dis-je, avoit traversé longuement leur amitié; mais enfin on en vint à bout. Ce fut ce qui servit le plus à mademoiselle Paulet pour la remettre en bonne réputation; car après cela madame de Rambouillet l'a reçue pour son amie, et la grande vertu de cette dame purifia, s'il faut ainsi dire, mademoiselle Paulet, qui depuis fut chérie et estimée de tout le monde.

Elle retira environ vingt mille écus de son bien, avec quoi elle a fait de grandes charités. Elle nourrissoit une vieille parente chez elle.

L'ardeur avec laquelle elle aimoit, son courage, sa fierté, ses yeux vifs et ses cheveux trop dorés lui firent donner le surnom Lionne. Elle avoit une chose qui ne témoignoit pas un grand jugement, c'est qu'elle affectoit une pruderie insupportable. Elle fit mettre aux Madelonnettes une fille qu'elle avoit, qui se trouva grosse. Depuis, je ne sais quel petit commis l'épousa, et devint après un grand partisan. Après elle en prit une si laide que le diable en eût eu peur. Je lui ai ouï dire qu'elle voudroit que toutes celles qui avoient fait galanterie fussent marquées au visage. Elle n'écrivoit nullement bien, et quelquefois elle avoit la langue un peu longue. Elle aimoit et haïssoit fortement. Ce furent madame de Clermont et elle qui introduisirent M. Godeau, depuis évêque de Grasse, à l'hôtel de Rambouillet. Il étoit de Dreux, et madame de Clermont avoit Mézières là tout auprès. Enfin il logea avec elles, et l'abbé de La Victoire appeloit mademoiselle Paulet madame de Grasse. Un soir, elle alla, déguisée en oublieuse, à l'hôtel de Rambouillet. Son corbillon étoit de ces corbillons de Flandre avec des rubans couleur de rose; son habit de toile tout couvert de rubans avec une calle de même. Elle joua des oublies, et on ne la reconnut que quand elle chanta la chanson.

Elle ne laissa pas d'avoir des amants depuis sa conversion, mais on n'a médit de pas un. Voiture dit qu'elle avoit pour serviteurs un cardinal, car le cardinal de La Valette, en riant, l'appeloit ma maîtresse, un docteur en théologie; un marchand de la rue Aubry- Boucher; un commandeur de Malte; un conseiller de la cour; un poète, et un prévôt de la ville. Ce marchand de la rue Aubry-Boucher étoit un original. Il prit à cet homme une grande amitié pour madame de Rambouillet; mais celle qu'il avoit pour mademoiselle Paulet se pouvoit appeler amour. A l'entrée qu'on fit au feu Roi, au retour de La Rochelle, il s'avisa, car il étoit capitaine de son quartier, d'habiller tous ses soldats de vert, parce que c'étoit la couleur de la belle. Tous ses verts-galants firent une salve devant la maison où elle étoit avec madame de Rambouillet, madame de Clermont et d'autres. La Lionne, qui ne prenoit pas plaisir à être aimée de cet animal-la, en rugit une bonne heure. Cependant il se fallut apaiser et aller avec ces dames au jardin du galant, dans le faubourg Saint-Victor, où il leur donna la collation. Sa femme vint à mourir; il se remaria avec une personne qu'il voulut à toute force, parce qu'elle avoit de l'air de mademoiselle Paulet. A soixante ans il alla par dévotion à Rome. Si la Lionne eût été encore au monde quand la fille de cet homme fit tant l'acariâtre contre madame de Saint- Etienne, comme elle l'auroit dévorée!

J'oubliois une galanterie que madame de Rambouillet fit à mademoiselle Paulet, la première fois qu'elle vint à Rambouillet. Elle la fit recevoir à l'entrée du bourg par les plus jolies filles du lieu et par celles de la maison, toutes couronnées de fleurs et fort proprement vêtues. Une d'entre elles, qui étoit plus parée que ses compagnes, lui présenta les clefs du château, et quand elle vint à passer sur le pont, on tira deux petites pièces d'artillerie qui sont sur une des tours.

Mademoiselle Paulet mourut en 1651, chez madame de Clermont, en Gascogne, où elle étoit allée pour lui tenir compagnie. M. de Grasse (Godeau) y alla exprès de Provence pour l'assister à la mort. Elle ne paroissoit guère que quarante ans, et en avoit cinquante- neuf. Tout le monde vouloit qu'elle fût beaucoup plus vieille qu'elle n'étoit. Cela venoit de ce qu'elle avoit fait du bruit de bonne heure.



VOITURE

Voiture étoit fils d'un marchand de vin, suivant la cour. Il faisoit son possible pour cacher sa naissance à ceux qui n'en étoient pas instruits. Un jour, se trouvant dans une grosse compagnie, où il faisoit le récit d'une aventure plaisante, madame des Loges, contre laquelle il avoit parlé sans la connoître, cherchant à le piquer, lui dit: « Monsieur, vous nous avez déjà dit cela d'autres fois; tirez-nous du nouveau. » Son père étoit un grand joueur de piquet. On dit encore aujourd'hui qu'on a le carré de Voiture , quand on a soixante-dix de point, marqués par quatre jetons en carré, parce que ce bonhomme croyoit gagner quand il avoit ce carré. Voiture fut bien un autre joueur que son père.

Voiture étoit petit, mais bien fait, il s'habilloit bien. Il avoit la mine naïve, pour ne pas dire niaise, et vous eussiez dit qu'il se moquoit des gens en leur parlant. Je ne l'ai pas trouvé trop civil, et il m'a semblé prendre son avantage en toute chose. C'étoit le plus coquet des humains. Ses passions dominantes étoient l'amour et le jeu, mais le jeu plus que l'amour. Il jouoit avec tant d'ardeur qu'il falloit qu'il changeât de chemise toutes les fois qu'il sortoit du jeu. Quand il n'étoit pas avec ses gens, il ne parloit presque pas. D'Ablancourt ayant demandé à madame Saintot, du temps qu'elle n'extravaguoit pas, ce qu'elle trouvoit de si charmant à cet homme qui ne disoit rien: « Ah ! répondit-elle, qu'il est agréable parmi les femmes, quand il veut! » Même avec ceux à qui il vouloit plaire, il avoit de grandes inégalités, et souvent il lui prenoit des rêveries comme ailleurs. Quand il étoit chagrin, il ne laissoit pas d'aller voir le monde, mais il étoit fort mal divertissant, et même on pouvoit dire qu'il étoit à charge. Il étoit quelquefois si familier qu'on l'a vu quitter ses galoches en présence de madame la Princesse pour se chauffer les pieds. C'étoit déjà assez de familiarité que d'avoir des galoches; mais, ma foi, c'est le vrai moyen de se faire estimer des grands seigneurs que de les traiter ainsi: il leur parloit assez librement (1)

[(1) On dit qu'un prince, je crois que c'étoit M. le Prince, Duc d'Enghien, a dit: «Si Voiture étoit de notre condition, il n'y auroit pas moyen de le souffrir. » (T.)]

Madame de Rambouillet dit qu'il n'étoit point intéressé, et que ses négligences lui avoient fait perdre une infinité d'amis; que, pour elle, elle s'en étoit admirablement bien divertie; que, quand elle l'avoit trouvé en humeur de rêver, elle l'avoit laissé causer: qu'aussi, quand il avoit été en humeur de rêver, elle avoit fait tout ce qu'elle avoit eu à faire, comme s'il n'y eût point été.

Il avoit soin de divertir la société de l'hôtel de Rambouillet. Il avoit toujours vu des choses que les autres n'avoient point vues: aussi, dès qu'il y arrivoit, tout le monde s'assembloit pour l'écouter. Il affectoit de composer sur-le-champ. Cela lui est peut-être arrivé bien des fois, mais bien des fois aussi il a apporté les choses toutes faites de chez lui. Néanmoins c'étoit un fort bel esprit, et on lui a l'obligation d'avoir montré aux autres à dire les choses galamment. C'est le père de l'ingénieuse badinerie; mais il n'y faut chercher que cela, car son sérieux ne vaut pas grand'chose, et ses lettres, hors les endroits qui sont si naturels, sont pour l'ordinaire mal écrites. On a eu grand tort de n'en pas ôter au moins les grosses ordures. Il sembloit qu'il craignît cela; car il disoit à madame de Rambouillet, six mois avant que de mourir: « Vous verrez qu'il y aura quelque part d'assez sottes gens pour aller chercher çà et là ce que j'ai fait, et après le faire imprimer; cela me fait venir quelque envie de le corriger ». Il faut avouer aussi qu'il est le premier qui a amené le libertinage dans la poésie; avant lui personne n'avoit fait des stances inégales, soit de vers, soit de mesure.

Corneille est aussi celui qui a gâté le théâtre par ses dernières pièces, car il a introduit la déclamation.

Voiture avoit une plaisante erreur: il croyoit qu'ayant réussi en galanterie il feroit de même en toute autre chose, et qu'à un homme de bon sens, quand il étoit nécessaire, toutes les connoissances venoient sans être étudiées. Aussi il n'étudioit quasi jamais. Il étoit fort divertissant, quand il n'étoit pas tout-à-fait amoureux; et qu'il ne faisoit que dire des galanteries; mais quand il étoit bien épris, c'étoit un stupide. Il étoit si sujet à en conter, que j'ai ouï dire à mademoiselle de Chalais que, comme elle étoit auprès de mademoiselle de Kerveno, et qui la venait voir, il en vouloit conter à mademoiselle de Kerveno, qui n'avoit que douze ans. Elle l'en empêcha, mais elle l'en laissa dire tout son soûl à la cadette, qui n'en avoit que sept. Après elle lui dit: « Il y a encore une fille là- bas, dites-lui un mot en passant. »

Ayant trouvé deux meneurs d'ours, dans la rue Saint-Thomas, avec leurs bêtes emmuselées, il les fait entrer tout doucement dans une chambre, où madame de Rambouillet lisoit, le dos tourné aux paravents. Ces animaux grimpent sur ces paravents; elle entend du bruit, se tourne, et voit deux museaux d'ours sur sa tête. N'est- ce pas pour guérir de la fièvre, si elle l'eût eue? Il fit bien pis au comte de Guiche par le conseil de madame de Rambouillet; car, sous ombre que le comte lui avoit dit un jour que le bruit couroit qu'il étoit marié, et lui demanda s'il étoit vrai, il alla une fois le réveiller à deux heures après minuit, disant que c'étoit pour une affaire pressée: « Eh bien! qu'y-a-t-il? dit le comte, en se frottant les yeux. -- Monsieur, répond très sérieusement Voiture, vous me fîtes l'honneur de me demander, il y a quelque temps, si j'étois marié, je vous viens dire que je le suis. -- Ah! peste ! s'écria le comte, quelle méchanceté de m'empêcher ainsi de dormir! -- Monsieur, reprit Voiture, je ne pouvois pas, à moins que d'être un ingrat, être plus long-temps marié sans vous le venir dire, après la bonté que vous aviez eue de vous informer de mes petites affaires. »

Madame de Rambouillet l'attrapa bien lui-même. Il avoit fait un sonnet dont il étoit assez content, il le donna à madame de Rambouillet, qui le fit imprimer avec toutes les précautions de chiffre et d'autre chose, et puis le fit coudre adroitement dans un recueil de vers imprimés il y avoit assez longtemps. Voiture trouve ce livre, que l'on avoit laissé exprès ouvert à cet endroit-là; il lut plusieurs fois ce sonnet; il dit le sien tout bas, pour voir s'il n'y avoit point quelque différence; enfin cela le brouilla tellement qu'il crut avoir lu ce sonnet autrefois, et qu'au lieu de le produire il n'avoit fait que s'en ressouvenir; on le désabusa enfin, quand on en eut assez ri.

Dès que Voiture fut tombé malade, madame Saintot, la fidèle madame Saintot, y courut. Il ne la voulut point voir à ce qu'on dit. Elle y alla pourtant tous les jours. Elle dit qu'elle le vit et qu'elle fit avec lui le compte de quelque argent qu'il avoit à elle. On l'alla consoler, et elle disoit: « Voilà le dernier coup que la fortune avoit à tirer contre moi. »

Il y alla une autre femme avec laquelle il avoit vécu fort scandaleusement. C'étoit la fille de Renaudot, le gazetier qu'il avoit mise mal avec son mari. Il avoit fait une promenade avec elle, il n'y avoit que fort peu de jours. Elle n'étoit point belle, mais il la vouloit faire passer pour un esprit admirable. Pour celle-la on assure qu'il ne la voulut point voir. Mademoiselle Paulet disoit qu'il étoit mort comme le grand-seigneur entre les bras de ses sultanes.

L'été devant sa mort, il fit une promenade à Saint-Cloud avec feu madame de Lesdiguières et quelques autres. La nuit les prit dans le bois de Boulogne. Ils n'avoient point de flambeaux. Voilà les dames à faire des contes d'esprits. En cet instant Voiture s'avance du carrosse pour regarder si un écuyer, qui étoit à cheval, suivoit, car la nuit n'étoit pas encore fermée: « Ah! vraiment, dit-il, si vous en voulez voir des esprits, n'en voilà que huit. » On regarde, en effet, il paroissoit huit figures noires qui alloient en pointe. Plus on se hâtoit, plus ces fantômes se hâtoient aussi. L'écuyer ne voulut jamais en approcher. Cela les suivit jusque dans Paris. Madame de Lesdiguières conte leur frayeur au coadjuteur, depuis cardinal de Retz. « Dans huit jours, lui dit-il, j'en saurai la vérité. » Il découvrit que c'étoient des Augustins déchaussés qui revenoient de se baigner à Saint-Cloud, et qui, de peur que la porte de la ville ne fût fermée, n'avoient point voulu laisser éloigner ce carrosse, et l'avoient toujours suivi.

Voiture a une bâtarde religieuse; c'est d'elle qu'on a eu son portrait. Pour l'avoir dans sa chambre, elle le fit habiller en saint Louis, parce que de grands cheveux plats ressemblent assez à ceux de ce roi, et qu'on lui fait la mine un peu niaise, comme Voiture se la fait dans la lettre à l'inconnue.

Un soir que M. Arnauld avoit mené le petit Bossuet de Dijon, aujourd'hui l'abbé Bossuet, qui a de la réputation pour la chaire, pour donner à madame la marquise de Rambouillet le divertissement de le voir prêcher, car il a préchotté dès l'âge de douze ans, Voiture dit: « Je n'ai jamais vu prêcher de si bonne heure ni si tard. »



ARNAULD D'ANDILLY

M. d'Andilly, fils d'Antoine Arnauld, s'étant rendu habile dans les finances, fut premier commis de M. de Schomberg; mais, comme il a de la vanité à revendre, il affectoit devant le monde de faire paroître qu'il avoit tout le pouvoir imaginable sur l'esprit du surintendant. M. de Schomberg n'y prenoit pas plaisir, et dit: « Mon Dieu! cet homme parle beaucoup ! »

Au retour du voyage de Lyon, il revint avec un nommé Barat, qui étoit à M. de Puisieux; cet homme, plus fin que lui, lui tira les vers du nez; l'autre, grand parleur comme il étoit, dit plus de choses qu'il n'en devoit dire. Barat en tira avantage; et M. de Schomberg, ayant été disgracié quelque temps après, on dit que d'Andilly en étoit cause; mais M. de Schomberg, ne l'a jamais cru car il le tint au nombre de ses meilleurs amis, et M. et madame de Liancourt prirent conseil de lui en leurs affaires.

Ce M. de Schomberg avoit les mains nettes, et d'Andilly aussi. Quoiqu'on lui dît que, s'il vouloit prendre le soin de parler au Roi, il dissiperoit toutes les cabales qu'on faisoit contre lui, il ne s'en soucia point, et dit: « Je ferai mon devoir, et il en arrivera ce qu'il pourra. » Il avoit succédé au président Jeannin, qui dit, quand on le fit surintendant: « De quoi se sont-ils avisés de m'aller charger de leurs finances ? Le moindre marchand fera cela. » C'étoit encore un homme de bien: quand il vit à Tours que la partie étoit faite pour mettre M. de Schomberg en sa place, il dit au Roi: « Sire, je suis vieux, je vous prie de me donner M. de Schomberg pour successeur. »

Ce M. d'Andilly s'est mêlé de vers et de prose, mais il n'a guère de génie; il sait, et il a de l'esprit. Il a été dévot toute sa vie. Il épousa une grande femme brune qui n'étoit pas mal faite; on vouloit la faire passer pour une sainte. Cependant on en conte une fort plaisante histoire. On disoit qu'un des Arnauld, quelques-uns ont dit le maréchal de camp, étoit fort bien avec elle. J'ai ouï dire à quelques personnes que c'étoit un cavalier qu'on ne nomme point. Mais voici ce qu'on sait, qui ne peut venir que d'elle, et qu'apparemment elle ne sauroit avoir dit qu'à un galant: c'est que cet homme étoit un des plus grands abatteurs de bois qu'on pût trouver, mais qu'il faisoit cela d'une façon la plus incommode du monde. Il la poussoit la nuit: « Catau! Catau!», la réveilloit en lui disant: « C'est pour l'acquit de ma conscience. » Puis... avant que d'en venir plus avant, il faisoit une prière à Dieu... pour sanctifier l'oeuvre de la chair, et cela lui prenoit quelquefois six ou sept fois en une nuit.

Madame d'Andilly étoit fille d'un fort honnête homme d'auprès de Caen, nommé M. de La Boderie. Il fut secrétaire de M. de Pisani en une ambassade de Rome, puis résident je ne sais où, et enfin ambassadeur en Angleterre. C'est ce qui fit la connaissance de Ml. d'Andilly et de madame de Rambouillet.

M. d'Andilly perdit sa femme qu'il étoit encore vigoureux; d'ailleurs, c'est le plus ardent et le plus brusque des humains; je vous laisse à penser s'il n'étoit pas incommodé n'ayant plus de femme à éveiller.

Il lui arriva en ce temps-là une assez plaisante chose. La nuit, il entend souffler; il se réveille, et met la main sur des cheveux; le voilà qui croit aussitôt que le diable le venoit tenter, comme si le diable n'avoit que cela à faire. Il dit: « Si tu es de Dieu, parle; si tu es du diable, va-t en. » Or, ce diable étoit un laquais qui, s'étant endormi le soir, s'étoit couché au pied du lit de son maître, et ayant senti du froid s'étoit venu mettre sous la couverture.

Je ne sais si c'est pour se consoler de son veuvage, mais il alloit voir des femmes et les baisoit et embrassoit charitablement un gros quart d'heure. Je ne saurois comment appeler cela; mais, si c'est dévotion, c'est une dévotion qui aime fort les belles personnes, car je n'ai point ouï dire qu'il baisât comme cela que celles qui sont jolies. Il querella une fois la présidente Perrot de ce qu'elle s'étoit retirée après quelques baisers, et jura qu'il ne la traiteroit plus ainsi, si elle ne prenoit cela comme elle devoit.

Il est si brusque, comme j'ai dit, qu'en parlant à un parloir de carmélites il se fourra un fichon de la grille dans le front. En parlant il donne des coups de poing, aux gens. Madame de Rambouillet, qui savoit que M. de Grasse devoit dîner avec lui, écrivit en riant à ce petit prélat, « qu'il se gardât bien de se mettre à côté de M. d'Andilly, s'il ne vouloit être écrasé. »





ARNAULD (ANTOINE)

LE DOCTEUR

On l'appeloit le petit oncle, parce qu'il étoit plus jeune que son neveu Le Maistre, l'avocat. Celui-ci, sans doute, est le plus habile de ses frères, au moins en fait de littérature.

Voici l'origine de cette secte, qu'on appelle les Jansénistes, et qui fait aujourd'hui tant de bruit. La marquise de Sablé dit un jour à la princesse de Guémené: « qu'aller au bal, avoir la gorge découverte et communier souvent, ne s'accordoient guère bien ensemble »; et la princesse lui ayant répondu que son directeur, le père Nouet, jésuite, le trouvoit bon, la marquise la pria de lui faire mettre cela par écrit, après lui avoir promis de ne le montrer à personne. L'autre lui apporta cet écrit; mais la marquise le montra à Arnauld, qui fit sur cela le livre de la fréquente communion. On accuse messieurs Arnauld de n'avoir pas été fâchés d'avoir une occasion de faire parler d'eux. Les Jésuites les haïssoient déjà à cause du plaidoyer d'Antoine Arnauld, et, sur la matière de la grâce, ils les accusèrent d'être huguenots, et disoient: « Paulus genuit Augustinum, Augustinus Calvinum, Calvinus Jansenium, Jansenius Sancyranum, Sancyranus Arnaldu et fratres ejus. » D'ailleurs, les Jésuites, à qui il importe de faire un parti, ont poussé à la roue tant qu'ils ont pu et se sont prévalus de tout ce qui est arrivé, comme de faire croire à la Reine que la Fronde étoit venue du jansénisme.



LA MARQUISE DE SABLÉ

La marquise de Sablé est fille du maréchal de Souvrai, gouverneur du feu Roi; mais elle ne lui ressemble pas, car elle a bien de l'esprit. J'ai déjà dit qu'elle avoit été fort galante. M. de Montmorency dont par vanité elle voulut être servie, la méprisoit et la faisoit enrager; elle dissimuloit tout cela par ambition. Voici ce que j'en ai appris après coup: elle étoit fort jeune quand il la vint voir la première fois: c'étoit dans une salle basse, dont une des fenêtres étoit ouverte. Au lieu d'entrer par la porte, il entra en voltigeant par la fenêtre; cette disposition et un certain air agréable qu'il avoit la charmèrent d'abord, et elle se sentit prise. Il y eut plusieurs absences durant le cours de cette galanterie. Une fois qu'il revenoit de Languedoc, elle étoit à Sablé, et elle envoya un gentilhomme au-devant de lui à une demi-journée, pour lui témoigner l'impatience qu'elle avoit de le revoir; il lui avoit promis de passer chez elle, quoique ce fût un grand détour. Ce gentilhomme le trouva et vint rapporter à la marquise qu'il brûloit de la revoir. « Mais encore, lui dit-elle, que faisoit-il ? --Madame, le lieu où il a dîné n'a pas de trop bons cabarets; il a été contraint d'envoyer à des chasseurs du voisinage chercher deux perdrix; il les a fait accommoder en sa présence, les a vues rôtir, et les a mangées de grand appétit. » Cela ne parut pas à la marquise une grande marque d'impatience; elle en fut piquée; et quand il arriva, elle ne le voulut pas voir. Or. elle fit une fois ce conte-là à madame de Saint-Loup, dans le temps que M. de Candale commençoit à s'éprendre de Madame d'Olonne: il alloit souper chez elle assez souvent tête à tête. Le premier soir qu'il y fut ensuite, par hasard il avoit faim, il mangea beaucoup: après il voulut payer son écot; elle bouda, et lui conta l'histoire de la marquise. Il ne se tourmenta point trop de l'apaiser, et la laissa là.

Elle devint fort jalouse de M. de Montmorency, et elle lui reprocha fort d'avoir dansé à un bal, au Louvre, plusieurs fois avec les plus belles de la cour. « Hé! que vouliez-vous que je fisse? -- Que vous ne dansassiez qu'avec les laides, Monsieur, » lui dit-elle, aveuglée de sa colère. Mais ce fut bien pis lorsqu'il se mit à faire le galant de la Reine. Elle ne le lui put pardonner, et elle a avoué qu'elle n'avoit point été fâchée de sa mort.

Sa dernière galanterie fut avec Armentières, petit-fils de la vicomtesse d'Auchy, garçon qui avoit l'esprit vif, et qui disoit plaisamment les choses. Il alloit presque tous les soirs déguisé en femme chez elle. Elle en eut une fille qui est à Port-Royal; mais cette fille vint durant la vie du mari, après la mort duquel elle la montra, sans en avoir rien dit auparavant. Voici; la raison qu'elle en rendoit: « Je ne voulois pas, disoit-elle, après le grand mépris que je témoignois avoir pour mon mari, qu'on me pût dire que je couchois encore avec lui. » Ce mari étoit un fort pauvre homme. La lasse d'être dans un grenier, s'est mise en religion.

Elle a l'honneur d'être une des plus grandes visionnaires du monde sur le chapitre de la mort. Quand quelqu'un dit qu'il ne craint point de mourir: « Eh bien! s'écrie-t-elle, quel mal peut-on donc vous souhaiter, si vous n'appréhendez pas le plus grand de tous les maux. --Je crains la mort plus que les autres, dit-elle, parce que personne n'a jamais si bien conçu ce que c'est que le néant. » Cependant elle est dévote, comme j'ai déjà remarqué, et fort persuadée, à ce qu'elle dit, de l'autre vie. Dans cotte appréhension, elle soutient que tous les maux sont contagieux, et dit que le rhume se gagne. Souvent j'ai vu mademoiselle de Chalais reléguée dans sa chambre parce qu'elle nasilloit, disoit la marquise, et qu'elle seroit bientôt enrhumée. Plusieurs personnes l'ont pense faire mourir de frayeur en disant, sans y songer, que leur soeur, que leur frère, que leur tante avoient quelque rougeole, ou même la fièvre continue. Comme Mademoiselle avoit la petite-vérole, feu M. de Nemours alla voir la marquise. Elle lui demanda, dès qu'elle le vit, s'il n'avoit pas été assez imprudent pour passer chez Mademoiselle. « Oui, dit-il. -- Je m'en vais gager, ajouta- t- elle, que vous avez monté en haut. -- Je voulois parler à quelqu'un, répond-il, mais une de ses femmes est venue au- devant de moi. » Il disoit tout cela par malice. Voilà la marquise qui fait un grand cri et le chasse. Madame de Longueville vint un peu après, qui trouva la chambre toute pleine de fumée, car on y avoit brûlé de tout ce qui peut chasser le mauvais air. Après lui en avoir fait des excuses, elle disoit à tout bout de champ: « Pour cela, Madame, ce M. de Nemours est le plus étrange homme du monde; mais qui a jamais rien vu de pareil ? »

Quand il la faut saigner, elle fait d'abord conduire le chirurgien dans le lieu de la maison le plus éloigné de celui où elle couche. Là on lui donne un bonnet et une robe de chambre, et s'il a un garçon, on fait quitter à ce garçon son pourpoint, et tout cela, de peur qu'ils ne lui apportent du mauvais air. Une fois qu'elle étoit chez la maréchale de Guébriant, au faubourg Saint-Germain, elle disoit: « Ah! que je suis empêchée ! par où m'en retournerai- je? J'ai vu sur le Pont-Neuf un petit garçon qui a eu depuis peu la petite-vérole; il demande l'aumône; en le chassant, mes gens pourroient gagner ce mal, et il y a quelque chose au Pont-Rouge qui craque. » Enfin, quoiqu'elle logeât au faubourg Saint-Honoré, elle alla passer par-dessus le pont Notre-Dame. Dans cette visite, elle dit de mademoiselle de Guébriant: « Cette fille a de beaux endroits à l'esprit, mais quelquefois cet esprit fait des chutes si effroyables qu'il est en danger de se rompre le cou. »

Dans un temps qu'on parloit un peu de peste à Paris, elle crut avoir besoin de faire une consultation. Elle fit venir trois médecins auxquels on donna à chacun une robe de chambre, au lieu de leur manteau; puis on les fit asseoir près de la porte d'une grande salle, au bout de laquelle étoit la marquise sur un lit; et mademoiselle de Chalais alloit leur faire la relation du mal de madame, et rapportoit à madame leur sentiment, sans que jamais elle leur permît d'approcher d'un pas.

Une fois elle voulut faire faire son horoscope; elle dit six ans moins qu'elle n'avoit. Mademoiselle de Chalais lui dit: « Madame, on ne sauroit faire ce que vous voulez si vous ne dites votre âge au juste. -- Il se moque, il se moque, ce monsieur l'astrologue, répondit-elle; s'il n'est pas content de cela, donnez-lui encore six mois. »

Avant que de loger dans une maison, elle fait enquête s'il n'y est mort personne, et on dit qu'elle ne voulut pas en louer une parce qu'un maçon s'étoit tué en la bâtissant.

Elle se fait celer fort souvent sans nécessité, et quelquefois ses éclipses durent si longtemps que l'abbé de La Victoire, las d'aller tant de fois inutilement à sa porte, s'avisa de dire un jour en parlant d'elle: « Feu madame la marquise de Sablé, » et ajouta qu'il falloit faire tendre sa porte de deuil. Cela fut rapporté à la marquise, car il l'avoit dit en plus d'un lieu: ce discours lui donna de l'horreur. Elle eut peur d'être morte, et en fut long-temps brouillée avec lui. Elle est toujours sur son lit, faite comme quatre oeufs, et le lit est propre comme la dame.

Durant le blocus de Paris (en 1649), elle se sauva à Maisons, car le président de Maisons étoit alors son bon ami. La, tout de même qu'à Paris, toujours vautrée sur un lit, elle ne s'en levoit que pour jouer au volant, afin de faire un peu d'exercice. Il fit les plus beaux froids du monde, mais jamais on ne put la faire sortir autrement qu'en chaise; encore ne se promenoit-elle qu'au soleil et à l'abri, quoiqu'elle eût une chaise qui fermoit comme une boîte. Qu'on ne croie pas que ce soit quelque santé délicate comme celle de madame de Rambouillet; c'est une grosse dondon qui n'a que le mal qu'elle s'imagine avoir.

En 1663, le jour que la comtesse de Maure mourut, la marquise de Sablé, sa voisine et sa bonne amie, mais non pas au point de l'assister à la mort, car il n'y a personne au monde à qui elle pût rendre ce devoir, envoya Chalais pour en savoir des nouvelles: « Mais, lui dit-elle, gardez-vous bien de me dire qu'elle est passée. » Chalais y va comme elle expiroit. Au retour: « Eh bien! Chalais, est-elle aussi mal qu'on peut être? Ne mange-t-elle plus ? (La marquise est fort friande.) -- Non, répondit Chalais. -- Ne parle- t-elle plus? --Encore moins. -- N'entend-elle plus ? -- Point du tout. --Elle est donc morte ? -- Madame, répondit Chalais, au moins, c'est vous qu'il l'avez dit, ce n'est pas moi. »

A cause que le sommeil est l'image de la mort, elle ne vouloit pas dormir profondément; elle se faisoit veiller par un médecin et des filles tour à tour. Ces gens faisoient de temps en temps quelque petit bruit, et tenoient une bougie allumée en lieu ou elle la pût voir en ouvrant les yeux. Pour cela elle avoit toujours ses rideaux levés. Menjot, médecin, son ami, l'a défaite de cela; mais ce n'est que depuis la Saint- Jean 1665.



GOMBAULD

Gombauld est de Saint-Just, auprès de Brouage, d'honnête naissance, mais cadet d'un quatrième mariage, et par conséquent avec peu ou point de bien. Le père vivoit de ses rentes, et il en vivoit si bien qu'il les mangeoit. Il ne faisoit que chasser et faire bonne chère, et enfin il s'acheva de ruiner en procès. D'ailleurs ce garçon fut maltraité par ses cohéritiers, et faute d'avoir de quoi poursuivre, il n'en eut jamais aucune raison.

Son père, quoique de la religion, eut la faiblesse, se voyant chargé d'enfants, de consentir que celui-ci fût instruit dans la religion catholique, à Bordeaux, afin de le faire d'église. Il m'a dit, car il est huguenot à brûler, que naturellement il avoit de l'aversion pour la religion catholique, et que dès seize ans il cessa de lui-même d'aller à la messe et revint à nous, sans pourtant faire d'abjuration ni de connoissance, car il ne prétendoit pas nous avoir quittés, et choisissoit plutôt une religion qu'il n'en changeoit.

Il vint à Paris qu'il étoit encore fort jeune; il fit d'abord connoissance avec le marquis d'Uxelles le rousseau. Cet homme avoit assez d'habitudes, et ne pouvoit bien faire les lettres dont il avoit besoin; et dans les desseins de mariage ou de galanterie qu'il pouvoit avoir, il se servoit de Gombauld pour cela, et lui entretenoit un cheval et un laquais.

Gombauld fit assez de vers pour Henri IV, qu'il n'a jamais montrés. Il dit que le Roi lui donnoit pension. La Reine- mère étant régente, elle le regarda fort, à ce qu'il dit, au sacre du feu Roi, où il étoit allé avec son rousseau. Mademoiselle Catherine, femme de chambre de la Reine, eut ordre de savoir de M. d'Uxelles qui il étoit. Catherine prit un autre rousseau pour M. d'Uxelles, et alla dire à la Reine: « Il dit qu'il ne le connoit point. Cela se peut, répondit la Reine, vous avez pris un rousseau pour l'autre. » Enfin elle en parla elle-même à M. d'Uxelles, et voulut voir des ouvrages de notre homme.

A quelque temps de là, Uxelles avertit Gombauld qu'on alloit faire l'état de la maison du Roi, et que c'étoit la Reine elle-même qui le faisoit. Si cela est, dit Gombauld, « je ne m'en veux point inquiéter, il en arrivera ce qu'il plaira à Dieu. » Il y fut mis pour douze cents écus. Uxelles le lui vint dire, et ajouta ces mots: « Vous aviez raison de ne pas vous tourmenter, la Reine a assez de soin de vous; je voudrois être aussi bien avec elle. » La Reine le cherchoit partout des yeux. La princesse de Conti lui dit qu'il étoit vrai que la Reine avoit de l'affection pour lui.

Un jour il entra dans sa chambre, elle étoit couchée sur son lit, la jupe relevée; on lui pouvoit voir les cuisses; car le lit n'étoit que de lacis. « Ah! dit-elle, où allez-vous ? » Persuadé d'être bien dans l'esprit de la Reine, il ne se hasarda jamais de faire quelque démonstration d'être son adorateur.

Il nie d'en avoir jamais été amoureux; mais bien d'une autre personne de grande qualité qu'il appelle aussi Phillis dans ses poésies; l'une est la grande et l'autre la petite. Il accuse mademoiselle Catherine du peu d'avancement qu'il a eu; car il est persuadée que la Reine en tenoit, et que Catherine lui avoit avoué que la Reine ne l'avoit jamais vu sans émotion, parce qu'il ressembloit à un homme qu'elle avoit aimé à Florence. Catherine étoit une brutale; cependant elle gouvernoit les amours de la Reine.

Il fit l'Endymion durant qu'il étoit le mieux. Ce livre fit un furieux bruit. On disoit que la Lune c'étoit la Reine-mère, avec un croissant sur la tête. On disoit que cette Iris, qui apparoît à Endymion au bout d'un bois, c'étoit mademoiselle Catherine. La Reine témoigna de le vouloir entendre lire, car il avoit beaucoup de réputation, et effectivement c'est un beau songe. Pour lui, il y entend cent mystères que les autres ne comprennent pas, car il dit que c'est une image de la vie de la cour, et que qui le lira avec cet esprit y trouvera beaucoup plus de satisfaction. Il en avoit tant fait de lectures avant que de le faire imprimer que M. de Candale, quand ce livre fut mis en lumière, dit que la deuxième édition ne valoit pas la première; car il lit bien et fait bien valoir ce qu'il lit (1).

[(1) Il lut deux jours de suite l'Endymion à une compagnie où il y avoit une femme qui, après que cela fut fait, lui dit: «Mais, Monsieur, je ne vois point là cette madame Yon de qui on m'avoit parlé.» (T.)]

Dès que Gombauld crut que la Reine lui vouloit faire cet honneur, il alla trouver madame de Rambouillet, qui a toujours été de ses amies, et la pria de lui vouloir dire son avis sur la manière dont il s'y devoit prendre: « Madame, luit dit-il, prenez que vous soyez la Reine, et j'entrerai avec mon livre. » En disant cela, il va dans l'antichambre; madame de Rambouillet se mordoit les lèvres de peur de rire. Il rentre un peu après avec des grimaces les plus plaisantes du monde, et à tout bout de champ il lui demandoit: « Cela sera-t-il bien ainsi? -- Oui, Monsieur, fort bien. » Il s'approche et commence à lire. « Madame, trouvez-vous ce ton-la comme il faut ? N'est-il point trop haut? Est-il assez respectueux ? » Et lui demandoit comme cela sur toutes choses. Elle dit qu'elle n'a jamais mieux passé son temps en sa vie; mais que, pour avoir un plaisir parfait, il eût fallu que quelqu'un les eût vus, et qu'elle l'eût su. Cependant je ne sais pas par quelle aventure tout ce soin fut inutile, car il dit qu'il n'a jamais lu Endymion à la Reine-mère.

Je ne sais si madame de La Moussaye, soeur du feu comte de La Suze, et mère de La Moussaye, le petit-maître, étoit cette petite Phillis; mais on croit qu'il a eu de grandes privautés avec elle, car il a toujours affecté d'en vouloir à des dames de qualité, et me faisoit excuse une fois de ce que, dans ses poésies, il y avoit des vers pour une paysanne. « Mais, disoit-il, c'étoit la fille d'un riche fermier de Xaintonge, et elle avoit plus de dix mille écus en mariage. »

Cette pension de douze cents écus, dont il a été parlé ci- dessus, ne lui fut pas toujours continuée; dès le temps de la Reine-mère même, on lui en retrancha quelque chose, nonobstant la ressemblance avec cet amant florentin. Après l'éloignement de la Reine, il lui dédia l'Amaranthe, et la lui envoya. «Ah!, dit-elle, je savois bien que celui-là ne m'oublieroit pas. »

Il croit toujours qu'il a mille ennemis qu'il n'a point. Il m'a dit que, de rage de ce que l'Endymion réussissoit, un homme l'avoit jeté dans le feu. Son caractère est l'obscurité, et cependant il croit être l'homme du monde le plus clair. Il fut si têtu qu'il ne voulut jamais ôter du commencement de ses poésies un sonnet que l'on n'entend pas, et qui n'a pas servi au débit de son livre; il l'entendoit lui. « Et puis, disoit- il, je l'ai fait pour être à la tête. » Il y avoit je ne sais quoi, comme une espèce d'avant-propos, qu'il vouloit que M. d'Enghien prît pour une lettre dédicatoire, quoiqu'il ne le nommât point, et que cela ne lui fût point adressé.

Ses vers, pour l'ordinaire, ne vont point au coeur; ils ne sont point naturels; puis il y a grand nombre de sonnets, et pour bien rimer il tire souvent les choses par les cheveux. Ses vers de ballets et ses épigrammes valent mieux; mais ce qu'il a fait de meilleur en vers et en prose, ce sont ses ouvrages chrétiens. Il n y a ni sel ni sauge à ses lettres imprimées, qu'il croit être autant de chefs-d'oeuvre. C'est le plus cérémonieux et le plus mystérieux des hommes. Il a découvert, dit-il, le secret de faire des sonnets facilement, et s'il l'eût su plus tôt, il en eût autant fait que Pétrarque. Il n'a garde de le dire ce secret, car je crois qu'il n'en a point; quand il lui est arrivé de faire un sonnet en commençant par la fin, il dit que c'est ainsi qu'il faut faire; quand, au contraire, il n'a fait la fin qu'après tout le reste, il soutient qu'il ne faut jamais commencer par la conclusion. Il sait aussi un secret pour jeter son homme à bas à la lutte; il en sait un autre pour lui faire sauter le poignard des mains; mais il ne le vous dira pas.

Il a cru que M. Arnaud, le maréchal de camp, lui a toujours voulu un peu de mal depuis qu'aux champs il lui donna une botte en faisant des armes. Il s'est battu, dit-il, quatre fois en duel; il disoit même qu'il s'étoit battu deux fois en une heure, et, parlant de cela avec plaisir, il s'en vantoit. S'étant trouvé à la campagne, en lieu où l'on couroit la bague, il gagna le prix sans l'avoir jamais courue. Il a bien dansé, à ce qu'il dit; pour moi, je ne lui trouve rien de naturel; et madame de Rambouillet dit que quoiqu'il chante de sa vieille cour, les gens n'étoient point faits comme lui, et qu'il a toujours été unique en son espèce; j'entends aux habits près.

Il se piquoit de bien danser et de bien faire des armes et souvent il lui est arrivé de pantalonner, et de se mettre en garde devant ses plus familiers. Une fois même il se battit dans sa rue: C'étoit contre un homme qui l'avoit querellé sur un logement qu'ils prétendoient tous deux; il lui dit: « Passez à telle heure devant ma porte, je sortirai avec une épée. » Il fit lâcher le pied à l'autre, et il disoit en racontant cela que ses voisins disoient: « Quoi! cet homme qui choisit les pavés, qui marche si proprement! » Il poussoit l'autre dans les boues et ne se soucioit pas de se crotter. Ils furent séparés.

Il dit qu'il auroit inventé la musique de lui-même, si elle n'avoit été inventée. En effet, il a appris à jouer de la mandore et en jouoit admirablement bien, à ce qu'on m'a dit; mais comme cet instrument n'est plus guère en usage, il l'a laissé là; auparavant même il falloit bien des cérémonies pour le faire jouer.

Madame de Rambouillet l'appeloit le beau Ténébreux. J'ai dit qu'il étoit cérémonieux. Madame de Rambouillet se repentit bien de l'avoir mené en une promenade, à Lisy, à Monceaux et ailleurs; car il falloit livrer bataille toutes les fois qu'on se mettoit à table ou qu'on montoit en carrosse.

En effet, il est très incommode sur ce chapitre-là, et croit avoir dit une belle chose quand il a répondu à ceux qui lui disent qu'il est trop cérémonieux: « Ce n'est pas que je le sois trop, mais c'est qu'on l'est trop peu à présent. »

A table, il seroit plutôt tout un jour à frotter sa cuiller que de toucher le premier au potage. Je sais toutes ses façons, car je l'ai mené et le mène encore quand je puis à Charenton. Il ne vouloit point se mettre dans le fond, parce, disoit-il, que les gueux le prendroient pour le maître du carrosse. Il a une chose bonne dans sa cérémonie, c'est qu'il ne se fait jamais attendre; mais il est si peu comme les autres gens, et il vous embarrasse tellement par la peur de vous embarrasser, qu'il faut avoir de la charité de reste pour s'en charger.

Il est propre jusqu'à marcher proprement; il veut choisir les paves et aller seul. Madame de Rambouillet dit qu'il n'y a rien de plus plaisant que de voir son embarras quand quelque dame le salue par la ville. Il veut la reconnoître; il veut faire la révérence de bonne grâce, et en même temps il veut prendre garde à ses pieds; tout cela ensemble lui fait faire une posture assez plaisante. Il s'est mis dans la tête certaines choses qui ne servent qu'à le tourmenter, comme par exemple il dit qu'il connoît les moeurs et la qualité des personnes à voir leurs portraits, parce, dit-il, que dans leurs portraits leurs traits se voient bien mieux qu'à voir la personne, qui peut souvent changer de posture. Il dit plusieurs exemples de ces jugements.

Novissimè (1658), après la maladie du Roi, il fit un sonnet qu'il ne voulut jamais donner, quoiqu'il fût beau, à quelque chose près, disant qu'il ne vouloit pas que la première chose que le Roi verroit de lui ne fût pas achevée, comme si le Roi s'y connoissoit, ou ceux qui l'approchent.

Pellisson, qui le fait subsister par le moyen du surintendant Fouquet, à qui il est, ne put obtenir ce sonnet; on eut beau l'en presser. Cependant il en a fait imprimer cent qui valent moins. Je ne l'ai jamais vu si poète, pour ne rien dire de pis, qu'en cette rencontre. Il pesta contre tout le monde, et contre Pellisson même, ou peu s'en fallut. J'y découvris de l'envie: « On paie si mal, disoit-il, des vers immortels! un sonnet immortel que je fis pour M. Servien, que m'a-t-il valu? » Et, pour toute raison, quand je le pressois de donner de temps en temps quelque chose qui ne fût pas imprimé à Pellisson, pour entretenir le surintendant en belle humeur pour lui, il me répondoit que ce même esprit qui lui faisoit faire ces sonnets immortels l'empêchoit de faire ce que je lui conseillois. Il veut qu'on le reprenne, puis il en enrage, et dit qu'il y des gens qui élèvent témérairement des nuages de difficultés.

Une Italienne, nommée Foscarini, qui sert madame de Rambouillet, voyant un jour les grimaces de cet homme, dit quand il fut parti: « Signora, è matto quel huomo ? -- Comment matto! -- c'est un des plus sages hommes du monde. -- Pensava che fosse matto_, répondit-elle.

J'ai déjà dit que c'étoit un huguenot à brûler. Il a écrit plusieurs petites pièces de controverse, et croit, s'il osoit les imprimer, que cela persuaderoit tout le monde. Un jour il dit, à propos d'ouvrages chrétiens, à un de mes beaux-frères qu'il avoit fait une fois des prières assez belles pour croire qu'elles lui avoient été inspirées, et qu'en effet il n'avoit jamais rien fait qui en approchât. « Une nuit, disoit-il que je n'avois point dormi, j'entendis, sur le point du jour un grand bruit dans ma cheminée; c'étoit l'été, il n'y avoit point de feu; je me lève, j'y trouve une fort grosse et fort belle plume de pigeon: je la taillai, et j'en écrivis ces prières. » Il vouloit qu'on crût que le Saint-Esprit y avoit part. Après, il s'avisa que c'étoit une extravagance, et pria ce garçon de n'en rien dire. Il ajouta que ce qu'il avoit écrit un jour sur Notre Père avec cette même plume tomba dans le feu, comme si ses mains eussent été de beurre, et que ces papiers se consumèrent tous en un instant. A propos de religion, il est si emporté sur cela, qu'il trouve que madame de Rambouillet a tort d'être si bonne catholique. Un jour qu'il étoit avec elle, il s'enfuit en voyant arriver de jeunes femmes qu'il connoissoit fort, disant qu'il faisoit peur à la jeunesse ». D'autres fois, il leur contera fleurettes.

Logé avec les Beaubrun, peintres, qui ont deux femmes assez raisonnables, ils lui voulurent donner à souper. Il ne voulut point y aller que le repas ne fût commencé, et leur fit bonne chère.

Il délogea de chez un chirurgien, auprès des Beaubrun, à cause de sa servante. C'est une fille fière comme une princesse, et qui a quelque chose de démonté, ou je suis le plus trompé du monde. Elle n'est pas trop mal faite. Je ne sais ce qu'il y a, mais le bonhomme a dit à madame de Rambouillet qu'il connoissoit une pauvre fille pour qui trois hommes étoient morts d'amour: il y a apparence que c'est celle-là. Elle cause fort, et c'est quelque divertissement pour lui. Or, cette fille a la tête près du bonnet; elle dit quelque chose de travers au chirurgien; le bonhomme entendit du bruit, descendit; il trouva que son hôte avoit donne quelque horion à cette fille; cela le mit en colère, il le frappa. Le chirurgien fut assez sage pour ne pas riposter. C'est pour cela qu'il délogea.

Bien des gens tâchèrent de le désabuser de cette fille, qui le pilloit; mais on n'en put venir à bout; elle étoit maîtresse absolue et excluoit qui il lui plaisoit. Une fois elle chassa La Mothe Le Vayer, le prenant pour un ministre. Elle surprit une lettre dé Conrart, où il la déchiroit; elle la garda, et dit qu'il étoit bien obligé à sa goutte, car sans cela elle lui feroit donner le fouet par la main du bourreau. On ne savoit même si ce bonhomme ne l'avoit point épousée. Enfin, il mourut après avoir été long-temps incommodé d'une chute qu'il fit dans sa chambre. Il a confessé en mourant qu'il avoit quatre-vingt-seize ans. On lui avoit fait donner quelque subvention de bel esprit par M. de Colbert.

Madame Marie se garda bien de faire venir des prêtres, car il lui eût coûté à le faire enterrer, et elle étoit légataire universelle. Dans notre religion, il ne coûte quasi rien à mourir; ce fut la raison pourquoi le lieutenant-criminel Tardieu laissa mourir sa belle- mère huguenote.

Ménage demanda un jour à cette fille si effectivement elle était mariée avec M. de Gombauld. « Moi, répondit-elle, Monsieur! Hé ! que voudriez-vous que je fisse de cet homme-là ? J'ai plus de bien que lui. » Elle avoit raison; car elle lui avoit pris tout ce qu'il avoit.

Pellisson, étant entré chez M.. Fouquet, eut soin de lui faire payer quatre cents écus tous les ans, et lui fit donner cent louis d'or pour avoir dédié les Danaïdes au surintendant; mais depuis la détention de M. Fouquet, il tomba dans une grande pauvreté.



CHAPELAIN

Chapelain est fils d'un notaire de Paris; il fut précepteur- gouverneur de MM. de la Trousse, fils du grand-prévôt. Boutard dit qu'il portoit une épée pour faire le gouverneur, et même depuis, quoiqu'il ne fût plus chez ces messieurs, il ne laissoit pas de la porter. Ses parents, ne sachant comment la lui faire quitter, prièrent Boutard de lui en parler; mais, au lieu de cela, il s'avisa d'une bonne invention: il fit que quelqu'un, qui feignoit d'avoir été appelé en duel, prit Chapelain pour son second, qui, dès ce moment- là, pendit son épée au croc.

Il fut introduit à l'hôtel de Rambouillet vers le siège de La Rochelle (1627). Madame de Rambouillet m'a dit qu'il avoit un habit comme on en portoit il y avoit dix ans; il étoit de satin colombin, doublé de panne verte, et passementé de petits passements colombin et vert, à oeil de perdrix. Il avoit toujours les plus ridicules bottes du monde et les plus ridicules bas à bottes. Il y avoit du réseau au lieu de dentelle. Depuis, il ne laissa d'être aussi mal bâti en habit noir: je pense qu'il n'a jamais rien eu de neuf. Le marquis de Pisani, en je ne sais quels vers qu'on a perdus, disoit:

J'avois des bas de Vaugelas

Et des bottes de Chapelain.


Quelque vieille que soit sa perruque et son chapeau, il en a pourtant encore une plus vieille pour la chambre, et un chapeau encore plus vieux. Je lui ai vu du crêpe à la mort de sa mère, qui, à force d'être porté, étoit devenu feuille-morte. On lui a vu un justaucorps de taffetas noir moucheté; je pense que c'étoit d'un vieux cotillon de sa soeur, avec qui il demeure. On meurt de froid dans sa chambre: il ne fait quasi point de feu.

Feu Luillier disoit de lui qu'il étoit vêtu comme un maquereau, et La Mothe Le Vayer comme un opérateur; laid de visage, petit avec cela, et crachotant toujours. Je ne comprends pas comment ce diseur de vérités, cet homme qui rompt en visière, M. de Montausier, en un mot, n'a jamais eu le courage de lui reprocher sa mesquinerie. Souvent je lui ai vu à l'hôtel de Rambouillet des mouchoirs si noirs que cela faisoit mal au coeur. Je n'ai jamais tant ri sous cape que de le voir cajoler Pelloquin, une belle fille qui étoit à madame de Montausier, et qui avoit bien la mine de se moquer de lui, car il avoit un manteau si usé qu'on en voyoit la corde de cent pas; par malheur encore c'étoit à une fenêtre où le soleil donnoit, et elle voyoit la corde grosse comme les doigts.

Chapelain a toujours eu la poésie en tête, quoiqu'il n'y soit point né; il n'est guère plus né à la prose, et il y a de la dureté et de la prolixité à tout ce qu'il fait. Cependant à force de retâter, il a fait deux ou trois pièces fort raisonnables: le Récit de la Lionne, la plus grande partie de Zirphée , et la principale, I'Ode au cardinal de Richelieu, que je devois mettre la première. MM. Arnauld (car il cajoloit jusques au docteur, qui étoit alors au collège) et quelques autres de ses amis lui firent faire tant de changements à cette pièce, qu'elle parvint à l'état où on la voit, et sans difficulté c'est une des plus belles de notre langue. J'y trouve pourtant trop de raison, trop de sagesse, si j'ose ainsi dire: cela ne sent pas assez la fureur poétique, et peut-être est elle trop longue.

Il est temps de venir à la Pucelle. Je ne m'amuserai point à critiquer ce livre; je trouve qu'on lui fait honneur, et La Mesnardière en cela a rendu à M. Chapelain le plus grand service qu'il lui pouvoit rendre. Pour moi, je suis épouvanté d'un si grand parturient montes . Après cela prenez les Italiens pour maîtres; allez-vous instruire chez ces messieurs. Patru a raison. qui dit que M. Chapelain n'est sage qu'à l'italienne, c'est-à- dire que la morgue et le flegme font toute sa sagesse. Il sait assez bien notre langue, je veux dire il opine bien sur notre langue; mais il y a bien de la superficie à tout le reste: cependant M. de Longueville, dont il avoit tiré quarante-six mille livres, a augmenté sa pension de mille francs. Cette fois-la, Martial a bien menti:

Sint Moecenates, non deerunt, Flacce, Marones.

D'abord la curiosité fit bien vendre le livre. La grande réputation de l'auteur y fit courir bien du monde; mais ce ne fut qu'un feu de paille, et je ne sais, s'il n'espéroit encore quelque augmentation de pension, s'il penseroit à l'achever, car il a appelé de son siècle à la postérité: mais je me trompe fort si la postérité a fort les oreilles rompues de cet ouvrage.

Après le succès de sa première ode, il crut qu'il n'avoit que faire du conseil de personne: il est retourné à sa dureté naturelle; et pour l'économie, hélas ! peut-on avoir rêvé trente ans pour ne faire que rimer une histoire ? Car tout l'art de cet homme c'est de suivre le gazetier. Comme le livre étoit cher, on le vendoit quinze livres en petit papier et vingt- cinq livres en grand (car les auteurs aimoient fort le grand volume depuis quelque temps), il s'avisa d'une belle invention: il associa deux personnes pour ne leur donner qu'un exemplaire au lieu de deux, comme à madame d'Avaugour et à mademoiselle de Vertus, sa belle-soeur, qui quoiqu'elles fussent alors à Paris ensemble, sont pourtant pour l'ordinaire fort éloignées l'une de l'autre, car la première demeure en Bretagne, et l'autre ici; comme à M. Patru et à moi qui sommes logés à une lieue l'un de l'autre, M. Pellisson et à La Bastide, un de ses amis, qui est secrétaire de Bordeaux, ambassadeur en Angleterre. Il en a donné même à quelques-uns, à condition de laisser lire à tel et à tel; mais à ceux qu'il craignoit, à des pestes, il leur en a donné un tout entier, comme à Scarron, à Boileau (Gilles), à Furetières et autres. Voici encore une sordide avarice et ensemble une vanité ridicule. Il a dit qu'il lui coûtoit quatre mille livres pour les figures, qui, par parenthèse, ne valent rien; cependant il est constant qu'outre cent exemplaires que Courbé lui a fournis, dont il y en a plusieurs qui, à cause du grand papier et de la reliure, reviennent à dix écus et davantage, et cinquante qu'il lui a fallu donner et qu'il n'a point payés, il est constant que le libraire lui a donné deux mille livres, et depuis mille livres, quand, pour empêcher la vente de l'édition de Hollande, il en fallut faire ici une en petit, parce que dans le traité il y a deux mille livres pour la première édition et mille livres pour la seconde.

Les observations du sieur du Rivage fâchèrent fort la cabale, et M. de Montausier, en parlant à La Mesnardière, qui s étoit déguisé sous ce nom-là, dit, après avoir bien parlé coutre cet écrit, que celui qui l'a fait mériteroit des coups de bâton; et il vouloit qu'on bernât Linière au bout du Cours. C'est un petit fou qui a de l'esprit, et qui, je ne sais par quelle chaleur de foie, a fait des épîtres et des épigrammes contre M. Chapelain, et devant et après l'impression de la Pucelle. Il y a une épigramme fort jolie qu'on lui a raccommodée; la voici:

La France attend de Chapelain, ce rare et fameux écrivain,

Une merveilleuse Pucelle:

la cabale en dit force bien ;

Depuis vingt ans on parle d'elle:

Dans six mois ou n'en dira rien.


C'est pour faire voir que beaucoup de gens en étoient désabusés avant qu'on l'imprimât, car il en avoit lu les quatre premiers livres, cà et là, en mille lieux. On dit que messieurs de Port-Royal ont été les seuls à qui il a communiqué son ouvrage; mais ou il ne les a pas crus, ou ils ne s'y connoissoient guère. Il l'a montré aussi à Ménage, car il le craint comme le feu, et ne manque pas une fois d'aller à son académie, non plus que de visiter bien soigneusement le petit Boileau.

Pour revenir à La Mesnardière, c'est une espèce de fou qui n'est pas ignorant; mais c'est un des plus méchants auteurs que j'aie vus de ma vie. Il s'avisa, dans son livre de vers, de mettre en lettres italiques certains mots par-ci, par-là; personne ne put deviner pourquoi, car, par exemple, dans un vers il y aura le mot d'amour en ce caractère. Je lui en demandai la raison: « C'est un mauvais conseil, me dit-il, que quelques-uns de mes amis m'ont donné de marquer ainsi ce que je croyois de plus fort dans mes vers. » Saint-Amant, à qui je dis cela, me dit: « Je pensois qu'il eût voulu marquer le plus faible. »



CONRART

Conrart est fils d'un homme qui étoit d'une honnête famille de Valenciennes, et qui avoit du bien; il s'étoit assez bien allié à Paris. Cet homme ne vouloit point que son fils étudiât, et est cause que Conrart ne sait point de latin. C'étoit un bourgeois austère qui ne permettoit pas à son fils de porter des jarretières ni des roses de souliers, et qui lui faisoit couper les cheveux au-dessus de l'oreille; il avoit des jarretières et des roses qu'il mettoit et ôtoit au coin de la rue. Une fois qu'il s'ajustoit ainsi, il rencontre son père tête pour tête; il y eut bien du bruit au logis: son père mort, il voulut récompenser le temps perdu.

Son cousin Godeau lui donnoit quelque envie de s'appliquer aux belles-lettres; mais il n'osa jamais entreprendre le latin; il apprit de l'italien et quelque peu d'espagnol. Se sentant foible de reins pour faire parler de lui, il se mit à prêter de l'argent aux beaux- esprits, et à être leur commissionnaire: même il se chargeoit de toutes les affaires des gens de réputation de la province: cela a été à un tel point que, pour faire parler de lui en Suède, il prêta six mille livres au comte Tott, qui étoit ici sans un sou; ce fut en 1662. Je ne sais s'il en a été payé. Ménage connoissoit ce cavalier et avoit emprunté ces deux mille écus d'un auditeur des comptes, son beau-frère; mais quand chez le notaire celui- ci vit que c'étoit pour un Suédois, il remporta son argent, et dit que Ménage étoit fou. Conrart le sut, et les lui prêta.

La fantaisie d'être bel-esprit et la passion des livres le prirent à la fois. Il en a fait un assez grand amas, et je pense que c'est la seule bibliothèque du monde où il n'y ait pas un livre grec, ni même un livre latin. L'effort qu'il faisoit, la peine qu'il se donnoit, et la contention d'esprit avec laquelle il travailloit, lui envoyant tous les esprits à la tête, il lui vint une grande quantité de bourgeons; pour cela, car c'étoit une vilaine chose, il se rafraîchit tellement que ses nerfs débilités (outre qu'il est de race de goutteux) furent bien plus susceptibles de cette incommodité qu'ils n'eussent été. Il fut affligé de la goutte de bonne heure, et de bien d'autres maux, sans en être moins enluminé pour cela; en sorte que c'est un des hommes du monde qui souffre le plus. Son ambition a fait une partie de son mal; car il a cabalé la réputation de toute sa force, et il a voulu faire par imitation, ou plutôt par singerie, tout ce que les autres faisoient par génie. A-t-on fait des rondeaux et des énigmes ? il en a fait; a-t-on fait des paraphrases ? en voilà aussitôt de sa façon; du burlesque, des madrigaux, des satires même, quoiqu'il n'y ait chose au monde à laquelle il faille tant être né. Son caractère, c'est d'écrire des lettres couramment; pour cela il s'en acquittera bien, encore y aura-t-il quelque chose de forcé: mais s'il faut quelque chose de soutenu ou galant, il n'y a personne au logis. On le verra s'il imprime, car il garde copie de tout ce qu'il fait; il ne sait rien et n'a que la routine.

Malleville disoit qu'il lui sembloit que Conrart allât criant par les rues: « A ma belle amitié! qui en veut, qui en veut de ma belle amitié? » A propos de cela, il demanda à plusieurs de ses amis des devises sur l'amitié, qu'il fit enluminer sur du vélin. Madame de Rambouillet lui en donna une dont le corps étoit une vestale, dans le temple de Vesta, qui attisoit le feu sacré, et le mot étoit fovebo. Elle le fit en françois, et M. de Rambouillet le tourna en latin.

Conrart trouvoit sa belle-soeur de Barré fort jolie; ailleurs elle n'eût pas laissé de l'être, mais dans cette famille disgraciée c'étoit un vrai soleil. Il la vouloit traiter de haut en bas. Il vouloit qu'elle fût sous sa férule, en être le patron et la mener partout où il lui plairoit. Cette femme, qui est plus fine que lui, le laissoit dire, et en a fait après à sa mode, mais doucement toutefois, car elle a affaire à une des plus sottes familles du monde. Un jour qu'elle étoit allée par complaisance promener avec lui et Sapho, et autres beaux- esprits du Samedi, elle dit par hasard: « J'ai été norrie. - - Il ne faut pas dire cela lui dit-il d un ton magistral, il faut dire nourrie. » Cela l'effaroucha un peu, et comme elle n'avoit déjà aucune inclination à faire le bel-esprit, elle ne voulut pas se promener davantage avec toutes ces héroïnes. Quoique cela ne plut guère à Conrart, il ne laissa pas de continuer à tâcher de se rendre maître de cet esprit. Une fois, il lui prit fantaisie d'avoir le portrait de sa belle-soeur, car il affecte d'avoir les portraits de ses amies. Un beau matin il envoie sa femme, qui vint dire à madame de Barré « que M. Conrarte (elle prononce ainsi à la mode de Valenciennes, d'où elle est) n'avoit pu dormir de toute la nuit, tant il avoit d'impatience d'avoir son portrait. » Il fallut donc vite lui en faire faire un par le peintre qu'il nomma, par le plus cher, et il la laissa fort bien payer. Il exerce encore quelque sorte de tyrannie sur elle, car il faut qu'elle aille le voir régulièrement, et elle veut bien avoir cette complaisance pour son mari; mais en son âme elle se moque terriblement de M. le secrétaire de l'Académie. Regardez un peu quelle figure de galant! j'ai vu qu'il se faisoit les ongles en pointes, et au même temps, il s'arrachoit les poils du nez devant tout le monde: il y prétend pourtant; il est vrai qu'au prix de Chapelain il pourroit passer pour tel, au moins pour son ajustement, car il est toujours assez propre.



LE MARÉCHAL DE BASSOMPIERRE

Le maréchal de Bassompierre étoit d'une bonne maison entre la France et le Luxembourg; la plupart des lieux de ce pays-là ont un nom allemand et un nom françois: Betstein est le nom allemand, et Bassompierre le françois.

On conte une fable qui est assez plaisante. Un comte d'Angeweiller, marié avec la comtesse de Kinspein, eut trois filles qu'il maria avec trois seigneurs des maisons de Croy, Salm et de Bassompierre, et leur donna à chacune une terre et un gage d'une fée. Croy eut un gobelet et la terre d'Angeweiller; Salm eut une bague et la terre de Phinstingue ou Fenestrange, et Bassompierre eut une cuiller et la terre d'Angeweiller. Il y avoit trois abbayes qui étoient dépositaires de ces trois gages, quand les enfants étoient mineurs: Nivelle pour Croy, Remenecourt pour Salm, et Epinal pour Bassompierre. Voici d'où vient cette fable.

On dit que ce comte d'Angeweiller rencontra un jour une fée, comme il revenoit de la chasse, couchée sur une couchette de bois, bien travaillée selon le temps, dans une chambre qui étoit au-dessus de la porte du château d'Angeweiller; c'étoit un lundi. Depuis durant l'espace de quinze ans, la fée ne manquoit pas de s'y rendre tous les lundis, et le comte l'y alloit trouver. Il avoit accoutumé de coucher sur ce portail, quand il revenoit tard de la chasse, où qu'il y alloit de grand matin, et qu'il ne vouloit pas réveiller sa femme; car cela étoit loin du donjon. Enfin, la comtesse ayant remarqué que tous les lundis il couchoit sans faute dans cette chambre, et qu'il ne manquoit jamais d'aller à la chasse ce jour-là, quelque temps qu'il fît, elle voulut savoir ce que c'étoit, et ayant fait faire une fausse clef, elle le surprend couché avec une belle femme; ils étoient endormis. Elle se contenta d'ôter le couvre-chef de cette femme de dessus une chaise, et, après l'avoir étendu sur le pied du lit, elle s'en alla sans faire aucun bruit. La fée, se voyant découverte, dit au comte qu'elle ne pouvoit plus le voir, ni là, ni ailleurs; et après avoir pleuré l'un et l'autre, elle lui dit que sa destinée l'obligeoit à s éloigner de lui de plus de cent lieues; mais que, pour marque de son amour, elle lui donnoit un gobelet, une cuiller et une bague, qu'il donneroit à trois filles qu'il avoit, et qu'elles apporteroient tout bonheur dans les maisons dans lesquelles elles entreroient, tandis qu'on y garderoit ces gages; que si quelqu'un déroboit un de ces gages, tout malheur leur arriveroit. Cela a paru dans la maison de M. Pange, seigneur lorrain, qui déroba au prince Salm la bague qu'il avoit au doigt, un jour qu'il le trouva assoupi pour avoir trop bu. Ce M. de Pange avoit quarante mille écus de revenu, il avoit de belles terres, étoit surintendant des finances du duc de Lorraine. Cependant, à son retour d'Espagne, où il ne fit rien, quoiqu'il y eut été fort long- temps et y eût fait bien de la dépense (il y étoit ambassadeur pour obtenir une fille du roi Philippe II pour son maître), il trouva sa femme grosse du fait d'un jésuite; tout son bien se dissipa; il mourut de regret; et trois filles mariées qu'il avoit furent toutes trois des abandonnées. On ne sauroit dire de quelle matière sont ces gages; cela est rude et grossier.

La marquise d'Havré, de la maison de Croy, en montrant le gobelet, le laissa tomber; il se cassa en plusieurs pièces, elle les ramassa et les remit dans l'étui en disant: « Si je ne puis l'avoir entier, je l'aurai au moins par morceaux. »

Le lendemain, en ouvrant l'étui, elle trouva le gobelet aussi entier que devant. Voilà une belle petite fable.

Le père du maréchal étoit grand ligueur; M. de Guise l'appeloit l'ami de coeur: c'étoit un homme de service. Ce fut chez lui que la Ligue fut jurée entre les grands seigneurs. Il mourut subitement au commencement de la Ligue. Le maréchal avoit de qui tenir pour aimer les femmes, et aussi pour dire de bons mots, car son père s'en mêloit. Il gagna la v..., et sa femme lui ayant dit: « J'avois tant prié Dieu qu'il vous en gardât ? -- Vraiment, répondit-il, vos prières ont été exaucées, car il m'en a gardé de la plus fine.»

A son avènement à la cour, c'étoit après le siège d'Amiens, il tomba par malheur entre les mains de Sigongne, celui qui a été si satirique. C'étoit un vieux renard qui étoit écuyer d'écurie chez le Roi: il vit ce jeune homme qui faisoit l'entendu; il lui voulut abattre le caquet, Et, faisant le provincial nouveau venu, il le pria niaisement de le vouloir présenter au roi. Bassompierre crut avoir trouvé un innocent, et s'en jouer; il entra, et dit au Roi en riant: `` Sire, voici un gentilhomme nouvellement arrivé de la province et qui désire faire la révérence à Votre Majesté. » Tout le monde se mit à rire, et le jeune monsieur fut fort déferré.

On dit que, jouant avec Henri IV, le Roi s'aperçut qu'il y avoit des demi-pistoles parmi les pistoles. Bassompierre lui dit: « Sire, c'est Votre Majesté qui les a voulu faire passer pour pistoles --- C'est vous, » répondit le Roi. Bassompierre les prend toutes, remet des pistoles aux pages et aux laquais par la fenêtre. La Reine dit sur cela: « Bassompierre fait le roi, et le Roi fait Bassompierre » Le Roi se fâcha de ce qu'elle avoit dit. « Elle voudroit bien qu'il le fût, repartit le Roi, elle en auroit un mari plus jeune. » Bassompierre méritoit bien autant d'être grondé que la Reine.

Après M. de Rohan, qui avoit eu pour trente mille écus la charge de colonel des Suisses, Bassompierre eut cette charge et la fit bien autrement valoir qu'on ne l'avoit fait jusqu'alors; d'ailleurs il étoit habile et faisoit toujours quelque affaire. Il n'y avoit presque personne à la cour qui eût tant de train que lui et qui fit plus pour ses gens. Lamet, son secrétaire, fut préféré, en une recherche d'une fille, à un conseiller au parlement.

Parlons un peu de ses amours. On a dit qu'il avoit été un peu amoureux de la Reine- mère, et qu'il disoit que la seule charge qu'il convoitoit, c'étoit celle de grand panetier, parce qu'on couvroit pour le Roi. Il disoit qu'il y avoit plus de plaisir à le dire qu'à le faire. Il étoit magnifique, et prit la capitainerie de Monceaux, afin d'y traiter la cour. La Reine- mère lui dit un jour: « Vous y mènerez bien des putains (on parloit ainsi alors). -- Je gage, répondit-il, madame, que vous y en mènerez plus que moi. » Un jour il lui disoit qu'il y avoit peu de femmes qui ne fussent putains « Et moi ? dit- elle -- Ah ! pour vous, Madame, répliqua-t-il, vous êtes la Reine. »

Une de ses plus illustres amourettes, ce fut celle de mademoiselle d'Entragues, soeur de madame de Verneuil; il eut l'honneur d'avoir quelque temps le roi Henri IV pour rival. Testu, chevalier du guet, y servoit Sa Majesté. Un jour, comme cet homme venoit lui parler, elle fit cacher Bassompierre derrière une tapisserie, et disoit à Testu, qui lui reprochoit qu'elle n'étoit pas si cruelle à Bassompierre qu'au Roi, qu'elle ne se soucioit non plus de Bassompierre que de cela, et en même temps elle frappoit d'une houssine, qu'elle tenoit, la tapisserie à l'endroit où étoit Bassompierre. Je crois pourtant que le Roi en passa son envie, car un jour le Roi la baisa je ne sais où, et mademoiselle de Rohan, la bossue, soeur de feu M. de Rohan, sur l'heure écrivit ce quatrain à Bassompierre:

Bassompierre, on vous avertit,

Aussi bien l'affaire vous touche,

Qu'on vient de baiser une bouche

Dans la ruelle de ce lit.


Il répondit aussitôt:

Bassompierre dit qu'il s'en rit,

Et que l'affaire ne le touche;

Celle à qui l'on baise la bouche

a mille fois baisé son ...


« Je mettrai, quand il vous plaira, la rime entre vos belles mains. »

Henri IV dit un jour au père Cotton, jésuite: « Que feriez-vous si on vous mettoit coucher avec mademoiselle d'Entragues ? -- Je sais ce que je devrois faire, Sire, dit-il; mais je ne sais ce que je ferois -- Il feroit le devoir de l'homme, dit Bassompierre, et non pas celui de père Cotton. »

Mademoiselle d'Entragues eut un fils de Bassompierre, qu'on appela longtemps l'abbé de Bassompierre; c'est aujourd'hui M. de Xaintes. Elle prétendit obliger Bassompierre à l'épouser (1); la cause fut renvoyée au parlement de Rouen, il y gagna son procès.

[(1) En ce temps-là Bautru se mit à lui faire les cornes chez la Reine; on en rit. La Reine demanda ce que c'étoit. « C'est Bautru, dit-il, Madame, qui montre tout ce qu'il porte. » (T.)]

Bertinières plaida pour lui: c'étoit un homme qui disoit qu'il ne savoit ce que c'étoit que de se troubler en parlant en public, et qu'il n'y avoit rien capable de l'étonner. Le maréchal lui servit à avoir l'agrément de la cour pour la charge de procureur-général au parlement de Rouen, et il la lui fit avoir pour vingt mille écus. Au retour de Rouen, comme elle montroit son fils à Bautru: « N'est-il pas joli ? disoit-elle. -- Oui, répondit Bautru, mais je le trouve tout abâtardi depuis votre voyage de Rouen. » Elle ne laissa pas, comme elle fait encore, de s'appeler madame de Bassompierre. « J'aime autant, dit Bassompierre, puisqu'elle veut prendre un nom de guerre, qu'elle prenne celui-là qu'un autre » Il n'étoit pas maréchal alors. On lui dit: « Depuis elle ne se fait point appeler la maréchale de Bassompierre -- Je crois bien, dit-il, c'est que je ne lui ai pas donné le bâton depuis ce temps- là. »

Quand il acheta Chaillot la Reine-mère lui dit : « Hé ! pourquoi avez-vous acheté cette maison ? C'est une maison de bouteille. -- Madame, dit-il, je suis Allemand -- Mais ce n'est pas être à la campagne, c'est le faubourg de Paris -- Madame, j'aime tant Paris que je n'en voudrois jamais sortir. -- Mais cela n'est bon qu'à y mener des garces. -- Madame, j'y en mènerai. »

On croit qu'il étoit marié avec la princesse de Conti. La cabale de la maison de Guise fut cause enfin de sa prison, et sa langue aussi en partie, car il dit: « Nous serons si sots que nous prendrons La Rochelle. »

Il eut un fils de la princesse de Conti, qu'on a appelé La Tour Bassompierre; on croit qu'il l'eût reconnu s'il en eût eu le loisir. Ce La Tour étoit brave et bien fait. En un combat où il servoit de second, ayant affaire à un homme qui depuis quelques années étoit estropié du bras droit, mais qui avoit eu le loisir de s'accoutumer à se servir du bras gauche, il se laissa lier le bras droit et battit pourtant son homme. Il logeoit chez le maréchal; depuis il est mort de maladie.

Bassompierre gagnoit tous les ans cinquante mille écus à M. de Guise; madame de Guise lui offrit dix mille écus par an et qu'il ne jouât plus contre son mari, il répondit comme le maître- d'hôtel du maréchal de Biron: « J'y perdrois trop . »

Il a toujours été fort civil et fort galant. Un de ses laquais ayant vu une dame traverser la cour du Louvre, sans que personne lui portât la robe, alla la prendre en disant: « Encore ne sera-t-il pas dit qu'un laquais de M. le maréchal de Bassompierre laisse une dame comme cela. »

C'étoit la feue comtesse de La Suze; elle le dit au maréchal, qui sur l'heure le fit valet de chambre.

Il seroit à souhaiter qu'il y eût toujours à la cour quelqu'un comme lui: il en faisoit l'honneur, il recevoit et divertissoit les étrangers. Je disois qu'il étoit à là cour ce que Bel Accueil est dans le Roman de la Rose. Cela faisoit qu'on appeloit partout Bassompierre ceux qui excelloient en bonne mine et en propreté. Une courtisane se fit appeler à cause de cela la Bassompierre, une autre fut nommée ainsi parce qu'elle étoit de belle humeur. Un garçon qui portoit en chaise sur les montagnes de Savoie fut surnommé Bassompierre, parce qu'il avoit engrossé deux filles à Genève. A propos de ce surnom de Bassompierre, il lui arriva une fois une plaisante aventure sur la rivière de Loire. Il alloit à Nantes du temps que Chalais eut la tête coupée; une demoiselle lui demanda place dans sa cabane pour elle et pour sa fille: cette demoiselle alloit à la cour pour y faire sceller une grâce pour son fils. On alloit toute la nuit. Dans l'obscurité il s'approche de cette fille, et il étoit près d'entrer dans la chambre défendue, quand un batelier se mit à crier: _Vire le peautre (1), Bassompierre. »

[(1) Gouvernail,]

Cela le surprit, et, je crois même, le désapprêta. Il sut après qu'on appeloit ainsi celui qui tenoit le gouvernail, et qu'on lui avoit donné ce nom, parce que c'étoit le plus gentil batelier de toute la rivière de Loire.

Une illustre maquerelle disoit « que M. de Guise étoit de la meilleure mesure, M. de Chevreuse de la plus belle corpulence, M. de Termes le plus sémillant, et M. de Bassompierre le plus beau et le plus goguenard. »

Ceux que je viens de nommer, avec M. de Créquy et le père de Gondy, alors général des galères, mangeoient souvent ensemble, et s'entre-railloient l'un l'autre; mais dès qu'on sentoit que celui qu'on tenoit sur les fonts se déferroit, on en prenoit un autre: leurs suivants aimoient mieux ne point dîner et les entendre.

J'ai déjà dit ailleurs qu'il n'a jamais bien dansé; il n'étoit pas même trop bien à cheval; il avoit quelque chose de grossier; il n'étoit pas trop bien dénoué. A un ballet du Roi dont il étoit, on lui vint dire sottement, comme il s'habilloit pour faire son entrée, que sa mère étoit morte; c'étoit une grande ménagère à qui il avoit bien de l'obligation: « Vous vous trompez, dit-il, elle ne sera morte que quand le ballet sera dansé. »

Il fut plus d'une fois en ambassade; il contoit au feu Roi qu'à Madrid il fit son entrée sur la plus belle petite mule du monde, qu'on lui envoya de la part du roi. « Oh! la belle chose que c'étoit, dit le feu Roi, de voir un âne sur une mule! -- Tout beau, Sire, dit Bassompierre, c'est vous que je représentois. »

Il disoit que M. de Montbason se parjuroit toujours, qu'il juroit par le jour de Dieu, la nuit, et le jour, par le feu qui nous éclaire.

La Reine-mère disoit: « J'aime tant Paris et tant Saint- Germain que je voudrois avoir un pied à l'un et un pied à l'autre. -- Et moi, dit Bassompierre, je voudrois donc être à Nanterre »; c'est à mi-chemin.

M. de Vendôme lui disoit en je ne sais quelle rencontre: « Vous serez sans doute du parti de M. de Guise, car vous baisez sa soeur de Conti ? -- Cela n'y fait rien, répondit-il: « j'ai baisé toutes vos tantes, et je ne vous en aime pas plus pour cela. »

On lui a l'obligation de ce que le Cours (1) dure encore, car ce fut lui qui se tourmenta pour le faire revêtir du côté de l'eau, et pour faire faire un pont de pierre sur le fossé de la ville.

[(1) Le Cours la Reine.]

Il étoit encore agréable et de bonne mine quoiqu'il eût soixante-quatre ans; à la vérité, il étoit devenu bien turlupin,car il vouloit toujours dire de bons mots, et le feu de la jeunesse lui manquant, il ne rencontroit pas souvent; M. le Prince et ses petits-maîtres en faisoient des railleries.

Sur le perron de Luxembourg, une dame de grande qualité, après lui avoir fait bien des compliments sur sa liberté, lui dit: « Mais vous voilà bien blanchi, monsieur le maréchal. -- Madame, lui répondit-il en franc crocheteur, je suis comme les poireaux, la tête blanche et la queue verte. » En récompense, il dit à une belle fille: « Mademoiselle, que j'ai regret à ma jeunesse quand je vous vois ! »

Il dit aussi de Marescot, qui étoit revenu de Rome fort enrhumé, et sans apporter de chapeau pour M. de Beauvais: « Je ne m'en étonne pas, il est revenu sans chapeau. »

Comme il avoit une grande santé, et qu'il disoit qu'il ne savoit encore où étoit son estomac, il ne se conservoit point; il mangeoit grande quantité de méchants melons et de pavies, qui ne mûrissent jamais bien à Paris. Après il s'installa à Tanlay, où ce fut une crevaille merveilleuse: au retour, il fut malade dix jours à Paris chez madame Bouthillier, qui ne voulut pas qu'il en partît qu'il ne fût tout à fait guéri; mais Yvelin, médecin de chez la Reine, qui avoit affaire à Paris, le pressa de revenir. A Provins, il mourut la nuit en dormant, et il mourut si doucement qu'on le trouva dans la posture où il avoit accoutumé de dormir, une main sous le chevet à l'endroit de sa tête et les genoux un peu haussés. Il n'avoit pas seulement étendu les jambes. Son corps gros et gras, et en automne, fut cahoté jusqu'à Chaillot, où on lui trouva les parties nobles toutes gâtées; mais c'est que le corps s'étoit corrompu par les chemins.



VANDY

Feu Vandy étoit un homme qui rencontroit assez bien. Son oncle, le comte de Grandpré, avoit été son tuteur, et on accusoit ce tuteur d'avoir un peu pillé son pupille; il lui dit un jour: « Mon neveu, vous faites trop de dépense; assurément, vous vous ruinerez. -- Mon oncle, répondit Vandy, comment me ruinerois-je, si vous, qui avez plus d'esprit que moi, n'avez pu venir à bout de me ruiner ? »

Un gentilhomme de ses voisins lui demandoit une attestation pour faire déclarer son frère fou: « Mais, Monsieur, lui disoit-il, donnez-le-moi bien ample. -- Je vous la donnerai si ample, répondit Vandy, qu'elle pourra servir pour votre frère pour vous. » Il étoit un homme fort froid, et il ne sembloit pas qu'il songeât à ce qu'il disoit. Un jour qu'il dînoit chez ce même comte de Grandpré, on servit devant lui un potage, où il n'y avoit que deux pauvres soupes qui couroient l'une après l'autre; Vandy voulut en prendre une; mais comme le plat étoit fort grand, il faillit son coup; il y retourne et ne peut l'attraper; il se lève de table et appelle son valet de chambre: « Un tel, tire-moi mes bottes. -- Que voulez-vous faire, mon cousin ? lui dit M. de Joyeuse; je crois que vous êtes fou. -- Souffrez qu'il me débotte, dit froidement Vandy, je veux me jeter à la nage dans ce plat pour attraper cette soupe. »

Il étoit brave, mais n'alloit jamais à la guerre sans donzelles, et il disoit ordinairement: « Point de p... , point de Vandy. » On dit qu'étant à une foire de village il y rencontra une mignonne qu'il avoit entretenue autrefois; il en vouloit user à la manière de Diogène, qui plantoit des hommes en plein marché; la demoiselle le rebuta: « Hé quoi? lui dit-il, ne sait-on pas que tu f... et moi aussi ? » Il avoit épousé une nièce du maréchal de Marillac.

Le cardinal de Richelieu voulut qu'il fît son testament; lui s'en défendoit, disant qu'il n'avoit pas de biens; enfin l'éminence l'emporta. « Ecrivez donc, dit-il, je donne mon âme à Dieu, mon corps à la terre, ma femme et mon fils à M. le cardinal (il fut son page), et ma fille au public. »

Une fois qu'il venoit de la guerre avec un de ses amis, il lui dit: « Nous irons descendre chez une dame bien faite, avec laquelle vous verrez que je ne suis pas mal; mais je n'en suis point jaloux; je vous laisserai ensemble avant que vous en partiez: vous pousserez votre fortune. » C'étoit chez sa femme qu'il fut descendre; il lui présenta son ami. On dîna: après le dîner, il entra avec elle dans un cabinet, et ensuite il s'alla promener dans le jardin. Cet homme, demeuré seul avec elle, se mit à lui en conter, et après il lui voulut baiser la main. « Monsieur, pour qui me prenez- vous'? -- Hé, Madame, M. de Vandy m'a tout dit. » Enfin, elle fut contrainte d'appeler M. Vandy par la fenêtre. Cet homme, voyant qu'on l'avoit fait donner dans le panneau, monta à cheval et s'enfuit.

Une autre fois qu'il couroit la poste, en passant par Lyon, on l'obligea à aller parler à feu M. d'Alincourt, père de M. de Villeroy, qui exerçoit cette petite tyrannie sur les courriers. Il y fut; M. le gouverneur, sans autrement le saluer, lui dit: « Mon ami, que disoit-on à Paris quand vous en êtes parti? -- Monsieur, on disoit vêpres. - - Je demande ce qu'il y avoit de nouveau ? -- Des pois verts, Monsieur.» Alors se doutant que ce n'étoit pas ce qu'il pensoit, il lui ôte le chapeau, et lui dit: « Monsieur, comment vous appelez-vous? -- Cela n'est pas réglé, reprit Vandy, tantôt mon ami, tantôt monsieur. » Et il s'en va. On dit après à M. d'Alincourt qui c'étoit. Il envoya après, mais en vain; Vandy le laissa la pour ce qu'il étoit.



MESDAMES DE ROHAN

Madame de Rohan, mère du premier duc de Rohan qui a tant fait parler de lui, étoit de la maison de Lusignan, d'une branche qui portoit le nom de Parthenay. C'étoit une femme de vertu, mais un peu visionnaire. Toutes les fois que M. de Nevers, M. de Brèves et elle se trouvoient ensemble, ils conquêtoient tout l'empire du Turc (1).

[(1) Ce M. de Brèves, à ce qu'on dit, appela le Pape, le grand Turc des Chrétiens. Il cria: Allah ! en mourant, et sans Gédoin, le Turc, qui croyoit en Notre Seigneur comme lui, il ne se fût jamais confessé; mais Gédoin lui dit qu'il le falloit faire par politique. (T.)]

Elle ne vouloit point que son fils fût duc, et disoit le cri d'armes de Rohan:

Roi, je ne puis,

Duc, je ne daigne,

Rohan je suis.


Elle avoit de l'esprit et a écrit une pièce contre Henri IV, de qui elle n'étoit pas satisfaite, je ne sais pourquoi, où elle le déchire en termes équivoques, Comme ce prince n'a rien d'humain, etc. . Elle a été de plusieurs cabales contre lui.

Elle avoit une fantaisie la plus plaisante du monde: il falloit que le dîner fût toujours prêt sur table à midi; puis, quand on le lui avoit dit, elle commençoit à écrire, si elle avoit à écrire, ou à parler d'affaires; bref, à faire quelque chose jusqu'à trois heures sonnées: alors, on réchauffoit tout ce qu'on avoit servi, et on dînoit. Ses gens, faits à cela, alloient en ville après qu'on avoit servi sur table. C'étoit une grande rêveuse. Un jour elle alla pour voir M. Deslandes, doyen du parlement; madame des Loges étoit avec elle, et en attendant qu'il revînt du palais, elle se mit à travailler, et à rêver en travaillant; elle s'imagine qu'elle étoit chez elle, et quand on lui vint dire que M. Deslandes arrivoit: « Hé ! vraiment, dit-elle, il vient bien à propos. Hé, Monsieur, que je suis aise de vous voir ! Hé ! Quelle heure est-il ? Il faut puisque vous voilà que nous dînions ensemble. -- Madame, vous me faites trop d'honneur, » dit le bonhomme, qui aussitôt envoye à la rôtisserie. Enfin on sert, elle regarde sur la table. « Mais, mon ami, vous ferez méchante chère aujourd'hui. » Madame des Loges eut peur qu'elle ne continuât sur ce ton-là; elle la tire. « Hé ! Où pensez-vous être ? » lui dit-elle. Madame de Rohan revint, et lui dit en riant: « Vous êtes une méchante femme de ne m'en avoir pas avertie de meilleure heure. » Elle dit, pour s'en aller, qu'elle étoit conviée à dîner en ville.

Son fils étoit sans doute un grand personnage. Il n'avoit point de lettres, cependant il a bien fait voir qu'il savoit quelque chose; on a deux ou trois ouvrages de lui: le Parfait Capitaine, les Intérêts des Princes, et ses Mémoires. On a dit que ce n'étoit pas un fort vaillant homme quoiqu'il ait toute sa vie fait la guerre, et qu'il soit mort à une bataille. On en a fait un conte: on disoit que de frayeur il scella une fois un boeuf au lieu d'un cheval, et on l'appela quelque temps le boeuf sellé; cependant il payoit de sa personne quand il le falloit.

Dans son Voyage d'Italie, il y a une terrible pointe: il parle d'un homme de fortune qui étoit à la Cour d'Angleterre; on l'accusoit de venir d'un boucher. « On ne peut pas dire, dit-il, qu'il ne vienne de «grands saigneurs. » En parlant de la Villa Ciceronis, qui est au Royaume de Naples, il met: « La métairie de Cicéron, où il composa le plus beau de ses ouvrages, et entre autres les Pandettes. » Quelque sot d'Italien lui avoit dit cela, et il la pris pour argent comptant. Voilà ce que c'est que de ne montrer pas ses ouvrages à quelque honnête homme!

Il eut dessein une fois d'acheter du Turc l'île de Chypre, et d'y mener une colonie. Il alloit pour faire un parti, à ce qu'on dit, avec le duc de Weimar, quand il fut blessé à la bataille de Reinfeld que donna ce duc, et après il mourut de sa blessure. C'étoit un petit homme de mauvaise mine. il épousa mademoiselle de Sully qu'elle étoit encore enfant.; elle fut mariée avec une robe blanche, et on la prit au col pour la faire passer plus aisément. Du Moulin, alors ministre à Charenton, ne put s'empêcher, car il a toujours été plaisant, de demander, comme on fait au baptême: « Présentez-vous cet enfant pour être baptisé ? » On leur en fit faire lit à part; mais elle ne s'en put tenir longtemps; et quand on vint dire à M. de Rohan que sa femme étoit accouchée, il en fut surpris, car à son compte cela ne devoit pas arriver si tôt. On m'a dit que ce fut Arnauld du Fort, depuis mestre de camp des carabins, qui en eut le pucelage. Le maréchal de Saint-Luc est apparemment celui qui l'a mis à mal, si quelque suivant n'a passé devant lui; car, pour des valets, elle a toujours dit en riant qu'elle n'étoit point valétudinaire. (1)

[(1) On entendoit par là des femmes qui se donnoient à des valets. (T.)]

M. de Saint-Luc en étoit en possession quand M. de Candale vint à la cour. La grandeur du père faisoit qu'on le regardoit comme une illustre conquête. Elle lui fit toutes les avances imaginables; il n'étoit pas bien fait de sa personne; mais il avoit beaucoup d'esprit et étoit fort agréable; ce n'étoit ni un brave, ni un grand capitaine.

Madame de Rohan étoit fort jolie, et avoit quelque chose de fort mignon, d'ailleurs née à l'amour plus que personne au monde, et qui disoit les choses fort plaisamment. Lorsque M. de Candale fut marié, elle se brouilla avec sa femme et fut cause qu'il se démaria. Sa femme lui offrit le congrès, il ne voulut point l'accepter; ensuite madame de Rohan, pour fortifier le parti des huguenots, lui fit changer de religion. Il y avoit souvent noise entre eux, et quand il fut revenu à l'Eglise romaine, il dit souvent à madame Pilou: « Qu'il n'y avoit point de mauvais offices que madame de Rohan ne lui eût rendus. Elle m'a mis mal, disoit-il, avec le Roi, avec mon père et avec Dieu, et m'a fait mille infidélités; cependant je ne m'en saurois guérir. » Il laissa tout son bien à mademoiselle de Rohan, aujourd'hui madame de Rohan, qui ne le voulut point accepter. Guitaut, depuis capitaine des gardes de la Reine-mère, vengea M. de Saint Luc, à qui il avoit été, car il coucha avec elle, et puis la battit bien serré dans un démêlé qu'ils eurent ensemble. Madame Pilou lui débaucha feu d'Aumont, cadet du maréchal d'aujourd'hui, et le maria; elle lui débaucha aussi Miossens; mais madame de Rohan n'en a rien su, et elle le maria comme l'autre. Un jour elle égratigna Miossens; car, ayant appris qu'il avoit été au bal au Louvre, au sortir de chez elle, quoiqu'elle le lui eût défendu, elle l'alla battre et égratigner dans son lit. De dépit, il entendit à la proposition que madame Pilou lui fit.

Bonneuil, introducteur des ambassadeurs, comme des ambassadeurs d'Angleterre lui eussent demandé: « Qui est cette dame-là ? (C'étoit madame de Rohan.) -- C'est le docteur, leur répondit-il, qui a converti M. de Candale. » Théophile fit une épigramme sur cela, qui est dans le Cabinet satyrique . L'épigramme qui dit:

Sigismonde est la plus gourmande, etc.

est faite aussi pour elle; elle n'est pas imprimée.

M. de Candale avoit amené deux ou trois capelets de Venise à Paris; lui et Ruvigny en trouvèrent une fois un couché avec une g.... dans la Place-Royale. Ruvigny lui dit: « Je te donne un écu d'or si tu la veux baiser demain, en plein midi, dans la place. » Il le promit, et comme il étoit après, M. de Caudale, Ruvigny et quelques autres firent exprès un grand bruit: toutes les dames mirent la tête à la fenêtre et virent ce beau spectacle.

Pour revenir à madame de Rohan, un soir qu'elle retournoit du bal, elle rencontra des voleurs; aussitôt elle mit la main à ses perles. Un de ces galants hommes, pour lui faire lâcher prise, la voulut prendre par l'endroit que d'ordinaire les femmes défendent le plus soigneusement; mais il avoit affaire à une maîtresse mouche: « Pour cela, lui dit-elle, vous ne l'emporterez pas, mais vous emporteriez mes perles. » Durant cette contestation, il vint du monde, et elle ne fut point volée.

Un jour la duchesse d'Hallwin, fille de la marquise de Menelaye, soeur du Père de Gondy, se rencontra avec elle à la porte du cabinet de la Reine, et comme elle la pressoit fort pour entrer la première, madame de Rohan se retira bien loin en disant: « A Dieu ne plaise que, n'ayant ni verge, ni bâton, j'aille me frotter à une personne armée.» Car cette femme toute contrefaite avoit un corps de fer; et puis elle avoit été femme de M. de Candale, et s'étoit démariée d'avec lui. On dit qu'un jour d'Hallwin, depuis M. le maréchal de Schomberg, demanda à M. de Candale pourquoi il s'étoit démarié: « C'est, dit-il, que madame couchoit avec tel et tel de mes gens » M. d'Hallwin s'en voulut fâcher: « Tout beau, lui dit-il, tout cela est sur mon compte, vous n'y avez rien à voir. »

Il y avoit chez M. de Bellegarde la peinture d'un... pétrifié, et un sonnet au-dessous qu'Yvrande avoit fait; il est dans le Cabinet satyrique. Madame de Rohan mit la main devant ses yeux pour ne pas voir la peinture; mais par-dessous elle lisoit les vers en disant: « Fi! fi ! »

Quelque benêt, la consolant de la mort de M. de Soubise dont elle ne se tourmentoit guère, lui dit une stance de Théophile, où il y a:

Et dans les noirs flots de l'oubli,

Où la Parque l'a fait descendre,

Ne fût-il mort que d'aujourd'hui,

Il est aussi mort qu'Alexandre.


Elle acheva la stance en l'interrompant:

Et me touche aussi peu que toi.

Il y a:

Et vous _touche, etc.

Madame de Rohan a toujours la vision de se faire battre par ses galants; on dit qu'elle aimoit cela, et on tombe d'accord que M. de Candale et Miossens (1) l'ont battue plus d'une fois.

[(1)Miossens lui coûte deux cent mille écus. Miossens prit un suisse; il étoit alors bien gredin; madame Pilou lui dit: « Quelle insolence! un suisse pour garder trois escabelles! -- Cela a bon air, lui répondit-il; quoi qu'il ne garde rien, il semble qu'il garde quelque chose; on le croira. » (T.) ]

Voici ce que j'ai ouï conter de plus plaisant de M. de Candale et d'elle. Deux autres seigneurs et deux autres dames, dont je n'ai pu savoir le nom,, avoient fait société avec eux, et une fois la semaine ils faisoient tour à tour des noces d'une de ses dames avec son galant. Un jour qu'ils étoient allés à Gentilly, M. de Candale et madame de Rohan se séparèrent des autres et entrèrent dans une espèce de grotte. Quelques grands écoliers qui étoient allés se promener dans la même maison les aperçurent en une posture assez déshonnête; ils la voulurent traiter de gourgandine et M. de Candale n'ayant point le cordon bleu, ne pouvoit leur persuader qu'il fût ce qu'il disoit. On n'a jamais su au vrai ce qui en étoit arrivé; et, pour faire le conte bon, on disoit qu'elle avoit passé par les piques; mais qu'elle n'en avoit point voulu faire de bruit. Cette femme' en un pays où l'adultère eût été permis, eût été une femme fort raisonnable; car on dit, comme elle s'en vante, qu'elle ne s'est jamais donnée qu'à d'honnêtes gens; qu'elle n'en a jamais eu qu'un à la fois, et qu'elle a quitté toutes ses amourettes et tous ses plaisirs quand les affaires de son mari l'ont requis. Elle a cabalé pour lui et l'a suivi en Languedoc et à Venise sans aucune peine.

Madame et mademoiselle de Rohan et M. de Candale étoient à Venise quand madame de Rohan se sentit grosse. Elle fit si bien qu'elle eut permission de venir à Paris; car elle cacha cette grossesse, et il y a toutes les apparences du monde que son mari ne lui touchoit pas, autrement elle ne se fût pas mise en peine de cela. Ce n'est pas qu'il s'en souciât autrement, car Haute-fontaine ayant voulu sonder s'il trouveroit bon qu'on lui parlât des comportements de sa femme, il lui fit sentir que cela ne lui plairoit pas.

A Paris, madame de Rohan se tenoit presque toujours au lit. M. de Candale qui étoit aussi revenu, étoit toujours auprès d'elle: elle envoyoit mademoiselle de Rohan sans cesse se promener avec Rachel, sa femme de chambre. Madame de Rohan étant accouchée, l'enfant fut porté chez une madame Milet, sage- femme, après avoir été baptisé à Saint-Paul, et nommé Tancrède Le Bon, du nom d'un valet de chambre de M. de Candale.

Or, dès Venise, Ruvigny, fils de Ruvigny qui commandoit sous M. de Sully, dans la Bastille, étant comme domestique de la maison, et y trouvant une grande licence, à cause de M. de Candale, se mit à badiner avec mademoiselle de Rohan, qui n'avoit alors que douze ans.

.....Mais aux âmes bien nées, La vertu n'attend pas le nombre des années.

Cela dura jusqu'à l'âge de quinze ans, qu'à Paris il en eut tout ce qu'il voulut. Ruvigny étoit rousseau, mais la familiarité est une étrange chose; puis il étoit en réputation de brave. Il s'étoit trouvé à Venise par hasard, cherchant la guerre; il étoit allé à Mantoue; là, Plassac, frère de Saint-Preuil, brave garçon, mais qui, avant que de mettre l'épée à la main, avoit un tremblement de tout le corps, eut querelle. Ruvigny le servit et eut affaire à Bois d'Almais, un bravissime, qui avoit disputé la faveur de Monsieur à Puy- Laurens; Ruvigny le tua, mais il reçut un grand coup d'épée au côté. M. de Mantoue, qui avoit logé tous les cavaliers françois dans son palais, par bienséance, pria le blessé de se faire porter dans une maison de la ville; mais il lui envoya son chirurgien. Il y avoit alors des comédiens à Mantoue. Vis-à-vis de cette maison logeoit le Pantalon de cette troupe, dont la femme étoit fort jolie et de fort bonne composition. De son lit, Ruvigny la voyoit à la fenêtre. Dès qu'il put sortir, il y alla; dans trois jours l'affaire fut conclue, et ils en vinrent aux prises. Ruvigny fut malade trois mois de cette folie. Guéri, M. de Candale le fit aller à Venise pour faire une compagnie de chevau-légers: là ce fut cause qu'il ne se trouva pas au siège de Mantoue.

Il ne mettoit pas mademoiselle de Rohan en danger de devenir grosse. Regardez quelle bonne fortune il avoit là! Soigneux de la réputation de la belle, il prenoit garde à tout; et il fut long-temps sans qu'on se doutât de rien, à cause, comme j'ai dit, qu'il étoit en quelque sorte de la maison. L'été, il alloit à l'armée par honneur; cela le faisoit enragé d'être obligé de quitter. Ce commerce dura près de neuf ans.

Le mépris avec lequel elle traitoit sa mère l'avoit mise en une telle réputation de vertu qu'on croyoit que c'étoit la Pruderie incarnée. Pour une petite personne, on n'en pouvoit guère trouver une plus belle ayant la petite-vérole. Elle étoit fière; elle étoit riche; elle étoit d'une maison alliée avec toutes les maisons souveraines de l'Europe. Cela éblouissoit les gens. On la prenoit fort pour une autre, et jamais personne n'a eu de la réputation à meilleur marché; car elle a l'esprit grossier, et ce n'étoit à proprement parler que de la morgue. Le premier avec qui on proposa de la marier ce fut M. de Bouillon; mais elle tenoit cela au- dessous d'elle.

Jusques à un an après la naissance du Roi, personne n'avoit eu aucun soupçon de mademoiselle de Rohan. Sillon, en prose, Gombauld et autres, en vers, se tuoient de chanter sa vertu. Le premier qui se douta de la galanterie de Ruvigny, ce fut M. de Cinq-Mars, depuis M. le Grand. Madame d'Effiat lui ayant fait un si grand affront que de croire qu'il vouloit épouser Marion de Lorme, et d'avoir eu des défenses du Parlement, il sortit de chez elle et alla loger avec Ruvigny, vers la rue Culture-Sainte- Catherine. Presque toutes les nuits, il alloit donner la sérénade à Marion. Il remarqua que Ruvigny s'échappoit souvent, et que, quoiqu'il ne fût revenu qu'à une heure après minuit, il sortoit pourtant à sept heures du matin, et étoit toujours ajusté. Si c'étoit pour la mère, disoit-il en lui-même, car il savoit bien où il alloit, souffriroit-il que Jerzai fût son galant tout publiquement ? Il en conclut donc que c'étoit pour la fille, et, pour s'en éclaircir, il dit un jour à Ruvigny : « J'ai pensé donner tantôt un soufflet à un homme pour l'amour de toi; il disoit des sottises de toi et de mademoiselle de Rohan. » Ruvigny, qui vit où cela alloit, lui répondit: « Tu aurois fait une grande folie; cela auroit fait bien du bruit pour une chose si éloignée de toute apparence. » Ensuite il lui dit qu'on ne lui faisoit point de plaisir de lui parler de cela; aussi Cinq-Mars ne lui en parla- t-il jamais depuis.

Jerzai, quand il se vit galant établi et bien payé de la mère, en sema quelque bruit; car il trouvoit toujours en sortant le soir, bien tard, un laquais de Ruvigny, et ce laquais lui disoit: « Mon maître est là-haut. » Il savoit bien que ce n'étoit pas avec la mère; il se douta aussitôt de quelque chose. La mère s'en doutoit aussi: les laquais de Ruvigny répondoient franchement, car il ne leur disoit rien, de peur qu'ils ne causassent.

Un idiot d'ambassadeur de Hollande, nommé Languerac, dit un jour naïvement à mademoiselle de Rohan: « Mademoiselle, n'avez-vous point perdu votre pucelage? -- Hélas! Monsieur, dit la mère, elle est si négligeante qu'elle pourroit bien l'avoir laissé quelque part avec ses coiffes.»

Enfin, comme toutes choses ont un terme, mademoiselle de Rohan ne s'en voulut pas tenir à Ruvigny seul: elle aimoit à danser; il n'étoit nullement homme de bal, ni de grande naissance, ni d'un air fort galant. Le prince d'Enrichemont, aujourd'hui M. de Sully, y mena Chabot, son parent et parent de madame de Rohan. Sous prétexte de danser avec elle, car il dansoit fort bien, il venoit quelquefois chez elle le matin. Ruvigny étoit averti de tout par Jeanneton, la femme de chambre, qui n'avoit été en aucune sorte de la confidence que depuis que Chabot commençoit à en conter à mademoiselle de Rohan, encore ne savoit-elle point que sa maîtresse eût été éprise de Ruvigny; mais elle croyoit seulement que ce qu'il en faisoit étoit pour empêcher qu'elle ne fît une sottise; Ruvigny, voyant que la chose alloit trop avant, lui en dit son avis plusieurs fois. Enfin, elle lui promit de chasser Chabot dans quinze jours: au bout de ce temps-là, c'étoit à recommencer (1).

[(1) Dans le mal au coeur qu'avoit Ruvigny, ne se souciant plus tant de mademoiselle de Rohan, il voulut débaucher Jeanneton, qui étoit jolie, et lui dit si elle ne feroit pas bien ce que sa maîtresse avoit fait, et qu'il le lui feroit, sinon voir, du moins entendre. Elle le lui promit. Le lendemain, comme il entroit, à sept heures du matin, dans la chambre de mademoiselle de Rohan, les fenêtres étant fermées, il se fit suivre par cette fille, qui, pieds-nus, se glissa dans un coin. Ruvigny fit des reproches à mademoiselle de Rohan de sa légèreté, et lui dit qu'après ce qui s'étoit passé entre eux, etc., etc. Jeanneton fut persuadée de la sottise de sa maîtresse; mais pour cela elle ne voulut pas en faire une. (T.)]

« Mais, Mademoiselle, lui disoit-il, je ne veux point vous obliger à m'aimer toujours, avouez-moi l'affaire; je ne veux seulement que ne point passer pour votre dupe. -- Ah ! répondit-elle, voulez-vous qu'il sache l'avantage que vous avez sur moi ? il le saura si je le fais retirer, car il dira que je n'ai osé à vos yeux en aimer un autre; mais donnez-moi encore deux mois. -- Bien, dit-il. » Et pour passer ce temps-là avec moins de chagrin, il s'en alla en Angleterre voir le comte de Southampton, qui avoit épousé madame de la Maison-Fort, sa soeur. Le prétexte fut le duel de Paluau, aujourd'hui le maréchal de Clérambault, qu'il avoit servi contre Gassion, car le cardinal de Richelieu l'avoit trouvé fort mauvais. Au retour, il apporta des bagues de cornaline fort jolies. Mademoiselle de Rohan en prit une, mais il ne la trouva point convertie, au contraire. A quelque temps de là, il sut par le moyen de Jeanneton qu'elle avoit donné cette bague à Chabot.

Un jour il les trouve tous deux jouant aux jonchets; il se met à jouer, et voit la bague au doigt de Chabot. Il lui demande à la voir, et se la met au doigt. Chabot la lui redemande: « Je vous la rendrai demain, lui dit-il. J'ai à aller ce soir en compagnie, j'y veux un peu faire la belle main. » Chabot la redemande par plusieurs fois: « Voyez-vous, lui répond Ruvigny, je me suis mis dans la tête de ne vous la rendre que demain. » Enfin, mademoiselle de Rohan la lui demanda, il la lui rendit. Il se retire: mademoiselle de Rohan lui envoie son écuyer à minuit pour le prier de venir parler à elle. « Je serai, répondit-il, demain au point du jour chez elle si elle veut. » L'écuyer revient lui dire que mademoiselle le viendroit trouver s'il n'alloit lui parler. Il y va; elle le prie de ne point avoir de démêlé avec Chabot; il le lui promet. Quelques jours après il rencontre Chabot sur l'escalier de mademoiselle de Rohan, qui le salue et lui laisse la droite; lui passe sans le saluer. Chabot fut assez imprudent pour se plaindre de cela à Barrière, qui étoit son parent. Ruvigny nia tout à Barrière, qui ne se doutoit encore de rien. Mais mademoiselle de Saint-Louys, sa soeur, alors fille de la Reine, et qui fut depuis madame de Flavacourt, se doutoit bien de quelque chose.

Ruvigny, enragé, et ne voulant pourtant pas la perdre de réputation, s'avisa de faire une grande brutalité; il leur voulut parler à tous deux, afin qu'ils n'ignorassent rien l'un de l'autre. Un jour, ayant l'épée au côté, il monte (1).

[(1) Saint-Luc tenoit la porte en bas, et avoit des chevaux tout prêts avec des pistolets à l'arçon de la selle: il faisoit un froid de diable; mais Ruvigny en revint si échauffé, qu'il n'avoit pas besoin de feu. 11 étoit si transporté de colère, que vous eussiez dit un fou. (T )]

Chabot étoit dans la ruelle avec des gens de la maison; elle étoit à la fenêtre; il l'appelle, et tout bas leur dit: « Monsieur, je suis bien aise de vous dire, en présence de mademoiselle, que vous êtes l'homme du monde que j'estime le moins, et à vous, Mademoiselle, en présence de monsieur, que vous êtes la fille du monde que j'estime le moins aussi. Monsieur, ayez ce que vous pourrez; mais vous n'aurez que mon reste; et vous savez bien, Mademoiselle, que j'ai couché avec vous entre deux draps. -- Ah!, dit- elle, en voilà assez pour se faire jeter par les fenêtres. -- Je n'ai pas peur, répliqua Ruvigny en se reculant un peu, que vous ni lui l'entrepreniez. » Chabot ne dit pas une parole. Elle fut assez sotte pour conter tout cela à Barrière, mot pour mot; Ruvigny le nia, et conta la chose tout d'une autre sorte à son ami, et il dit que cela n'a éclaté qu'à cause que Chabot étoit bien aise de la décrier pour la réduire à l'épouser. Depuis cela, les soeurs de Chabot, madame de Pienne, leur parente, aujourd'hui la comtesse de Fiesque, et mademoiselle de Haucourt servirent Chabot, et, pour le voir plus commodément, mademoiselle de Rohan alla loger chez sa tante, mademoiselle Anne de Rohan, bonne fille, fort simple, quoiqu'elle sût du latin et que toute sa vie elle eût fait des vers; à la vérité, ils n'étoient pas les meilleurs du monde.

Sa soeur, la bossue, avoit bien plus d'esprit qu'elle. Elle avoit une passion la plus démesurée qu'on ait jamais vue pour madame de Nevers, mère de la reine de Pologne. Quand elle entroit chez cette princesse, elle se jetoit à ses pieds, et les lui baisoit. Madame de Nevers étoit fort belle, et elle ne pouvoit passer un jour sans la voir, ou lui écrire si elle étoit malade: elle avoit toujours son portrait, grand comme la paume de la main, pendu sur son corps de robe, à l'endroit du coeur . Un jour, l'émail de la boîte se rompit un peu; elle le donna à un orfèvre à raccommoder, à condition qu'elle l'auroit le jour même. Comme il travailloit à sa boutique, l'émail s'envoila, comme ils le disent, parce qu'une charrette fort chargée, en passant là tout contre, fit trembler toute la boutique. Elle y alla pour le ravoir, et fit des enrageries épouvantables à ce pauvre homme, comme si c'eût été sa faute que ce portrait n'étoit pas accommodé; on le lui rendit en l'état qu'il étoit, et le lendemain elle le renvoya.

Elle pensa se jeter par les fenêtres quand madame de Nevers mourut, et on dit qu'elle hurloit comme un loup. Quand elle mourut, on l'enterra avec ce portrait. Elle disoit: « Je voudrois seulement être mariée pour un jour, pour m'ôter cet opprobre de virginité. » On dit qu'elle y avoit mis bon ordre.

Miossens cependant avoit succédé à Jerzay auprès de madame de Rohan, qui payoit bien. Il ne se contenta pas de cela; c'est un garçon intéressé: ce fut lui qui porta madame de Rohan à faire une donation générale à sa fille, moyennant douze mille écus de pension tous les ans: il le faisoit parce qu'il y avoit cinquante mille écus, en argent comptant, dont il vouloit s'emparer. En effet, ces cinquante mille écus étant demeurés à la mère, elle lui acheta une compagnie aux gardes, du prix de laquelle il eut ensuite la charge de guidon des gendarmes; puis, le maréchal de l'Hôpital ayant vendu sa lieutenance à Saligny, Miossens devint enseigne en payant le surplus de ce qu'il tira de la charge de guidon. Depuis, en 1651, il est devenu lieutenant (_général et après maréchal de France.

Quand cette donation se fit, il y avoit dans la maison cent dix mille livres de rente en fonds de terre (mais en quelles terres !) outre les meubles et les cinquante mille écus. Miossens n'attendit pas son congé, comme Jerzay; il se maria avec mademoiselle de Gueneneaud. Quand madame de Rohan vit cette infidélité, elle envoya chercher Le Plessis- Guenegaud, alors trésorier de l'épargne, frère de la demoiselle, et lui dit qu'il prît bien garde à qui il donnoit sa soeur que Miossens étoit un perfide qui les tromperoit; qu'il n'avoit rien; que ce n'étoit qu'un misérable cadet; que sa charge de guidon ou d'enseigne n'étoit point à lui, qu'elle lui en avoit prêté l'argent, qu'il étoit vrai qu'elle n'en avoit point de promesse, mais qu'elle l'alloit obliger à faire un faux serment, et qu'au moins elle auroit la satisfaction de le faire damner.

On peut dire que madame de Rohan est celle qui a commencé à faire perdre aux jeunes gens le respect qu'on portoit autrefois aux dames, car pour les faire venir toujours chez elle, elle leur a laissé prendre toutes les libertés imaginables. Quoique veuve, elle tenoit table, et avoit toujours quelque belle voix. Il y avoit tous les jours chez elle sept ou huit godelureaux tout débraillés; car ces hommes étoient presque en chemise de la manière qu'ils étoient vêtus. Depuis on n'a pas tiré sa chemise sur ses chausses, comme on faisoit alors. Ils se promenoient en sa présence, par la chambre, ils rioient à gorge déployée, ils se couchoient; et, quand elle étoit trop long-temps venir, ils se mettoient à table sans elle.

La retraite de mademoiselle de Rohan chez sa tante parut, aux gens qui ne savoient pas l'affaire. une résolution digne du courage, et de la vertu de mademoiselle de Rohan. La cabale de Chabot eut désormais ses coudées franches. Les femelles étoient toutes ou ses soeurs ou ses parentes: elles étoient toujours dans l'adoration. On les surprit un jour qu'elle étoit comme Vénus, et les autres comme les Grâces à ses pieds.

Ruvigny croit que Chabot a couché avec elle avant que de l'épouser; mais je crois que son premier galant valoit bien celui-là, car il a la réputation de frère Conrart, au livre des Cent Nouvelles, et on appelle son bourdon à la cour, )le carré , comme celui du baron du Jour-Brilland, peut-être à cause du conte d'un Brilland, dans le Baron de Foeneste.

On dit qu'à Sully, Chabot et sa femme entendirent que M. de Sully disoit à madame: « Je ne sais comment j'obligerai mes gens à appeler Chabot M. de Rohan; car le vieux cuisinier de feu M. de Sully, comme on lui a, ce matin, demandé un bouillon pour M. Rohan, a dit que M. de Rohan étoit mort, et que les morts n'avoient que faire de bouillon; que, pour Chabot il s'en passeroit bien s'il vouloit. » On ajoutoit que cela avoit un peu mortifié la demoiselle.

Le peu de réputation de Chabot pour la bravoure, sa gueuserie, et la danse dont il faisoit son capital, faisoient qu'on en disoit beaucoup plus qu'il n'y en avoit. Il étoit bien fait, et ne manquoit point d'esprit. Le marquis de Saint- Luc, ami intime de Ruvigny, Un jour au Palais-Royal, à je ne sais quel grand bal, comme on eut ordonné aux violons de passer d'un lieu dans un autre, dit tout haut: « Ils n'en feront rien, si on ne leur donne un brevet de duc à chacun, voulant dire que Chabot, qui avoit fait une courante, et qu'on appeloit Chabot la Courante, car il avoit deux autres frères, n'étoit qu'un violon.

Madame de Choisy dit à mademoiselle de Rohan, lorsqu'elle la vit mariée: « Madame, Dieu vous fasse la grâce de n'avoir jamais les yeux bien ouverts, et de ne voir jamais bien ce que vous venez de faire. »

Elle avoit une demoiselle fort bien faite, qu'on appeloit du Genet; elle étoit ma parente. Cette fille la quitta, et lui dit: « Après la manière dont vous vous êtes mariée, j'aurois peur que vous ne me mariassiez à votre grand laquais. »





fontENAY COUP-D'ÉPÉE

LE CHEVALIER DE MIRAUMONT

fontenay fut surnommé Coup-D'Epée, à cause de sa bravoure. J'ai appris que ce fut à cause d'un furieux coup d'épée dont il abattit une épaule à un sergent qui le vouloit mener en prison: il étoit sur un cheval de poste et revenoit de l'armée; il avoit de l'or sur son habit, et l'or avoit été défendu depuis quelques jours. On dit qu'une fois un autre gladiateur et lui s'étant rencontrés tête pour tête au tournant du pont Notre-Dame chacun voulut avoir le haut du pavé. Notre homme dit à l'autre d'un ton de Rodomont, pensant l'intimider: Je m'appelle « fontenay-Coup-d'Epée. -- Et moi, répondit l'autre, La Chapelle-Coup-de-Canon_.» Ils mirent l'épée à la main, mais on les sépara.

fontenay étoit de fort amoureuse manière: il a cajolé une infinité de personnes; et quoique ce fût une fille à qui il en contoit, il ne l'appeloit jamais autrement que belle Dame. La principale belle dame qu'il cajola ce fut madame de Bragelonne, du Marais; il fit mille folies pour elle, et enfin n'en étant pas satisfait, sur quelque jalousie qu'il lui prit, un beau jour, comme elle entendoit la messe dans les Petits- Capucins, il s'alla mettre à genoux auprès d'elle, et lui dit, prenant Dieu à témoin, s'il n'étoit pas vrai qu'elle étoit la plus ingrate du monde de lui faire des infidélités comme elle lui en faisoit, et en pleurant il lui rendit des bracelets et autres bagatelles qu'elle lui avoit donnés. « Mais il faut lui dit-il, que vous me rendiez mon coeur; je vous donné deux jours pour cela et n'y manquez pas. »

Une fois il aimoit une femme dont il jouissoit; cette femme, soit qu'elle fût lasse de lui, car il étoit fort quinteux, ou qu'en effet elle se voulut retirer, lui déclara qu'elle vouloit changer de vie, et le pria de ne plus venir chez elle. Lui n'en fit que rire: il y retourne, mais il trouve, comme on dit, visage de bois. que fait-il? Après avoir bien harangue, il trouva moyen d'avoir un pétard, il l'attache à la porte de cette femme. Elle qui connoissoit le pèlerin, et qui étoit une espèce d'amazone, ouvre une trappe de cave qui étoit à l'entrée de l'allée, et se tient au bout de l'ouverture avec deux pistolets. Je m'étonne qu'ils ne s'accordoient mieux, car c'étoit là une vraie nymphe pour un Coup- d'Epée. Le pétard fait son effet, et le capitan entroit déjà par la brèche, criant: Ville gagnée ! quand il trouve ce nouveau retranchement qui l'obligea à faire retraite.

Une autre extravagant, amoureux à Turin d'une femme logée devant ses fenêtres, n'en pouvant venir à bout, envoya emprunter deux fauconneaux du gouverneur de la citadelle, qui étoit François, tout aussi bien que lui. Il lui fit accroire que c'étoit pour un divertissement qu'il vouloit donner à sa dame. Quand il les eut, il les braque à la fenêtre de son grenier contre la maison de cette femme, et puis l'envoie sommer de se rendre.

Une autrefois, en une compagnie, au lieu d'entretenir les dames, fontenay se mit à cajoler la suivante de la maison, et plus tôt qu'on ne s'en fût aperçu, il la poussa dans une garde- robe; là, il se met en devoir de faire ce pourquoi il étoit entré, sans avoir seulement songé à fermer la porte. La fille crie; tout le monde veut aller au secours: fontenay prend un chenet, et les épouvante, de sorte qu'on fut contraint de parlementer avec lui et de le laisser sortir bagues sauves et tambours battant.

Il ne sortit pas à si bon marché d'une aventure qu'il eut auprès de l'Arsenal. Il étoit allé au sermon aux Célestins, où il voulut faire quelque insulte à un bourgeois qui, ne s'épouvantant point de ses rodomontades, lui donna un beau soufflet: il n'ose faire du bruit dans l'église. Il sort, et se met à se promener sous les arbres du Mail en attendant que le sermon fût achevé. Je vous laisse à penser s'il étoit en belle humeur: il se promenoit le manteau sur le nez et le chapeau enfoncé: c'étoit un dimanche, et il y avoit, entre autres menues gens, un garçon menuisier qui dit à l'autre en lui montrant fontenay: « Ardez, en voila un qui est en colère. » fontenay, dont la bile n'étoit déjà que trop émue, met l'épée à la main pour donner sur les oreilles de ce garçon; mais le menuisier avoit une estocade sous son bras; ç'avoit été un valet-gladiateur; il se défend, et comme son épée étoit beaucoup plus longue, il blesse notre capitan à la cuisse et le laisse à terre. Ses amis, en ayant eu avis, le vinrent quérir, et il fut contraint de se railler lui-même d'avoir été battu en si peu de temps et de deux façons différentes par un bourgeois et par un garçon menuisier.

Une fois il rencontra à onze heures du soir, dans une rue, une fille qui pleuroit; sa maîtresse la venoit de chasser. Il la trouva assez jolie: il lui demanda si elle vouloit venir servir sa femme, elle y va: mais elle fut bien étonnée quand elle vit que ce n'étoit qu'un garçon. Il lui offre la moitié de son lit; elle le refuse: il l'enferme et la tient six semaines à la prendre tantôt par menaces , tantôt par douceur. Enfin, il en vint à bout, mais il s'en lassa bientôt, et lui demanda si elle vouloit continuer le métier ou se remettre à servir. Elle aima mieux se remettre à servir: il la paya bien, et lui fit trouver condition. Il étoit sujet à faire de ces tours-là.

Il leur prit une plaisante vision au chevalier de Miraumont et à lui: ils firent attacher à la poulie de leur grenier un grand panier d'armée, et prirent deux gros crocheteurs qui, quand il passoit quelque jolie fille, en riant, la mettoient dans ce panier, et puis la guindoient en haut. La fille n'avoit pas sitôt perdu terre qu'elle ne pensoit qu'à se bien tenir. Quand elle étoit en haut, si les deux galants qui l'y attendoient ne la trouvoient pas à leur goût, elle retournoit incontinent par la même voie; mais si elle leur plaisoit, ils en faisoient ce qu'ils pouvoient.

Il cajola, je ne sais où, la veuve d'un bourgeois, nommé Brunetière. Cette femme étoit jolie, jeune et sans enfants; et quoique cet homme lui parût extravagant et mal bâti, car il étoit tout percé de coups et quasi estropié, elle se mit pourtant si bien dans la tête qu'il la vouloit épouser que, quoiqu'il lui eût dit depuis mille fois qu'il n'y avoit jamais pensé, et qu'il en disoit autant à toutes les veuves et à toutes les filles. elle ne laissa pas de le croire, de l'aimer et d'être dans une profonde mélancolie jusqu'à ce qu'elle l'eût vu marié avec une autre; après, elle se guérit quand elle n'eut plus d'espérance.

Voici comment fontenay se maria: il eut connoissance d'une grosse demoiselle des Cordes, veuve d'un auditeur des comptes, qui étoit mort incommodé, de sorte que cette femme n'avoit pu retirer toutes ses conventions matrimoniales; elle vivotoit tout doucement, et alloit manger chez madame Rouillard et chez madame Le Lièvre, de la rue Saint-Martin, qui étoient des femmes riches et ses voisines. fontenay, alors capitaine aux gardes, la trouva à son goût; elle étoit gaie et agissante. Le mariage fut fait du soir au matin: cette fois- là il trouva chaussure à son pied; car c'étoit une maîtresse femme, qui le rangea si bien qu'on dit que de peur il s'alla cacher une fois dans le grenier au foin. Cela excuse Bazinière, que fontenay Coup-d'Epée ait choisi même retraite que lui. Il ne dura guère, et elle s'est remariée.

Pour le chevalier de Miraumont, son camarade, ce fut aussi un brave. Il y avoit certaines gardes d'épée qu'on appeloit à la Miraumont. C'étoit un assez plaisant homme. « Mon père, disoit-il, fit un jour apporter demi-douzaine d'oeufs frais pour déjeuner. J'en mangeai quatre; mon père me dit: -- Vous êtes un sot. -- Je lui répondis: « Vous avez menti, vieux b..., et quelques autres petites paroles de fils à père. ( 1 ) »

[(1) Un gentilhomme nommé Châtillon, disoit que, son père ayant fait apporter une omelette pour se ragoûter, ce bon homme s'amuse à causer, et lui la mangea presque toute. « Mon père me dit que j'étois un sot; moi, rempli de prudence, je ne lui voulus pas donner un soufflet, mais je lui dis: -- Tu as menti, vieux b... »(T.)]

Un jour qu'une femme, à qui il devoit de l'argent, l'étoit venu trouver qu'il étoit encore au lit, pour l'empêcher d'y revenir une autre fois, il l'alla conduire jusqu'à la porte de la rue tout nu, car il couchoit toujours sans chemise; elle ne put jamais l'en empêcher. « Je vous rendrai, lui disoit-il, ce que je vous dois. »

On dit que lui, fontenay, et quelques autres extravagants voulurent éprouver de quelle façon on tombe quand on est sur un arbre que l'on a coupé par le pied. On ne m'a su dire s'il y en eut de blessés.



DU MOUSTIER

Du Moustier étoit un peintre en crayon de diverses couleurs; ses portraits n'étoient qu'à demi et plus petits que le naturel. Il savoit de l'italien et de l'espagnol, aimoit fort à lire, et il avoit assez de livres. C'étoit un petit homme qui avoit presque toujours une calotte à oreilles, naturellement enclin aux femmes, sale en propos, mais bonhomme et qui avoit de la vertu. Il était logé aux galeries du Louvre comme un célèbre artisan; mais sa manière de vivre et de parler n'attiroit plus les gens que ses ouvrages. Son cabinet étoit pourtant assez curieux: il y avoit sur l'escalier une grande paire de cornes, et aux bas: « Regardez les vôtres ; et aux bas de ses livres: « Le diable emporte les emprunteurs de livres. »

Il y avoit une tablette où il avoit écrit: Tablette des sots: le père Arnoul, confesseur du Roi, qui étoit un glorieux jésuite, lui demanda qui étoient ces sots. « Cherchez, cherchez, lui dit-il, vous vous y trouverez. » Un autre jésuite s'y trouva effectivement, et lui ayant demandé pourquoi, sans se nommer, du Moustier lui répondit en grondant, car il n'aimoit point les jésuites: « Parce qu'il a dit que Henri IV avoit été nourri de biscuit d'acier. » A propos de livres, il contoit lui-même une chose qu'il avoit faite à un libraire du Pont-Neuf, qui étoit une franche escroquerie; mais il y a bien des gens qui croient que voler des livres ce n'est pas voler, pourvu qu'on ne les vende point après. Il épia le moment que ce libraire n'étoit point à sa boutique, et lui prit un livre qu'il cherchoit il y avoit longtemps. Je crois que la plupart de ceux qu'il avoit lui avoient été donnés.

Il avoit un petit cabinet séparé plein de postures de l'Arétin, qu'il appeloit tablatures, hastam arrigendi causa... Outre cela, il savoit toutes les sales épigrammes françoises. J'ai vu un de ses cousins germains à Rome, du même métier, qui savoit aussi mille vers comme cela.

Il n'aimoit pas plus les médecins que les jésuites et il les appeloit les magnifiques bourreaux de la nature.

Le premier président de Verdun désira de le voir; un de ses amis l'y voulut mener. « Je ne suis ni aveugle ni enfant, j'y irai bien tout seul » répondit-il. Il y va; le premier président donnoit audience à beaucoup de gens; enfin il dit: « J'ai mal à la tête; qu'on se retire. » On fit donc sortir tout le monde; il n'y eut que du Moustier qui dit qu'il vouloit parler à M. le premier président qui avoit souhaité de le voir; il vient et avoit fait dire que c'étoit du Moustier. Le premier président lui dit: « Vous, monsieur du Moustier! Vous êtes un homme de bonne mine pour être M. du Moustier ! » Lui regarde si personne ne le pouvoit entendre, et, s'approchant de M. de Verdun, il lui dit: « J'ai meilleure mine pour du Moustier que vous pour premier président (1)

[(1) Verdun avoit la gueule de côté (T.). ]

-- Ah! cette fois-là, dit le président, je connois que c'est vous. » Ils causèrent deux heures ensemble le plus familièrement du monde.

Quand il peignoit les gens, il leur laissoit faire tout ce qu'ils vouloient; quelquefois seulement il leur disoit: « Tournez-vous. » Il les faisoit plus beaux qu'ils n'étoient, et disoit pour raison: « Ils sont si sots qu'ils croient être comme je les fais. et m'en payent mieux. »

Vaillant, peintre flamand, natif de Lille, qui peint en crayon comme lui, à celles qui ne le payoient pas, il faisoit comme des barreaux sur leurs portraits, et disoit qu'il les tenoit en prison jusqu'à ce qu'elles eussent payé.

Il se remaria à sa servante, qui étoit fort jolie. La Reine lui demanda pourquoi il avoit épousé une servante. « Madame, je n'oserois vous le dire. -- Dites, dites. -- C'est, dit- il, parce qu'elle avoit un beau chose. » En effet, il l'avoit trouvé si beau qu'il en avoit fait plusieurs portraits.

La plus belle aventure qui lui soit arrivée, c'est que le cardinal Barberin, étant venu légat en France, durant le pontificat de son oncle, eut la curiosité de voir le cabinet de du Moustier et du Moustier même. Innocent X, alors monsignor Pamphilio, étoit en ce temps- là dataire et le premier de la suite du légat; il l'accompagna chez du Moustier, et voyant sur la table l'Histoire du Concile de Trente, de la belle impression de Londres, dit en lui-même: « Vraiment c'est bien à un homme comme cela d'avoir un livre si rare ! » Il le prend et le met sous sa soutane, croyant qu'on ne l'avoit point vu; mais le petit homme, qui avoit l'oeil au guet, vit bien ce qu'avoit fait le dataire, et, tout furieux, dit au légat qu'il lui étoit extrêmement obligé de l'honneur que Son Eminence lui faisoit, mais que c'étoit une honte qu'elle eut des larrons dans sa compagnie »; et sur l'heure, prenant Pamphile par les épaules, il le jeta dehors en l'appelant bourguemestre de Sodome_, et lui ôta son livre.

Depuis, quand Pamphile fut créé pape, on dit à du Moustier que le pape l'excommunieroit et qu'il deviendroit noir comme charbon. « Il me fera grand plaisir, répondit-il, car je ne suis que trop blanc. » Malherbe, comme vous avez vu, dit quasi la même chose à M. de Bellegarde, et le maréchal de Roquelaure avant eux eut la même pensée. Henri IV lui dit un jour: « Mais d'où vient qu'à cette heure que je suis roi de France paisible, et que j'ai toutes choses à souhait, je n'ai point d'appétit, et qu'en Béarn, où je n'avois pas de pain à mettre sous les dents, j'avois une faim enragée? -- C'est, lui dit le maréchal, que vous étiez excommunié; il n'y a rien qui donne tant d'appétit. -- Mais si le pape savoit cela, reprit le Roi, il vous excommunieroit -- Il me feroit grand honneur, répondit l'autre; car je commence à être bien blanc, et je deviendrois noir comme en ma jeunesse. »

A la mort de du Moustier, le chancelier, par l'instigation des jésuites, fit acheter tous les livres qu'il avoit contre eux, et les fit brûler.



DES BARREAUX

Des Barreaux se nomme Vallée et est fils d'un M. des Barreaux, qui étoit intendant des finances du temps de Henri IV. En sa jeunesse, c'étoit un fort beau garçon; il avoit l'esprit vif, savoit assez de choses, et réussissoit à tout ce à quoi il se vouloit appliquer; mais ayant perdu trop tôt son père, il se mit à fréquenter Théophile et d'autres débauchés, qui lui gâtèrent l'esprit, et lui firent faire mille saletés. C'est à lui que Théophile écrit dans ses lettres latines, où il y a à la suscription: Theophilus Valloeo suo. On ne manqua pas de dire en ce temps-là que Théophile en étoit amoureux, et le reste.

Quelque temps après la mort de ce poète, en une débauche où étoit le feu comte du Lude, des Barreaux se mit à criailler, car ç'a toujours été son défaut, le comte lui dit en riant: « Ouais, pour la veuve de Théophile, il me semble que vous faites un peu bien du bruit. »

On l'avoit fait conseiller, mais ce métier ne lu; plaisoit guère, et il mit au feu l'unique procès qui lui fut distribué; car, comme il vit qu'il y avoit tant de griffonnages à déchiffrer, il prit tous les sacs et les brûla tous l'un après l'autre. Les parties étant venues pour savoir s'il les expédieroit bientôt: « Cela est fait, leur dit-il; ne pouvant lire votre procès, je l'ai brûlé. -- Ah! nous sommes ruinées, dirent-elles. -- Ne vous affligez pas tant; il ne s'agissoit que de cent écus, les voilà, et je crois en être quitte à bon marché. » Depuis, il n'en voulut plus ouïr parler, et disoit plaisamment que le Roi alloit plus souvent que lui au Palais. Il ne garda pas sa charge longtemps car il fit tant de dettes qu'il la fallut vendre.

Ce fut lui qui mit Marion (de l'Orme) à mal. Il fut huit jours cachée chez elle dans un méchant cabinet où l'on mettoit du bois: là, elle lui apportoit à manger, et la nuit il alloit coucher avec elle. Depuis, comme elle a eu plus de hardiesse, elle l'alloit trouver en une maison au faubourg Saint-Victor, qu'il avoit fait fort bien meubler, où il y avoit un grand jardin. Il appeloit ce lieu, l'Ile de Chypre. Elle devint grosse trois ou quatre fois; mais elle se faisoit avorter. Une fois, elle s'en avisa trop tard, et quoiqu'elle eût pris assez de drogues pour tuer un Suisse, s'il eût été dans son corps, elle fit pourtant un petit garçon qui se portoit le mieux du monde, et qui crioit le plus fort.

Des Barreaux a toujours été impie ou libertin, car bien souvent ce n'est que pour faire le bon compagnon. Il le fit bien voir dans une grande maladie qu'il eut, car il fit fort le sot et baisa bien des reliques. Quelques mois après, ayant ouï un sermon de l'abbé de Bonzez, il lui fit dire par madame Saintot qu'il vouloit faire assaut de religion contre lui. « Je le veux bien, répondit l'abbé, à la première maladie qu'il aura. »

Il étoit insolent et ivrogne. A Venise, il alla lever la couverture d'une gondole, qui est un crime en ce pays de liberté; aussi fut-il bien battu. Il dit qu'il étoit conseiller de France, et ce fut en cette rencontre-là, à ce qu'on dit, que pour la première fois on dit en Italie: O povera Francia, mal consigliata !

Son ivrognerie lui a fait courir mille périls et recevoir mille affronts. Un jour qu'il avoit bu, il vit un prêtre qui, portant corpus Domini, avoit une calotte; il s'approcha de lui, jeta sa calotte dans la boue, et lui dit « qu'il étoit bien insolent de se couvrir en présence de son Créateur ». Le peuple s'émut, et sans quelques personnes de considération qui le firent sauver, on l'eût lapidé.

En une débauche, il dit quelque chose à Villequier, aujourd'hui le maréchal d'Aumont, qui lui rompit une bouteille sur la tête, et il lui donna mille coups de pied. des Barreaux le jour même pria Bardouville, son ami, gentilhomme de Normandie, homme d'esprit, mais libertin, de faire un appel à Villequier. Bardouville (1), qui connoissoit le pèlerin, lui promit tout ce qu'il voulut, et le fit coucher.

[(1) Saint-Ibar dit, à la naissance du fils de Bardouville qu'il lui falloit mettre des entraves quand on le baptiseroit, qu'autrement, il regimberoit contre l'eau bénite (T.)]

Le lendemain, il le va trouver; le galant homme dormoit le plus tranquillement du monde, et depuis ne s'en est pas souvenu. (1642) Il pouvoit avoir trente-cinq ans quand il fit partie avec un nomme Picot, et autres qui leur ressembloient, d'aller écumer toutes les délices de la France; c'est-à-dire de se rendre en chaque lieu dans la saison de ce qu'il produit de meilleur. Balzac qu'ils virent en passant appela des Barreaux le nouveau Bacchus. Ils passèrent à Montauban et dans le temple de ceux de la religion ils se mirent, un jour de prêche, à chanter des chansons à boire au lieu de psaumes. Ils ne pouvoient pas être ivres, car c'étoit à huit heures du matin. Sans un M. Daliez, galant homme de ce pays-là, on les alloit jeter par les fenêtres. Il a continué ces sortes de voyages assez longtemps.

A un bal à Paris, quelques années après, il fut battu plus que partout ailleurs. Aux pieds d'une dame, il disoit tout haut tout ce qui lui venoit dans l'esprit: il dit d'une fort grande fille que c'étoit la reine Esther, et qu'il l'avoit vue mille fois en des pièces de tapisserie. Dans cette belle humeur, il alla ôter la perruque à un valet de chambre qui servoit de la limonade. Le valet, qui faisoit le beau, se sentit si outragé de cet affront qu'un quart d'heure après, ayant ouvert une porte, couverte de la tapisserie, qui étoit justement derrière des Barreaux, il lui donna cinq ou six grands coups de bâton, dont un le blessa à la tête, et puis se sauva, sans que personne le put attraper car il tira la porte sur lui. Le coup fut dangereux, et il pensa être trépané.

L'été suivant, il fut en grand danger d'être assommé par des paysans en Touraine. Il étoit allé voir un de ses amis à la campagne, chez lequel il vint coucher deux Cordeliers. Il dit au maître du logis qu'il vouloit faire l'athée, pour rire de ces bons pères; il n'eut pas grand'peine à cela, et dit tant de choses que les religieux dirent qu'ils ne logeroient point sous même toit que ce diable-là, et s'en allèrent chercher gîte chez le curé. Les villageois en eurent le vent et cette nuit-là, par malheur pour des Barreaux, les vignes ayant été gelées, ils crurent que c'étoit ce méchant homme qui en étoit la cause, et se mirent à l'assiéger dans la maison de leur seigneur même; ils s'y opiniâtrèrent si bien qu'on eut de la peine à faire sauver le galant homme, qu'ils poursuivirent assez longtemps.

Il y a plus de douze ans qu'il est si déchu que la plupart du temps il ne dit plus que du galimatias; il criaille, mais c'est tout, et c'est rarement qu'il fait quelque impromptu supportable. Il joue, il ivrogne, mange si salement qu'on l'a vu cracher dans un plat afin qu'on lui laissât manger tout seul ce qu'il y avoit; il se fait vomir pour remanger tout de nouveau. et est plus libertin que jamais. Il dit qu'il ne fit le bigot à sa maladie que pour ne pas perdre quatre mille livres de rente qu'il espéroit de sa mère. Cette femme étant morte, les beaux-frères de des Barreaux furent contraints de retenir ce bien et de lui donner seulement une pension, afin qu'il ne se pût ruiner entièrement.

Il avoit un oncle paternel huguenot, nommé M. de Chenailles, qui mourut garçon et fit beaucoup d'avantages à des neveux de la religion qu'il avoit, de sorte que des Barreaux et ses soeurs n'eurent pas grand'chose. Il en fut fort en colère, et disoit à ses soeurs: « : Encore, pour vous autres, vous aurez le plaisir de croire qu'il est damné; mais moi, je ne le saurois croire. » De ce qu'il en eut pourtant, il en acheta un bénéfice et ne s'en cachoit point.

Bien loin de s'amender en vieillissant, il fit une chanson où il y a:

Et, par ma raison, je butte

A devenir bête brute.


Il prêche l'athéisme partout où il se trouve, et une fois il fut à Saint-Cloud chez la du Ryer passer la semaine sainte, avec Miton, grand joueur, Potel, le conseiller au Châtelet, Raineys, Moreau et Picot, pour faire, disoit-il, leur carnaval.

Picot mourut à peu près comme il avoit vécu : il tomba malade dans un village; il fit venir le curé, et lui dit qu'il ne vouloit point qu'on le tourmentât et qu'on lui criaillât aux oreilles, comme on fait à la plupart des agonisans: le curé en usa bien, et il lui donna par son testament trois cents livres; mais comme il vit que le cure, le croyant expédié, ou peu s'en falloit, se mettoit à criaillier comme on a de coutume, il le tira par le bras, et lui dit: « Sachez, galant homme, si vous ne me tenez ce que vous n'avez promis, qu'il me reste encore assez de vie pour révoquer la donation. » Cela rendit le curé plus sage, et l'abbé expira assez en repos.

Pour des Barreaux, il a eu tout le loisir de chanter la palinodie; il a bien fait le fou en mourant, comme il le faisoit quand il étoit malade.



MARION DE L'ORME

Marion de l'Orme étoit fille d'un homme qui avoit du bien et si elle eût voulu se marier, elle eût eu vingt-cinq mille écus en mariage; mais elle ne le voulut pas. C'étoit une belle personne, et d'une grande mine, et qui faisoit tout de bonne grâce; elle n'avoit pas l'esprit vif, mais elle chantoit bien et jouoit bien du théorbe. Le nez lui rougissoit quelquefois, et pour cela elle se tenoit des matinées entières les pieds dans l'eau. Elle étoit magnifique, dépensière et naturellement lascive.

Elle avouoit qu'elle avoit eu inclination pour sept ou huit hommes, et non davantage: des Barreaux fut le premier, Rouville après; il n'est pas pourtant trop beau: ce fut pour elle qu'il se battit contre La Ferté-Senecterre; Miossens, à qui elle écrivit par une fantaisie qui lui prit de coucher avec lui; Arnauld, M. le Grand (Cinq-Mars), M. de Châtillon, et M. de Brissac.

Elle disoit que le cardinal de Richelieu lui avoit donné une fois un jonc de soixante pistoles qui venoit de madame d'Aiguillon. « Je regardois cela, disoit-elle, comme un trophée. » Elle y fut déguisée en page. Elle étoit un peu jalouse de Ninon.

Le petit Quillet, qui étoit fort familier avec elle, dit que c'étoit le plus beau corps qu'on pût voir... Il lui a baisé cent fois ce que vous savez, mais c'étoit tout... Il lui disoit: « Comme il vous vient des visions en débauches de manger des ordures, de même il pourra venir quelque envie en ma faveur. » C'est un vilain petit homme couperosé.

Elle avoit trente-neuf ans quand elle est morte, cependant elle étoit aussi belle que jamais. Sans les fréquentes grossesses qu'elle a eues, elle eût été belle jusqu'à soixante ans. Elle prit, un peu avant que de tomber malade, une forte prise d'antimoine pour se faire avorter, et ce fut ce qui la tua. On lui trouva pour plus de vingt mille écus de hardes; jamais les gants ne lui duroient que trois heures. Elle ne prenoit point d'argent, rien que des nippes. Le plus souvent on convenoit de tant de marcs de vaisselle d'argent.

Sa grande dépense et le désordre des affaires de sa famille l'obligèrent à mettre en gage le collier que d'Emery lui avoit donné. Elle disoit de ce gros homme qu'il étoit d'agréable entretien, qu'il étoit propre, et qu'il faisoit bien la chosette. Il lui fit faire quelques affaires, et ce collier ne fut pas donné tout franc; ce fut en quelque façon comme cela; mais il ne fit rien pour ses frères.

Housset, trésorier des parties casuelles, aujourd'hui intendant des finances, retira ce collier, puis il le retint; il étoit amoureux d'elle, mais il n'osoit en faire la dépense.

Le premier président de la cour des aides, Amelot, étoit après à traiter quand elle mourut. Un peu auparavant La Ferté-Sénecterre, alors maréchal de France, se prévalant de la nécessité où elle étoit, pensa l'emmener en Lorraine; mais on lui conseilla de s'en garder bien, car il l'eût mise dans un sérail. Chevry étoit toujours son pis-aller, quand elle n'avoit personne.

Lorsqu'elle fut solliciter le feu président de Mesmes de faire sortir son frère Baye de prison, où il avoit été mis pour dettes, il lui dit: « Eh! Mademoiselle, se peut-il que j'aie vécu jusqu'à cette heure sans vous avoir vue? » Il la conduisit jusques à la porte de la rue, la mit en carrosse, et fit son affaire dès le jour même. Regardez ce que c'est : une autre, en faisant ce qu'elle faisoit, auroit déshonoré sa famille; cependant comme on vivoit avec elle avec respect! Dès qu'elle a été morte on a laissé là tous ses parens, et on en faisoit quelque cas pour l'amour d'elle. Elle les défrayoit quasi tous.

Elle se confessa dix fois dans la maladie dont elle est morte, quoiqu'elle n'ait été malade que deux ou trois jours: elle avoit toujours quelque chose de nouveau à dire. On la vit morte durant vingt-quatre heures, sur son lit avec une couronne de pucelle. Enfin, le curé de Saint-Gervais dit que cela étoit ridicule.



LE PRÉSIDENT PASCAL ET BLAISE PASCAL

Le président Pascal portoit ce titre parce qu'il avoit été président de Clermont en Auvergne; c'est un homme qui a eu d'assez beaux emplois: il s'étoit appliqué aux mathématiques; mais il a été plus considérable par ses enfants que par lui- même, comme nous verrons par la suite.

Quand on fit la réduction des rentes, lui et un nommé de Bourges, avec un avocat au conseil dont je n'ai pu savoir le nom, firent bien du bruit, et à la tête de quatre cents rentiers comme eux, ils firent grand'peur au garde des sceaux Séguier et à Cornuel. Le cardinal de Richelieu fit mettre dans la Bastille, les deux autres; pour Pascal, il se cacha si bien qu'on ne le put trouver, et fut long-temps sans oser paroître. En ces entrefaites, les petites Saintot et sa fille, qui est à cette heure en religion, jouèrent une comédie, dont cette fille, qui n'avoit que douze ans, avoit fait presque tous les vers.

Le cardinal de Richelieu en ce temps-là eut la fantaisie de faire jouer le Prince déguisé (de Scudéry) à des enfants. Bois-Robert en prit le soin. Il choisit, comme vous pouvez penser, cette petite Pascal; il prit aussi une des petites Saintot, Socratine, et le petit Bertaut, son frère. La représentation réussit; mais la petite Pascal fit le mieux. Comme on la louoit, elle demande à descendre, et d'elle-même, sans en avoir rien dit à personne, elle va se jeter aux pieds de Son Eminence, et lui récite en pleurant dix ou douze vers de sa façon, par lesquels elle demandoit le retour de son père. Le cardinal la baisa plusieurs fois, car elle étoit bellotte, la loua de sa piété, et lui dit: « Ma mignonne, écrivez à votre père qu'il revienne, je le servirai. » En effet, il le servit et le continua dix ans à l'intendance par moitié de Normandie, car il s'étoit défait de sa charge en faveur d'un de ses frères. Ils étoient tous d'Auvergne.

Sa fille fit d'autres sers, j'en ai quelques-uns. Enfin, à d x- huit ans, elle se mit dans la dévotion, et, comme j'ai dit, elle se fit religieuse.

Le président Pascal a laissé un fils, qui témoigna dès son enfance l'inclination qu'il avoit aux mathématiques. Son père lui avoit défendu de s'y adonner qu'il n'eût bien appris le latin et le grec. Cet enfant, dès douze ou treize ans lut Euclide en cachette, et faisoit déjà des propositions; le père en trouva quelques-unes; il le fait venir et lui dit: « Qu'est-ce que cela ? » Cc garçon, tout tremblant, lui dit: « Je ne m'y suis amusé qu'aux jours de congé. -- Et entends-tu bien cette proposition? -- Oui, mon père. -- Et où as-tu appris cela ? -- Dans Euclide, dont j'ai lu les six premiers livres (on ne lit que cela d'abord). -- Et quand les as-tu lus? -- Le premier en une après dînée, et les autres en moins de temps à proportion. » Notez qu'on y est six mois avant que de les bien entendre.

Depuis, ce garçon inventa une machine admirable pour l'arithmétique. Pendant les dernières années de l'intendance de son père, ayant à faire pour lui des comptes de sommes immenses pour les tailles, il se mit dans la tête qu'on pouvoit, par de certaines roues, faire infailliblement tontes sortes de règles d'arithmétique; il y travailla et fit cette machine qu'il croyoit devoir être fort utile au public; mais il se trouva qu'elle revenoit à quatre cents livres au moins, et qu'elle étoit si difficile à faire qu'il n'y a qu'un ouvrier, qui est à Rouen, qui la sache faire: encore faut-il que Pascal y soit présent. Elle peut être de quinze pouces de long et haute à proportion. La reine de Pologne en emporta deux; quelques curieux en ont fait faire. Cette machine et les mathématiques ont ruiné la santé de ce pauvre Pascal.

Sa soeur, religieuse à Port-Royal de Paris, lui donna de la familiarité avec les jansénistes: il ]c devint lui-même. C'est lui qui a fait ces belles lettres au Provincial que toute l'Europe admire, et que M. Nicole a mises en latin. Rien n'a tant fait enrager les jésuites. Long-temps on a ignoré qu'il en fût l'auteur; pour moi, je ne l'en eusse jamais soupçonné, car les mathématiques et les belles-lettres ne vont guère ensemble. Ces messieurs du Port-Royal lui donnoient la matière, et il la disposoit à sa fantaisie. Nous en dirons davantage dans les Mémoires de la régence.



LUILLIER (PÈRE DE CHAPELLE)

Luillier étoit de bonne famille, fils d'un conseiller au grand-conseil, qui après fut maître des requêtes, puis procureur-général de la chambre, et enfin maître des comptes. Voyez quelle bizarrerie ! sa femme, qui avoit obligé le procureur-général, dont elle étoit fille, à se démettre de sa charge en faveur de son mari, fut si sotte que de mourir de chagrin, voyant l'inconstance de cet homme. Ce bon homme étoit débauché, et eut la v..... en même temps que son cousin Tambonneau. Il avoit assez bon nombre d'enfants, et entre autres, un garçon fort aimable qui, ne pouvant souffrir sa ridicule humeur, alla voyager, fit naufrage au pas de Rhodes et se noya.

Luillier, dont nous allons écrire l'historiette, demeura seul garçon avec deux filles. Ce fils ressembloit à son père, au moins en deux choses, en -garçaillerie_ et en inquiétude pour les charges. Il fut d'abord trésorier de France à Paris, et vendit sa charge pour assister des Barreaux; ils en mangèrent une bonne partie ensemble. Après il se fit maître des comptes, et enfin conseiller à Metz.

Etant maître des comptes, il eut une amourette avec une de ses parentes qui étoit mal avec son mari, il en eut un fils, et, par son crédit, quoique cet enfant fût adultérin, il le fit légitimer, et lui assura de quoi vivre par le consentement de ses soeurs. Ses soeurs lui envoyoient, sous prétexte de lui faire des confitures, une jolie suivante, qui demeuroit deux mois tous les ans avec lui. Il n'avoit que des femmes chez lui, et disoit qu'elles étoient plus propres.

Il avoit eu un carrosse, mais il n'en vouloit plus avoir, parce, disoit-il, qu'il ne sortoit jamais quand il vouloit, à cause que son cocher ne se trouvoit point au logis lorsqu'il avoit affaire, et qu'il n'arrivoit jamais quand il vouloit, à cause des embarras. Il avoit des lettres, savoit et disoit les choses plaisamment. Il étoit un peu cynique; il disoit: « Ne me venez point voir un tel jour, c'est mon jour de b...l. »

Il y mena son fils, et lui fit perdre son p... en sa présence....

Il étoit vêtu comme un simple bourgeois, alloit toujours à pied, et avoit pourtant dix- huit mille livres de rente. Il assistoit quelques gens de lettres,, mais il étoit avare: il disoit qu'il travailloit à faire en sorte que son bien ne lui donnât point de peine; et j'ai logé dans la quatrième maison qu'il a bâtie à dessein de les revendre. Voyez quel repas d'esprit; quand ce ne seroit que d'avoir à criailler, et souvent à plaider contre toutes sortes d'ouvriers. Et puis aller débattre de prix avec le tiers et le quart. Pour mon particulier, j'ai fort à me louer de lui. Il disoit lui-même que nous avions fait un marche du siècle d'or. Il est vrai qu'en le traitant généreusement je faisois qu'il se piquoit d'honneur, et que j'en avois tout ce que je voulois; il disoit: « je ne comprends point comment nous l'entendons: j'ai loué autrefois une maison à un évêque qui ne me payoit point; j'en ai loué une autre, à un huguenot, il me paie paravance. » Lui et un de ses amis, nommé Boulliau, grand mathématicien, allèrent par un jour fort chaud, à pied à Saint- Denis, voir le Trésor et manger des talemouses.

Quand il lui prit fantaisie de se faire conseiller à Metz, il en parla à MM. Du Puy, qui s'en moquèrent, et lui dirent qu'il se mettoit en danger d'être pris tous les ans, et qu'il lui en coûteroit dix mille écus pour sa rançon. Il les quitte là, et de ce pas il va signer le contrat. Il en avoit aussi parlé à Chapelain, en présence de Guyet, celui qui disoit que, s'il eût été Juif, il auroit appelé de la sentence de Pilate à minima. Guyet dit que comme Chapelain vouloit détourner Luillier de se faire conseiller à Metz, l'autre lui dit: « Mordieu ! je vous ai laissé faire de méchants vers toute votre vie, sans vous en rien dire, et vous ne me laisserez pas changer de charge à ma fantaisie! ». Je crois pourtant que Chapelain ne l'entendit pas, car ils ont toujours vécu en amis depuis cela.

J'ai dit ailleurs qu'il disoit que La Mothe Le Vayer étoit vêtu en charlatan, car il avoit des souliers noircis avec un habit de panne, et Chapelain en maquereau.

J'ai vu une estampe de Rabelais, faite sur un portrait qu'avoit une de ses parentes, qui ressembloit à Luillier comme deux gouttes d'eau, car il avoit le visage chafouin et riant comme Luillier. Pour l'humeur, vous voyez qu'il y a assez de rapport.

Il fit son bâtard (1) médecin, parce, disoit-il, qu'en cette vacation-là on peut gagner sa vie partout. Ce garçon lui ressemble fort pour l'humeur et pour l'esprit.

[(1) Chapelle. (T.)]

Luillier étoit inquiet à un point qu'il disoit franchement : « Dans un an je ne sais où je serai, peut-être irai-je me promener à Constantinople. » Il ne mentoit pas, car un beau jour, sans rien dire à personne, il part. Ses parens disoient qu'il s'étoit allé promener pour quatre ans. Il alla bien se promener pour plus longtemps, car il est encore à revenir. Il alla en Provence trouver son bâtard. qu'il avoit donné à instruire à Gassendi, son intime, qui avoit logé ici chez lui si long-temps. Il disoit pour ses raisons que son parlement de Toul, et ses amis l'occupoient trop à solliciter leurs affaires. Il fut bien malade à Toulon: de là il passa en Italie, fut encore malade à Gênes, et enfin mourut à Pise. Il n'y a jamais eu que lui au monde qui se soit fait conseiller à Toul pour aller mourir à Pise.



LA COMTESSE DE LA SUZE

Madame de La Suze, qui paroissoit stupide en son enfance et qui en conversation ne disoit quasi rien, il n'y a pas trop long-temps encore, fit des vers dès qu'elle fut en Ecosse; elle en laissa voir, dès qu'elle fut remariée, qui n'étoient bons qu'à brûler. Depuis elle a fait des élégies les plus tendres et les plus amoureuses du monde, qui courent partout.

Le premier dont on a parlé fut un garçon de notre religion, nommé Lacger; il est à cette heure conseiller à Castres: il a de l'esprit et fait des vers, mais médiocres. D'ailleurs, c'est un gros tout rond, et qui n'est nullement honnête homme (1).

[(1) Homme du monde. (T.)]

Il étoit allé à Lumigny avec un de ses amis qui connoissoit mademoiselle de La Suze. Là cette folle s'éprit de Lacger, et le lui dit. Elle lui a écrit un million de lettres et de vers les plus passionnés qu'on puisse voir; mais ses belles-soeurs les empêchoient de joindre. Elle vint ici; il alloit la voir et portoit une lettre; elle se tenoit sur le lit, lui au pied, et mettoit cette lettre dans sa mule de chambre droite, et en prenoit une autre dans la gauche. Il la vit, déguisé sur les chemins, et une autre fois, comme il faisoit semblant d'aller à la chasse. Il se ruinoit en laquais et en messagers qu'il a fallu quelquefois envoyer jusqu'à Betfort.

Ce galant homme avoit conté cette histoire à Frémont, qui ne le croyoit pas, car c'est un des plus grands menteurs du monde; mais il n'en douta plus par une aventure assez plaisante que voici: Comme il étoit en Champagne, un Anglois lui demanda la passade (2).

[(2) L'hospitalité pour une nuit.].

« J'avois, lui dit-il en mauvais françois, une attestation de M. l'agent du roi d'Angleterre; mais on me l'a déchirée à Lumigny. » Frémont, qui étoit peut-être le seul homme en Champagne qui sût cette affaire, lui demande comment cela étoit arrivé. « Comme je fus à Lumigny, deux demoiselles me demandèrent si j'avois des lettres de M. Lacger, j'entendis M. l'agent; je tire mon attestation; elles se jettent dessus et, en se l'arrachant l'une à l'autre, la déchirent; après cela la plus jeune (on l'appeloit mademoiselle de Nermanville) vint à moi avec une lettre, et me dit: -- C'est de Lacger, et non de l'agent, que je vous demande une lettre, donnez-la-moi; en voilà une pour lui (elle faisoit cela pour voir s'il n'en avoit point). -- Je lui jurai que je ne savois ce que c'étoit. » La comtesse trouva moyen après de lui parler; elle lui parla en anglois, lui donna une lettre pour Lacger, lui enseigna son logis, et l'assura qu'il l'assisteroit. Il les servit depuis, et porta quelque temps leurs lettres. Déjà Lacger s'étoit servi de ces pauvres Anglois, qui vont demandant leur vie, et c'est pourquoi les deux filles demandèrent des lettres à celui-ci.

Le comte de La Suze est un homme où jamais il n'y a eu ni rime ni raison. Lui et sa femme avoient plus de quatre- vingt mille livres de dette. Pour l'acquitter, on lui proposa de se contenter de douze mille écus par an pour quelques années; jamais il n'y voulut entendre. Il avoit cent personnes chez lui, cent cinquante chiens avec lesquels il n'a jamais rien pris, grand nombre de méchants chevaux. Là-dedans on n'est point surpris quand on vous annonce de vous coucher sans souper, tant toutes choses sont bien réglées. Il buvoit un temps du vin, un autre de la bière, et un autre de l'eau. On dit qu'il est assez plaisant en débauche. « Quand je n'aurai plus rien, disoit-il, j'irai avec les Allemands. » Betfort lui valoit quarante mille livres de rente; mais, ayant pris le parti de M. le Prince, il a tout perdu.

On parla ensuite d'un greffier du Conseil, nommé Potel, garçon fort médiocre; mais il fit de la dépense pour elle, et la suivit au Maine. je crois qu'il n'en a rien eu; mais le comte du Lude, qui parut après sur les rangs, en eut apparemment tout ce qu'il voulut.

De Vannes Matharel, qui étoit familier chez le maréchal de Châtillon, lui fit un jour des reproches de sa façon de vivre, car elle avoit fait cent sottises. Elle lui dit: « Vois-tu ce n'est pas ce que tu penses; ce n'est que pour tâter, que pour baiser, pour badiner; du reste, je ne m'en soucie point. Mon mari me le fit douze fois; c'étoit comme s'il l'eût fait à une bûche. Si on m'avait mariée comme j'eusse voulu, je ne ferois pas ce que je fais. » Parlant à une dame huguenote, veuve de M. de Clermont de Gallerande, beau-frère du maréchal, elle lui confessa que le comte du Lude en avoit tout eu; depuis, elle nia, et lui dit: « Que c'étoit un coureur qui avoit eu la v..., s'il ne l'avoit encore. » Mais ce que je sais de mieux, c'est ce qu'elle a fait à Rambouillet, celui qu'on appela depuis Rambouillet-Candale. Elle lui dit une fois qu'elle étoit entièrement persuadée de son mérite; depuis, à la première occasion,... elle lui écrivit cent extravagances. Il ne lui fit aucune réponse; mais il y fut un jour qu'elle l'en avoit fort prié: elle étoit au lit. Elle fit si bien qu'en présence de ses demoiselles, qui ne sortoient jamais de la chambre (elles étoient un peu espionnes), elle mit le rideau sur lui, de sorte qu'elle se fit voir à lui toute nue. Elle a le corps beau; mais pour le visage il y a de la moue de son père... Elle fut après pour le voir, et le pressa de trouver un lieu où ils pussent être en liberté. Lui, qui croyoit qu'il n'y faisoit pas trop sûr, et qui étoit engagé ailleurs, fut long-temps sans s'y résoudre. Enfin, il fallut pourtant cesser de faire le cruel: il n'alla point un dimanche à Charenton, et il s'assura de la porte de la cour de derrière du logis de son père. Après avoir fermé soigneusement toutes les fenêtres et toutes les portes qui donnoient sur cette cour, et avoir fait dire qu'il n'y étoit pas, il prit ensuite des porteurs affidés dont la chaise étoit marquée 20, et les envoya chez madame de Revel, veuve d'un avocat général de Grenoble, où elle avoit demeuré quelque temps, quand elle changea de religion, de peur d'être obligée de suivre son mari. Or, la comtesse devoit aller chez cette dame en chaise, et renvoyer tout son monde, faisant semblant d'y vouloir passer l'après-dînée; ce qu'elle fit, et après avoir été un moment en haut, elle dit à madame de Revel: « Qu'elle étoit montée plutôt pour savoir si elle la retrouveroit dans deux heures que pour lui faire une visite; car, dit-elle, j'ai une affaire qui presse. »

Après elle descend et crie: Mes porteurs; c'étoit le mot; elle entre dans la chaise, va chez Rambouillet; on la porte jusque sur l'escalier, car l'appartement du galant répond sur le derrière, et est par bas. Il la baisa tant qu'il put. Dans le déduit il lui disoit: « Voilà le sang de Coligny bien humilié ! » Il dit qu'elle n'est point badine, et qu'elle ne sut jamais dire que: « Ah ! mon cher, que je vous aime ! » Il lui dit: « Qu'il ne lui avoit pas autrement d'obligation de ce qu'elle avoit fait pour lui, et que le comte du Lude en avoit eu autant. » Elle souffrit cela sans se fâcher; elle ne lui avoua pourtant rien, et lui dit seulement qu'en causant de l'amour avec sa belle-soeur de Nermanville, la pucelle lui disoit: « Mais, ma soeur, à vous ouïr, je pense que si vous vous trouviez seule avec un homme que vous aimassiez, vous lui permettriez toute chose. -- Peut-être, disoit-elle; je n'en voudrois pas répondre. » Rambouillet fut quinze jours sans y aller: il lui dit qu'il y avoit été trois fois; elle le crut bonnement, car on lui fait accroire tout ce qu'on veut; mais il ne lui fit rien, et, ce qui est étonnant, ils se sont vus cent fois depuis, et elle n'a jamais fait semblant de se souvenir de ce qui s'étoit passe entre eux. Vous diriez une g..., qu'on a vue en une passade.

Un Saint-d'Hierry, fils de feu Roques, écuyer du cardinal de Richelieu, a été son galant ensuite. Les demoiselles se relâchoient, et tout alla à l'abandon. De Vannes se tourmenta tant qu'il lui fit donner l'ordre de se retirer. Depuis, ses parents la pressant d'aller trouver son mari, qui étoit passé en Allemagne, elle dit à madame de la Force qu'elle avoit du mal. Regardez quelle effronterie! Cela pouvoit être vrai. On disoit qu'elle avoit donné une v.... à l'abbé d'Effiat. Elle a dit depuis à Rambouillet qu'elle avoit dit cela pour ne pas aller avec son mari, et au même temps elle lui avoua qu'elle avoit couché avec le comte du Lude.

Enfin elle changea de religion, afin qu'on ne la fît point sortir de Paris. Elle fut quelque temps aux Carmélites, à condition de ne point quitter ses quelques mouches, et de sortir deux fois la semaine. Un nommé Hacqueville étoit alors son galant. Les dévotes, voyant qu'elle ne prioit point Dieu les matins, et qu'elle ne faisoit que se mirer, lui ôtèrent ses miroirs. Le lendemain elle n'en trouva pas un; on lui dit qu'elle n'en auroit qu'après avoir prié Dieu.

M. de Guise lui en a conté huit mois durant; mais ils sont si visionnaires l'un et l'autre qu'on ne sauroit trop dire s'il en est rien arrivé. Rambouillet l'avertit que, dès qu'elle lui auroit fait quelque faveur, il la laisseroit là. Le maréchal d'Albert y alla ensuite.

Un nommé des Colombys, grand brutal, lui en conta, et lui donna sur les oreilles une fois. L'abbé de Bruc, frère de madame du Plessis-Bellière et de Montplaisir, s'y attacha ensuite. Il y va tant de gens que c'est une vraie cohue. Elle devient fort grosse; elle a des affectations insupportables. Elle ne parle qu'à certaines gens; ailleurs, elle dit les choses si languissamment, et avec une telle négligence, qu'elle ne daigne pas former les paroles.



LIANCE

Liance est la preciosa de France. Après la belle Egyptienne de Cervantes, je ne pense pas qu'on en ait vu une plus aimable. Elle étoit de fontenay-le-Comte, en bas Poitou; c'est une grande personne, qui n'est ni trop grasse ni trop maigre, qui a le visage beau et l'esprit vif; elle danse admirablement. Si elle ne se barbouilloit point, elle seroit claire- brune. Au reste, quoiqu'elle mène une vie libertine, personne ne lui a jamais touché le bout du doigt. Elle fut à Saint-Maur avec sa troupe, où M. le Prince étoit avec tous ses lutins de petits maîtres; ils n'y firent rien. Benserade la rencontra une fois chez madame la Princesse, la mère; il pensa la traiter en Bohémienne, et lui toucha à un genou. Elle lui donna un grand coup de poing, dans l'estomac, et tira en même temps une demi-épée qu'elle avoit toujours à la ceinture. « Si vous n'étiez céans, lui dit-elle, je vous poignarderois. -- Je suis donc bien aise, lui dit-il, que nous y soyons. » Madame la Princesse, la jeune, fit ce qu'elle put pour la retenir, et lui faisoit d'assez belles offres. Il n'y eut pas moyen. Elle dit pour ses raisons: « Sans ma danse, mon père, ma mère et mes frères mourroient de faim. Pour moi, je quitterois volontiers cette vie-la. » La Reine s'avisa de la faire mettre en une religion. Elle pensa faire enrager tout le monde, car elle se mettoit à danser dès qu'on parloit d'oraison. La Roque, capitaine des gardes de M. le Prince, devint furieusement amoureux d'elle; il la fit peindre par Beaubrun. Gombauld fit ce quatrain pendant qu'on travailloit à son portrait:

Une beauté non commune

Veut un peintre non commun,

Il n'appartient qu'à Beaubrun

De peindre la belle brune.


Ils lui donnèrent à dîner. Ils disent qu'ils n'ont jamais vu personne manger si proprement, ni faire toute chose de meilleure grâce, ni plus à propos. La veille qu'elle partit, La Roque lui donna à souper; elle étoit en bergère et lui en berger. Enfin on la maria à un des mieux faits de la troupe. Ce faquin s'amusa avec quelques autres à voler par les grands chemins, et fut amené prisonnier à l'Abbaye, au faubourg Saint-Germain. Elle sollicita de toute sa force et de telle façon, que le Roi envoya quérir le bailli qui lui fit voir les charges. Le Roi dit à Liance et à ses compagnes: « Vos maris ont bien la mine d'être roués. » Ils le furent, et la pauvre Liance, depuis ce temps-là, a toujours porté le deuil et n'a point dansé.



M. DE CHAMP-ROND

C'étoit un président des enquêtes qui, étant demeuré veuf assez âgé, fort avare et sans enfants, se remaria à une fort jolie personne; mais elle ne lui dura rien. En troisièmes noces il se remaria avec la fille du marquis de Dampierre, qui étoit fort gueux: cette personne est honnêtement follette; hors qu'elle a les cheveux roux, elle peut passer pour jolie. Il falloit souper tous les jours à sept heures et se coucher à huit: mais elle se relevoit à une heure de la nuit et ne revenoit se coucher qu'à cinq heures du matin. Je crois qu'elle se servoit de quelque drogue pour l'assoupir. Le bonhomme se levoit pour aller au palais, et ordonnoit bien qu'on ne réveillât point sa femme. Il étoit sous-doyen du parlement, car, pour monter à la grand'chambre, il avoit quitté sa commission. Quelquefois il lui prenoit des chagrins du grand abord qu'il y avoit chez lui; madame l'apaisoit en lui disant que sa soeur, qui logeoit avec elle, ne trouveroit jamais mari, s'il ne venoit bien du monde les voir. Enfin il tomba malade l'été de 1658. Au dix-septième jour de sa maladie, il appelle sa femme. « Madame, lui dit-il, ce M. Brayer fait durer mon mal autant qu'il peut, cela me ruine; congédiez-le. La nature me guérira bien sans lui. » Et le soir il dit à une fille: « Charlotte, à quoi bon deux chandelles? Eteignez-en une. » Le lendemain il fut à l'extrémité. Sa femme, qui n'avoit pas découché, le voyant dans une convulsion, fait aussi l'évanouie de son côté, elle ne manquoit jamais à jouer la comédie. Il revint qu'elle faisoit encore la pâmée. « Revenez, ma chère, lui dit-il, revenez. J'ai fait tirer mon horoscope, je dois avoir quatre femmes; vous n'êtes encore que la troisième. » Cependant il passa le pas. Elle le sut si bien cajoler qu'outre tous les avantages qu'il lui avoit faits elle lui fit donner vingt-quatre mille livres à sa soeur, une laideronne qu'il haïssoit comme la peste. Pour montrer ce que c'est que cette femme, il ne faut que dire que le maréchal d'Estrées ayant été obligé d'aller coucher chez elle, en Beauce, à cause que son carrosse s'étoit rompu la nuit, elle et sa soeur lui allèrent donner le fouet, quoiqu'il eût quatre-vingts ans. Il ne fit qu'en rire.

A Paris, le 2 septembre 1657 (1).

[(1) La copie de cette lettre s'est trouvée dans l'un des portefeuilles de Tallemant des Réaux.]

« Sire Bonnart, comme je m'aperçois que la sentence de condamnation du criminel appelant sera confirmée par messieurs de la cour, et qu'il sera renvoyé exécuter sur le territoire de ma terre d'Olé, je vous fais ce mot, pour vous avertir que j'ai vu un arbre vieux, sur son retour, près du cimetière de l'église, que je désire que vous fassiez émonder et abattre, et d'icelui arbre faire une potence pour faire l'exécution d'icelui criminel, et de faire serrer les émondures d'icelui arbre et les copeaux d'icelle potence sous le hangard de ma basse-cour. Si mes officiers n'eussent condamné ce pendart qu'au fouet, la sentence auroit été infirmée, et il auroit été pendu en Grève en meilleure compagnie, et il m'en auroit coûté bien moins qu'il ne m'en coûtera. Il faut néanmoins mesnager auprès de l'exécuteur de Chartres, que vous verrez de ma part, et ferez marché avec lui au plus juste prix que vous pourrez. Il me semble que j'ai vu chez vous, à mon advis, quelque corde et une échelle qui peuvent lui servir. Si par aventure icelui exécuteur vouloit faire le renchéri, je lui ferai bien connoître qu'il est obligé de faire cette exécution gratis, puisqu'il reçoit dans Chartres et dans les marchés circonvoisins un droit qui s'appelle _droit de havage. Je vous laisse la conduite dé cette affaire, et suis votre bon ami. »

Le Président Champ-Rond

Pour épargner la dépense du prisonnier, il le mena lui-même dans son carrosse, et pour cela fit surseoir l'exécution pendant quelque temps.

En revenant de sa terre, il apporta une fois un veau dans son carrosse, et quelqu'un, par malice, en ayant donné avis au commis du pied fourché, il eut grand démêlé avec eux pour l'entrée.

On dit qu'à l'enterrement de sa seconde femme, comme les prêtres entonnoient le Libera, il recommanda bien les escabeaux sur quoi étoit la bière, en disant: « On m'en vola deux à l'enterrement de ma première femme. »



Un orfèvre, nommé Cambray, qui avoit sa boutique vers le Châtelet, au bout du Pont- au-Change, avoit une femme aussi bien faite qu'il y en eût dans toute la bourgeoisie. Elle étoit entretenue par un auditeur des comptes nommé Pec. Le mari, quoique jaloux naturellement, n'en avoit point de soupçon; car il le tenoit pour son ami, et croyoit, tant il étoit bon, que c'étoit à sa considération que ce garçon lui prêtoit de l'argent pour son commerce. Par ce moyen il fit une fortune assez grande, et il se vit riche à quatre-vingt mille écus.

Un jour, Patru, comme il pleuvoit bien fort, se mit à couvert tout à cheval sous l'auvent de sa boutique; mais, pour être plus commodément, il descendit et entra dans l'allée de la maison. La Cambray étoit alors toute seule dans sa boutique; et, l'ayant aperçu, elle le pria d'entrer: lui, qui la vit si jolie, y entra fort volontiers; les voilà à causer. La dame, qui n'étoit pas trop mélancolique, se mit à chanter une chanson assez libre. « Ouais ! dit le galant en lui-même, je ne te croyais pas si gaillarde. » Elle vit bien qu'il en étoit un peu surpris. «Vois-tu, lui dit-elle, mon cher enfant, je n'en fais point la petite bouche: l'amour est une belle chose; mais cela n'est pas bon avec toute sorte de gens; j'ai une petite inclination. » Cependant la pluie se passe et notre avocat remonte à cheval: comme il étoit un peu coquet, il avoit assez d'autres affaires. Il fut prés d'un mois sans retourner chez la Cambray: il la trouva tout aussi gaie, et, pour ne point perdre de temps, il la voulut mener dans l'arrière-boutique. « Tout beau, lui dit-elle, mon mari est là haut; mais venez me voir dimanche, il n'y sera peut-être pas, et, s'il y étoit, vous n'avez qu'à demander un bassin d'argent de dix marcs; il n'y en a jamais de faits de ce poids-là, et vous direz que c'est une chose pressée. » Qui s'imagineroit qu'un jeune garçon manquât à une telle assignation? Patru y manqua pourtant; il étoit amoureux ailleurs.

Quelque temps après, comme il étoit à Clamart, il sut que cette femme étoit à une petite maison qu'elle avoit au Plessis-Piquet. Il lui envoie demander audience pour le lendemain; et tandis que toute la compagnie étoit à la grand'messe il s'esquive, et, à travers champs, il galope jusque-là. Il la trouve seule et s'imaginoit déjà avoir ville gagnée; mais il fut bien étonné quand cette femme après lui avoir laissé prendre toutes les privautés imaginables, lui déclara que pour le reste il n'avoit que faire d'y prétendre. Il la culbuta par plusieurs fois; il fit tous ses efforts; il la mit en chemise; il fallut enfin s'en retourner sans avoir eu ce qu'il étoit venu chercher. Un mois ou deux après, comme il passoit devant sa boutique, il la salua; un gentilhomme, nommé Saint-Georges-Vassé, qui connoissoit Patru, étoit avec elle et lui demanda en riant si elle connoissoit ce beau garçon. « Je le connois mieux que vous, lui dit-elle; je l'ai vu tout nu. » Et sur cela elle lui conta toute l'histoire, et ajouta qu'après y avoir un peu rêvé, elle avoit trouvé que c'eût été une grande sottise à elle de lui accorder la dernière faveur; que c'étoit un jeune garçon, beau, spirituel, et qui avoit des amourettes; qu'elle s'en fût embrelucoquée (ce fut son mot); qu'il l'eût fait enrager et qu'il l'eût peut être ruinée, s'il eût été homme à cela. Il sut depuis que le jour même qu'elle le vit la première fois, elle commença à s'informer de sa vie et de ses connoissances. En effet, cette même femme, qui le lui avoit refusé à lui, l'accorda à sa recommandation. .

Ce Saint-Georges avoit aussi couché avec elle, mais elle n'avoit pas sujet de craindre de s'embrelucoquer de ces deux messieurs. Pour Pec, ce ne fut que par intérêt au commencement et depuis par reconnoissance. Aucun autre n'en a jamais rien eu par intérêt. Le premier président Le Jay lui offrit une assez grosse somme pour une fois; mais elle s'en moqua, et disoit qu'elle ne faisoit cela que pour son plaisir.



LE PÈRE ANDRÉ

Le Père André, augustin, vulgairement appelé le petit Père André étoit de la famille des Boullanger, de Paris, qui est une bonne famille de la robe. Il a prêché une infinité de Carêmes et d'Avents; mais il a toujours prêché en bateleur, non qu'il eût dessein de faire rire, mais il étoit bouffon naturellement, et avoit même quelque chose de Tabarin dans la mine. Il parloit en conversation comme il prêchoit.

Il y tâchoit si peu que quand il avoit dit des gaillardises il se donnoit la discipline; mais il y étoit né, et il ne s'en pouvoit tenir. Comme il prêchoit un Avent au faubourg Saint- Germain, feu M. de Paris, à cause de je ne sais quelle cabale de moines dont il étoit des principaux, et aussi pour le scandale que ses bouffonneries donnoient, l'envoya quérir et le retint en prison à l'archevêché, M. de Metz s'en formalisa, disant « que M. l'archevêque ne pouvoit faire arrêter un religieux qui prêchoit dans un faubourg qui « dépendoit de l'abbaye de Saint-Germain »; et effectivement il le fit délivrer; mais ce fut à condition qu'il prêcheroit plus sagement. Il remonte donc en chaire; mais de sa vie il n'a été si empêché: il avoit si peur de dire quelque chose qui ne fût pas bien qu'il ne dit rien qui vaille, et il fut contraint. de finir assez brusquement. Il étoit bon religieux et fort suivi par toutes sortes de gens; par quelques-uns pour rire, et par le reste à cause qu'il les touchoit. Effectivement, il avoit du talent pour la prédication. On fait plusieurs contes de lui dont j'ai recueilli les meilleurs.

Il disoit que « Christophe pensa jeter le petit Jésus dans l'eau, tant il le trouvoit pesant; mais on ne sauroit noyer qui a à être pendu. »

Il fit une fois de gros bras potelés à la Samaritaine, et il lui faisoit dire par Notre- Seigneur: « Je te donnerai bien d'une autre eau et que tu trouveras bien meilleure. »

Prêchant un carême à Saint-André-des-Arcs, il se plaignoit toujours que les dames venoient trop tard. « Quand on vous vient réveiller, leur disoit-il: Mon Dieu, dites-vous, quelle misère de se lever si matin! Vous disputez avec votre chevet. Une telle, dites- vous à votre fille de chambre, je gage que la cloche n'a pas sonné; vous êtes toujours si hâtée! il n'est point si tard que vous dites. -- « Hé! si j'étois là, ajoutoit-il, que je vous ferois bien lever le cul! »

Parlant de saint Luc, il disoit « que c'étoit le peintre de la Reine-Mère, à meilleure titre que Rubens, qui a peint la galerie de Luxembourg; car il est le peintre de la Reine-mère de Dieu. »

Il prêchoit sur ces paroles: J'ai acheté une métairie, je m'en vais la voir. « vous êtes un sot, dit-il, vous la deviez aller voir avant que de l'acheter. »

A la fête de la Madelaine, il se mit à décrire les galants de la Madelaine; il les habilla à la mode: « Enfin, dit-il, ils étoient faits comme ces deux grands veaux que voilà devant ma chaire. » Tout le monde se leva pour voir deux godelureaux qui, pour eux, se gardèrent bien de se lever. Un jour, il lui prit une vision, après avoir bien harangué contre la débauche de cette pauvre pécheresse, de dire: « J'en vois là- bas une toute semblable à la Madelaine; mais, parce qu'elle ne s'amende point, je la veux noter, et lui jeter mon mouchoir à la tête. » En disant cela, il prend son mouchoir et fait semblant de le vouloir jeter: toutes les femmes baissèrent la tête. « Ah! dit-il, je croyois qu'il n'y en eût qu'une, et en voilà plus de cent. »

Cela me fait souvenir d'un conte qu'on fait d'un prédicateur du temps de François 1er. « La Madelaine, disoit-il, n'étoit pas une petite garce, comme celles qui se pourroient donner à vous et à moi; c'était une grande garce comme madame d'Étampes. » Cette madame d'Étampes lui fit défendre la chaire. Quelques années après, ayant été rétabli, le jour de la Madelaine, il dit: « Messieurs, une fois pour avoir fait des comparaisons je m'en suis mal trouvé. Vous vous imaginerez la Madelaine telle qu'il vous plaira. Passons la première partie de sa vie, et venons à la seconde. »

Le père André comparoit une fois les femmes à un pommier qui étoit sur un grand chemin. « Les passans ont envie de ses pommes; les uns en cueillent, les autres en abattent: il y en a même qui montent dessus, et vous les secouent comme tous les diables. »

Il disoit aux dames: « Vous vous plaignez de jeûner; cela vous maigrit, dites-vous. Tenez, tenez, dit-il, en montrant un gros bras, je jeûne tous les jours, et voilà le plus petit de mes membres. »

Il faisoit parler ainsi une fois les soldats d'Holopherne, après qu'ils eurent vu Judith: « Camarade, qui est-ce qui, en voyant de si belles femmes, tam, decoras mulieres, n'ait envie d'enfoncer la barricade ? »

Je lui ai ouï prêcher sur la Transfiguration. « Cela se fit, dit-il, sur une montagne. Je ne sais ce que ces montagnes ont fait à Dieu: mais quand il parle à Moïse, c'est sur une montagne; il ne montra pourtant que son derrière, et parla à lui comme une demoiselle masquée. Quand il donne sa loi, c'est encore sur une montagne; le sacrifice d'Abraham, aussi sur une montagne; le sacrifice de Notre Seigneur, encore sur une montagne. Il ne fait rien de miraculeux que sur ces montagnes; aussi la Transfiguration, n'étoit-ce pas une affaire de vallon? »

Voyant des gens jusque sur l'autel, il dit en entrant en chaire: « Voilà la prophétie accomplie: Super altare tuum vitulos. »

Il prêchoit en un couvent de Carmes sur l'église desquels le tonnerre étoit tombé sans en blesser un seul. « Ah! dit-il, regardez quelle bénédiction de Dieu; si le tonnerre fût tombé sur la cuisine, il n'en fût réchappé pas un. » On dit Carme en cuisine.

A la fête de Pâques, il se faisoit une objection. « Mais un mari et une femme qui couchent ensemble un si bon jour, que feront-ils ? A cela il faut répondre par une comparaison. Si le jour de Pâques un débiteur vous apporte de l'argent, il est bonne fête; mais les gens ne sont pas toujours en humeur de payer; je suis d'avis qu'on le reçoive. Faites l'application, Mesdames. »

A propos de romans, il disoit: « J'ai beau les faire quitter à ces femmes, dès que j'ai tourné le cul, elles ont le nez dedans. »

Parlant de David, il dit que, quand il alla en paradis, Dieu dit, le voyant venir de loin: « Qui est-ce ? » et puis, quand il fut plus près: « Ah! c'est mon bon serviteur David; bras dessus, bras dessous, camarades comme cochons. »

Le jour de l'Ascension, décrivant la réception qu'on fit à Jésus-Christ au Ciel, il dit que Dieu dit à David: « Tenez la musique toute prête, voici mon fils qui vient. »

Prêchant des religieuses qui l'avoient fort pressé de leur donner un sermon, il leur dit: « Eh bien ! me voilà; à cause que je suis Boullanger, vous croyez que j'ai toujours du pain cuit; mais vous ne songez pas combien j'ai de choses à faire. » Il se mit à leur conter toutes ses occupations. Après, il compara une fille qui entroit en religion à un peloton. « Une novice, dit-il, c'est comme un morceau de bureau ou de papier sur lequel on commence à dévider les premières aiguillées; mais quelque bien qu'on fasse, il reste toujours un petit trou qu'on ne sauroit boucher. »

A Poitiers, les Jésuites le prièrent de prêcher saint Ignace; il voulut leur donner sur les doigts. Il fit un dialogue entre Dieu et le saint, qui lui demandoit un lieu pour son ordre. « Je ne sais où vous mettre, disoit Jésus-Christ: les déserts sont habités par saint Benoît et par saint Bruno. » Il faisoit une énumération des lieux occupés par les principaux ordres. « Mettez-nous seulement, dit saint Ignace, en lieu où il y ait à prendre, et laissez- nous faire du reste.». En sortant, il dit à un de ses amis: « Je n'ai voulu prêcher céans qu'après dîner, car je savois bien qu'autrement on m'y auroit fait méchante chère. » Une autre fois, à Paris, il en donna encore aux Jésuites en pareille occasion. « Le christianisme, dit-il, est comme une grande salade; les nations en sont les herbes; le sel les docteurs; vos estis sal terroe; le vinaigre, les macérations ; et l'huile les bons pères Jésuites. Y a-t-il rien de plus doux qu'un bon père Jésuite ? Allez à confesse à un autre, il vous dira: Vous êtes damné si vous continuez. Un Jésuite adoucira tout. Puis, l'huile, pour peu qu'il en tombe sur un habit, s'y étend, et fait insensiblement une grande tache; mettez un bon père Jésuite dans une province, elle en sera enfin toute pleine. » Les Jésuites se plaignirent à lui-même de ce qu'il avoit dit. « J'en suis bien fâché, mes Pères, leur dit-il; mais je me suis laissé emporter; je ne saurois que vous dire; dans quatre jours c'est la fête de notre Père saint Augustin, venez prêcher chez nous, et dites tout ce qu'il vous plaira, je ne m'en fâcherai point. »

Il disoit que Paradis étoit une grande ville. « Il y a la grande rue des Martyrs, la grande rue des Confesseurs; mais il n'y a point de rue des Vierges: ce n'est qu'un petit-cul-de sac bien étroit, bien étroit. »

« Un catholique, disoit-il une fois, fait six fois plus de besogne qu'un huguenot; un huguenot va lentement comme ses psaumes: Lève le coeur, ouvre l'oreille, etc. Mais un catholique chante: Appelez Robinette, qu'elle s'en vienne ici-bas, etc. » Et, en disant cela, il faisoit comme s'il eût limé. J'ai ouï dire que ce conte vient de Sédan, où du Moulin ayant dit à un arquebusier qui chantoit Appelez Robinette, qu'il feroit bien mieux de chanter des psaumes, l'arquebusier lui dit . « Voyez comme ma lime va vite en chantant Robinette, et comme elle va lentement en chantant: Lève le coeur, ouvre l'oreille, etc. »

On dit encore qu'un artisan lui dit que: qui au conseil des malins n'a été empêchoit sa lime d'aller, et qu'il faisoit beaucoup plus d'ouvrage avec Jean Foutaquin pour du pain et pour des poires, Jean Foutaquin pour des poires et pour du pain.

« L'Evangile, dit-il une fois, est une douce loi: Jésus- Christ nous l'a dit; il le faut croire. » Deux Jésuites entrent là-dessus. « Tenez, dit-il, voilà deux des camarades de Jésus, demandez-leur plutôt s'il n'est pas vrai. » Cela me fait souvenir d'un nommé du Four, qui, dans les guerres des huguenots, ayant trouvé des Jésuites à cheval, leur demanda qui ils étoient: « Nous sommes, dirent-ils, de la compagnie de Jésus. -- Je le connois, dit-il; brave capitaine, mais d'infanterie; à pied, à pied, mes Pères. »; et il leur ôta leurs chevaux.



MADAME PILOU

Madame Pilou, étant nouvelle mariée, se trouva logée par hasard vis-à-vis de mesdemoiselles Mayerne-Turquet, soeurs de ce Mayerne (1) qui a été premier médecin du roi d'Angleterre, où il a fait une assez grande fortune: c'étoit un peu après la réduction de Paris.

[(1) Il étoit gentilhomme, mais si adonné à la médecine qu'étant enfant il faisoit des anatomies de grenouilles. (T.)]

Elle fit amitié avec ses filles, qui étoient des personnes raisonnables, et qui, comme huguenotes, en fuyant la persécution, avoient vu assez de pays (2).

[(2) Une de ces filles fut mise par feu M. de Rohan auprès de madame de Rohan, qui avoit été mariée fort jeune: ainsi madame Pilou connut tout le monde à l'Arsenal. (T.) ]

Cette connoissance lui servit, et la tira en quelque sorte du câlinage (3) de sa famille, car son père n'étoit qu'un procureur.

[(3) Niaiserie, commérage.]

Cela lui servit à connoître une madame de La Fosse, leur parente, riche veuve, qui avoit été galante, et qui, en mourant, lui laissa du bien. Elle épousa un procureur, nommé Pilou, qui ne fit pas grand'fortune; en récompense, elle n'a eu qu'un fils, qui vit encore. Il n'y a peut-être jamais eu une moins belle femme qu'elle, mais il n'y en a peut-être jamais eu une de meilleur sens, et qui die mieux les choses.

Cette madame de La Fosse, pour reprendre le fil, n'étoit pas la plus grande prude du royaume. Madame Pilou, par son moyen, eut bientôt un grand nombre de connoissances, mais la plupart de la ville. Insensiblement, elle en fit aussi de la cour, et enfin elle parvint à être bien venue partout, et chez la Reine même. Elle a fait trois classes de tout le monde: ses inférieurs, à qui elle fait tout le bien qu'elle peut; ses égaux, avec lesquels elle est toute prête de se réconcilier, quand ils voudront, et les grands seigneurs, pour qui elle dit qu'on ne sauroit être trop fier en un lieu comme Paris. Elle ne se mêle point de donner des gens à personne, et ne veut point souffrir que des suivants ou des suivantes lui viennent rompre la tête. Elle dit qu'il y a quelquefois de sottes gens qui rient dès qu'elle ouvre la bouche, comme les badauds qui rient dès que Jodelet paroît.

La femme d'un procureur, laide comme un diable, qui avoit commencé par des femmes qui n'avoient pas le meilleur bruit du monde, ne pouvoit guère passer dans l'esprit de ceux qui ne la connoissoient pas bien particulièrement, que pour une créature qui servoit aux galanteries de tant de jolies personnes qu'elle fréquentoit. ( on a dit de madame de La Maisonfort qu'elle n'étoit plus si cruelle,

Depuis qu'elle fut à Saint-Cloud

Avec madame de Pilou.


(1659 juin) M. de Tresmes, duc à brevet, âgé de quatre-vingts ans, tomba malade. Son fils, le marquis de Gèvres, va trouver madame Pilou, et lui dit: « Je vous prie, parlez à mon père, il ne veut point me voir. Mademoiselle Scarron (soeur du cul de Jatte), qu'il entretient, m'a mis mal avec lui; mais le pis, c'est qu'il ne veut rien faire de ce qu'il faut pour bien mourir. » Elle y va, la première fois, elle fit venir les morts subites à propos, et dit qu'on étoit bien heureux d'avoir le loisir de penser à soi. Le malade dit qu'il se sentoit bien. Elle ne voulut pas pousser plus loin. La seconde fois, elle presse davantage, et voyant que cet homme disoit que les gens d'église mêmes avoient des maîtresses, elle marche sur le pied à Guénault, afin qu'il l'aidât. Au lieu de cela, le médecin dit: « Madame Pilou, vos prônes m'ennuient. » Elle se retire, et ne s'en mêle plus. Sur cela on fait un conte par la ville, et que M. de Tresmes lui avoit répondu: « Vous n'étiez pas si scrupuleuse, il y a trente ans. » Elle l'apprend à quelques jours de là; elle va voir M. de Langres (la Rivière): il avoit dîné assez de gens avec lui: « Ah ! dit-il, madame Pilou, je défendois votre cause. » Elle se met là dans un fauteuil. « Je vous entends, lui dit-elle; je sais le conte qu'on fait par la ville; je ne m'étonne pas que ces bruits-là aient couru. Je me suis trouvée engagée avec des femmes qui ont bien fait parler d'elles : j'ai fait ce que j'ai pu pour les remettre dans le bon chemin; c'est ce qui est cause qu'on a cru que j'étois de la manigance. Je vous laisse à penser si, avec la beauté que Dieu m'avoit donnée, et de la naissance dont je suis, j'eusse été bien reçue à rompre avec elles à cause de cela. Leurs gens croyoient que j'étois de l'intrigue; ils ont semé cela partout: mais Dieu a permis que j'aie vécu quatre- vingts ans, afin qu'on me fît justice. Ceux qui font ce conte-là n'oseroient le faire en ma présence. Je sais toutes les iniquités de toutes les familles de la ville et de la cour Je connois les ladres et les fous. Tel fait l'homme de bonne maison que je sais bien d'où il vient; à d'autres, je leur montrerois que leur père étoit un cocu et un banqueroutier; je les défie tous tant qu'ils sont. »

Elle dit que naturellement elle sent le sot, et que dès qu'il y en a quelqu'un en une compagnie, elle l'évente tout aussitôt.

Elle disoit que les amants entre deux vins sont les plus plaisants de tous; elle appelle ainsi ceux qui sont quasi fous « Ils me font rire, dit-elle, car ils croient que personne ne voit ce qu'ils font. »

Une fois qu'elle entendoit une femme de la ville qui, en parlant de je ne sais combien de dames de grande condition, disoit: Nous autres, etc. « Cela me fait souvenir, dit-elle, du conte qu'on fait d'un bateau d'oranges qui alla à fond dans la rivière. Les oranges alloient sur l'eau. Il y avoit (révérence de parler) un étron sec parmi elles; cet étron disoit: Nous autres oranges nous allons sur l'eau. »

Depuis son veuvage elle dit que deux ou trois hommes l'ont voulu épouser, mais, soit dit à mon honneur, ils ont été tous trois mis aux Petites-Maisons. »

Elle m'a avoué, car j'en avois ouï parler par la ville qu'il étoit vrai que comme un soir un conseiller d'état, homme de quelque âge, la ramenoit chez elle, elle étoit à la portière, et lui au fond, il la prit par la tête, elle qui avoit plus de soixante-dix ans, et la baisa tout son soûl en lui disant sérieusement qu'il l'aimoit plus que sa vie. Elle en fut si surprise qu'elle ne songeoit seulement à se dépêtrer de ses mains; et elle arriva à sa porte, car il n'y avoit pas loin, avant que d'avoir eu le loisir de lui rien dire. Elle ne l'a jamais voulu nommer. Un jour, comme elle étoit chez la Reine, madame de Guémené dit à Sa Majesté,: « Madame, faites conter à madame Pilou l'aventure du conseiller d'état. -- Ne voilà-t-il pas, dit la bonne femme, vous regorgez d'amants, vous autres, et dès que j'en ai un pauvre misérable, vous en enragez. » A propos d'amants: elle dit qu'elle a fait bâtir un hôpital pour mettre ceux à qui les femmes arracheront les yeux pour leur avoir parlé d'amour; mais il n'y a que des araignées dans ce pauvre hôpital. Au diable l'aveugle qu'on y a encore mené.

L'abbé de Lenoncourt, le marquis présentement, se mit un jour à la railler fort sottement « Monsieur, lui dit-elle, avez- vous été condamné par arrêt du parlement à faire le plaisant? Car, à moins que de cela, vous vous en passeriez fort bien. »

Une fois, madame de Chaulnes, la mère, lui dit quelque chose qui ne lui plut pas. « Si vous ne me traitez comme vous devez, lui dit-elle, je ne mettrai jamais le pied céans. Je n'ai que faire de vous ni de personne; Robert Pilou et moi avons plus de bien qu'il ne nous en faut. à cause que vous êtes duchesse, et que je ne suis que fille et femme de procureur, vous pensez me maltraiter ! Adieu, Madame, j'ai ma maison dans la rue Saint-Antoine qui ne doit rien à personne. » Le lendemain, madame de Chaulnes lui écrivit une belle grande lettre, et lui demanda pardon.

Quand M. de Chavigny alla demeurer à l'hôtel de Saint- Paul, il trouva madame Pilou quelque part, et lui dit: « Madame, à cette heure que je suis votre voisin, je prétends bien que vous me viendrez voir » Elle y va; mais elle ne fut point satisfaite de lui: il fit assez le fier. Depuis cela, dès qu'il entroit en un lieu elle en sortoit. Enfin à je ne sais quelles accordailles, chez M. Fieubet, au fort de sa faveur, il vit qu'elle s'étoit allée mettre à l'autre bout de la chambre; il alla à elle fort humblement, et lui dit qu'il vouloit être son serviteur. « Monsieur, répondit-elle, je ne suis qu'une petite bourgeoise. Vous êtes un grand seigneur; vous ne m'avez pas bien traitée, vous ne m'y attraperez plus; je n'ai que faire de vous ni de personne. » Il lui fit mille soumissions, et fit tout ce dont elle le pria depuis cela.

Elle dit qu'on ne doit point tant s'affliger pour ce qui arrive à nos parents. « Une fois, disoit-elle, qu'on attrape le cousin germain, c'est bien fait de se déprendre. J'avois je ne sais quel parent qui fut un peu pendu à Melun; sa soeur disoit qu'il avoit été mal jugé. -- A-t-il été confessé? lui dis-je. A-t-il été enterré en terre sainte ? -- Oui. -- Je le tiens pour bien pendu, ma mie. »

Le curé de Saint-Paul s'avisa une fois de faire un prône, contre la danse; elle l'alla trouver et lui dit: « Mon bon ami, vous ne savez pas ce que vous dites. Vous n'avez jamais été au bal; cela est plus innocent que vous ne pensez. Je suis bien plus scandalisée, moi, de voir des prêtres qui plaident toute leur vie les uns contre les autres. »

« Quand je passe par les rues, disoit-elle une fois, je vois des laquais qui disent: Mon Dieu ! la laide femme ! Je me retourne. Vois-tu, mon enfant, je suis aussi belle que j'étois à quinze ans, quoique j'en aie plus de soixante-douze. Il n'y a que moi en France qui se puisse vanter de cela. » Elle disoit qu'il n'y avoit personne au monde qui se fût si bien accomodé qu'elle de deux fort vilaines choses, de la laideur et de la vieillesse. « Cela me donne disoit-elle, un million de commodités: je fais et dis tout ce qu'il me plaît »

Pourvu que ce ne soit pas par une extravagance, elle approuve fort les mariages par amour; « car, dit-elle, voudriez-vous qu'on se marie par haine ? »

Son fils ayant ouï dire qu'on l'avoit mise dans un roman, croyoit que c'étoit une étrange chose, et s'en vint lui dire: « Jésus ! madame Pilou! on vous a mise dans un roman. -- Va, va, lui dit-elle, la comtesse de Maure y est bien. » Cela l'arrêta tout court, car c'est aussi une dévote. Ce roman, c'est la Clélie de mademoiselle de Scudéry, où elle s'appelle Arricidie et y est fort avantageusement, comme une philosophe et une personne de grande vertu. Elle l'en alla remercier. et lui dit: « Mademoiselle, d'un haillon vous en avez fait de la toile d'or. » L'autre lui voulut dire: « Madame, mon frère a trouvé que votre caractère, etc. -- Voire, votre frère, je ne connois point votre frère; c'est à vous que j'en ai l'obligation. A cela, en vérité, j'ai reconnu que j'avois bien des amis; car il n'y a pas jusqu'à la Reine qui ne s'en soit réjouie avec moi. Voilà le fruit qu'on retire de ne faire mal à personne. Une fois, ajouta-t-elle, je me trouvai embarrassée au Palais-Royal, à la mort du cardinal de Richelieu, avec bien des femmes, entre des carrosses. Un homme me prend, et me porte jusque dans la salle où l'on voyoit son effigie. Je regarde cet homme. Il me dit: Vous avez autrefois pris la peine de solliciter pour moi, je vous servirai en tout ce que je pourrai. »

C'est la plus grande accommodeuse de querelles qui ait jamais été: il y a bien des familles qui lui sont obligées de leur repos. On la choisit toujours pour dire aux gens ce qu'il leur faut dire. Madame d'Aumont, veuve de M. d'Aumont. dont nous avons parlé, dit: « Quand madame Pilou n'y sera plus, qui est-ce qui fera justice aux gens? »

La pauvre madame Pilou fut surprise à Saint-Paul d'un si grand débordement de bile qu'elle en tomba de son haut; revenue, elle se confessa sur l'heure; elle n'en fut malade que dix ou douze jours. Toute la cour l'alla voir; la Reine y envoya. Le Roi en passant arrêtoit, et envoyoit savoir comme elle se portoit. M. Valot, premier médecin du Roi, y fut de leur part. Des gens qui ne la voyoient point y allèrent; c'étoit la mode. Il en arriva quasi autant l'année passée, qu'elle eut un rhumatisme dont elle se porte bien quoiqu'elle ait quatre- vingts ans; elle est allée à Saint-Paul rendre grâces à Dieu avec un manteau de chambre noir, doublé de panne verte; c'est une antiquaille qu'elle a il y a longtemps. Elle a une maison aussi propre qu'il y en ait à Paris.



MADAME DE MONTBAZON

C'étoit une des plus belles personnes qu'on pût voir, et ce fut un grand ornement à la cour; elle défaisoit toutes les autres au bal, et, au jugement des Polonois, au mariage de la princesse Marie, quoiqu'elle eût plus de trente-cinq ans, elle remporta encore le prix. Mais, pour moi, je n'eusse pas été de leur avis; elle avoit le nez grand et la bouche un peu enfoncée; c'étoit un colosse, et en ce temps-la elle avoit déjà un peu trop de ventre, et la moitié plus de tétons qu'il ne faut; il est vrai qu'ils étoient bien blancs et bien durs; mais ils ne s'en cachoient que moins. Elle avoit le teint fort blanc et les cheveux fort noirs, et une grande majesté .

Dans la grande jeunesse où elle étoit quand elle parut à la cour, elle disoit qu'on n'étoit bon à rien à trente ans, et qu'elle vouloit qu'on la jetât dans la rivière quand elle les auroit. Je vous laisse à penser si elle manqua de galants. M. de Chevreuse, gendre de M. de Montbazon, fut des premiers (1).

[(1) Ce couplet de Neufgermain fait voir que le duc de Saint-Simon en a tâté aussi bien que les autres (il ne ressemble pas mal à un ramoneur):

Un ramoneur nommé Simon,

Lequel ramoneur haut et bas,

A bien ramoné la maison

De Monseigneur de Montbazon. (T.)]



On en fit un vaudeville dont la fin étoit:

Mais il fait cocu son beau-père

Et lui dépense tout son bien.

Tout en disant ses patenôtres,

Il fait ce que lui font les autres.


M. de Montmorency chanta ce couplet à M. de Chevreuse dans la cour du logis du Roi; je pense que c'étoit à Saint- Germain. M. de Chevreuse dit: « Ah ! c'est trop, » et mit l'épée à la main; l'autre en fit autant. Les gardes ne voulurent pas les traiter comme ils pouvoient, à cause de leur qualité, et on les accommoda. M. d'Orléans l'a aimée, et M. le Comte aussi. Il en contoit auparavant à madame la princesse de Guémené, belle-fille de M. de Montbazon, et la rivale de la duchesse. Elle l'obligea, à ce qu'on m'a dit, de faire une trahison à madame de Guémené; ce fut de faire semblant de remettre ses chausses comme il entroit du monde. Il le fit, et après en demanda pardon à la belle. J'ai dit ailleurs pourquoi M. le Comte quitta madame de Montbazon. Bassompierre l'entreprit; mais il n'en put rien avoir, je ne sais pourquoi. Hocquincourt, fils du grand prévôt, aujourd'hui maréchal de France, est un de ceux dont on a le plus parlé.

Ce M. d'Hocquincourt, ayant gagné une femme de chambre, se mit un soir sous le lit de la belle. Par malheur, le bon homme se trouva en belle humeur, et vint coucher avec sa femme; il avoit de petits épagneuls qui, incontinent, sentirent le galant, et firent tant qu'il fut contraint d'en sortir. Pour un sot il ne s'en sauva pas trop mal: « Ma foi, dit-il, monseigneur, je m'étois caché pour savoir si vous êtes aussi bon compagnon qu'on dit. » Quand il se mit à la cajole, il lui déclara, en homme de son pays, qu'il ne savoit ce que c'étoit que de faire l'amant transi, qu'il falloit conclure, ou qu'il chercheroit fortune ailleurs. C'est comme il faut avec une femme qui a toujours pris de l'argent ou des nippes. Rouville, après lui y laissa bien des plumes, et on a dit que Bonnelle Bullion, c'est-à-dire le dernier des hommes, y avoit été reçu pour son argent. En un vaudeville, il y avoit:

Cinq cents écus bourgeois font lever ta chemise.

Quand le duc de Weimar vint ici la première fois, en causant avec la Reine de la manière dont il en usoit pour le butin, il dit qu'il le laissoit tout aux soldats et aux officiers. « Mais, lui dit la Reine, si vous preniez quelque belle dame, comme madame de Montbazon, par exemple? --Ho ! Ho ! Madame, répondit-il malicieusement, en prononçant le B à l'allemande, ce seroit un un pon putin pour le général. »

On n'osoit conclure qu'elle se fardoit; mais un jour, à l'Hôtel-de-Ville, qu'il faisoit un chaud de diable, la Reine aperçut que quelque chose lui découloit sur le visage. On dit pourtant qu'elle ne mettoit du blanc qu'aux jours de combat, aux grandes fêtes, et qu'elle l'ôtoit dès qu'elle étoit de retour. Ses amours et ses intrigues avec M. de Beaufort et sa mort se trouveront dans les Mémoires de la Régence. J'ajouterai que, quand elle se sentoit grosse, après qu'elle eut eu assez d'enfants, elle couroit au grand trop en carrosse par tout Paris, et disoit: « Je viens de rompre le cou à un enfant. »



LA MARQUISE DE SY

M. de Sy étoit de la maison de Bourlemont de Lorraine mais il demeuroit en Champagne. Sa femme étoit une des plus belles femmes, et lui un des plus pauvres hommes du monde. Amoureux d'elle, c'étoit au commencement de leur mariage, il lui mettoit familièrement la main sous la jupe, en présence de feu M. le Comte, gouverneur de Champagne. Aussi s'en trouva-t -il comme il le méritoit, car M. le Comte le fit cocu.

Depuis, un nommé Neufchâtel, cadet du baron de Chapelaine, dont le père gagna tout son bien dans les gabelles, acheta la terre de Chapelaine en Champagne, et plusieurs autres, la fit bâtir magnifiquement, et y fit une fort grande dépense.

Ce Neufchâtel, qui étoit un brave garçon, et fort bien fait, devint amoureux de la belle, et en jouit. L'affaire se faisoit si hautement que les parents du marquis de Sy l'obligèrent à appeler Neufchâtel. Cet homme, quoique fort peu vaillant, se battit, mais si mal qu'on voyoit bien qu'il ne s'étoit battu que pour n'avoir osé contrevenir à un avis de parents. Ce combat donna encore plus de liberté à Neufchâtel: il continue à voir la dame, avec tant d'autorité que le mari et lui partagèrent, et même il eut une nuit par semaine plus que le mari. Cette folle se dégoûte du marquis à tel point qu'elle ne veut plus qu'il couche avec elle.

C'étoit, comme j'ai dit, un fort pauvre homme, et, de plus, fort amoureux de sa femme. Ne sachant plus que faire, il se jette aux genoux de Neufchâtel pour obtenir cette grâce de sa femme, qui n'y voulut jamais consentir. Les parents de Lorraine, sans qu'il y fût, viennent avec main forte, et surprennent Neufchâtel couché avec la marquise. Il se sauve pourtant, suivi d'un valet, dans un cabinet au bout d'une galerie. La, avec quelques armes qu'ils avoient, ils défendirent, en tuèrent un, et puis se sauvèrent. Tout cela ne servit qu'à rendre ces amants plus insolents: ils vendent les troupeaux et coupent les bois; enfin elle se trouve grosse, et, parce que tout le monde savoit qu'il y avoit deux ans que son mari n'avoit couché avec elle, elle s'en alla en Hollande pour y accoucher. Neufchâtel l'y fut trouver, et après elle retourna en Champagne.

Voici qui est encore pis que tout le reste. Elle maria sa fille, qui n'avoit que onze ans, à Neufchâtel, et le baisoit devant tout le monde comme son gendre, et ils étoient tombés d'accord qu'il coucheroit trois fois la semaine avec elle et trois fois avec sa fille, et que le dimanche il se reposeroit. Elle ne s'en contenta pas, et ôta un jour à sa fille. Le mari, voyant que Neufchâtel avoit plus d'affaires que jamais, demandoit à coucher quelquefois avec sa femme, mais en vain. Il alla plusieurs fois la trouver, comme ils étoient au lit, pour tâcher d'obtenir qu'on le laissât coucher une heure seulement avec sa femme.

Une nuit qu'ils ne pouvoient dormir, ils allèrent fouetter ce pauvre homme pour se divertir.

Neufchâtel fut tué au blocus de Paris un an ou environ après qu'il se fut marié. Elle remaria sa fille aussitôt à un gentilhomme, nommé Juvigny, à condition que le père de ce garçon coucheroit avec elle; mais elle le trouva bientôt trop vieux. Enfin elle en vint jusqu'à s'en faire donner par ses valets. Elle mourut, il y a cinq ans ou environ, âgée de trente-neuf à quarante ans.



SOUSCARRIÈRE

Il y avoit un pâtissier à Paris, à l'enseigne des Carneaux, qui traitoit par tête. Ce pâtissier avoit une femme assez jolie, à qui plusieurs personnes firent leur cour, et entre autres M. de Bellegarde. Vers le temps où ce dernier la fréquentoit, cette femme se sentit grosse et accoucha d'un fils. Ce garçon devint adroit à toutes sortes de jeux et d'exercices; il étoit bien fait et heureux au jeu, il se pousse, il gagne. Comme il étoit adroit de la main, il s'adonna à des tours d'adresse, comme de faire tenir une pistole dans la fente d'une poutre, et autres choses semblables. Il y gagna beaucoup, mais son plus grand butin fut dans ce commencement une fourberie. Il trouva un inconnu, nommé Dalichon, qui jouoit fort bien à la paume; lui y jouoit fort bien aussi: il ne faisoit pourtant que seconder; mais c'étoit un des meilleurs seconds de France. Il fait acheter des pourceaux, des boeufs, des vaches à cet homme, et fait courir le bruit que c'étoit un riche marchand de bestiaux, à qui on pouvoit gagner bien de l'argent; que cet homme aimoit la paume: on y jouoit fort en ce temps-là. Souscarrière, c'est le nom d'une maison qu'il acheta, dès qu'il eut du bien, faisoit des parties contre cet homme, qui faisoit l'Allemand, et découvroit insensiblement son jeu. Notre galant trahissoit ceux qui étoient de son côté, et quand il parioit contre Dalichon, Dalichon se laissoit perdre, et faisoit perdre ceux qui étoient de son côté, ou qui parioient pour lui; et avant que la fourbe fût découverte, on dit que le marchand de bestiaux, à qui Souscarrière savoit que donner, gagna plus de cent mille écus. Comme il eut un grand fonds, le petit La Lande (1) , qui le connoissoit, étant du même métier, car il avoit appris à jouera la paume au feu Roi, lui dit un jour:

[ (1) Ce petit homme étoit une espèce de m... et d'escroc. On a dit de lui dans un vaudeville:

M...et franc cocu, Lanturlu,

Ses deux filles sont du métier. Ce qu'il y a d'extraordinaire en cet homme, c'est qu'il étoit aussi franc athée qu'on en ait jamais vu: à sa mort, il ne se vouloit point confesser. M. de Chavigny, qu'il appeloit Eumènes, y alla pour le persuader à se confesser. «Bien, lui dit-il, Eumènes, je le ferai pour l'amour de vous , et à condition que le grand protrotosne (il nommoit ainsi le cardinal de Richelieu) croira que je meurs son serviteur. » Sa femme lui dit: « Si vous ne vous confessez pas, nous voilà ruinés; on ne nous paiera plus notre pension. » Il se confessa donc, et en se confessant, il disoit à sa femme: « Voyez, ma mie, ce que je fais pour vous. » (T.) ]

« Pardieu, monsieur de Souscarrière, vous êtes bien fait, vous avez de l'esprit, vous avez du coeur, vous êtes adroit et heureux; il ne vous manque que de la naissance; promettez- moi dix mille écus, et je vous fais reconnoître par M. de Bellegarde pour son fils naturel. Il a besoin d argent; vous lui en pouvez prêter. Voici le grand jubilé: votre mère jouera bien son personnage; elle ira lui déclarer que vous êtes à lui et point au pâtissier; qu'en conscience elle ne peut souffrir que vous ayez le bien d'un homme qui n'est point votre père. » Souscarrière s'y accorde. La pâtissière fit sa harangue; M. de Bellegarde toucha son argent, et La Lande pareillement. Voilà Souscarrière en un matin, devenu le chevalier de Bellegarde.

Souscarrière enleva la fille d'un nommé Rogers, écuyer in ogni modo, à ce qu'on dit, de feu M. de Lorraine. L'affaire s'accommoda, et on disoit qu'il eût eu beaucoup de bien, sans le désordre qui arriva. Cette femme se laissa cajoler par Villandry, cadet de celui que Miossens tua. Il en découvrit quelque chose. On dit qu'il la menaça du poignard et qu'il fit semblant de la vouloir jeter dans le canal de Souscarrière (c'est vers Gros-Bois). Enfin, il eut avis qu'elle avoit donné un bracelet de cheveux à Villandry, et qu'il y avoit eu des rendez-vous. Notre homme en colère, et sans considérer qu'il avoit jusque-là donné assez mauvais exemple sur la fidélité à sa femme, rencontre Villandry aux Minimes de la place Royale, à la messe, où il lui donna un soufflet, et mit l'épée à la main dans l'église. Villandry l'appela, et, craignant un peu son adresse, se battit à cheval contre lui, dans la place Royale même; mais il ne laissa pas d'être battu.

Montbrun (il s'appela ainsi depuis qu'il fut marié), après le combat, tint sa femme un an et demi dans une religion, à la campagne; puis il lui manda qu'elle pouvoit aller où il plairoit, mais qu'il ne la tiendroit jamais pour sa femme. Elle se retira en Lorraine. On se moqua fort de Montbrun d'avoir été à la cavalerie du Roi, et encore côte à côte du marquis de Richelieu. Après il s'avisa d'aller faire fanfare tout seul à la place Royale; car il n'y eut que lui qui allât faire comme cela l'Abencerrage. Au reste, c'est un vrai Sardanapale; il a toujours je ne sais combien de demoiselles; il en élève même de petites pour s'en divertir quand elles seront grandes. Il a des valets de chambre qui jouent du violon; il se donne tous les plaisirs dont il s'avise.

La fin de Montbrun n'a pas été agréable. J'ai déjà dit qu'il étoit pipeur. Il alloit jouer chez Frédoc. Un jour qu'il jouoit à la prime contre Montgeorge, brave garçon, fils de M. Gomin l'escamoteur, Montgeorge s'aperçut qu'il avoit escamoté une prime qu'il tenoit sur ses genoux. Voilà un bruit de diable. Montgeorge le traite de fripon et de filou. Par bonheur pour lui, le maréchal de la Ferté entre, et, par compassion pour lui, il parvint à obliger Montgeorge à achever la partie. Mais depuis cela il n'osoit plus guère aller chez Frédoc, ou du moins il envoyoit voir si Montgeorge n'y étoit point. Il avoit soixante-dix- sept ans. La vieillesse et le chagrin de cette aventure le tuèrent.



LA LIQUIÈRE

C'étoit la femme d'un procureur de Castres, nommé Liquière; elle étoit belle, avoit de l'esprit, et étoit d'une complexion fort amoureuse; mais c'étoit une personne assez extraordinaire, car elle donnoit à ses galants, au lieu de recevoir d'eux, et c'étoit la plus grande joie qu'elle pût avoir au monde. Les guerres de la religion obligèrent son mari, qui restoit catholique, à se retirer à Toulouse avec toute sa famille. Comme on commençoit à pacifier toutes choses, un jeune avocat de Castres fut obligé d'aller à Toulouse pour y poursuivre quelques affaires: par hasard il se trouva logé vis-à-vis de cette femme; il la connoissoit déjà: les voilà les plus grands amis du monde. Il devient amoureux d'elle, et lui déclare sa passion. Elle lui répondit naïvement qu'elle étoit engagée ailleurs; « car il faut que vous sachiez, lui dit-elle, que comme je ne puis vivre sans ami, aussi ne puis-je en avoir plus d'un à la fois. Tout ce que je puis faire pour vous présentement, c'est de vous prendre pour mon confident, en attendant que la place soit vide; car je vous trouve bien fait et discret, et ce sont les deux seules qualités que j'estime. » Celui qui la possédoit alors étoit un jeune homme, nommé Canabère, frère d'un président au mortier, et un des garçons de Toulouse le mieux fait. Le jeune avocat savoit tout ce qui se passoit entre eux, voyoit les poulets du galant et aidoit quelquefois à la belle à faire réponse; mais quoi qu'il fît, il n'en put jamais rien obtenir, et cette femme qui gardoit si mal la foi à son mari, la gardoit si exactement à son galant. Enfin Canabère la quitta pour se marier, et, prenant la connoissance du jeune avocat pour prétexte, lui écrivit une lettre pour rompre avec elle. Elle en fut sensiblement touchée, et pleura la moitié d'un jour, avec autant de douleur qu'il se pouvoit. Le jeune avocat tâcha de la consoler; mais il n'en put venir à bout. Le soir il la fit souvenir de sa promesse; aussitôt toute son affliction cesse; elle se donne à lui, et d'une extrême tristesse passe en un instant à une extrême joie. Ils vécurent en fort bonne intelligence, et eurent bientôt pour se voir la plus grande commodité du monde; car la Chambre de l'édit, qui étoit séparée à cause des troubles, se rejoignit après la déclaration du Roi, et fut envoyée à Béziers; de sorte que le mari de cette femme y transporta sa famille; et l'avocat, qui étoit fils d' un conseiller, et qui commençoit à travailler au barreau, fut obligé de s'y rendre.

Le mari, qui n'étoit pas autrement satisfait de la conduite de sa femme, étoit en mauvais ménage avec elle, et elle couchoit d'ordinaire seule dans une arrière-chambre, où l'on ne pouvoit aller sans passer par la chambre du père du mari, dans laquelle il y avoit toujours de la chandelle allumée, parce que cet homme étoit extrêmement vieux et incommodé; et, quoiqu'elle eut assez de commodité de voir de jour son galant, elle eut la fantaisie de passer une nuit avec lui. Il fallut obéir, et passer par cette chambre dont je viens de parler. Le vieillard, qui ne dormoit presque point, soit qu'il eût entendu du bruit, ou qu'il eût entrevu quelque chose, se leva du mieux qu'il put, et, prenant la chandelle, trouva les deux amants couchés ensemble. Ce spectacle le surprit, de sorte qu'il laissa tomber sa chandelle, sans dire autre chose que Jésus ! Maria! et s'en retourna comme il étoit venu. La belle voulut persuader au galant de sauter par la fenêtre dans le jardin; mais il ne voulut point quitter un chemin qu'il connoissoit pour un autre qu'il ne connoissoit pas, et, retournant sur ses pas, il ne trouva personne qui l'empêchât de se retirer. Néanmoins, soit que cet accident l'eût dégoûté, ou qu'il pensât à quelque nouvelle amour, il commença fort à se relâcher. Il arriva qu'un nommé Gérard, qui étoit de Béziers, s'imagina que ce garçon en vouloit à une personne qu'il aimoit et, pour se venger, il entreprit de faire l'amour à la Liquière. Elle, qui ne pouvoit endurer qu'on l'aimât à demi, après avoir gagné absolument Gérard, le mit en la place de l'avocat. Sur cela la peste prit à Béziers. Gérard, qui étoit marié, sous prétexte de mettre sa femme et ses enfants en sûreté, les envoya à un village nommé Florensac, après avoir promis de les y aller bientôt trouver. La Liquière, de son côté, laissa aussi partir toute sa famille, et, ayant feint d'avoir quelque affaire pour un jour, alla trouver Gérard, qui n'étoit point sorti de la ville. Là, malgré la peste et l'affliction générale, ils passèrent le temps aussi tranquillement que de nouveaux mariés eussent pu faire. Cela ne dura guère; car Gérard fut attaqué de la peste, et par conséquent obligé de sortir. Elle le suivit dans la hutte, le servit jusqu'à l'extrémité, et, après sa mort, résolut aussi de mourir, baisa cent fois ses charbons, afin de prendre le mal: « Car aussi bien, disoit-elle, je me laisserai mourir de faim. » On eut bien de la peine à l'arracher de dessus le corps de cet homme; on la mena dans une autre hutte, où elle fut attaquée. Elle en eut de la joie, et ne recommanda autre chose en mourant, sinon qu'on l'enterrât dans la même fosse où l'on avoit mis son amant.



M. DE GUISE, PETIT-FILS DU BALAFRÉ

M. de Reims, aujourd'hui M. de Guise, est un des hommes du monde le plus enclin à l'amour. Tandis qu'il possédoit tous ces grands bénéfices de la maison de Guise, il devint amoureux de madame de Joyeuse, fille du baron du Tour, et femme d'un M. de Joyeuse, de Champagne, de la vraie maison de Joyeuse. Le mari, quoique accommodé, se fit l'intendant du galant de sa femme. Ce Joyeuse étoit si lâche que de prendre pension du marquis de Mouy, de la maison de Lorraine, qui étoit aussi un des galants de sa femme. Fabri a dépensé cent mille écus auprès d'elle. Elle ne profitoit point de tout cela, et dépensoit tout. C'étoit une fort bonne femme. Joyeuse étoit un original. Il avoit je ne sais quelle fille avec laquelle il couchoit, mais il juroit qu'il ne lui faisoit rien, et qu'en cela il n'offensoit point Dieu.

Madame de Joyeuse n'étoit plus ni jeune ni belle; mais elle avoit bien de l'esprit et jouoit bien de la harpe. Durant cette amourette, M. de Guise donna au frère de sa suivante une prébende de Reims. « Mais je veux, lui dit-il, que tu prennes l'habit de chanoine, car c'est à toi que je donne la chanoinie. » En effet, il lui mit l'habit de chanoine, et en cet état la croqua . Ce n'étoit pas la première fois.

M. de Reims aima ensuite la Villiers, qui est encore à l'hôtel de Bourgogne. Elle n'étoit pas trop belle. Pour lui plaire, il portoit des bas de soie jaune sous sa soutane: elle aimoit cette couleur.

En ce temps-là, quoique cadet, il le portoit si haut que, pour imiter les princes du sang, il se faisoit donner la chemise aux plus relevés qui se trouvoient à son lever. Il se trouva huit ou dix personnes qui firent cette sottise-là. Une fois on la présenta comme cela à l'abbé de Retz, qui la laissa tomber dans les cendres et s'en alla.

Etant devenu l'aîné, sous prétexte qu'il étoit marié, le cardinal de Richelieu lui voulut ôter ses bénéfices. Cela l'obligea à se retirer à Sedan. Après la mort de M. le Comte, étant passé en Flandre, il prit l'écharpe rouge (_d'Espagne) et ce fut pour cela qu'on lui fit ici son procès. Là il devint amoureux de la veuve du comte de Bossut, une fort belle personne; il l'épousa du soir au matin, et, parce qu'il y avoit quelque formalité omise, le mariage fut confirmé par l'archevêque de Malines.

Des chevaliers de Malte, natifs de Provence, se mirent en fantaisie la conquête de l'île de Saint-Domingue, aux Indes, et jetèrent les yeux sur M. de Reims, depuis de Guise, pour le mettre à leur tête. Le dessein étoit bien pris; mais le cardinal de Richelieu ne le voulut pas.

M. de Guise revint en France après la mort du cardinal de Richelieu. Il alla voir sa soeur, l'abbesse de Saint-Pierre, à Reims. Il dîna dans un parloir; après il entra dans le couvent, comme prince, comme un homme qui avoit avoit été leur archevêque, et comme frère de madame l'abbesse. Là il se mit à courir après les religieuses, et en tâta fort une qui étoit une belle fille. « Mon frère, crioit madame de Saint-Pierre, vous moquez-vous ? Aux épouses de Jésus-Christ!!! Ah !, ma soeur, disoit-il, Dieu est trop honnête homme pour craindre d'être cocu. La religieuse, assez fière naturellement, faisoit bien du bruit de cette insolence. L'abbesse eut peur qu'elle n'en fît faire des plaintes à la Reine, et, pour y remédier, elle dit à son frère tout bas: « Faites-en autant à celle-là qui n'est point jolie -- Ma soeur, elle est bien laide; mais qu'importe, puisque vous le voulez, elle sera tâtée. » Cette laide lui en sut si bon gré qu'elle se garda bien de s'en plaindre, et la belle s'apaisa, voyant qu'elle n'étoit pas la seule.

Il ne fut pas longtemps à la cour sans oublier madame de Bossut, tout de même que la princesse Anne. Il devint amoureux d'une fille de la Reine, nommée mademoiselle de Pons. Elle étoit fille du marquis de La Case, de la maison de Pons; son père et sa mère étoient venus ici pour quelque affaire. Madame d'Aiguillon fit cajoler cette fille qui, mourant d'envie de demeurer à la cour, changea de religion, afin d'entrer chez la Reine. Madame de Bossut étoit tout autrement belle; celle-ci étoit trop grossière et trop rouge en visage pour des cheveux blonds; d'ailleurs, un accent de Saintonge, le plus désagréable du monde, et l'esprit comme le corps; mais coquette et folle de beaux habits autant que fille du monde. On en avoit déjà un peu parlé avec le maréchal d'Aumont, qui n'étoit alors que capitaine des gardes-du-corps, mais qui étoit marié il y avoit quinze ans.

Il a écrit à madame de Bossut qu'il étoit vrai qu'il l'avoit épousée, mais que tant de docteurs lui avoient assuré qu'elle n'étoit pas sa femme, qu'il étoit obligé de les en croire; qu'il alloit mettre ordre à ses affaires et qu'il la satisferoit; car il lui avoit mangé quatre cent mille livres qu'elle avoit; et il la laissa gueuse. Cette femme n'étoit pas de si bonne maison que le comte de Bossut, elle étoit pourtant bien demoiselle, et une des plus belles personnes de son temps. Elle vint jusqu'à Rouen, il y a treize ou quatorze ans, déguisée, avec dessein, disoit-elle, de lui demander au milieu du Cours s'il la reconnoissoit pour sa femme, et, s'il disoit que non, de lui tirer un coup de pistolet, et de se tuer elle-même après. Mademoiselle de Rambouillet, aujourd'hui madame de Montausier, qui étoit alors à Rouen pour un procès, quêta pour elle. Le crédit de madame de Guise fit qu'on lui ordonna de se retirer, et elle ne vint point à Paris .

M. de Guise fit d'abord entendre à mademoiselle de Pons que son mariage avec madame de Bossut étoit nul, et qu'il le feroit casser si elle vouloit l'aimer. L'ambition d'être duchesse et princesse fit goûter la proposition à la demoiselle, et insensiblement elle s'y engagea si bien que M. de Guise n'étoit que douze heures du jour avec elle; car en ce temps-là, comme bien depuis encore, la Reine laissoit faire à ses filles tout ce qu'il leur plaisoit, et on les cajoloit tous les jours à ses yeux. Pour leur chambre, leur gouvernante, la pauvre madame du Puys, n'y avoit pas grand pouvoir; elles lui faisoient même des malices épouvantables; car, non contentes de lui avoir coupé des brins de vergette dans son lit, pour l'empêcher de dormir, à fontainebleau, un été qu'il fit un chaud étrange (1646) elles lui mirent des réchauds de feu sous son lit. Elle crut que c'étoit l'air étouffé de fontainebleau qui lui causoit cette incommodité; elle se leva pour respirer à la fenêtre, pensant que son lit, découvert, se rafraîchiroit, et elle le trouva encore plus chaud; elle fut longtemps avant que de deviner ce que c'étoit.

On voyoit durant cette amour M. de Guise expliquer devant tout le monde à sa maîtresse un rescrit du pape qu'il avoit obtenu, et elle lui faire des difficultés. Un jour M. d'Orléans la rencontra seule, et lui dit plaisamment: « Mademoiselle, si vous n'y prenez garde, mon frère de Guise vous épousera: au moins, je vous en donne avis. »

Toutes les fois que la Reine sortoit, on le voyoit suivre le carrosse des filles, et ses folies amoureuses étoient si publiques que tous les artisans de la rue Saint-Honoré, approchant du Palais-Royal, ne s'entretenoient d'autre chose. On lui rapporta qu'un médecin nommé...... (1), qui servoit la maison, fit quelques vers où il rioit des amours de M. de Guise et de mademoiselle de Pons.

[(1) Le nom est en blanc dans le manuscrit.]

Tout ce qui touchoit cette fille étoit à son égard un crime de lèse-majesté; de sorte que, sans s'informer si ce qu'on lui avoit dit étoit vrai, il fit monter ses gens chez cet homme, et il demeura à la porte tandis qu'on le bâtonnoit. Cela est assez vilain, ce me semble.

Un automne que la cour étoit à fontainebleau, la demoiselle demeura chez sa belle-soeur de La Case, pour se baigner. On la purgea; il se voulut purger aussi. Il prit de la même drogue, la même dose, et de la main du même apothicaire, disant qu'il en avoit besoin, et qu'il ne pouvoit pas se bien porter, puisque que mademoiselle de Pons étoit indisposée. Une fois, il lui prit je ne sais quelle vision; sur ce qu'elle lui avoit dit qu'il ne l'aimoit point, de tirer son épée pour se tuer, disoit-il. On entendit un grand cri: on y courut; elle se tuoit de lui dire: « Remettez votre épée, monsieur de Guise, remettez votre épée; je crois que vous m'aimez plus que votre vie. »

M. d'Orléans le fit nommer son lieutenant-général en Flandre. Il ne put se résoudre à partir; il envoya son train. Il fut fort long-temps en justaucorps; mais il n'alla pas plus loin que fontainebleau; là, pour le moins aussi fou qu'a Paris, il prit des eaux parce qu'elle en prenoit; il les prenoit à même heure qu'elle et avec les mêmes précautions; soit qu'il fût plus échauffé qu'elle, il les rendoit fort mal, quoiqu'elle les rendît fort bien. Pour y remédier, il lui prit une de ses jupes, et se la mettoit quand il buvoit, et cela sérieusement. Toute la cour l'a vu en cet état quinze jours et davantage. Il passoit les journées entières avec elle; tout le monde étoit en peine de ce qu'il lui pouvoit tant dire; enfin, on découvrit qu'il lui disoit bien souvent des choses par coeur: et un jour qu'elle lui avoit demandé le second volume de Cassandre, il ne le lui envoya pas, mais il le lut toute la nuit, et le lendemain il le lui récita d'un bout à l'autre, sans s'amuser aux paroles de l'auteur, car il est constant qu'il a la mémoire excellente: son grand jugement au moins ne l'empêche pas d'en avoir beaucoup. il sait quelque chose, a de l'esprit, dit les choses agréablement, n'est pas méchant, a de la générosité, du coeur, et est fort civil. « C'est dommage qu'il est fou, » comme disoit M. de Chevreuse.

LE CHEVALIER DE ROQUELAURE

Le chevalier de Roquelaure est une espèce de fou, qui est avec cela le plus grand blasphémateur du royaume. On dit qu'il s'est un peu corrigé. A Malte, il fut mis dans un puits, où on le laissa quelque temps par punition. A l'armée navale, le comte d'Harcourt fut sur le point de le jeter dans la mer, avec un boulet au pied. Cela ne le rendit pas plus sage; car quelques années après, ayant trouvé à Toulouse des gens aussi fous que lui, il dit la messe dans un jeu de paume, communia, dit-on..., baptisa et maria des chiens, et fit et dit toutes les impiétés imaginables. (1)

[(1) Un jour qu'il jouoit et perdoit, il blasphéma tant qu'un orage étant survenu tout le monde eut peur et se retira: il demeura seul à dîner, et disoit en regardant le ciel : « Tonne, tonne, mordieu ! tonne; tu penses me faire peur. » Un nommé Frissart, grand joueur de paume et grand blasphémateur, fit un jour venir un maçon pour lever un carreau d'un jeu de paume, où il y avoit, disoit-il, un diable dessous. Il fallut le lever, et il fit mille signes de croix avant qu'on le remît. (T.) ]

On en avertit la justice. On y fut; mais ils se défendirent, et il y eut un conseiller battu. Enfin pourtant il fut pris. Quelques jours après il corrompit le geôlier moyennant six cents pistoles: le geôlier se sauva avec lui, dont mal lui en prit, car le chevalier lui prit son argent, et le renvoya comme un coquin. On les suivit, et le chevalier fut repris. Son frère aîné ne perdit point de temps, et obtint une évocation à Paris, ou, pour mieux dire, une jussion de ne passer point outre. Cela lui sauva la vie, car c'est un crime capital, et voilà le chevalier en liberté à Paris, qui, au lieu de se retirer, ou du moins de vivre modestement, se promenoit à la vue de tout monde, ne bougeoit du cabaret et menoit toujours sa vie ordinaire . Quelques dévôts représentèrent à la Reine que sa régence ne prospéreroit point si elle laissoit ce sacrilège impuni. On donne donc ordre, à l'insu du cardinal Mazarin, au prévôt de l'Ile de prendre le chevalier; ce qu'il fit, non sans y perdre des archers; et, du côté du chevalier, Biran, un de ses frères. grand gladiateur, y fut fort blessé. On le mena à la Bastille, où il fut assez longtemps. Le cardinal assura le marquis de la vie de son frère; car, pour la prison, ses parents eussent été ravis qu'on l'y eût tenu à perpétuité. A la cour, on murmuroit de cette sévérité, et les femmes mêmes disoient tout haut « qu'on n'avoit jamais vu arrêter un homme de condition pour des bagatelles comme cela. » Madame de Longueville étoit de ce nombre. Après il fut mené à la Conciergerie, et on parla tout de bon de lui faire son procès. En ce temps-là, comme quelqu'un lui disoit qu'il couroit fortune, et qu'il avoit Dieu pour partie, il répondit: « Dieu n'a pas tant d'amis que moi dans le Parlement. » Quoiqu'il y eût bien des témoins, on ordonna pourtant qu'il seroit plus amplement informé, et cela peut-être pour` lui donner le temps de faire évader les témoins; mais le chevalier trouva que le plus sûr, sans doute, étoit de s'évader lui-même. La femme du geôlier, nommée Dumont, qui étoit une grande coquette, à qui souvent les prisonniers donnoient les violons, devint amoureuse de lui. Il se consoloit avec elle tout doucement; il la gagna, et elle fit faire un trou par lequel il se sauva au bout d'un an de prison. On dit qu'il jouoit au piquet avec le gros La Taulade, qui étoit là pour dettes, quand on lui vint dire à l'oreille que le trou étoit fait; il ne se le fit pas dire deux fois, et fit semblant d'aller dire un mot à quelqu'un (1).

[(1) Le trou avoit été fait dans un cabaret qui répondoit au mur de la Conciergerie. (T.)]

Le chevalier sort; La Taulade, las de l'attendre. alla voir pourquoi il étoit si longtemps; il trouva le trou; l'occasion lui sembla belle, il voulut en faire autant; mais il n'y put jamais passer: la mesure n'avoit pas été prise pour lui. Le lendemain de l'évasion du chevalier, il arriva douze témoins contre lui; il en avoit eu peut-être avis, et c'est apparemment ce qui obligea son amante à ne pas différer davantage: on la prit avec son mari, et on la mena au Châtelet. Je pense qu'il n'y a pas eu de preuves contre elle; pour moi, je le lui aurois pardonné, à cause de sa générosité; car elle avoit mieux aime se priver d'un homme qu'elle aimoit que de le voir prisonnier.

Il revint à un an de là, et on ne lui dit plus rien. C'est un assez plaisant Robin: il appelle son beau-frère de Balagny le cocu On ne se fâche point de tout ce qu'il dit. On croit qu'il a été amoureux de madame la Princesse; il lui disoit ce qu'il lui plaisoit. Il la suivit à Bordeaux; mais il ne l'a pas suivie en Flandre. Il dit plaisamment, quand M. de Luynes, le janséniste, envoya demander dispense pour épouser sa tante, mademoiselle de Montbason: « Des gens de notre religion ne voudroient pas faire cela.» Il étoit tout mélancolique, disoit- il, de ce qu'on lui avoit défendu de chanter messe. Une fois il disoit: « Je viens de ce b... l de la maréchale de Roquelaure. Elle lui disoit: « Chevalier, je suis toute triste, faites-moi rire » Il lui disoit cent extravagances. Un jour Romainville, illustre impie, son ami, étoit à l'extrémité; un Cordelier vint pour le confesser. Le chevalier prend un fusil, et couchant le Père en joue, lui dit: « Retirez- vous, mon Père, ou je vous tue: il a vécu chien, il faut qu'il meure chien. » Cela fit tellement rire Romainville, qu'il en guérit. Cependant le chevalier se confessa à quelques années de là, et mourut comme un autre homme, en disant qu'il ne craignoit que de n'avoir pas assez de temps pour se bien repentir. Il avoit les jambes fort enflées, et il disoit: « Je les veux léguer à Laverdeux. » C'est un gros frère qu'il avoit.



MADAME DE COURCELLES-MARGUENAT

Madame de Courcelles est fille d'un homme riche de Paris qui s'appeloit Passart: elle a un frère maître des comptes. On la maria à un maître des comptes, homme qui n'étoit point mal fait. Elle est petite et a les yeux petits, mais elle est fort jolie et fort coquette. Sa mère lui avoit tant fait entendre de messes qu'elle n'en fut guère friande quand elle fut mariée. Elle souffrit bien avec son beau-père, un vieux fou, chez qui il falloit aller passer tous les ans six mois, en Champagne; mais en revanche elle en tiroit beaucoup. Le premier qui a fait galanterie avec elle est un conseiller au grand conseil, nommé Gizaucour; il est de Champagne, et étoit voisin du beau-père, et frère de la première femme de Courcelles. Ce Gizaucour se jeta dans la débauche; c'étoit avant que d'être conseiller; et négligea la dame, ou bien en fut négligé; mais il a eu la curiosité d'avoir toujours quelqu'un des gens de la belle à lui, qui lui conte tout ce qu'elle fait. Il dit que Brancas lui succéda, et que durant sa gueuserie madame de Courcelles répondoit pour lui aux marchands. Un soir que Courcelles vint par hasard, et contre sa coutume, dans la chambre de sa femme, il y trouva Brancas qui prenoit congé; il le conduisit en bas. Un valet, favori du mari, dit assez haut pour être entendu de la femme: « Mordieu! je ne saurois souffrir que monsieur fasse comme cela de l'honneur à un homme qui le fait cocu. » Elle le fit chasser; mais il fallut six mois pour cela.

Ce bonhomme de mari, quand elle avoit fait bien des fredaines, se vouloit mêler quelquefois de l'admonester de son devoir. « Je vois bien, lui disoit-elle, que vous êtes d'humeur de prêcher. » Elle lui apportoit un grand fauteuil. « Mettez-vous là, lui disoit- elle, et prêchez tout votre soûl. » Puis, quand il avoit bien harangué: « C'est là, lui disoit-elle, le plus court chemin que sous puissiez prendre pour vous faire bien haïr. » Enfin le mari se rebuta, et ne couchoit plus avec elle; mais elle couchoit avec Brancas, et elle se sentit grosse. Or, elle se prévalut de l'arrivée de leur fermier, appelé Fissier, qui étoit un paysan qui avoit bon sens et qu'ils aimoient assez; ils le faisoient toujours manger avec eux. Le soir, quand il fut temps de se coucher, le mari dit: « Je m'en vais, adieu. -- Hé ! où allez-vous ? dit cet homme qui avoit le mot -- Dans mon appartement. -- Par ma foi, je sous trouve bien de loisir de faire ainsi lit à part: il ne faut jamais user quatre draps quand on peut n'en user que deux. » Tout en goguenardant, il les fit coucher ensemble. Une autre fois, en pareille rencontre, elle fit ôter toutes les vitres de sa chambre, et le soir, feignant que le vitrier lui avoit manqué de parole, elle dit à son mari: « Je m'enrhumerai bien cette nuit; si vous vouliez, je demeurerois ici. -- Ce que vous voudrez. » Elle le caressa bien, et il adopta encore cette fois-là l'enfant d'un autre.

Les coquetteries de cette femme firent tourner la cervelle à son mari. Quand elle eut lieu de le traiter un peu de fou, elle l'enferma dans une chambre sur le devant du logis, dont les fenêtres étoient grillées et même condamnées, de peur qu'il ne vît le beau monde qui alloit voir sa femme. On disoit qu'elle avoit Brancas pour brave, le chevalier de Gramont pour plaisant, Charleval pour bel esprit, et le petit Barillon pour payeur. Un jour elle et deux ou trois autres coquettes étoient au Cours avec le chevalier de Gramont, et autres. Le petit Coulon, enfant gâté, y étoit; il est leur voisin; elles l'avoient pris en badinant dans leur carrosse. Ces jeunes gens prirent leurs manteaux, à cause d'un vent frais qui s'éleva, et après, par-dessous leurs manteaux, portèrent la main à ces femmes où vous savez. Ce sont leurs belles façons de faire. Quelques jours après, cet enfant étoit chez madame la présidente de Pommereuil avec sa mère, et là, ayant froid, il prit son manteau. puis mit la main où vous savez à la présidente. Elle et sa mère le grondèrent. « Oy ! dit-il, je vis faire comme cela l'autre jour au Cours. » On approfondit l'affaire et la Pommereuil disoit: « Mais ce sont donc des perdues ! Il ne les faut plus voir. » cela se sut, il y eut une querelle de diable. Enfin on les accommoda.

Le maréchal d'Albret s'avisa, il y a quelque cinq ans, d'en conter à la Courcelles; elle étoit éprise de Bachaumont comme elle l'est encore. Le bruit court qu'ils sont mariés. Le maréchal n'y fit rien, et Roquelaure en faisoit une plaisanterie. « Ce brave Miossens, disoit-il, ce conquérant, à qui rien ne résistoit, a été trois mois devant une bicoque, une méchante place qu'on appella Marguenat, et a levé le piquet honteusement. » Les goguenards disoient: « Il n'avoit garde de la prendre, il y a trop de gens dedans »

Son mari devint hébété. elle l'enferma fort bien dans une chambre. Cependant M. Bachaumont-le Coigneux s'en éprit, et, le mari étant mort, il vécut avec elle comme avec sa femme. Enfin, au bout de dix ou douze ans, ils firent jeter des bans, et se marièrent comme s'ils n'eussent jamais couché ensemble.



CHAMPAGNE

Champagne le coiffeur contoit, il y a long-temps, une chose de madame de Choisy que personne n'a crue: il disoit qu'étant une fois allé trouver la princesse Marie à Notre- Dame-des-Vertus, où elle prenoit l'air chez Montelon, son avocat, il étoit entré dans la chambre de madame de Choisy, qui y étoit aussi, et que, l'ayant rencontrée au lit, il avoit été assez heureux pour trouver l'heure du berger; mais que ce n'étoit pas ce qu'on pensoit, et qu'elle avoit les cuisses fort maigres. Un des parents de la dame, qui m'a conté cela, dit qu'il chercha quelque temps Champagne pour le rouer de coups, mais que le coquin se cacha. Je ne sais comment, après une chose comme celle-la, la reine de Pologne a pu emmener Champagne avec elle.

Ce faquin, par son adresse à coiffer et à se faire valoir, se faisoit rechercher et caresser de toutes les femmes. Leur foiblesse le rendit si insupportable qu'il leur disoit tous les jours cent insolences: il en a laissé telles à demi coiffées; à d'autres, après avoir fait un coté, il disoit qu'il n'achèveroit pas si elles ne le baisoient; quelquefois il s'en alloit, et disoit qu'il ne reviendroit pas si on ne faisoit retirer un tel qui lui déplaisoit, et qu'il ne pouvoit rien faire devant ce visage-là. J'ai ouï dire qu'il dit à une femme, qui avoit un gros nez: « Vois-tu, de quelque façon que je te coiffe, tu ne seras jamais bien tant que tu auras ce nez-là. » Avec tout cela elles le couroient, et il a gagné du bien passablement; car, comme il n'est pas sot, il n'a pas voulu prendre d'argent, de sorte que les présents qu'on lui faisoit lui valoient beaucoup. Lorsqu'il coiffoit une dame, il disoit ce que telle et telle lui avoit donné, et quand il n'étoit pas satisfait, il ajoutoit « Elle a beau m'envoyer quérir, elle ne m'y tient plus. » L'idiote, qui entendoit cela, trembloit de peur qu'il ne lui en fît autant, et lui donnoit deux fois plus qu'elle n'eut fait. Avec cela il étoit médisant comme le diable: il n'y avoit personne à sa fantaisie. De Pologne il alla en Suède, et revint ici avec la reine Christine.



SÉVIGNY ET SA FEMME (1)

[(1) Madame de Sévigné.]

Sévigny, qui par la faveur du coadjuteur, son parent, à qui l'abbé de Livry, Coulanges, fou de la mère, avoit voulu faire sa cour, avoit épousé cette jolie mademoiselle de Chantal, de la maison de Rabutin de Bourgogne, qui avoit cent mille écus en mariage. Ce Sévigny devint amoureux de madame de Gondran. Pour moi, j'eusse mieux aimé sa femme. Pour réussir en son dessein, il se met à faire la débauche avec le mari et à le mener promener. Il étoit une fois au Cours avec lui, et le chevalier de Guise se mit avec eux. Gondran disoit qu'il n'y avoit point d'homme plus heureux que lui, qui étoit toujours en festin, et avec de grands seigneurs; que les gens de la cour étoient autrement agréables que les gens de la ville, et qu'il ne pouvoit plus souffrir les bourgeois. Le chevalier de Guise demanda à voir la belle madame de Gondran; le mari ne s'y opposa pas autrement, mais la belle-mère ne le voulut pas. M. d'Aumale, depuis M. de Reims, aujourd'hui M. de Nemours, y fut reçu: je pense que sa soutane rassura la bonne femme.

Ce Sévigny n'étoit point un honnête homme, et ruinoit sa femme, qui est une des plus aimables et des plus honnêtes personnes de Paris. Elle chante. elle danse, et a l'esprit fort vif et fort agréable; elle est brusque et ne peut se tenir de dire ce qu'elle croit joli, quoique assez souvent ce soient des choses un peu gaillardes; même elle en affecte et trouve moyen de les faire venir à propos. Quelqu'un lui avoit écrit un billet et l'avoit priée de ne le montrer à personne: elle laissa passer quelques jours, puis le montra et dit: « Si je l'eusse couvé plus long-temps, il fût devenu poulet. »

Sévigny avoit fort peu de bien: il faisoit des marchés qu'après il rompoit. On fit séparer sa femme. Cependant, par amitié, elle s'engagea jusqu'à cinquante mille écus. Ces esprits de feu, pour l'ordinaire, n'ont pas grand'cervelle. Elle dit: « M. de Sévigny m'estime et ne n'aime point; moi je l'aime et ne l'estime point. » Ménage lui disoit: « Le plus grand malheur qui pouvoit arriver à M. de Sévigny, c'étoit de vous épouser; car tout le monde dit: « Quel homme pour cette femme ! »

Il étoit constant que la princesse d'Harcourt et elle étoient nées en même jour. « Madame, lui dit-elle une fois, tombons d'accord de nos faits; dites-moi, voyons, quel âge voulons-nous avoir ? »

Elle baisoit un jour Ménage comme son frère; des galants s'en étonnoient. « On baisoit comme cela, leur dit-elle, dans la primitive église. » Une fois qu'il lui disoit qu'elle avoit tort d'avoir mis tant de bien sur la tête de son mari: « Pourvu, dit-elle, que je ne lui mette que cela sur la tête; patience! » Elle faisoit confidence de tout à Ménage, et lui, qui en avoit été amoureux autrefois, lui disoit: « .J'ai été votre martyr, je suis à cette heure votre confesseur -- Et moi, répondit-elle, votre vierge. » Vassé en a été amoureux; Ménage lui demanda comment cela étoit arrivé; elle se mit à chanter une chanson que Patris fit à Gravelines pour un provincial, où il y avoit:

Il fut blessé comme là,

Et moi, j'étois comme ici.


Et en disant cela, elle lui montra l'endroit où ils étoient assis tous deux.

Un Gascon nommé Lacger dont nous avons parlé dans l'historiette de la comtesse de La Suze, s'avisa de faire une fable qui fut crue par tout Paris: il alla débiter que l'abbé de Romilly, par jalousie, en un bal, avoit dit les plus étranges choses du monde à madame de Gondran, et avoit déchiré ses lettres en sa présence. A tout cela il n'y avoit rien de vrai ; l'abbé seulement lui avoit dit chez elle qu'elle l'avoit mieux traité autrefois qu'elle ne faisoit. Sévigny, pour venger la belle, vouloit donner des coups de bâton à Lacger dans une assemblée: où il devoit être; mais on en fut averti. Ce Lacger est un grand coquin; il fait l'homme à bonnes fortunes: il avoit une fois un portrait de la des Urlis, il le montroit assez volontiers et disoit que c'étoit d'une dame de qualité; Il y eut une femme qui trouva moyen de mettre dans la boîte la reine de carreau au lieu du portrait, et en pleine table le comte de Roussy, chez qui ils étoient à la campagne, lui ayant demandé à voir ce portrait, on y trouva la reine de carreau.

Le carnaval, Sévigny emprunta les pendants d'oreille de mademoiselle de Chevreuse pour mademoiselle de La Vergne et puis les porta à madame de Gondran. Deux jours après, on demanda à mademoiselle de Chevreuse d'où venoit qu'elle avoit prêté ses pendants à madame de Gondran; la chose s'éclaircit, et mademoiselle de la Vergne fut obligé d'aller remercier mademoiselle de Chevreuse. Le chevalier d'Albret, frère de Miossens, aujourd'hui le maréchal d'Albret, alloit aussi chez la belle, et lui en contoit; mais il n'avoit point garde d'être si bien traité que Sévigny. Sévigny en fit des railleries, dont le chevalier lui envoya faire éclaircissement par Saucour. Ils se battirent , et le chevalier le tua, aussi franc que Miossens avoit tué Villandry. Saint-Maigrin disoit: « Ma foi ! ce chevalier d'Albret est un fort joli garçon, bien fait, bien spirituel, et qui tue fort bien le monde. » La pauvre amante disoit: « M. de Gondran et moi perdons notre meilleur ami. » Madame de Sévigny lui renvoya toutes ses lettres: on dit qu'elles parloient aussi bon françois que celles de La Roche Giffard. Pour faire le conte bon, on dit que madame de Sévigny n'ayant ni portrait, ni cheveux de son mari, car il étoit enterré quand elle arriva de Bretagne, envoya incontinent en demander à madame de Gondran.

On conte une chose étrange de ce combat. Sévigny reçut une lettre de sa femme quatre jours avant qu'il se battît, par laquelle elle lui faisoit des reproches de ce qu'elle avoit appris par d'autres qu'il s'étoit battu contre un tel qu'elle lui nommoit, et qu'il y avoit reçu un coup d'épée. Madame de La Loupe, mère de madame d'Olonne et de la maréchale de La Ferté, dit que, quelques mois avant la mort de son premier mari, un frère qu'elle avoit lui apparut: apparemment c'étoit un songe; elle dit que non, elle, et qu'elle ne dormoit point, et qu'il lui dit: « J'ai été tué, je suis en purgatoire; mais il n'est pas fait comme vous pensez; on souffre diversement; j'ai pour punition d'errer certain temps dans la forêt des loups ici proche; votre mari me viendra trouver dans cette année. » Elle, qui aimoit tendrement ce frère, s'est promenée vingt fois bien avant dans cette forêt toute seule, pour voir si ce frère ne lui apparoîtroit point.

Madame de Sévigny, ayant rencontré Saucour deux ans après dans un bal, pensa s'évanouir; une autre fois, elle s'évanouit à demi pour avoir vu le chevalier d'Albret. Le printemps suivant, comme elle s'étoit allée promener à Saint- Cloud, elle aperçut Lacger dans une allée proche de la source. « Ah! dit-elle à deux officiers aux gardes qui étoient avec elle, voilà l'homme du monde que je hais le plus. -- Madame, lui dirent-ils, voulez- vous qu'on le pende, qu'on le noie, qu'on l'extermine? -- Non, dit-elle, il suffit qu'on le jette dans la fontaine. » En ces entrefaites la compagnie avec laquelle Lacger étoit venu parut; elle y reconnut des gens et n'osa faire affront à ce garçon devant eux. « Arrêtez, dit-elle, voilà de mes parents avec lui. » C'eût été un beau tour à elle.



NINON DE LENCLOS

Ninon est fille de Lenclos, un suivant de M. d'Elbeuf, qui jouoit fort bien du luth (1).

[(1) Lenclos étoit un gentilhomme de Touraine, qui avoit épousé une demoiselle de Raconis, d'une famille noble de l'Orléanais. Anne, leur fille, plus ordinairement appelée Ninon, née à Paris en 1616, y mourut en 1706. (T.)]

Elle étoit encore bien petite quand son père fut obligé de sortir de France pour avoir tué Chabans, de façon que cela pouvoit passer pour un assassinat, car l'autre avoit encore le pied dans la portière quand Lenclos le perça d'un coup d'épée.

Durant son absence, cette fille devint grandette. Elle n'eut jamais beaucoup de beauté, mais elle avoit dès lors beaucoup d'agréments; et, comme elle avoit l'esprit vif, jouoit bien du luth et dansoit admirablement, surtout la sarabande, les dames du voisinage (c'étoit au Marais) l'avoient souvent avec elles.

Saint-Etienne fut le premier qui lui en conta: il avoit de grandes libertés là-dedans. La mère croyoit qu'il épouseroit Ninon; mais enfin ce commerce finit, non, à ce qu'on dit, sans la mettre à mal. Le chevalier de Raray en fut amoureux ensuite. On dit qu'une fois qu'on ne vouloit point qu'elle lui parlât, l'ayant vu passer dans la rue, elle descend vite à la porte, et lui parle. Un gueux les incommodoit fort; elle n'avoit rien pour lui donner: « Tiens, dit-elle en lui tendant son mouchoir, où il y avoit de la dentelle, laisse-nous en paix. »

Cependant Coulon poussoit sa fortune, car il lui en vouloit aussi. Je pense qu'il traita avec la mère au Mesnil-Cornuel. Madame Coulon découvrit tout le mystère; alors toutes les honnêtes femmes, ou soi-disantes, abandonnèrent Ninon et cessèrent de la voir. Coulon leva le masque et l'entretint tout ouvertement; il lui donnoit cinq cents livres par mois, qu'il a, dit-on, continué de lui donner jusqu'en 1650, huit ou neuf ans durant, quoiqu'il fût bien arrivé des désordres entre eux. Aubijoux, quelque temps après, fut associé à Coulon, et contribua aussi de son côté.

Le premier dont elle devint amoureuse fut feu M. de Châtillon, qui fut tué à Charenton; il n'étoit alors qu'Andelot. Elle lui écrivit, et lui donna rendez- vous. Il y va; mais comme c'étoit un inconstant, il la quitta bientôt. Elle, qui, comme vous verrez par la suite, étoit plutôt d'humeur à quitter qu'à être quittée, ne trouva point ce traitement supportable, et s'en plaignit à La Moussaye, qui fit leur paix et lui ramena le fugitif. On a dit, mais j'en doute, que pour s'en venger, elle avoit bien voulu prendre du mal, et qu'elle l'avoit si bien poivré qu'il ne pût être remis de long-temps. Il avoit le sang fort subtil et gagnoit aisément du mal. Cela lui sauva peut-être la vie; car, s'il n'eût point été incommodé, devant servir sous le maréchal de Gramont, il eût été à la bataille d'Honnecourt et sans doute eût payé de sa personne. Ensuite elle eut des amourettes en assez bon nombre. On la servoit par quartiers. Quand elle en étoit lasse, elle leur disoit: « En voilà assez, cherchez fortune ailleurs. »

Cependant, la subvention de Coulon marchoit toujours, Sévigny, Rambouillet ont été de ses amants par quartier. Elle a eu un fils de Méré, et un de Miossens. Un jour, au Cours, elle vit que le maréchal de Gramont obligea un homme bien fait, qui passoit à cheval, à se venir mettre dans son carrosse; c'étoit Navailles, qui n'étoit pas encore marié: il lui plut; elle lui envoie dire qu'elle seroit bien aise de lui parler à la sortie; bref, elle l'emmena chez elle. Ils soupèrent; après elle le conduit dans une chambre bien propre, lui dit, qu'il se couche, et qu'il aura bientôt compagnie. Lui, qui étoit peut-être las, s'endort. Quand elle le vit ainsi, elle alla coucher dans une autre chambre, et emporta les habits de ce dormeur. Le lendemain elle s'en habille, et, l'épée au côté, entre dans la chambre d'assez bonne heure en jurant. Navailles se réveille; il voit un homme qui veut tuer: « Ah! Monsieur, lui dit-il, je suis homme d'honneur; je vous satisferai; point de supercherie, au nom de Dieu ! » Alors elle s'éclate de rire....

Comme Charleval la pressoit de lui accorder ce que vous savez, elle lui dit: « Attends mon caprice. » Ça été son premier martyr; jamais il n'en a pu avoir rien, non plus que Brancas. Mais ce qui m'a le plus surpris, ça été feu Moreau, fils du lieutenant civil: il étoit fort aimable. Elle l'a toujours bien voulu pour ami; mais il est mort sans en avoir reçu aucune faveur. On a distingué ses amants en trois classes: les payeurs dont elle ne se soucioit guère, et qu'elle n'a soufferts quo jusqu'à ce qu'elle ait eu de quoi s'en passer; les martyrs et les favoris. Elle disoit qu'elle aimoit bien les blonds, mais qu'ils n'étoient pas si amoureux que les bruns. En 1648, elle fit un voyage à Lyon: les uns disoient que c'étoit pour se faire traiter secrètement de quelque incommodité, les autres par fantaisie. Elle disoit que ce fut pour Villars Orondate, depuis ambassadeur en Espagne, et qu'elle fit le voyage en poste comme un courrier, et point en chaise comme on a fait depuis. Elle étoit déguisée en homme. Elle disoit que c'étoit à dessein de se retirer; en effet, elle se mit dans un couvent. Là, le cardinal de Lyon devint un peu amoureux de sa belle humeur, et fit quelques folies pour elle.

Un frère de Perrachon en fut transpercé de part en part et, sans lui demander, la pria de trouver bon qu'il la vît quelquefois, et qu'il lui donnât une maison qui pouvoit bien valoir huit mille écus; mais comme après il en prétendit des choses qu'elle ne lui vouloit pas accorder, un beau matin, car elle n'est pas intéressée, elle lui rendit sa donation.

De retour, elle se met dans la tête de ne s'abandonner absolument qu'à ceux qui lui donneroient dans la vue; elle alloit au devant, le leur disoit, ou le leur écrivoit. Elle eut Sévigny, tout marié qu'il étoit, trois mois ou environ, sans qu'il lui en ait rien coûté qu'une bague de peu de valeur. Quand elle en fut lasse, elle le lui dit, et mit Rambouillet en sa place, pour trois autres mois. Elle lui écrivit en badinant: « Je crois que je t'aimerai trois mois; c'est l'infini pour moi. » Charleval, y ayant trouvé ce jouvenceau, s'approcha de l'oreille de la belle et lui dit: « Ma chère, voilà ce qui a bien la mine d'être un de vos caprices. » Depuis on appelle ses passants, ses caprices, et elle disoit, par exemple: « J'en suis à mon vingtième caprice » pour dire à mon vingtième galant. Durant sa passion, personne ne la voyoit que celui-là ; il alloit bien d'autres gens chez elle, mais ce n'étoit que pour la conversation et quelquefois pour souper, car elle avoit un ordinaire assez raisonnable. Sa maison étoit passablement meublée, et elle avoit toujours une chaise fort propre.

Vassé succéda à Rambouillet. Elle reçut de celui-là, parce qu'il étoit fort riche: il ne laissa pas de payer encore quand son temps fut fait; mais, comme Coulon et Aubijoux, il ne lui touchoit que quand la fantaisie en prenoit à Ninon.

Fourreau, gros gars, fils de madame Larcher, qui n'a qu'un talent, c'est de se connoître admirablement bien en viande, étoit comme son banquier; elle tiroit sur lui des lettres de change: M. Fourreau paiera, etc. On croit qu'il n'en a quasi rien eu. Elle disoit qu'elle lui avoit vu un javart, tant elle le traitoit de cheval.

Charleval, un M. d'Elbène et Miossens ont fort contribué à la rendre libertine. Elle dit qu'il n'y a point de mal à faire ce qu'elle fait, fait profession de ne rien croire, se vante d'avoir été fort ferme en une maladie où elle se vit à l'extrémité, et de n'avoir que par sa bienséance reçu tous ses sacrements. Ils lui ont fait prendre un certain air de dire et de trancher les choses en philosophe; elle ne lit que Montaigne et décide de tout à sa fantaisie. Dans ses lettres, il y a du feu, mais tout y est bien déréglé. Elle se fait porter respect par tous ceux qui vont chez elle, et ne souffriroit pas que le plus huppé de la cour s'y moquât de qui que ce soit qui y fût.

Coulon et elle se brouillèrent (1650), parce qu'elle quitta le Marais pour le faubourg Saint-Germain, où logeoit Aubijoux. Feu le petit Moreau, fils de la lieutenante civile, en étoit alors furieusement amoureux; il étoit devant elle comme devant la Reine: il payoit, mais on ne sait s'il couchoit avec elle. J'ai ouï dire à des voisins que son laquais lisoit toujours le billet de son maître en rentrant chez la demoiselle, et la réponse de la demoiselle après en sortant. Elle disoit un jour à Rambouillet: « Dites-moi, un tel est-il beau ? car j'ai grand besoin de ragoût. » Elle faisoit cela assez en honnête personne, car elle n'en prenoit jamais trop et ne se hasardoit que rarement à devenir grosse.

Le carême de 1651, des gens de la cour mangeoient gras chez elle assez souvent; par malheur, on jeta un os par la fenêtre sur un prêtre de Saint-Sulpice qui passoit. Ce prêtre alla faire un étrange vacarme au curé, et, par zèle, ajouta, comme une vétille, qu'on avoit tué deux hommes là-dedans, outre qu'on y mangeoit de la viande tout publiquement, Le curé s'en plaignit au bailli, qui était un fripon. Ninon, avertie de cela, envoya M. de Candale et M. de Mortemart parler au bailli, qui leur fit civilité.

L'été suivant elle se trouva au sermon auprès d'une madame Paget, femme d'un maître des requêtes. Cette femme prit grand plaisir à causer avec elle, et demanda à du Pin, trésorier des menus plaisirs, qui elle étoit: « C'est madame d'Argencourt, de Bretagne, qui vient plaider ici. » Il goguenardoit sur ce mot d'Argencourt; l'autre le crut et dit à Ninon: « Madame, vous avez donc un procès? Je vous y servirai; j'aurois la plus grande joie du monde de solliciter pour une si aimable personne. » Ninon se mordoit les lèvres, de peur de rire. Bois-Robert en ce temps-là la salua. « D'où connoissez-vous cet homme? » dit madame Paget. -- Madame, je suis sa voisine; je loge au faubourg -- Ah! je ne lui pardonnerai jamais de nous avoir quittés pour une Ninon, pour une vilaine. -- Ah! madame, dit Ninon un peu déferrée, il ne faut pas croire tout ce qu'on dit, c'est peut-être une honnête fille. On en peut peut-être autant dire de vous et de moi; la médisance n'épargne personne. » Au sortir, Bois- Robert aborde madame Paget (1) et lui dit: « Vous avez bien causé avec Ninon. »

[(1) Cette madame Paget est galante. (T.)]

Voilà la dame en colère contre du Pin et contre Ninon aussi: cependant elle l'avoit trouvée si agréable que du Pin hasarda de mener Ninon dans le jardin de Thévenin, l'oculiste, à la porte de Richelieu, où le voisinage alloit se promener. Madame Paget, qui est femme du neveu de madame Thévenin, s'y trouva, et elle causa encore avec Ninon.

Un jour qu'on faisoit la guerre à Bois-Robert, en présence de Ninon, qu'il aimoit les beaux garçons: « Ah! vraiment, dit- il, il n'y a pas d'apparence de dire cela en présence de mademoiselle. -- Moquez-vous de cela, dit-elle, je ne suis pas si femme que vous penseriez bien. »

Villarceaux est le dernier galant qu'elle ait eu. Pour le voir plus facilement et n'être point à Paris (c'étoit en 1652), elle alla dans le Vexin chez un gentilhomme de qualité, nommé Varicarville, qui est riche et fait bonne chère aux gens; mais c'est un original, et surtout en mangeaille, car il ne tâte rien qui ait eu vie, non point par aversion comme un gentilhomme de Beauce, nommé d'Auteuil, qu'on n'a jamais pu tromper là-dessus, l'estomac lui soulève incontinent, mais par vision. Ce Varicarville ne croit pas grand'chose, non plus qu'elle. Un jour ils s'enfermèrent tous deux, pour raisonner; on leur demanda ce qu'ils faisoient là. « Nous tâchions, dit-elle, de réduire en articles notre créance, nous en avons fait quelque chose une autre fois nous travaillerons tout de bon. »

Un jour, Villarceaux, dans sa grande passion, vit par sa fenêtre, car il logeoit exprès vis- à-vis, qu'elle avoit une bougie allumée; il lui envoya demander si elle se faisoit saigner; elle répondit que non: il conclut donc qu'elle écrivoit à quelque rival. La jalousie le prend, il veut aller lui parler; et, dans ce transport, croyant prendre son chapeau, il se met une aiguière d'argent dans la tête, et de telle force qu'on eut bien de la peine à l'arracher. Elle ne le satisfit pas; il tombe malade dangereusement: elle en fut si touchée qu'elle se coupa tous ses cheveux, qui étoient très beaux, et les lui envoya, pour lui faire voir qu'elle ne vouloit point sortir ni recevoir personne chez elle. Ce sacrifice fit cesser son mal; la fièvre le quitta aussitôt: Elle l'apprend, va chez lui; se couche dans son lit, et ils demeurent couchés ensemble huit jours entiers.

Elle a eu deux enfants de Villarceaux. On disoit: « Elle vieillit, elle devient constante. » Elle pouvoit avoir trente ans. Deux ans après, un grand garçon fort bien fait, nommé des Mousseaux, au retour de Suède, où la reine, sur sa bonne mine, l'avoit fait capitaine de ses gardes. fit connoissance avec Ninon à la comédie, et l'alla voir; elle étoit au lit. « Qui êtes-vous, lui dit-elle, vous qui avez la hardiesse de me venir voir sans introduction -- Je n'ai point de nom, répondit-il. -- D'où êtes-vous? -- Je suis Picard (elle hait les Picards). Où avez-vous été nourri? -- En Candie. -- Jésus! quel homme! Mais ne seriez- vous point un filou? Pierrot, prenez garde qu'il ne me vole. Je ne sais qui vous êtes, il me faudroit un répondant. -- Je vous donnerai Bois-Robert. -- Ce n'est pas ce qu'il me faut, ni à vous aussi. -- Je vous donnerai donc Roquelaure. -- Il est trop gascon (notez qu'il ne les connoissoit que de vue). -- Mais quand j'aurois un répondant, qu'en seroit-il? -- Nous verrions; vous passeriez quelque temps ici, car je suis changeante; Pierrot vous serviroit. -- Mais je n'ai rien, dit-il, il me faut entretenir. -- Combien voulez-vous? -- Une pistole par jour. -- Allez, dit-elle, je vous donne quarante sous. » Enfin il se coupa et nomma Rambouillet qu'il connoît. « Ah! dit-elle, je prends celui-là pour répondant. » Ils se séparèrent là-dessus. Depuis, ce garçon s'est donné à M. de Noailles..

L'amourette de Villarceaux donna bien du chagrin à sa femme. Bois-Robert dit qu'un jour qu'il étoit allé à Villarceaux, car Villarceaux est son hôte à Paris, le précepteur de ses enfants voulut faire voir à Bois-Robert comme ils étoient bien instruits: il demanda à l'un d'eux: « Quis fuit primus monarcha ? -- Nembrod. -- Quem virum habuit Semiramis? -- Ninum. » Madame de Villarceaux se mit en colère contre le pédagogue. « Vraiment, lui dit-elle, vous vous passeriez bien de leur apprendre des ordures »; et que c'étoit la mépriser que de prononcer ce nom-là chez elle. Villarceaux (1656) prit jalousie du maréchal d'Albret, qui, n'ayant pu rien faire chez Guerchy, qui logeoit vis-à- vis de Ninon, passa le ruisseau, et en conta à Ninon pour la deuxième fois. Il se vantoit hautement qu'il en étoit défait pour toujours. On verra dans les Mémoires de la Régence la persécution que les dévots firent à la pauvre Ninon, et le reste de ses aventures. En 1671, elle s'éprit d'un garçon de ma connoissance. Un jour, comme ils étoient ensemble en carrosse, elle remarqua que ce jeune homme remarquoit toutes les femelles qui passoient. « Hé! vous lorgnez bien, » lui dit-elle; et en disant ceci, elle lui donne un grand soufflet: c'est qu'elle n'est plus jeune, et qu'elle se défie de ses forces.

Ce fut la maréchale de Gramont, prude maligne, et de qui le maréchal, son mari, disoit qu'elle donneroit quinze et bisque à Belzebuth, qui fut cause que la Reine-mère la fit mettre aux Madelonnettes. Madame de Vendôme fit l'exécution. On l'accusoit de jeter la jeunesse de la cour dans le libertinage.

On alla dire après que tous les galants de la cour vouloient incendier la maison des Madelonnettes, et on y envoya le guet faire la patrouille autour toute la nuit. Une autre fois, on assura que des cavaliers fort dorés avoient pris, d'une maison voisine, la hauteur des murs du couvent. On en fit tant de bruit qu'il fallut l'ôter de là; mais ce fut à condition de passer quelque temps dans un couvent à Lagny. Tant de gens l'y allèrent voir qu'elle retint tout l'hôtel de l'Epée Royale. Bois-Robert y fut pour voir sa divine, c'est ainsi qu'il l'appeloit. Il avoit un petit laquais, et, quand il fut parti, une servante dit à quelqu'un qui occupoit la même chambre: « Monsieur, ne fera-t-on qu'un lit pour vous et pour votre laquais, comme à M. l'abbé de Bois-Robert?» Ninon lui en fit la guerre et lui dit . « Monsieur, je ne voudrois point des laquais. -- Vous ne vous y entendez pas, lui dit-il, la livrée c'est le ragoût. »

Un abbé qui se faisoit appeler l'abbé de Pons, grand hypocrite, qui faisoit l'homme de qualité, et étoit fils d'un chapelier de province, la servoit assez bien; c'étoit un drôle qui de rien s'étoit fait six à sept mille livres de rentes; c'est l'original de Tartufe, car un jour il lui déclara sa passion; il étoit devenu amoureux d'elle. En traitant son affaire, il lui dit qu'il ne falloit pas qu'elle s'en étonnât, que les plus grands saints avoient été susceptibles de passions; que saint Paul étoit affectueux et que le bienheureux François de Sales n'avoit pu s'en exempter.

Cela me fait souvenir de la comtesse de La Suze, qui dans les derniers jours de sa vie devint amoureuse de Jésus- Christ. Elle se le figura comme un grand garçon, beau, de fort bonne mine. Ninon lui disant: « Je crois qu'il est blond. -- Point, ma chère, vous vous trompez; je sais, d'original. qu'il étoit brun. »



M. DE VILLARCEAUX, MADAME DE CASTELNAU

M. ET MADAME DE NOUVEAU

Villarceaux est fils d'un M. de Villarceaux, qui étoit un gentilhomme de qualité du Vexin françois; sa mère étoit de Leuville, grande joueuse, qui avoit de l'esprit, mais fort médiocrement de cervelle. Au retour de Hollande, où il avoit porté les armes, quoiqu'il fût tout jeune, on parla de le marier à la fille d'une madame d'Espinay, dont le mari, qui étoit Girard, avoit gagné du bien, durant les troubles, à être gouverneur de Saint-Denis. La mère est de Châteaudun: elle a bien chanté autrefois. Ils se prirent d'amour tous deux; et, moitié figue, moitié raisin, il en eut tout ce qu'il vouloit. Le lendemain elle lui écrivit qu'elle étoit au désespoir de ce qu'elle avoit fait, qu'elle vouloit mourir, etc. Cependant le mariage se rompt, et Castelnau-Mauvissière l'épouse. Villarceaux y retourne comme si de rien n'étoit; et, dès que le mari fut à l'armée, voilà le commerce établi entre eux. Cela dura assez longtemps, quoique Villarceaux fût marié; car il avoit épousé mademoiselle d'Esches, dont le frère étoit devenu fou d'amour pour mademoiselle de Gramont, aujourd'hui madame de Saint-Chaumont. Il fut dix ans sans vouloir sortir de son écurie; depuis le mariage de sa soeur, il est revenu en son bon sens, et a épousé mademoiselle de Clinchamp. Castelnau réussit à l'armée; il parvint à être lieutenant-général. Il étoit peint comme un général d'armée dans la ruelle du lit sur lequel on le faisoit cocu. Dans l'action même elle le voyoit et .... elle disoit d'un ton entremêlé de soupirs et tremblotant: « Faut-il que je fa.. fa.. fasse cocu un si vaillant hom... homme! » Et quelquefois elle s'écrioit: « Grand héros, me le pardonnerez-vous ?» Avec cela il est bien fait; mais je crois qu'il n'a pas grande vivacité, et qu'il n'est bon qu'au métier qu'il fait.

Enfin il vint un soupçon à Villarceaux; il crut que Nouveau, beau-frère de la dame, étoit trop bien avec elle; il interrogea une petite fille, et lui fit dire, en badinant avec elle, que Nouveau et sa maman se baisoient. Un jour qu'elle lui avoit fait finesse, et qu'il y avoit apparence qu'elle se vouloit défaire de lui, Nouveau arriva; la voilà embarrassée; il conclut que c'étoit un rendez-vous, et que c'étoit pour cela qu'on avoit fait tant de façons; il s'emporta furieusement, et dit à Nouveau: « Venez-vous-en, et celui qui en aura eu le moins la cédera à son compagnon. » Il montra deux cents lettres, des portraits, des bracelets de cheveux de tous les endroits, Nouveau lui avoua qu'il n'en avoit jamais eu que des baisers: « Mais si vous pouvez, lui dit-il, m'en faire avoir davantage, vous me ferez plaisir.» Dans cette fureur il lui donna je ne sais combien de lettres, et, après avoir traité la dame de carogne, il sema le reste par tout Paris. On croit que Nouveau lui succéda. Cette femme fait la cavalière, et tire un pistolet; elle a plus d'esprit que sa soeur, mais sa soeur est plus jolie; ce n'est pas grand'chose pourtant. Ce Nouveau, un jour, au commencement qu'il eut équipage de chasse, courant un cerf, demanda à son veneur: « Dites-moi, ai-je bien du plaisir à cette heure ? » Un jour il parut sur son balcon avec un Saint-Esprit à son justaucorps, le cordon et la croix par- dessus, et un autre Saint-Esprit à son manteau. Vineuil dit en riant: « De ce balcon je pense qu'on a fait un colombier; que de pigeons ! »

Madame de Nouveau est la plus grande folle de France en braverie. Pour un deuil de six semaines, on lui a vu six habits; elle a eu des jupes de toutes les couleurs à la fois. Qu'on la prie de montrer celle qu'elle a: « Ah ! dit-elle, c'est la moindre; ma verte est débordée; on met des points de soie à ma bleue; le brodeur refait quelque chose à ma jaune; la ceinture de mon incarnate est défaite. » Une jupe de toile d'or avec quatre grandes dentelles, ce n'est qu'une petite jupe: « Ne vous amusez pas en cela, disoit- elle, mais regardez mon velours, car il est divin. » Et tout le jour elle ne parlera d'autre chose. Une vanité la plus impertinente qu'on ait jamais vue: « Mademoiselle, mademoiselle de Chevreuse et moi, disoit- elle, nous donnerons les violons tour à tour. »Elle dit une fois que la Reine lui avoit dit en amie qu'elle ne tînt plus table, qu'il n'y avoit plus qu'elle qui fît cette dépense: « Aussi ne la tiens-je plus. Pourtant Miossens (et quatre ou cinq autres qu'elle nommoit) ont dîné chez moi; mais je n'appelle pas cela du monde. » Etant grosse, on retint deux nourrices, de peur d'en manquer. Une fois elle ne voulut pas prendre un laquais parce qu'il étoit laid, et que si elle devenoit grosse, il y auroit du danger à le regarder. « Voire, répondit ce laquais, et ne voit-elle pas tous les jours son mari ? »



MONTAURON

Pendant que Montauron étoit à Pommeuse, il en conta à la dernière et la plus jolie des filles de M. de Pommeuse: il n'y avoit qu'elle qui n'eût point été mariée; on l'appeloit mademoiselle Louise. Patru, qui étoit son ami, quoique beaucoup plus jeune qu'elle. dit que c'étoit une fort aimable personne . Montauron étoit laid et impertinent; cependant comme elle ne voyoit que lui, et qu'on ne la mariât point, elle l'aima faute d'autre. Patru, à qui elle conta toute son histoire depuis, lui disoit: « Mais, ma chère, c'est donc pour faire dire vrai à Chéva que tu as aimé cet homme ? --Ce sera ce que tu voudras, disoit- elle en rougissant. La voilà grosse: elle accouche; Montauron reçoit l'enfant par une fenêtre, et l'emporte à Paris; il avoit un cheval de louage. Il a dit depuis que quand il fut question de le donner à une nourrice, il n'avoit que deux écus. Pensez qu'il on trouva à emprunter quelque part. elle accoucha encore deux fois. La seconde fois elle fut découverte par une servante. La mère croyoit qu'elle étoit hydropique, et le père étoit un méditatif, qui ne voyoit pas ce qu'il voyoit. L'ayant su, il alla trouver sa fille le troisième jour, qu'elle étoit fort mal. Elle se voulut jeter à ses pieds, il la retint et lui dit: « Traitez bien cette servante toute votre vie, car elle vous peut perdre, et n'y retournez plus. » Elle n'y retourna effectivement qu'après sa mort; mais c'est qu'il mourut bientôt. Des trois enfants qu'elle eut, il n'y eut que l'aîné qui vécut; c'étoit une fille.

Montauron, ses amours étant découvertes, ne demeura plus à Pommeuse, et il se mit au régiment des gardes; après il se fit commis, puis il eut quelque intérêt dans la recette de Guienne. Il avoit promis à mademoiselle Louise de l'épouser; il ne s'en tourmentoit pas autrement, disoit pour excuse que cela nuiroit à ses affaires. Il y avoit deux ans qu'elle n'en avoit eu aucune nouvelle, quand elle mourut de dépit de se voir ainsi trahie, et de ce que la femme de son frère de Pommeuse lui reprochoit quelquefois sa petite vie. S'étant bien mis avec feu M. d'Espernon, Montauron acheta la charge de receveur général de Guienne; il se fourra tout de bon dans les affaires.

Voilà Montauron opulent; il étoit si magnifique en toute chose qu'on l'appeloit Son Emminence gascone, et tout s'appeloit à la Montauron (1), comme aujourd'hui à la Candale.

[(1) Il y avoit même des petits pains au lait qu'on appeloit à la Montauron: «Sunt etiam panes qui aliâs à la Montoron, ab inventore forsan dicti sunt quibus sal et lac adjiciebantur» . Petri Gontier, medici regis ordinarii, Exercitationes Hygiasticoe. » (Lugdini, 1668, in-quarto, p.111)]

Pour entrer laquais chez lui, on donnoit dix pistoles au maître- d'hôtel. Jamais je n'ai vu un homme si vain; il donnoit, mais c'étoit pour le dire. Sa plus grande joie étoit de tutoyer les grands seigneurs, qui lui souffroient toutes ces familiarités à cause qu'il leur faisoit bonne chère, et leur prêtoit de l'argent; il étoit ravi quand il leur disoit: « Çà, çà, mes enfants, réjouissons- nous. » Mais c'étoit bien pis quand M. d'Orléans, car cela est arrivé quelquefois, où M. le Prince d'aujourd'hui (2) y alloient; il étoit au comble de sa joie.

[(2) Le grand Condé.]

Une fois M. de Châtillon lui dit: « Mordieu! monsieur, nous sommes tous des gredins au prix de vous. Faites-moi l'honneur de me prendre à vos gages, et je renonce à tout ce que je prétends de la cour. » Une fois qu'il ne dînoit point chez lui, Roquelaure et quelques autres y vinrent, et se firent servir à dîner comme s'il y eût été. Il ne se fâcha point, et dit qu'il vouloit que désormais on servît chez lui tant en absence qu'en présence. Il disoit insolemment: « Il est sur l'état de ma maison (3). »

[(3) Corneille a dédié Cinna à Montauron.]

Il avoit fait élever la fille qu'il eut de mademoiselle Louise, sa cousine germaine, comme une princesse, et il la vouloit marier tout de même que si elle eût été sa fille légitime. Une fois, en je ne sais quelle affaire de famille, M. de Dardanie fit passer mademoiselle de Montauron devant mademoiselle Margonne. On lui dit: « Mais celle-là n'est pas légitime. -- Voire, dit-il, bâtarde pour bâtarde, encore celle-là est-elle l'aînée. »

Feu Saint-Charmes Tervaux, conseiller au grand conseil, garçon d'esprit et qui faisoit joliment des vers, n'en voulut pourtant point, quoiqu'elle eût cinquante mille écus, et qu'il y eût beaucoup à espérer encore. Mais Tallemant (1) conseiller au grand conseil, garçon de grande dépense, espérant avoir des millions, l'épousa après avoir changé de religion, et de l'agent du mariage en acheta une charge de maître des requêtes.

[(1) Gédéon Tallemant, maître des requêtes et intendant de justice de Languedoc.]

Il fut nourri quelques années, lui et son train, chez Montauron, et il en tira plus de dix mille écus de hardes. L'éducation de cette fille avoit été étrange, car elle ne voyoit que vitupère; tout fourmilloit de bâtards là-dedans, et sa gouvernante avoit à tout bout de champ le ventre plein (2).

[(2) Montauron avoit des demoiselles chez lui et dehors tout à la fois. (T.)]

De succession il n'en falloit point parler; car cette fille étoit incestueuse, et il n'y avoit pas même un contrat de mariage. Tallemant négligea avec tout cela de prendre toutes ses sûretés à la chambre des comptes pour la légitimation. Pas un de ses parents, hors sa soeur, ne consentit à ce mariage, et ils n'ont jamais voulu signer le contrat. Lui et sa femme, au lieu d'épargner s'imaginoient avoir des millions de Montauron, et le gendre, à l'exemple du beau-père, faisoit une dépense enragée; il se mit même à jouer, et on se confessoit de lui gagner son argent, car il jouoit comme un idiot. Il avoit aussi des mignonnes. Montauron souffroit qu'on dît des gaillardises à sa table, et il est arrivé souvent à sa fille de feindre de se trouver mal, et de se retirer tout doucement dans sa chambre. Les petits maîtres et autres prenoient ce qu'il y avoit de meilleur; et souvent à peine daignoient-ils faire place à celui qui leur faisoit si bonne chère. J'ai cent fois ouï dire à Montauron qu'il avoit les meilleurs officiers de France; il n'y avoit que lui alors qui parlât comme cela. Il disoit familièrement à son gendre, fils d'un homme d'affaires: « Il n'y a que moi d'homme de condition dans les affaires. » Il avoit des armes à son carrosse, à la vérité sans couronnes; s'il revient, il en mettra. Dans sa grande abondance, il avança un homme de son nom jusqu'à le faire président au mortier à Toulouse: Tallemant, à la prière de son beau-père, prêta quarante mille livres pour` aider à acheter la charge.

Une fois, aux comédiens du Marais, M. d'Orléans y étant, quelqu'un fut assez sot pour dire qu'on attendoit M. de Montauron. Les gens de M. d'Orléans le firent jouer à la farce, et il y avoit une fille à la Montauron qu'on disoit être mariée Tallemant quellement.

Comme cet homme n'avoit nul ordre ni en ses dépenses ni en ses affaires, et que feu M. le Prince, qui l'aimoit, ne lui put jamais faire tenir un registre, tout cela enfin alla cul par sus tête: il fut contraint de vendre La Chevrette à M. d'Emery, et sa maison du Marais à M. le duc de Retz. A cette Chevrette il avoit établi une chose fort raisonnable, c'est que, si un de ses gens eût pris un sou de qui que ce soit qui y couchoit, il auroit été chassé. Il ne payoit point ce qu'il devoit; cependant il avoit encore une maison de quatre mille cinq cents livres de loyer, et tenoit bon ordinaire. Il avoit épousé clandestinement la soeur de Souscarrière, la fille du pâtissier (1), car le jubilé n'avoit point fait de miracle pour elle.

[(1) Voir Historiette consacrée à Souscarrière.]

Souscarrière, qui n'entend point raillerie, dès qu'il vit que notre homme s'enflammoit, lui déclara que s'il ne voyoit sa soeur à bonne intention, il n'avoit qu'à n'y plus retourner; mais s'il vouloit l'épouser, que ce lui seroit honneur et faveur. La fille étoit bien faite, il l'épousa. Sous son nom il a acquis quelques terres autour de Paris; on l'appelle madame de La Marche, car La Marche, vers Villepreux, est à elle: il n'a point encore déclaré tenir à sa femme le rang qu'elle doit tenir. Il y a eu du grabuge entre eux.

En ce temps-là (1658) il fit une insigne friponnerie à un homme qui étoit devenu receveur des tailles; c'est un Toulousain. Montauron lui proposa d'épouser une de ses nièces dont le père a été libraire, à condition de prendre sa charge et de lui en donner une de trésorier de France à Montauban qui valoit vingt mille livres de plus que la sienne, et que par le contrat il confesseroit avoir reçu ces vingt mille livres pour la dot. Le mariage s'accomplit: ce garçon vient à Paris pour se faire recevoir; à la chambre, on se moque de lui, car ce bureau est de nouvelle création, et n'est pas vérifié, ou du moins il ne l'étoit pas alors. La mère et la soeur du marié chassèrent la nièce de Son Eminence gascone. Cependant Montauron, qui étoit à Toulouse, faisoit flores ; mais au sortir on lui arrêta son équipage, faute de payer ses dettes. Il revint à Paris, où il fut obligé d'aller chez son gendre, qui avoit un logis à part. Depuis que Montauron avoit vendu sa belle maison, il n'avoit ni cheval ni mule.

Durant le siège de Paris, il se laissa tomber et se rompit une jambe: on le porta chez son gendre, où il prenoit ses repas; il y fit venir une petite fillette de quinze ans, nommée Nanon, fille de Jeanne, une grosse fruitière à qui il avoit l'honneur de devoir honnêtement: il l'avoit habillée en demoiselle. Il falloit que madame Tallemant souffrît que cette petite friponne se mît en rang d'oignon, et qu'on lui envoyât de quoi dîner avec lui. Nonobstant tous ces soins, un beau jour il se fait lever et s'en va chez lui; sa fille eut beau pleurer, le gendre eut beau tempêter, il n'y eut pas moyen de le retenir. Cela venoit de ce qu'il craignoit qu'on lui débauchât sa Nanon, et de ce que dame Jeanne n'alloit pas là-dedans si librement que chez lui. Cet homme avoit mis son honneur, quand sa fille logeoit avec lui, à débaucher toutes les filles qu'elle prenoit, pourvu qu'elles fussent jolies.

Depuis, du temps des rentes rachetées, Montauron, qui ne se trouvoit pas bien ici sous la coulevrine de ses créanciers, s'en alla en Guienne, où son gendre étoit intendant, pour y faire ses recouvrements, car il est receveur- général; mais, avant que de partir, il découvrit pour dix mille écus à Monnerot, toutes les rentes qu'avoient rachetées ceux dont il avoit été associé en quelque traité. Il est encore à revenir de ce pays-là.

Il s'y est amusé à faire de son mieux, et, contentant sa vanité aux dépens de ses créanciers, il a toujours fait bonne chère. Il s'est occupé à l'astrologie judiciaire, lui qui ne savoit ni A ni B, et il a fait quelquefois des horoscopes, et dit qu'il y a des moyens infaillibles pour accorder les religions. Il alla à Saint-Jean-de-Luz à la conférence, et y tenoit table. Il vint ici l'hiver après le mariage, se fiant sur un arrêt du conseil; mais on le fit mettre à la Conciergerie d'où Tubeuf- Bouville, conseiller de la grand'chambre, et Tallemant le tirèrent. Il avoit fait rappeler Bouville d'exil du temps du cardinal de Richelieu.

Il écrivit à sa femme, après le mariage déclaré: « Mettez mon fils à l'Académie, donnez- lui un gouverneur, car il le faut élever en homme de condition. » Elle lui répondit: « Je lui donnerai des pages, si vous voulez; vous n'avez qu'à m'envoyer de l'argent. »

Une famille de Puget de Provence, qui est assez ancienne voyant Pommeuse trésorier de l'épargne, et Montauron déjà en grande faveur, les reconnut pour ses parents. Il y en a une belle généalogie chez Tallemant.



MADAME DE CAVOYE

Madame de Cavoye est fille de Sérignan, gentilhomme de qualité de Languedoc, qui fut maréchal de camp en Catalogne; elle épousa en premières noces un gentilhomme, nommé La Croix, qui la laissa veuve fort jeune et sans enfants; elle étoit jolie, spirituelle et assez riche. Cavoye, gentilhomme de Picardie, peu accommodé, mais de beaucoup de coeur, étoit à M. de Montmorency quand il en devint amoureux; il n'avoit pas grande espérance de réussir en sa recherche, quand, ayant été pris pour second par un de ses amis, il alla chez un notaire faire un testament par lequel il donnoit à madame de La Croix tout ce qu'il pouvoit avoir au monde, et après alla dire à une amie commune qu'il venoit de rendre à madame de La Croix la plus grande marque d'amour qu'il lui pouvoit rendre; qu'on trouveroit son testament chez tel notaire, qu'il s'alloit battre, et qu'il la supplioit d'assurer la belle que, s'il mouroit, il mourroit son serviteur; et, après cela, s'en va. Cette femme court le dire à madame de la Croix, qui fit monter son père et tous ses amis à cheval. On cherche partout: on trouve que Cavoye avoit eu l'avantage. Elle fut si touchée de ce témoignage d'affection qu'elle l'épousa. Jamais femme n'a plus aimé son mari. Le cardinal de Richelieu le fit son capitaine des gardes.

Quand la cour n'étoit pas à Paris, elle avoit toujours une lettre dans sa poche pour son mari; et des qu'elle entendoit dire que quelqu'un alloit à la cour, elle lui donnoit sa lettre; celle-la partie, elle en alloit faire une autre; et tel jour elle lui en a envoyé plus de trois. Un jour le cardinal lui demanda lequel elle aimoit le mieux de lui ou de son mari: « Monseigneur, répondit-elle, Votre Eminence ne m'en voudra point de mal, s'il lui plaît; mais je lui avouerai franchement que j'aime mieux mon mari. Vous ne me donnez que de l'inquiétude, je suis toujours en peine pour votre santé, et lui me donne du plaisir -- Mais lequel aimeriez-vous mieux, ajouta le cardinal, que M. de Cavoye mourût ou tout le reste du monde? -- J'aimerois mieux que tout le monde mourût. -- Mais que feriez-vous tous deux tout seuls ? -- Nous ferions ce qu'Adam et Eve faisoient. »

Elle dit qu'elle avoit tout le soin des affaires et du ménage: « Quand il revenoit au logis, je le caressois; je me faisois toute la plus jolie que je pouvois pour lui plaire; il n'entendoit parler de rien de fâcheux; point de plaintes, point de crierie, point d'affaires. Enfin, c'étoit comme si le sacrement n'eût point passé. »

Elle dit un jour à mademoiselle de Bussy, avec laquelle elle causoit il y avoit une demi- heure: « Mademoiselle, nous nous ennuyons l'une l'autre, adieu; il vaut mieux se séparer; je vois que la conversation languit. »

Une fois, au retour de la campagne, quand ce mari fut couché, et qu'il eut fait le devoir, ils parlèrent un peu de leurs petites affaires: « J'ai, lui dit-il, plus dépensé que je ne pensois; la nourriture a été fort chère; j'ai été contraint d'emprunter tant. -- Hé bien! dit- elle, patience, je trouverai bien de quoi remplacer cela. » Après il recommença: « Oh! lui dit-elle, Cavoye, tu as fait encore quauque dette. » Car elle a un petit accent, et quelques mots du pays, qui donnent encore plus de grâce à ce qu'elle dit.

Ce mari mourut avant le cardinal de Richelieu. La pauvre madame de Cavoye en fut terriblement affligée. Madame de Bennelle y alla comme les autres, et, comme elle prit congé: « Hélas ! dit l'affligée, que je serois heureuse, mon enfant, si j'étois aussi oison que toi! je ne sentirois pas ce que je sens. » D'Ornano, le dévot, y fut aussi, et avoit avec lui deux vilains grimauds. d'enfants: « Sont-ils à vous? « lui dit-elle. - - Oui, Madame. -- Hé ! mon pauvre Monsieur, s'écria-t-elle, priez bien Dieu, et ne faites plus d'enfants. » Elle avoit une fille bien faite, mais fort éveillée; elle ne la perdoit point de vue: « Cela a le cul trop chaud, disoit-elle, il faut que je lui donne un mari de Languedoc. » elle lui en donna un; et sa fille, après quelques années, étant venue ici avec son mari (c'étoit un assez pauvre homme), elle tâcha de faire quelque chose pour lui à la cour; mais comme elle vit qu'il ne s'aidoit point: « Petite, dit-elle à sa fille, remène ton mari à la province, je n'en sais que faire ici. »

Quoique chargée de beaucoup d'enfants, elle fait si bien qu'elle subsiste honorablement; elle a eu la moitié du don des chaises de Souscarrière (1) dès le temps du feu cardinal et cela lui vaut beaucoup.

[(1) L'invention des chaises à porteur importée d'Angleterre par Souscarrière, qui en obtint le privilège en France, en commun avec madame de Cavoye. (M.)]

Elle fait sa cour; elle est adroite et aimée de tout le monde, pleure encore quand on lui parle de son mari. Il sera parlé d'elle dans les Mémoires de la régence, car elle dit toujours quelque chose de plaisant. Elle, madame Pilou et madame Cornuel, ce sont trois originaux. Elle est fort libre. Un jour, un garçon, c'est l'abbé Testu, l'aîné, la menoit chez madame de Chavigny: « Mon pauvre abbé, lui dit-elle en passant dans une grande salle, tourne la tête. » Et après elle se met à pisser dans une cuvette. Elle a cinquante ans, et, après douze grossesses pour le moins, la gorge aussi belle qu'à quinze ans; elle n'a jamais eu le visage fort beau, mais agréable; pour le corps, il n'y en avoit guère de mieux faite.



LE PETIT SCARRON

Le petit Scarron, qui s'est surnommé lui-même cul-de-jatte, est fils de Paul Scarron, conseiller à la Grand'Chambre, qu'on appeloit Scarron l'Apôtre, parce qu'il citoit toujours saint Paul. C'étoit un original que ce bonhomme, comme on voit dans le factum burlesque que le petit Scarron a fait contre sa belle-mère, qui est, peut-être, la meilleure pièce qu'il ait faite en prose. Le petit Scarron a toujours eu de l'inclination à la poésie; il dansoit des ballets et étoit de la plus belle humeur du monde, quand un charlatan, voulant le guérir d'une maladie de garçon, lui donna une drogue qui le rendit perclus de tous ses membres, à la langue près et quelque autre partie que vous entendez bien: au moins par la suite vous verrez qu'il y a lieu de le croire. Il est depuis cela dans une chaise, couverte par le dessus, et il n'a de mouvement libre que celui des doigts, dont il tient un petit bâton pour se gratter; vous pouvez croire qu'il n'est pas autrement ajusté en galant. Cela ne l'empêche pas de bouffonner, quoiqu'il ne soit quasi jamais sans douleur, et c'est peut-être une des merveilles de notre siècle, qu'un homme en cet état-là et pauvre puisse rire comme il fait. Il a fait pis, car il s'est marié. Il disoit à Girault, à qui il a donné une prébende du Mans qu'il avoit: « Trouvez-moi une femme qui se soit mal gouvernée, afin que je la puisse appeler p... sans qu'elle s'en plaigne. » Girault lui enseigna un jour la demoiselle de la mère de madame de La Fayette. Cette fille avoit eu un enfant, et n'avoit jamais voulu poursuivre un écuyer qui le lui avoit fait; mais notre homme n'en fit que rire. Depuis il traita avec Girault de sa prébende, et, dans la pensée d'aller en Amérique.; il croyoit rétablir sa santé, il épousa une jeune fille de treize ans, fille du baron de Surimeau, fils de d'Aubigny l'historien (1).

[(1) D'Aubigné.]

Ce Surimeau avoit tué sa première femme, à Niort, avec son galant, après en avoir bien souffert d'autres; ensuite il se remaria. Cet homme, pour s'être marié contre le gré de son père, fut déshérité; il alla aux Indes, ne sachant que faire, et je pense que cette fille y étoit née. Pour le voir, il fallut qu'elle se baissât jusqu'à se mettre à genoux. Il changea encore d'avis et n'alla point dans l'Amérique. Cela lui coûta trois mille livres qu'il avoit mises dans la société: et voyant que la chose alloit mal, il disoit une fois à sa femme: « Avant que nous nous fussions ce que nous nous sommes, qui n'est pas grand'chose, etc. » Il disoit qu'il s'étoit marié pour avoir compagnie, qu'autrement on ne le viendroit point voir. En effet, sa femme est devenue fort aimable. Il a dit aussi qu'il croyoit en se mariant faire révoquer la donation qu'il fit de son bien à ses parents; mais il faut donc que quelqu'un fasse des enfants à sa femme. Or, depuis, il a trouvé moyen de retirer ou le tout ou partie du bien qu'il avoit donné à ses parents; il y avoit à cela une métairie auprès d'Ambroise; il en parle à M. Nublé, avocat, homme d'esprit et de probité, de qui il disoit en une épître au feu premier président de Bellièvre: « Je ne vous connois point, mais M. Nublé, quo non Catonior alter, m'a dit tant de bien de vous, etc. » Scarron lui dit qu'il estimoit cet héritage quatre mille écus,, mais que ses parents ne lui en vouloient donner que trois. M. Nublé dit qu'il le vouloit bien, sa vue dessus. Il va au pays, aux vacations; on lui dit que ce bien-là valoit bien cinq mille écus; il fait mettre cinq mille écus dans le contrat au lieu de quatre. Les parents, qui n'en vouloient donner que trois, l'ont retiré par retrait lignager.

Madame Scarron a dit à ceux qui lui demandoient pourquoi elle avoit épousé cet homme: « J'ai mieux aimé l'épouser qu'un couvent. » Elle étoit chez madame de Neuillan, mère de madame de Navailles, qui, quoique sa parente, la laissoit toute nue. L'avarice de cette vieille étoit telle que, pour tout feu dans sa chambre, il n'y avoit qu'un brasier: on se chauffoit à l'entour. Scarron, logé en même logis, offrit de donner quelque chose pour faire cette petite d'Aubigny religieuse: enfin il s'avisa de l'épouser. Un jour donc il lui dit: « Mademoiselle, je ne veux plus vous rien donner pour vous cloîtrer. » Elle fit un grand cri. « Attendez, c'est que je vous veux épouser: mes gens me font enrager, etc. » Elle n'avoit rien; ses cousins d'Aubigny se mirent en pension chez elle.

Depuis, le procureur général Fouquet, qui est aussi surintendant, et qui aime les vers burlesques, a donné une pension à Scarron. Quelquefois il lui échappe de plaisantes choses; mais ce n'est souvent. Il veut toujours être plaisant, et c'est le moyen de ne l'être guère. Il fait des comédies, des nouvelles, des gazettes burlesques, enfin tout ce dont il croit tirer de l'argent. Dans une gazette burlesque, il s'avisa de mettre qu'un homme sans nom étoit arrivé le samedi, s'étoit habillé à la friperie, et le vendredi s'étoit marié, qu'il pouvoit dire: Veni, vidi, vici; mais qu'on ne savoit si la victoire avoit été sanglante. Or, en ce même jour, La Fayette, toutes choses étant conclues, dès Limoges, par son oncle qui en est évêque, étoit venu ici et avoit épousé mademoiselle de La Vergne. Le lendemain, quelqu'un, pour rire, dit que c'étoit La Fayette et sa maîtresse. Dans la gazette suivante, Scarron s'excusa, et en écrivit une grande lettre à Ménage, qui, étourdiment, l'alla dire à mademoiselle de La Vergne, et il se trouva qu'elle n'en avoit pas ouï parler.

Il y a de plaisants endroits dans ses oeuvres, comme:

Ce n'est que maroquin perdu

Que les livres que l'on dédie, etc.


Dans une épître dédicatoire au coadjuteur, il lui disoit: « Tenez-vous bien, je m'en vais vous tuer.» Il y a un proverbe qui dit: « Tenez-vous bien, je m'en vais vous peindre. »

Cependant, tout misérable qu'est Scarron, il a ses flatteurs, comme Diogène avoit ses parasites; sa femme est bien venue partout; jusques ici on croit qu'elle n'a point fait le saut. Scarron a souffert que beaucoup de gens aient porté chez lui de quoi faire bonne chère. Une fois le comte du Lude, un peu brusquement, en voulut faire de même. Il mangea bien avec le mari, mais la femme se tint dans sa chambre. Villarceaux s'y attache, et le mari se moque de ceux qui ont voulu lui en donner tout doucement quelque soupçon. Elle a de l'esprit; mais l'applaudissement la perd: elle s'en fait bien accroire.

Scarron mourut vers l'automne de 1660. Sa femme l'avoit fait résoudre à se confesser, etc.; d'Elbène et le maréchal d'Albret lui dirent qu'il se moquoit; il se porta mieux; depuis il retomba et sauva les apparences.

Sa femme s'est retirée dans un couvent pour n'être à charge à personne, quoique de bon coeur Franquetot, son amie, l'eût voulu retirer chez elle; mais l'autre a considéré qu'elle n'est pas assez accommodée pour cela. S'étant mise à la Charité des Femmes, vers la Place-Royale, par le crédit de la maréchale d'Aumont, qui y a une chambre meublée qu'elle lui prêta, la maréchale lui envoya au commencement tout ce dont elle avoit besoin, jusques à des habits; mais elle le fit savoir à tant de gens qu'enfin la veuve s'en lassa, et un jour elle lui renvoya par une charrette le bois que la maréchale avoit fait décharger dans la cour du couvent. Aussitôt sa pension fut réglée, et elle paya. On saura qui lui en a donné l'argent. Les religieuses disent qu'elle voit furieusement de gens, et que cela ne les accommode pas.

J'oubliois qu'elle fut ce printemps avec Ninon et Villarceaux dans le Vexin, à une lieue de la maison de madame de Villarceaux, femme de leur galant. Il sembloit qu'elle allât la morguer.

Depuis on a trouve moyen de lui faire avoir une pension de la Reine-mère de deux mille cinq cents ou trois mille livres: elle vit de cela, a une petite maison et s'habille modestement. Villarceaux y va toujours; mais elle fait la prude, et cette année (1663), que tout le monde a masqué, jusques à la Reine-mère, elle n'a pas laissé de dire qu'elle ne concevoit pas comment une honnête femme pouvoit masquer.

La Cardeau, fille de cette célèbre faiseuse de bouquets qui en fournissoit autrefois à toute la cour, et qui est si connue par l'amour qu'elle a pour les femmes, est devenue amoureuse d'elle. Elle a fait en vérité tout ce qu'elle a pu pour avoir le prétexte d'y demeurer à coucher, et enfin il y a quelques jours que madame Scarron, étant sur des carreaux dans sa ruelle du lit, avec un peu de colique, cette fille, en entrant, se va coucher auprès d'elle et lui voulut mettre une grosse bourse pleine de louis en l'embrassant. L'autre se lève et la chasse.



SCUDÉRY ET SA S‘UR

Scudéry, à ce qu'il dit, est originaire de Sicile, et son vrai nom est Scudari. Ses ancêtres passèrent en Provence, en suivant le parti des princes de la maison d'Anjou. Son père s'attacha à l'amiral de Villars, et, pour l'amour de lui, s'établit en Normandie. Ce garçon-ci et sa soeur qui jusqu'en 1655 (il y a trois ans) a toujours demeuré avec lui, n'avoient guère de bien. Il a eu, comme il se vante, un régiment aux guerres de Piémont, avant la guerre déclarée contre l'Espagne. Il s'amusa après à faire des pièces de théâtre: il commença par Ligdamon et le Trompeur puni, deux méchantes pièces. Cependant il s'y étoit fait mettre en taille-douce avec un buffle, et autour ces mots:

Et poète et guerrier

Il aura du laurier.


Quelqu'un malicieusement changea cela et dit qu'il falloit mettre:

Et poète et Gascon,

Il aura du bâton.


Il fit une préface sur Théophile, et il disoit qu'il n'y avoit eu, parmi les morts ni parmi les vivants, personne de comparable à Théophile. « Et s'il y a quelqu'un, ajoutoit-il, parmi ces derniers, qui croie que j'offense sa gloire imaginaire, pour lui montrer que je le crains aussi peu que je l'estime, je veux qu'il sache que je m'appelle de Scudéry. »

En une autre rencontre il écrivit une lettre à la louange d'une pièce de quelqu'un de ses amis; elle commençoit ainsi: « Si je me connois en vers, et je pense m'y connoître, etc. » Et à la fin: « C'est mon ami, je le soutiens, je le maintiens et je le signe de Scudéry. » Dans la préface d'une pièce de théâtre, nommée Arminius, il met le catalogue de tous ses ouvrages, et il ajoute qu'à moins que les puissances souveraines le lui ordonnent, il ne veut plus travailler à l'avenir. En une lettre à sa soeur, il mettoit: « Vous êtes mon seul renfort dans le débris de toute ma maison. » Sa soeur a plus d'esprit que lui, et est tout autrement raisonnable; mais elle n'est guère moins vaine: elle dit toujours: « Depuis le renversement de notre maison. » Vous diriez qu'elle parle du bouleversement de l'empire grec. Pour de la beauté, il n'y en a nulle: c'est une grande personne maigre et noire, et qui a le visage fort long. Elle est prolixe en ses discours, et a un ton de voix de magister qui n'est nullement agréable. Elle m'a conté qu'étant encore fort jeune fille un D. Gabriel, Feuillant, qui étoit son confesseur, lui ôta un roman où elle prenoit bien du plaisir, et lui dit: « Je vous donnerai un livre qui vous sera plus utile. » Il se méprit, et, au lieu de ce livre, il lui donne un autre roman: il y avoit trois marques en des endroits qui n'étoient pas plus honnêtes que de raison. La première fois que le moine revint, elle lui en fit la guerre. « Ah ! dit-il, je l'ai ôté à une personne; ces marques ne sont pas de moi. » Quelques jours après, il lui rendit le premier roman, apparemment parce qu'il avoit eu le loisir de le lire, et dit à la mère de mademoiselle de Scudéry que sa fille avoit l'esprit trop bien fait pour se laisser gâter à de semblables lectures. M. Sarrau, conseiller huguenot à Rouen (il l'a été depuis à Paris), lui prêta ensuite les autres romans. Elle se plaint fort de la fortune, et me conta un témoignage de leur malheur qui est assez extraordinaire. Un de leurs amis étoit sur le point de leur faire toucher dix mille écus d'une certaine affaire, et il n'avoit jamais voulu dire par quel biais ni par quelles personnes. En ce temps-là ils revenoient de Rouen; ils trouvèrent un homme de leur connoissance sur le chemin, qui venoit de Paris. « Quelles nouvelles? -- Rien, sinon qu'un tel (c'étoit cet ami) a été tué d'un coup de tonnerre parmi un million de gens qui se promenoient à la Tournelle. »

Par le moyen de M. de Lisieux, au commencement de la Régence, madame de Rambouillet dit avoir le gouvernement de Notre-Dame-de-La-Garde, de Marseille, à Scudéry, et l'emporta sur Boyer, qui l'avoit eu, et qui le redemandoit au cardinal Mazarin, à qui il étoit. Quand il fut question d'en donner les expéditions, M. de Brienne écrivit à madame de Rambouillet qu'il étoit de dangereuse conséquence de donner ce gouvernement à un poète, qui avoit fait des poésies pour l'Hôtel de Bourgogne, et qui y avoit mis son nom. Madame de Rambouillet lui fit réponse qu'elle avoit trouvé que Scipion l'Africain avoit fait des comédies, mais qu'à la vérité on ne les avoit pas jouées à l'Hôtel de Bourgogne. Après Scudéry eut ses expéditions. Il part donc pour aller demeurer à Marseille, et cela ne se put faire sans bien des frais, car il s'obstina à transporter bien des bagatelles et tous les portraits des illustres en poésie, depuis le père de Marot jusqu'à Guillaume Colletet: ces portraits lui avoient coûté; il s'amusoit à dépenser ainsi son argent à des badineries. Sa soeur le suivit; elle eût bien fait de le laisser aller; elle a dit pour ses raisons: « Je croyois que mon frère seroit bien payé; d'ailleurs le peu que j'avois, il l'avoit dépensé. J'ai eu tort de lui tout donner; mais on ne sait ces choses-là que quand on les a expérimentées. »

Or, il faut dire quand mademoiselle de Scudéry a commencé à travailler: elle a fait une partie des harangues des Femmes illustres et tout l'Illustre Bassa. D'abord elle trouva à propos, par modestie, ou à cause de la réputation de son frère, car ce qu'il faisoit, quoique assez méchant, se vendoit pourtant bien, de mettre ce qu'elle faisoit sous son nom. Depuis, quand elle entreprit Cyrus, elle en usa de même, et jusqu'ici elle ne change point pour Clélie.

Vous ne sauriez croire combien les dames sont aises d'être dans ses romans, ou, pour mieux dire, qu'on y voie leurs portraits; car il n'y faut chercher que le caractère des personnes, leurs actions n'y sont point du tout. Il y en a pourtant qui s'en sont plaintes, comme madame Tallemant, la maîtresse des requêtes, qui s'appelle Cléocrite. La comtesse de Fiesque dit là-dessus: « La voilà bien délicate; je la veux bien être, moi. » Elle en fait une personne qui aime mieux avoir bien des sots que peu d'honnêtes gens chez elle. Madame Cornuel, qu'elle nomme Zénocrite, et à qui on ne fait épargner ni amis ni ennemis, s'en plaignit à elle-même, à la promenade. Madame, lui dit l'autre avec son ton de prédicateur, c'est que, quand mon frère rencontre un caractère d'esprit agréable, il s'en sert dans son histoire. » Madame Cornuel, pour se venger, disoit que la Providence paroissoit en ce que Dieu avoit fait suer de l'encre à mademoiselle de Scudéry, qui barbouilloit tant de papier.

Il y a un plumassier dans la rue Saint-Honoré qui a pris pour enseigne le Grand Cyrus et l'a fait habiller comme le maréchal d'Hocquincourt.

Cette carte de Tendre, que M. Chapelain fut d'avis de mettre dans la Clélie fut faite par mademoiselle de Scudéry, sur ce qu'elle disoit à Pellisson qu'il n'étoit pas encore prêt d'être mis au nombre de ses tendres amis. Je doute que ce soit trop bien parler.

La plupart des dames de la cabale de mademoiselle de Scudéry, qu'on appela depuis le Samedi, n'étoient pas autrement jolies: mon frère, l'abbé, fit cette épigramme contre elles:

Ces dames ont l'esprit très- pur,

Ont de la douceur à revendre.

Pour elles ont a le coeur tendre,

Et jamais on n'eut rien de dur.


Madame de Longueville, n'ayant rien de meilleur à leur donner, leur envoya de son exil son portrait avec un cercle de diamants; il pouvoit valoir douze cents écus. Les livres de cette fille se vendent fort bien: elle en tiroit beaucoup; mais son frère s'amusoit à acheter des tulipes. Enfin Dieu l'en délivra; il s'avisa de cabaler pour M. le Prince, et fut contraint de se sauver en Normandie. Comme il alloit chercher un gentilhomme qui faisoit admirablement bien des papillons de miniature, il trouva qu'on l'enterroit; mais en volant le papillon, il attrapa une femme; car une demoiselle romanesque, qui mouroit d'envie de travailler à un roman, croyant que c'étoit lui qui les faisoit, l'épousa. Ils sont chez une tante qui les nourrit: elle est mal avec ses enfants; je ne sais comment cette tante n'a point fait rompre le mariage. Il vint ici il y a un an: mais sa soeur lui déclara qu'il n'y avoit qu'un lit dans la maison, et il s'en retourna.



BRlZARDIÈRE

Brizardière étoit un sergent royal de Nantes fort employé et qui dépensoit extraordinairement pour un homme comme lui. Vous allez voir d'où cela venoit. Cet homme, déjà âgé, se mêloit de dire la bonne aventure aux femmes, et d'une façon inouïe, car il leur disoit, quand il trouvoit quelque difficulté à ce qu'elles souhaitoient: « Vous ne sauriez obtenir cela que par un moyen que je vous enseignerai; peut-être le trouverez- vous fâcheux, mais il est infaillible. » La curiosité les prenoit, et, par la confiance qu'elles avoient, elles s'y résolvoient. Voici ce que c'étoit: il les faisoit mettre toutes nues, et avec des verges il les fouettoit jusqu'au sang, puis se faisoit fouetter par elles tout de même, afin de mêler leur sang ensemble pour en faire je ne sais quel charme... Dans Nantes, il n'osa s'y jouer; mais sa réputation lui fit trouver des folles par toute la Bretagne, et principalement à Rennes. Il y a apparence qu'il y gagnoit; car, comme je l'ai déjà remarqué, il dépensoit plus qu'un sergent ne pouvoit dépenser. Il fut découvert à Rennes par un huissier du Parlement, nommé Bohamont, qui le vit par un huis fesser deux fort belles filles qu'il avoit. Il rendit sa plainte; on fit jeter des monitoires. Plusieurs demoiselles, suivantes et femmes de chambre vinrent à révélation; mais quand on voulut savoir qui étoient les fessées, elles ne le vouloient point dire. Le Parlement s'assembla, et là, ayant vu qu'il y avoit des présidentes et des conseillères en assez bon nombre, on se servit des deux filles de l'huissier et de la femme d'un menuisier, et sur cela on l'envoya aux galères. Il pensa être pendu. La présidente de Magnan, fort belle femme, étoit des fouettées; outre ce que les autres avoient souffert, celle-ci se faisoit donner quinze coups par semaine, pour avoir une succession pour laquelle il falloit que trois personnes mourussent. Elle n'est pas riche. La présidente de Brie eut quarante-huit coups et en donna à Brizardière cinquante-deux; une madame de Kerollin se fit fouetter pour trouver un bon tiercelet (elle faisoit la fausse monnoie), c'est-à-dire un bon alliage. Mais le plus plaisant, ce fut mademoiselle de Taloet; comme il la fouettoit rudement, c'étoit pour avoir un mari qui eût beaucoup de bien, elle crioit: « Hé, monsieur de La Brizardière, doucement, j'aime mieux qu'il soit moins riche.»



LA DU RYER

La du Ryer étoit une pauvre fille, d'auprès de Mons en Hainaut, qui étoit assez jolie en sa jeunesse: elle se donna à Saint-Preuil, qui lui fit gagner dix ou douze mille livres, en une campagne, où elle fut vivandière. Elle épouse un nommé du Ryer, et se met à tenir auberge; elle étoit aussi un peu m...... Un jour qu'elle demanda de l'argent à Saint- Preuil, il la battit. Au lieu de se fâcher de cela, elle lui alla demander pardon, et lui dit qu'elle étoit une impertinente de lui avoir demandé de l'argent, elle qui savoit bien qu'il n'en avoit pas. Quand il eut la tête coupée à Amiens, elle reçut sa tête dans son tablier, et lui fit faire un magnifique service à ses dépens.

Veuve de du Ryer, elle se remaria à un homme dont elle n'a jamais porté le nom; il étoit son maître cuisinier, à Saint- Cloud, où elle fit un cabaret magnifique. Au commencement, les dames n'y vouloient point aller; elle avoit un jardin là auprès, où on leur portoit ce qu'elles avoient commandé; enfin on s'y apprivoisa.

Madame de Champré, à Saint-Cloud, chez la du Ryer, durant un grand orage, regarda par curiosité par le trou de la serrure d'une chambre, et elle vit un homme et une femme qui se divertissoient. « Jésus! dit-elle, par le temps qui fait ! ... »

Un jour la du Ryer ayant ouï dire qu'un gentilhomme, qui se venoit de battre en duel, étoit demeuré fort blessé assez près du pont de Saint-Cloud, elle y va, le fait emporter chez elle, le fait traiter, et quand il fut guéri, elle lui donne cinquante pistoles pour se retirer chez lui. Cet homme, au bout de quelque temps, la vient trouver, et lui présentant une bourse où il y avoit quatre cents pistoles: « Tenez, Madame, prenez; si ce n'est pas assez, je tâcherai d'en avoir encore. » Elle lui dit qu'il se moquoit, lui fit bonne chère, et ne voulut jamais prendre que deux pistoles, qu'elle jeta à ses gens, en leur disant: « Tenez, voilà ce que monsieur vous donne. » Durant les troubles, un jour que le Conseil étoit à Saint-Cloud, M. Tubeuf, ayant su qu'elle n'avoit rien voulu prendre pour la nourriture de leurs chevaux et de leurs gens, lui fit donner une ordonnance de cent écus, au lieu de quarante qu'on lui devoit. Elle en fut payée. Les gendarmes du Roi avoient fait quelque dépense chez elle; elle ne leur en fit payer que la moitié. « Ce n'est pas, dit- elle, avec vous autres que je prétends m'enrichir.» Elle prit en amitié le baron des Essarts, et lui demanda un de ses garçons à nourrir; il lui donna son second fils. Cette femme le faisoit élever comme un grand seigneur. Il étoit vêtu de toile d'argent si pesante qu'il ne pouvoit porter sa robe. Elle le vouloit faire son héritier. Elle nourrissoit aussi une pauvre femme avec trois enfants. Elle alloit faire plus de profit que jamais, car elle avoit percé trois ou quatre maisons; il y eût eu quatre-vingts chambres meublées, dont il y en eût eu de fort propres; mais elle mourut trop tôt.

Une pauvre fille, âgée de dix-huit ans, qui sert chez un banquier hollandois, nommé Van Ganghel, qui est un huguenot, entretient, de ce qu'elle peut gagner, deux petits frères qu'elle a en métier; tous deux étant tombés malades et ayant été portés à l'hôpital secret de ceux de la religion, car la fille et ses frères sont aussi huguenots, elle paya leur dépense, disant que, puisqu'elle avoit encore assez de reste pour cela, elle ne vouloit point être à la charge de l'Eglise, et qu'au pis-aller elle auroit toujours ses bras.



MADEMOISELLE THOMAS

Mademoiselle Thomas étoit femme d'un commis de Nouveau; c'étoit une assez jolie personne et fort coquette. Il y avoit furieusement de galants, soit garçons, soit gens mariés, autour d'elle: c'étoit une continuelle frérie là-dedans. Les sottes femmes du quartier avoient leur part du poupelin, et n'en bougeoient. Cette femme avoit un frère qui, pour avoir donné un coup de poignard à son homme. avoit été fort en peine; mais son père, nommé du Bois, secrétaire du Roi, et valet de chambre de la Reine, l'en avoit tiré et après l'avoit enfermé à Saint-Lazare. Mademoiselle Thomas avoit, au bout de quelque temps, obtenu du père qu'il sortiroit et l'avoit pris chez elle. Il couchoit dans sa propre chambre, soit faute de logement, ou pour ce que vous verrez ensuite. Ce garçon et cette femme se promenoient à l'Arsenal trois et quatre heures de suite ensemble; il étoit chagrin, et elle, après avoir bien ri, tout à coup disoit: « Ah! mon Dieu ! voilà ma mélancolie qui me reprend. » Ils couchoient ensemble, et apparemment quelque confesseur avoit mis à cette femme la conscience en combustion. Ce garçon devient tout sauvage, et un soir, après avoir parlé quelque temps au coin du feu à sa soeur, il lui donne deux coups de baïonnette, l'un dans la gorge, l'autre dans l'épaule, et défaisant son pourpoint, il s'en donne après dans le coeur, et se jette sur un lit. La femme crie, mais foiblement. La servante accourt: on ILS trouve tous deux expirants. Le commissaire du quartier, qui étoit aussi un des galants de la dame, se trouva là par hasard, fit un procès-verbal, comme il falloit, pour étouffer l'affaire. Ils furent enterrés à Saint-Paul; mais le curé ne voulut jamais mettre le garçon qu'avec les morts-nés. La veille, cette femme disoit à tout le monde: « Je n'ai plus guère à vivre; donnez-moi un De profundis quand je serai morte. » Et ce jour-là même elle avoit été deux heures à confesse.

On trouva dans la poche de ce garçon une lettre de quatre côtés, adressante à sa soeur, où il disoit qu'il avoit été en Italie pour se défaire de sa passion, mais en vain. Il nommoit par leurs noms tous les galants de sa soeur, avouoit qu'il ne pouvoit souffrir qu'on la cajolât; et qu'encore qu'il eût eu toutes les privautés imaginables avec elle, et qu'il ne pût douter qu'elle ne l'aimât mieux qu'eux, il ne pouvoit pourtant supporter qu'elle se laissât galantiser, et qu'il étoit persuadé que c'étoit plutôt par coquetterie qu'autrement qu'elle vouloit qu'il ne vécût plus avec elle, comme par le passé; et après avoir dit qu'il vouloit finir cette inquiétude, il concluoit: « Il faut, ma chère soeur, que nous mourions tous deux à la fois. »



MONDORY OU L'HISTOIRE DES PRINCIPAUX COMÉDIENS FRANÇOIS

Agnan a été le premier qui ait eu de la réputation à Paris. En ce temps-là, les comédiens louoient des habits à la friperie; ils étoient vêtus infâmement, et ne savoient ce qu'ils faisoient. Depuis, vint Valeran, qui étoit un grand homme de bonne mine; il étoit chef de la troupe; il ne savoit que donner à chacun de ses acteurs, et il recevoit l'argent lui- même à la porte. Il avoit avec lui un nommé Vautray, que Mondory a vu encore, et dont il faisoit grand cas. Il y avoit deux troupes alors à Paris; c'étoient presque tous filous, et leurs femmes vivoient dans la plus grande licence du monde; c'étoient des femmes communes, et même aux comédiens de l'autre troupe dont elles n'étoient pas.

Le premier qui commença à vivre un peu plus réglément ce fut Gaultier-Garguille: il étoit de Caen, et s'appeloit Fleschelles. Scapin, célèbre acteur italien, disoit qu'on ne pouvoit trouver un meilleur comédien. Gaultier étudioit son métier assez souvent, et il est arrivé quelquefois que comme un homme de qualité qui l'affectionnoit l'envoyoit prier à dîner, il répondoit qu'il étudioit.

Belleville, dit Turlupin, vint un peu après Gaultier-Garguille, et ils ont longtemps joué ensemble avec la Fleur, dit Gros-Guillaume, qui étoit le fariné, Gaultier le vieillard, et Turlupin le fourbe. Turlupin, renchérissant sur la modestie de Gaultier-Garguille, meubla une chambre proprement; car tous les autres étoient épars çà et là, et n'avoient ni feu ni lieu. Il ne voulut point que sa femme jouât (elle a joué depuis sa mort, étant remariée avec d'Orgemont, dont nous parlerons ensuite), et il lui fit visiter le voisinage; enfin il vivoit en bourgeois.

La comédie pourtant n'a été en honneur que depuis que le cardinal de Richelieu en a pris soin, et, avant cela, les honnêtes femmes n'y alloient point. Il trouva Bellerose sur le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne avec sa femme, bonne actrice, la Beaupré et la Valiotte, personne aussi bien faite qu'on en pût trouver; elle a eu bien des galants, et, lorsqu'elle ne valoit plus rien, l'abbé d'Armentières, qui devint après l'aîné, par la mort de son frère, la tira du théâtre, et en fit le fou à un point si étrange qu'après sa mort il eut long-temps le crâne de cette femme dans sa chambre.

Mondory commença à paroître en ce temps-là. Il étoit fils d'un juge ou d'un procureur fiscal de Thiers, en Auvergne, où l'on faisoit autrefois toutes les cartes à jouer; pour lui, il se disoit fils de juge. Son père l'envoya à Paris chez un procureur. On dit que ce procureur, qui aimoit assez la comédie, lui conseilla d'y aller les fêtes et les dimanches, et qu'il y dépenseroit et s'y débaucheroit moins que partout ailleurs. Il y prit tant de plaisir qu'il se fit comédien lui- même; et, quoiqu'il n'eût que seize ans, on lui donnoit des principaux personnages, et insensiblement il fut le chef d'une troupe composée de Le Noir et de sa femme, qui avoient été au prince d'Orange. Cette Le Noir étoit une aussi jolie petite personne qu'on pût trouver. Le Noir mourut, et sa femme s'en tira. Le comte de Belin, qui avoit Mairet à son commandement, faisoit faire des pièces, à condition qu'elle eût le principal personnage; car il en étoit amoureux, et la troupe s'en trouvoit bien. La Villiers y étoit aussi. On dit que Mondory s'en éprit, mais qu'elle le haïssoit; et que la haine qui fut entre eux fut cause qu'à l'envi l'un de l'autre ils se firent deux si excellentes personnes en leur métier. Le comte de Belin, pour mettre cette troupe en réputation, pria madame de Rambouillet de souffrir qu'ils jouassent chez elle la Virginie de Mairet. Le cardinal de La Valette y étoit, qui fut si satisfait de Mondory, qu'il lui donna pension. Il en donnoit comme cela aux hommes extraordinaires qui lui plaisoient.

Mondory eut toujours de la reconnoissance pour madame de Rambouillet; car ce fut de ce jour-là qu'il commença à entrer en quelque crédit. Sa femme n'a jamais pensé à monter sur le théâtre, et lui n'a jamais joué à la farce; c'est le premier qui s'est avisé de cela: Bellerose y jouoit. Il ne laissa voir sa femme à personne, et il disoit aux gens: « C'est une innocente qui ne bouge des églises. » Il tiroit part et demie. Il étoit de certaines conversations spirituelles chez Giry et chez du Ryer, et faisoit des vers passablement: il ne manquoit point d'esprit, et savoit fort bien son monde. Je me souviens qu'on fit une certaine pièce qu'on appeloit l'Esprit Fort, où l'on avançoit, en contant les visions de l'Esprit Fort, qu'il disoit que Mondory faisoit mieux que Bellerose; et Bellerose, car c'étoit à l'hôtel de Bourgogne et en parlant à lui qu'on disoit cela, faisoit la plus sotte mine du monde à cet endroit-là, au lieu de ne faire pas semblant de l'entendre. Cependant le monde fut bientôt de l'avis de l'Esprit fort; mais le feu Roi, peut-être pour faire dépit au cardinal de Richelieu, qui affectionnoit Mondory, tira Le Noir et sa femme de la troupe du Marais (c'est où jouoit Mondory), et les mit à l'hôtel de Bourgogne. Mondory prit Baron, et dans peu sa troupe valoit encore mieux que l'autre; car lui seul valoit mieux que tout le reste: il n'étoit ni grand, ni bien fait; cependant il se mettoit bien, il vouloit sortir de tout à son honneur, et pour faire voir jusqu'où alloit son art, il pria des gens de bon sens, et qui s'y connoissoient, de voir quatre fois de suite la Marianne. Ils y remarquèrent toujours quelque chose de nouveau; aussi, pour dire le vrai, c'étoit son chef-d'oeuvre, et il étoit plus propre à faire un héros qu'un amoureux. Ce personnage d'Hérode lui coûta bon, car, comme il avoit l'imagination forte, dans le moment il croyoit quasi être ce qu'il représentoit, et il lui tomba en jouant ce rôle une apoplexie sur la langue qui l'a empêché de jouer depuis. Le cardinal de Richelieu l'y obligea une fois; mais il ne put achever. Si ce cardinal eût voulu, au moins Mondory en eût-il pu instruire d'autres; mais pour cela, il eût fallu lui donner de l'autorité, car il n'y avoit si petit acteur qui ne crût en savoir autant que lui. Ce fut lui qui fit venir Bellerose, dit le Capitan Matamore, bon acteur. Il quitta le théâtre parce que Desmarets lui donna, à la chaude, un coup de canne derrière le théâtre de l'hôtel de Richelieu. Il se fit ensuite commissaire de l'artillerie. et y fut tué. Il n'osa se venger de Desmarets, à cause du cardinal, qui ne le lui eût pas pardonné.

Le cardinal, après que Mondory eût cessé de monter sur le théâtre, faisoit jouer les deux troupes ensemble chez lui, et il avoit dessein de n'en faire qu'une. Baron et la Villiers, , avec son mari, et Jodelet même allèrent à l'Hôtel de Bourgogne. D'Orgemont et Floridor, avec la Beaupré, soutinrent la troupe du Marais, à laquelle Corneille, par politique, car c'est un grand avare, donnoit ses pièces; car il vouloit qu'il y eût deux troupes.

D'Orgemont, à mon goût, valoit mieux que Bellerose, car Bellerose étoit un comédien fardé, qui regardoit où il jetteroit son chapeau, de peur de gâter ses plumes: ce n'est pas qu'il ne fît bien certains récits et certaines choses tendres, mais il n'entendoit point ce qu'il disoit. Le Baron de même n'avoit pas le sens commun; mais si son personnage étoit celui d'un brutal, il le faisoit admirablement bien. Il est mort d'une étrange façon. Il se piqua au pied, en marchant trop brutalement sur son épée, comme il faisoit le personnage de don Diègue, au Cid, et la gangrène s'y mit. Floridor était amoureux de la femme de Baron, et une fois qu'il sembla au mari qu'elle avoit parlé trop passionnément à Floridor, au sortir de la scène, il lui donna deux bons soufflets. Elle est encore fort jolie; et n'est pas une merveilleuse actrice, mais elle est fort bien, et elle réussit admirablement pour la beauté; cependant elle a eu seize enfants.

D'Orgemont mourut bientôt après. Floridor, qui y est aujourd'hui, lui succéda. Il jouoit encore au Marais (1649) avec la Beaupré, vieille et laide, quand il arriva une assez plaisante chose. Sur le théâtre, elle et une jeune comédienne se dirent leurs vérités. « Eh bien ! dit la Beaupré, je vois bien, Mademoiselle, que vous voulez me voir l'épée à la main . » Et en disant cela, c'étoit à la farce, elle va quérir deux épées déjà épointées. La fille en prit une, croyant badiner. La Beaupré, en colère, la blessa au cou et l'eût tuée, si on n'y eût couru. Depuis, M. de Beaufort donnant certaine comédie où cette fille étoit nécessaire, il l'alla prier de venir. Elle y alla embéguinée, quoiqu'elle eût juré de ne jouer jamais avec la Beaupré. Plusieurs personnes lui parlèrent d'accommodement; elle dit qu'elle n'en vouloit rien faire, et elle s'en alla dès qu'elle eut fini, car son rôle ne duroit pas jusqu'à la fin de la pièce. Cette Beaupré quitta le théâtre il y a six ans, et présentement elle joue en Hollande.

Floridor, las d'être au Marais avec de méchants comédiens, acheta la place de Bellerose avec ses habits, moyennant vingt mille livres; cela ne s'étoit jamais vu. Le chef ayant part et demie dans la pension que le Roi donne aux comédiens de l'Hôtel de Bourgogne, c'est ce qui faisoit donner cet argent. (le Floridor est fils d'un ministre; il s'appelle Josias. Autrefois, quand il paroissoit, du temps de Mondory, les laquais crioient sans cesse: « Josias, Josias. » Ils le faisoient enrager. C'est un médiocre comédien, quoi que le monde en veuille dire; il est toujours pâle; cela vient d'un coup d'épée qu'il a eu autrefois dans le poumon; ainsi point de changement de visage. Montfleury, s'il n'étoit point si gros, et qu'il n'affectât point trop de montrer sa science, seroit un tout autre homme que lui. Jodelet, pour` un fariné naïf, est un bon acteur; il n'y a plus de farce qu'au Marais, et c'est à cause de lui qu'il y en a. Il dit une plaisante chose au Timocrate du jeune Corneille (1656), dont la scène est à Argos; on lui avoit dit qu'il y avoit dans cette ville-là une fontaine où Junon, tous les ans, revenoit prendre une nouvelle virginité. Il vint conter cela après que la pièce fut achevée, et dit: « S'il y avoit une fontaine comme cela au Marais, il faudroit que le bassin en fût bien grand. » Il fait bien un personnage de valet, et Villiers dit Philippin, mari de la Villiers, ne le fait pas mal aussi, mais n'est pas si bien. Jodelet parle du nez, pour avoir été mal pansé de la v.., et cela lui donne de la grâce. Gros-Guillaume autrefois ne disoit quasi rien; mais il disoit les choses si naïvement, et avoit une figure si plaisante qu'on ne pouvoit s'empêcher de rire en la voyant; peut-être s'il fût venu du temps de Trivelin, de Scaramouche et de Briguelle, qu'il n'auroit pas tant fait rire les gens.

Il faut finir par la Béjard. Je ne l'ai jamais vue jouer; mais on dit que c'est la meilleure actrice de toutes. Elle est dans une troupe de campagne; elle a joué à Paris, mais ç'a été dans une troisième troupe, qui n'y fut que quelque temps. Son chef- d'oeuvre, c'étoit le personnage d'Epicharis, à qui Néron venoit de faire donner la question.

Un garçon, nommé Molière, quitta les bancs de la Sorbonne pour la suivre; il en fut long-temps amoureux, donnoit des avis à la troupe, et enfin s'en mit et l'épousa. Il fait des pièces où il y a de l'esprit; ce n'est pas un merveilleux acteur, si ce n'est pour le ridicule. Il n'y a que sa troupe qui joue ses pièces; elles sont comiques. Il y a dans une autre troupe un nommé Filandre qui a aussi de la réputation; mais il ne me semble pas naturel. La Bellerose est la meilleure comédienne de Paris; mais elle est si grosse que c'est une tour. La Beauchâteau est aussi bonne comédienne; elle ne manque jamais, et fait bien certaines choses.

Le théâtre du Marais n'a pas un seul bon acteur, ni une seule bonne actrice.

Il y a à cette heure une incommodité épouvantable à la comédie, c'est que les doux côtés du théâtre sont tout pleins de jeunes gens assis sur des chaises de paille; cela vient de ce qu'ils ne veulent pas aller au parterre, quoiqu'il y ait souvent des soldats à la porte, et que les pages ni les laquais ne portent plus d'épées. Les loges sont fort chères, et il y faut songer de bonne heure. Pour un écu, ou pour un demi-louis, on est sur le théâtre; mais cela gâte tout et il ne faut quelquefois qu'un insolent pour tout troubler. Les pièces ne sont plus guère bonnes.



MADAME DE LANGEY

Le marquis de Courtaumer, qui fut tué à l'expédition du colonel Gassion, depuis maréchal de France, contre les Pieds-nuds, à Avranches, ne laissa qu'une fille, qui fut mariée fort jeune au fils unique d'un M. de Maimbray, homme de qualité du pays du Maine. Ce garçon s'appeloit Langey, du nom d'une terre. Il y avoit de grands procès dans la maison de cette héritière, à cause qu'elle avoit un oncle, cadet de feu de son père, à qui la mère avoit fait tout l'avantage qu'elle avoit pu. Langey et l'oncle eurent donc bien des choses à démêler. Au bout de trois ans, comme ils étoient à Rouen, sur le point de s'accommoder, il arriva du désordre entre le mari et la femme. Il l'accusoit d'être pour son oncle; cela venoit de ce qu'il ne vouloit point qu'elle eût de trop de communication avec ses parents pour les raisons qu'on verra ensuite. Cela fit du bruit. Elle en écrivit à madame Le Cocq, veuve d'un conseiller huguenot soeur aînée de feue sa mère, et à M. Magdelaine, son grand-père maternel, afin qu'ils fissent tous leurs efforts pour la délivrer de la misère où elle étoit. Déjà, le bonhomme et la tante s'étoient aperçus de la mauvaise humeur du cavalier .

Durant deux misérables campagnes qu'il fit, il n'avoit jamais voulu permettre à sa femme d'aller chez madame la marquise de La Caze, sa mère ; au contraire, il l'avoit donnée en garde à madame de Maimbray. On avoit reconnu qu'il avoit mille bizarreries, et, en une occasion, la jeune femme avoit lâché quelques paroles qui donnoient lieu de soupçonner qu'il étoit impuissant. Avec cela, il étoit horriblement jaloux; car ces sortes de gens-là savent bien que leurs femmes ne sauroient trouver pires qu'eux. Il la vouloit jeter dans la dévotion; il lui lisoit et lui faisoit lire sans cesse la Sainte Ecriture.

En un voyage que Langey fit ensuite à la campagne chez le bonhomme Magdelaine, ancien conseiller huguenot, on fit avouer à sa femme qu'il n'avoit point consommé, et on prit ses mesures pour la faire venir à Paris sans lui.

Pour cela, sous prétexte qu'il n'étoit pas trop bien avec le bonhomme, et que pourtant ses affaires requéroient qu'il vînt à Paris, madame Le Cocq lui proposa d'y envoyer sa femme; il y consentit. Elle parut bien dissimulée en cette rencontre; car après avoir bien fait des façons pour le quitter, comme elle étoit déjà en carrosse, elle remonte, va encore l'embrasser, et lui dire qu'elle ne pouvoit se résoudre à le laisser, etc. Depuis, jusqu'au jour où il reçut l'exploit, elle lui écrivit les lettres les plus tendres du monde, et ici sa tante la mena au Cours et aux noces. Peut-être eût-on mieux fait de ne point faire tout cela. L'exploit le surprit, comme vous pouvez le penser; il vient à Paris, demande à la voir; on le lui refuse. Il y envoie M. du Mans (Lavardin), son parent, qui dit tout ce qu'il y avoit à dire là-dessus, et offrit le congrès en particulier, mais en vain; le ministre Gasches offre la même chose, on passe outre.

M. Magdelaine, qui n'est habile homme que par routine, ne daigne pas s'informer comment il falloit agir; il se fie à ce que sa petite-fille lui dit que Langey n'est point son mari, et il oublie d'exposer dans la requête qu'en quatre ans que cet homme a été avec elle, il n'a eu que trop de temps pour la mettre en état, soit avec les doigts, ou autrement, de ne passer plus pour fille. Après, elle offre de se laisser visiter, et on fit pour elle un factum si sale que depuis on a trouve à propos de le désavouer.

Après bien des procédures, on en vient à la visite chez le lieutenant civil, à cause que les parties étoient de la religion. Madame Le Cocq, pour s'excuser, dit qu'elle avoit vu le procès-verbal de la visite de mademoiselle de Soubise, aussi huguenote, et qu'il y avoit douze experts, au lieu qu'à l'ordinaire il n'y en a que quatre, tout au plus. « Mais n'en nommer que deux de chaque côte, disoit-elle, ce petit nombre se peut corrompre aisément; il en faut quatre, puis la cour en nomme d'office. » Il y en eut donc douze entre lesquels il y avoit deux matrones.

Langey est bien fait et de bonne mine. Madame de Franquetot-Carquebut, en le voyant au Cours, dit: « Hélas! à qui se fiera-t-on désormais? » Cela donnoit de mauvaises impressions contre la demoiselle. Je ne sais combien de harengères et autres femmes étoient à la porte du lieutenant civil, et dirent en voyant Langey: « Hélas! plût à Dieu que j'eusse un mari fait comme cela! » Pour elle, elles lui chantèrent pouilles. La visite lui fut fort désavantageuse, car on ne la trouva point entière. Renevilliers-Galand, alors conseiller au Châtelet, disoit: « On ne pourra pas dire que Langey, durant ces quatre ans, n'a pas fait oeuvre de ses dix doigts. » D'avoir été tâtée, regardée de tous les côtés par tant de gens et si long-temps, car cela dura deux heures, donna une si grande indignation à tout le sexe que depuis ce temps-là jusqu'au congrès, toutes les femmes furent pour Langey; d'ailleurs, il ne disoit rien contre elle. Il se mit en ce temps-là beaucoup plus dans le monde qu'il n'avoit jamais fait, et on disoit que cette affaire lui avoit fait venir de l'esprit. S'il en eût eu, il lui étoit bien aisé de garder sa femme toute sa vie; il n'avoit qu'à avouer, voyant la visite si désavantageuse pour elle, qu'il s'étoit effilé par les excès qu'il avoit faits en la servant. Au lieu de cela, il demanda le congrès. Tout le monde pourtant s'étonnoit de son audace. car il n'y avoit qui que ce fût qui pût dire: « Je l'ai vu en état. » On doutoit fort de sa vigueur. Le seul ministre Gache et le médecin L'Aimonon, qui est à M. de Longueville, soutenoient qu'il étoit comme il falloit, l'un se fioit à ce qu'il étoit trop craignant Dieu pour mentir, et l'autre disoit qu'il étoit de trop bonne race du côté de père et de mère. Menjot, le médecin, disoit plaisamment qu'ils étoient les deux c....... de Langey: M. L'Aimonon le droit et M. Gache le gauche.

Madame de Lavardin et madame de Sévigny (1), amies du lieutenant civil, étoient en carrosse à deux portes de là où il les alla trouver après; on les entendoit rire du bout de la rue. On prétendit que le lieutenant civil avoit été favorable à Langey à cause de madame de Lavardin.

[(1) La marquise de Sévigné.]

Il y eut bien des procédures pour cela, qui firent durer la chose près de deux ans; on ne parloit que de cela partout Paris. Je me souviens que, sur le rapport des experts, des femmes disoient: « Jésus ! on disoit qu'elle étoit si bien faite! Regardez ce qu'en disent ces gens-là. Elle est bien faite pourtant! » Les femmes s'accoutumèrent insensiblement à ce mot de congrès, et on disoit des ordures dans toutes les ruelles. Une parente de la dame dit un jour de visite, parlant de Langey: « On a trouvé la partie bien formée, mais point animée. » Madame Le Cocq, au lieu d'ôter sa fille, la laissa coucher avec madame de Langey. Je pense qu'elle y aura appris de belles choses. Il est vrai qu'elle l'ôta quand on en vint au congrès; mais il étoit bien temps. On en fit des vers, méchants à la vérité, mais qui disoient bien des saletés. Les vaudevilles ne chantoient autre chose, et madame Le Cocq alloit débitant tout ce qu'elle savoit là-dessus, car c'est la plus grande parleuse de France; les paroles sortent de sa bouche comme les gens sortent du sermon. On l'appeloit, lui, le marquis de Congrès. Il avoit le portrait de sa femme, et montroit partout de ses lettres. Un jour qu'il disoit à madame de Gondrand: : « Madame, j'ai la plus grande ardeur du monde pour elle. -- Hé! Monsieur, gardez-la pour un certain jour, cette grande ardeur. » Madame de Sévigny lui dit un peu gaillardement: « Pour vous, votre procès est dans vos chausses. » Madame d'Olonne un jour disoit: « J'aimerois autant être condamnée au congrès. »

Cette madame de Langey ne témoigna pas beaucoup de coeur, car, dans une rencontre qui eût mis une autre personne au désespoir, elle jouoit aux épingles avec sa cousine Le Cocq, et n'a pas paru extrêmement touchée de toutes les indignités qu'on lui a fait souffrir. Les juges de l'édit étoient assez mal satisfaits d'elle, et si Langey n'eût point été si sot que de demander le congrès, elle eût été bien empêchée. Il ne tint qu'à lui de s'accommoder assez avantageusement. Pour peu qu'il y eût eu de galanterie du côté de madame de Langey, elle étoit perdue, car on ne trouva pas bon qu'elle fût allée en cachette, chez un des parents de sa tante. voir un feu d'artifice sur l'eau; il est vrai que c'étoit au sortir de chez le rapporteur où Langey avoit permission de lui parler durant trois jours. Le père et la mère de Langey vinrent ici exprès pour le faire résoudre à s'accommoder; ils n'en purent jamais venir à bout. On n'a jamais vu un tel esprit d'étourdissement.

Le jour qu'on ordonna le congrès, Langey crioit victoire vous eussiez dit qu'il étoit déjà dedans: on n'a jamais vu tant de fanfaronnades. Mais il y eut bien des mystères avant que d'en venir là. Il fit ordonner qu'on la baigneroit auparavant, c'étoit pour rendre inutiles les restringents, et qu'elle auroit les cheveux épars, de peur de quelque caractère (1) dans sa coiffure. Faute d'autre lieu, on prit la maison d'un baigneur au faubourg Saint-Antoine.

[(1) Quelques caractères magiques.]

La veille lui et elle furent encore visités par quinze personnes, et, le jour, je pense qu'il avoit aposté de la canaille, la plupart des femmes, au coin de la rue de Seine, qui dirent quelques injures à la patiente. Plusieurs fois, il en a fait dire à madame Le Cocq, au Palais. Elle y alla bien accompagnée, et les laquais disoient à ceux qui demandoient qui c'étoit: « C'est M. le duc de Congrès. » Elle étoit fort résolue en y allant et dit à sa tante, qui demeura: « Soyez assurée que je reviendrai victorieuse; je sais bien à qui j'ai affaire. » Là, il lui tint toute la rigueur, jusqu'à ne vouloir pas souffrir quand on la coucha, qu'on la coiffât d'une cornette que deux femmes des parentes de son grand-père avoient apportée; il en fallut prendre une de celles de la femme du baigneur. En s'allant mettre au lit, il dit: « Apportez-moi deux oeufs frais, que je lui fasse un garçon tout du premier coup. » Mais il n'eut pas la moindre émotion où il falloit; il sua pourtant à changer deux fois de chemise: les drogues qu'il avoit prises l'échauffoient (1).

[(1) On croit que les ch...p... qu'il a eues l'ont effilé. (T.)]

De rage, il se mit à prier. « Vous n'êtes pas ici pour cela, » lui dit-elle; et elle lui fit reproche de la dureté qu'il avoit eue pour elle, lui qui savoit bien qu'il n'étoit point capable du mariage. Or il y v avoit là, entre les matrones, une vieille madame Pezé, âgée de quatre-vingts ans, nommée d'office, qui fit cent folies; elle alloit de temps en temps voir en quel état il étoit. et revenoit dire aux experts: « C'est grand' pitié il ne nature point. » Enfin le temps expire, on le fit sortir du lit: « Je suis ruiné, » s'écria-t- il en se levant. Ses gens n'osoient lever les yeux, et la plupart s'en allèrent. Au retour de là, un laquais contoit naïvement à un autre: « Il n'a jamais pu se mettre en humeur. Pour mademoiselle de Courtaumer, elle étoit en chaleur: il n'a pas tenu à elle. »

L'hiver suivant, il arriva une chose quasi semblable à Rheims: la femme, par grâce, accorda au mari toute une nuit. Les experts étoient auprès du feu; ce pauvre homme se crevoit de noix confites. A tout bout de champ, il disoit: « Venez; venez »; mais on trouvoit toujours blanque. La femelle rioit et disoit: « Ne vous hâtez pas tant, je le connois bien. » Ces experts disent qu'ils n'ont jamais tant ri ni moins dormi que cette nuit-là.

Le lendemain, qui étoit la cène de septembre à Charenton, on ne fit que parler de l'aventure de Langey. Jamais on n'a dit tant d'ordures le jour du mardi gras. Le ministre Gache étoit si confus que vous eussiez dit que c'étoit à lui que cela étoit arrivé. Jusque- là, quand il marioit quelqu'un, il se tournoit vers le bonhomme Magdelaine, à l'endroit où il y a: Donc, ce que Dieu a joint, que l'homme ne le sépare point , et crioit à haute voix. Depuis, il a lu cela comme le reste. Les femmes qui avoient été pour Langey étoient déferrées: « C'est un vilain, disoient-elles. « n'en parlons plus. »

Dès le lundi, une infinité de gens allèrent se réjouir chez madame Le Cocq; elle leur dit une bonne chose: « Excusez ma nièce, leur disoit-elle; elle est si fatiguée qu'elle n'a pu descendre. » Langey ne laissa pas de présenter encore requête, disant qu'il avoit été ensorcelé, qu'on l'avoit bassiné d'une autre eau qu'elle. Cela fut cause qu'on ne put avoir arrêt à ce parlement-là.

Depuis la Saint-Martin jusqu'à ce qu'il y eût eu arrêt, il alla partout à son ordinaire, et tout le monde en étoit embarrassé.

Au bout d'un an et demi, Langey prit des lettres en forme de requête civile, pour faire ôter de l'arrêt la défense de se marier; mais M. le chancelier le rebuta, en disant: « A-t-il recouvré de nouvelles pièces? “

Depuis la mort de sa grand'mère de Téligny, il se fit appeler le marquis de Téligny; mais il ne laisse pas d'être Langey pour cela.

Au bout de quelques mois pourtant, Langey ne laissa pas de trouver qui le voulut; il épousa une fille de trente ans, huguenote, nommée mademoiselle de Saint-Geniez, soeur de M. le duc de Navailles. Il a pris là une étrange poulette. Voici ce que j'en ai ouï dire à Tallemant, maître des requêtes. Comme il étoit intendant en Guienne, la goutte et la fièvre le prirent à Saint-Sever, en Limousin. On n'entroit pas dans sa chambre, lorsqu'un prêtre essoufflé vint prier madame Tallemant de le faire parler à M. l'intendant, et qu'il y alloit de la vie de deux hommes; elle le fait entrer. C'étoit qu'une vieille mademoiselle de Navailles, tante du duc, ne pouvant avoir sa légitime, s'étoit emparée d'un château, où mademoiselle de Saint-Geniez, l'ayant forcée, l'avoit mise en prison dans une chambre, où il n'y avoit que les quatre murs, sans pain ni eau, et avoit enfermé deux gentilhommes de son parti dans une armoire qui étoit dans le mur, où l'on a accoutumé en ce pays de mettre du salé; et ces trois personnes, depuis deux fois vingt-quatre heures, n'avoient ni bu ni mangé. L'intendant les envoya délivrer. Il y a apparence qu'elle salera Langey.

Madame de Langey a déjà eu un enfant, le mari en a triomphé à la province et ici; beaucoup de gens doutent qu'il lui appartienne. Il faut donc qu'il soit supposé, ou qu'un je-ne-sais-qui en soit le père, car la dame est maigre, vieille et noire. Présentement, elle et son mari sont à Paris: elle est encore grosse, et dit que, pour la première fois, elle en a été bien aise, mais que, pour celle-ci, elle s'en seroit bien passée, et madame de Boesse ne devient point grosse.

J'ai vu Langey à Charenton faire baptiser son second enfant; car il a fils et fille; jamais homme ne fut si aise, il triomphoit. D'autre côté, on dit que sa première femme a aussi fait un enfant; on ne médit point de sa seconde, et elle n'est brin jolie. Le temps découvrira peut-être tous ces mystères. J'espère qu'un de ces matins le cavalier présentera requête pour faire défense à l'avenir d'appeler les impuissants Langeys. On dit que mademoiselle des Jardins, pour s'éclaircir de la vérité, lui offrit le congrès. Elle est fille à cela; elle en a bien fait pis ensuite.

Quand Langey eut des enfants, il s'en vantoit sans cesse. Un jour qu'il les montroit, Benserade lui dit: « Moi, Monsieur, je n'ai jamais douté que mademoiselle de Navailles ne fut capable d'engendrer. »



MADAME D'ESPAGNET, MADAME DE MORANGIS, GENS D'ÉGLISE, ETC.

Madame d'Espagnet, personne bien faite et spirituelle, femme du plus grand frondeur du parlement de Bordeaux, passoit pour une dévote, mais on découvrit ses intrigues par ce moyen. Une femme veuve, de qui elle se servoit, et chez laquelle étoient ses rendez- vous, fit un jour une confession générale, et elle dit toute la petite vie de la dame. Le confesseur trouva à propos, pour retirer madame d'Espagnet du vice, de lui en faire parler par son curé. Le Père Bonnet, curé de Sainte-Eulalie, qui étoit un assez galant homme, dit qu'il n'en croyoit rien. La veuve offre de la lui faire voir, dans le déduit, avec un minime, nommé le Père Romain. On l'enferma dans un cabinet, et il vit plus qu'il n'en voulut voir, car le bon curé croyoit être le seul qui jouit des embrassements de la dame, avec laquelle il étoit fort bien, il y avoit longtemps. Ce Père Bonnet sut ensuite toute l'histoire, et la conta à Darbo, de qui je la tiens. Le minime, ne gagnant rien auprès de madame d'Espagnet, s'adressa enfin à la confidente, et moyennant cent pistoles, quoique la dame dit qu'il sentoit trop l'huile, il en vint à bout. Elle les voulut compter l'une après l'autre, le moine les ayant apportées dans une bourse de velours vert; après ils firent la chosette. Leur commerce dura quelques jours; enfin le moine, qui avoit eu bien de la peine à amasser ces cent pistoles, et qui les eut bien voulu ravoir à cette heure qu'il n'étoit plus si affamé, s'avisa de lui dire qu'il les avoit empruntées. Elle se moqua de lui. Le moine enragé résolut de s'en venger. Il ne fait semblant de rien et lui donne un rendez-vous; mais, avant que d'y aller, il passe chez une veuve dévote, où il s'en donne à coeur-joie, de peur d'être tenté par la dame qu'il avoit envie de châtier. Il la va trouver, pourvu d une bonne discipline. Son bini disoit à la confidente: « Je ne sais comment le Père Romain l'entend, mais avant de venir ici il en a pris honnêtement. » Quand le moine la tint sur le lit, il tire sa discipline, la trousse, et lui en donne à tour de bras, en lui disant: « Hé ! vous ne me rendez pas mes cent pistoles ! Hé ! vous ne me rendez pas mes cent pistoles! » Elle n'osa jamais crier, et il fallut souffrir patiemment la fustigation; car le paillard étoit fort, et il la tenoit, sous sou bras gauche, si ferme qu'elle ne pouvoit remuer. On dit qu'elle avoit toujours quelque moine, à cause qu'ils sont obligés au silence, et que son mari eût été homme à la poignarder s'il eût eu quelque soupçon. On l'accuse aussi de s'être servie du précepteur de ses enfants, par la même raison. Ce Père Bonnet passoit pour un saint. On l'a pensé béatifier.

Voici comme on a découvert que madame de Morangis avoit quelque commerce un peu gaillard avec un jacobin nommé le Père Louvet, qui est le tout-puissant chez elle. C'est celui-là même qui a remarié le maréchal de l'Hospital et que madame de Villesavin appelle Papa-Louvet. Nau, ci-devant procureur, aujourd'hui intendant de Marseille, avoit une bâtarde qui fut entretenue par Perrault, de M. le Prince. Feue madame la Princesse, par dévotion, la fit mettre dans un couvent, après il la maria à je ne sais quel faquin, et la tenoit quelquefois des trois mois entiers, où elle ne voyoit pas le jour. Le mari se lassa de cela et l'emmena en Angleterre. Or, durant qu'elle étoit en religion, le Père Louvet et elle devinrent amoureux l'un de l'autre. En Angleterre, un cousin de Fairfax l'entretint, mais il mourut bientôt. elle revient brusquement Elle n'est pas plus tôt ici que Fairfax lui écrit, la presse de retourner, lui déclare qu'il a toujours été amoureux d'elle, mais que le respect qu'il avoit pour son parent l'avoit empêché de le témoigner. Elle n'étoit pas fort belle, mais elle avoit un embonpoint admirable; elle étoit. spirituelle et de l'humeur du monde la plus enjouée. elle repasse en Angleterre. Les personnes à qui elle envoyoit ses lettres, en trouvant une qui s'adressoit au moine, eurent curiosité de voir ce qu'il y avoit; ils trouvèrent ces mots: « Jusqu'à ce que vous m'ayez remis entre les mains le portrait de madame de Morangis, je ne croirai point que vous m'aimez. »

Feu Hobier, docteur de Sorbonne, passoit pour un saint; cependant nous avons su d'un homme d'honneur qu'une petite mignonne que Hobier entretenoit secrètement disoit qu'il n'y a jamais eu un homme plus lascif.... Elle étoit au désespoir de sa mort, car il la payoit bien. On pensa couper des morceaux de ses habits, pour en faire des reliques.



MARIGNY-MALENOE

C'est un gentilhomme de Bretagne, qui épousa la soeur de M. de la Feuillée du Belay, belle fille, dont il devint amoureux. Au bout de quelque temps, la jalousie le prit, à ce qu'on dit, avec quelque fondement. Un beau matin, il dit à sa femme: « Vous n'êtes point bonne cavalière; il faudroit que vous vous accoutumassiez à aller à cheval. Venez- vous-en avec moi visiter de nos amis et de nos parents. » Ils montent tous deux à cheval: alors les carrosses n'étoient pas si communs qu'à cette heure. Il la mène assez loin, puis lui dit: « Ecoutez, mon dessein est d'aller jusqu'à Rome, et de vous y mener. -- J'irai partout où vous voudrez. » répondit-elle. Quand ils furent en Italie, Marigny lui déclare froidement que son intention étoit de la faire mourir. Cette femme, quoiqu'elle n'eût que vingt-deux ans, lui répondit froidement: « J'aime autant mourir ici qu'en France, et autant dans huit jours que dans cinquante ans. » (Car on n'a jamais vu un couple de gens si extraordinaires.) -- « Bien, lui dit-il; voyez de quel genre de mort vous voulez mourir. » Ils furent quelques jours à en parler aussi froidement que si c'eût été simplement pour s'entretenir. Enfin elle choisit le poison. Il lui en apprête, et le lui présente dans une coupe. Elle le prend délibérément; et, comme elle l'alloit avaler, il lui retint le bras. « Allez, lui dit-il, je vous donne la vie; vous méritez de vivre, puisque vous aviez le courage de mourir si constamment. Désormais, je vous veux donner liberté tout entière; vous ferez tout ce que vous voudrez de votre côté, et moi du mien. » Ils se le promirent réciproquement, et revinrent les meilleurs amis du monde ensemble. Depuis, il ne s'est point tourmenté de ce qu'elle faisoit, et elle, quand elle savoit qu'il avoit quelque amourette, elle l'y servoit. Ils n'ont ont eu qu'une fille, qui, voyant qu'ils ne songeoient point à la marier, et qu'on la vouloit tenir toute sa vie en religion, en sortit, et se maria à l'âge de trente-quatre ans sans leur consentement. Le gendre, car la coutume de Bretagne rend le mariage d'une fille responsable des dettes de la famille, même contractées depuis, voulut les faire interdire. Ils firent évoquer à Paris sur parentés, et ici ils gagnèrent leur procès; De peur d'accidents, ils vendirent Marigny et Malenoe, dont ils firent cinquante mille écus, toutes dettes payées. Il en donna la moitié à sa femme, et garda l'autre pour lui. Il est souvent en Bretagne, où il a le gouvernement du Port-Louis. Elle ne fait que jouer à Paris, où elle demeure toujours jours depuis quelques années. Elle eut une grande maladie l'hiver passé; elle fut abandonnée des médecins; cependant sa chambre étoit pleine de monde à l'ordinaire; elle étoit aussi tranquille que si elle eût été en parfaite santé seulement. de temps en temps, elle disoit: « Faites-moi venir M. de La Milletière; il parle de Dieu si gentiment ! » Elle en est revenue.

Son mari avoit, il y a quelques mois, une petite fillette assez jolie; il la laissa ici, et alla faire un tour en Bretagne. Girardin fit connoissance avec elle, et la mit en chambre. Il en eut avis; il le fut trouver, et lui dit: « Si dans quatre jours vous ne me la rendez, je vous irai poignarder. » L'autre nia: « Prenez-y garde! » Deux jours après, il lui dit: « Monsieur, je vous viens avertir que, des quatre jours, il n'en reste plus que trois. Prenez garde à vous ; informez-vous quel homme je suis. » Ma foi, Girardin eut peur, car déjà il avoit des gens à ses trousses; il lui alla dire un matin qu'il la lui cédoit de bon coeur. « Ah! lui dit-il, vous voilà réduit; je ne voulois que cela. Je vous la rends: une autre fois, usez-en plus civilement. » Après ils firent amitié ensemble. C'est une espèce de philosophe cynique; il ne joue point.



MADEMOISELLE DES JARDINS

L'ABBÉ D'AUBIGNAC ET PIERRE CORNEILLE

Mademoiselle des Jardins (1) est fille d'une femme qui a été à feue madame de Montbazon, et d'un homme d'Alençon qui, je pense, est officier: c'est une personne qui, toute petite, a eu beaucoup de feu, elle parloit sans cesse.

[(1)Madame de Villedieu.]

Voiture, qui logeoit en même logis que la mère, prédit que cette petite fille auroit beaucoup d'esprit, mais qu'elle seroit folle. La petite vérole n'a pas contribué à la faire belle; hors la taille, elle n'a rien d'agréable, et à tout prendre elle est laide; d'ailleurs, à sa mine, vous ne jugeriez jamais qu'elle fût bien sage.

Il y a trois ans ou environ qu'elle est à Paris, car elle a fait un long séjour à la province; mais, quoiqu'elle y soit sous sa bonne foi, elle ne laisse pas de voir toute sorte de gens, et de les recevoir dans une chambre garnie.

Madame de Chevreuse et mademoiselle de Montbazon s'en divertissent. Elle a une facilité étrange à produire; les choses ne lui coûtent rien, et quelquefois elle rencontre heureusement. Tous les gens emportés y ont donné tête baissée, et d'abord ils l'ont mise au-dessus de mademoiselle de Scudéry et de tout le reste des femelles.

Une des premières choses qu'on ait vues d'elle, au moins des choses imprimées, ça été un Récit de la farce des Précieuses, qu'elle dit avoir fait sur le rapport d'un autre. Il en courut des copies, cela fut imprimé avec bien des fautes, et elle fut obligée de le donner au libraire, afin qu'on le vît au moins correct. C'est pour madame de Morangis, à ce qu'elle a dit; j'use de ce terme, parce que le sonnet de jouissance qui est ensuite fut fait aussi, à ce qu'elle a dit, à la prière de madame de Morangis.

Cela ne convenoit guère à une dévote; aussi s'en fâcha-t-elle terriblement. Depuis, la demoiselle s'est avisée de dire que ç'avoit été par gageure, et que des gens le lui avoient escroqué. Pour moi, quand je vois tous les autres vers qu'elle a faits, et qui sont même imprimés avec ce gaillard sonnet (1) dans un recueil du Palais, je ne sais que penser de tout cela; d'ailleurs elle fait tant de contorsions quand elle récite ses vers, ce qu'elle fait devant cent personnes toutes les fois qu'on l'en prie, d'un ton si languissant et avec des yeux si mourants, que s'il y a encore quelque chose à lui apprendre en cette matière-là, ma foi! il n'y en a guère.

[(1) Tallemant a conservé ce sonnet dans ses portefeuilles. Il commence par ce vers:

Je n'ai jamais rien vu de moins modeste; elle m'a fait baisser les yeux plus de cent fois. Aujourd'hui dans tes bras j'ai demeuré pâmée , etc.]

Conviée à un bal, elle emprunta un collet; il lui étoit trop court: « Voilà bien de quoi s'embarrasser, dit-elle, ne sais-je pas allonger des vers? j'allongerai bien ce collet. » Elle y mit du ruban noir tout autour. Cela étoit épouvantable. Ma soeur de Ruvigny dit: .«Voilà un ajustement bien poétique!

Pour faire voir sa cervelle, il ne faut que ce madrigal. J'en dirai auparavant le sujet. L'abbé Parfait, conseiller au Parlement, étoit allé chez elle pour la première fois; elle avoit été saignée. Justement, comme il entroit, elle eut une foiblesse, et pensa tomber: il la soutint. Le lendemain, elle lui envoya ce madrigal au Palais, dans sa chambre, afin que plus de monde le vît:

Madrigal


Quoi ! Tircis, bien loin de m'abattre,

Vous m'empêchez de succomber!

Quoi ! vous me relevez lorsque je veux tomber,

Et vous prêtez des bras pour vous combattre!

Après cette belle action,

On verra votre nom au Temple de Mémoire,

Et l'on vous nommera le héros de ma gloire,

Mais aussi le bourreau de votre passion.


Il n'y a pas une plus grande menteuse au monde, ni une plus grande étourdie: elle a fait, dit-elle, un roman. même elle en a traité avec je ne sais quel libraire. On lui demande: « Où est le plan de votre roman ? -- Je ne sais s'il y en a, répondit-elle, mais, s'il y en a un, il faut qu'il soit dans ma tête. »

Ce roman commence par l'histoire de madame de Rohan de Ruvigny et de Chabot. Madame de Rohan, sachant cela, pria Langey, qui connoît la demoiselle, de lui faire voir ce livre avant qu'on l'imprimât. Elle lut son histoire et pria de changer quelque chose. La fille, au lieu de lui faire voir le manuscrit corrigé, le donne au libraire, en disant qu'elle avoit fait ce qu'on avoit souhaité. Langey alla ensuite chez elle, et il fit tant qu'elle envoya sa soeur dire à l'imprimeur qu'on sursît jusqu'à nouvel ordre. Cette soeur en arrivant trouve un huissier, mené par un laquais de Langey, qui vient saisir les exemplaires. Cela fâcha fort la faiseuse de romans, et elle veut y mettre toute l'histoire du congrès (1).

[(1) Voir Historiette consacrée à madame de Langey.]

Cependant elle fut à M. le chancelier, qui dit: « Je veux voir l'histoire: qu'on m'apporte les exemplaires. » Il l'a lue, et n'y trouvant rien d'offensant pour madame de Rohan, il donna la main levée. J'ai lu l'ouvrage; il n'y a pas grand chose, et madame de Rohan est bien au-dessous en toute chose de celle sous le nom de laquelle on a mis quelques endroits de son histoire. Ce livre est meilleur qu'on n'avoit lieu de l'espérer d'une telle cervelle; il n'y a encore qu'un volume.

Mais voici une belle histoire de la demoiselle: L'hiver de 1660, à un bal où elle étoit, il y avoit un garçon appelé La Villedieu: il porte l'épée. Ce garçon sortit du bal, et puis revint en disant qu'on n'avoit jamais voulu lui ouvrir la porte chez lui, et qu'il il ne savoit où aller coucher. Notre rimeuse lui offrit son lit, et, tout en riant, il va avec elle et demeure à coucher . La mère, je pense, ou le père étoit ici; elle alla coucher avec sa soeur. Ce garçon tombe malade cette nuit-là, et si malade, qu'il fut six semaines avant que de pouvoir être transporté. Elle eut tant de soin de lui durant son grand mal que, ne croyant pas en réchapper, il pensa être obligé à lui dire qu'il l'épouseroit, s'il en revenoit. Il en revint, il coucha avec elle trois mois durant assez publiquement: en voici une preuve: un jour, entre une et deux, l'été dernier, qu'il faisoit assez chaud, elle et lui étoient encore au lit, et sans chemise: une demoiselle, de qui je le tiens y alla pour la voir. La Villedieu ne vouloit point qu'on la laissât entrer; elle le voulut, et tout ce que La Villedieu put faire, ce fut de reprendre une chemise. Il prit celle de la demoiselle au lieu de la sienne, et comme il la mettoit, cette femme entre, qui remarque quelque chose au- devant, marque infaillible que ce n'étoit point la chemise du cavalier, et elle prit celle de son amant.

Or, La Villedieu s'en est lasse; elle dit que c'est son mari; lui dit que non; elle ne s'en tourmente que médiocrement, et dit: « Pourquoi le contraindre? S'il ne le veut pas être, qu'il ne le soit pas ! »

Cette fille fit imprimer tout ce qu'elle avoit fait, où il y a un carrousel de M. le Dauphin qui est joli. Cette fantaisie lui vint à cause d'un petit carrousel que fit le Roi en 1662 . Après, elle fit une pièce de théâtre qu'on appela Manlius, où Manlius Torquatus ne fait point couper la tête à son fils. Quoi qu'en dise l'abbé d'Aubignac, son précepteur, je ne crois pas que cela se puisse soutenir. Cette pièce réussit médiocrement. Une autre, appelée Nitétis, réussit encore moins. Or Corneille dit quelque chose contre Manlius, qui choqua cet abbé, qui prit feu sur-le-champ, car il est tout de soufre. Il critique aussitôt les ouvrages de Corneille; on imprime de part et d'autre; pour sa critique, patience, car il en sait plus que personne: mais le diable le poussa de mettre au jour son roman allégorique de la philosophie des Stoïciens. Il est intitulé: Macarise,, reine des îles Fortunées.

Patru lui conseilla de mettre son allégorie à la fin du livre, ou tout au plus succinctement à la marge. L'abbé ne le voulut pas croire, et persuadé qu'un libraire deviendroit trop riche s'il imprimoit un si précieux ouvrage, il le fit imprimer à ses dépens, c'est-à-dire le premier tome. Or comme il a en tête de faire une académie, qu'en riant on appelle l'Académie des allégories, il obligea tous les jouvenceaux qui lui faisoient la cour à lui donner des vers pour mettre au-devant de son livre. Il passa plus outre; Ogier, le prédicateur, ne se put dispenser de lui faire des vers latins; le bonhomme Giry se vil forcé de lui faire un éloge en prose, et Patru aussi, quoi qu'il pût faire pour s'en exempter. La moitié du premier volume est donc employée à ces éloges, et à cette allégorie, qui rebute tout le monde, et, ce qui est de pire, le roman est mal écrit, et la galanterie en est pitoyable. Je sais que, sans les avis de Patru, ce seroit bien peu de chose.

Cependant son livre ne se vend point; quand il seroit moins désagréable, il auroit de la peine à en avoir le débit car les libraires ne sont pas pour lui. Ils disent une plaisante chose: Corneille, dans un in-folio qu'il a fait imprimer depuis cette querelle, s'est fait mettre en taille douce foulant l'Envie sous ses pieds. Ils disent que cette Envie a le visage de l'abbé d'Aubignac. Cependant Corneille, d'assez bonne foi, reconnoît, dans de certains discours au devant de ses pièces, les fautes qu'il a faites; mais j'aimerois mieux qu'il eût tâché de faire disparaître celles qui étoient les plus aisées à corriger. En vérité, il a plus d'avarice que d'ambition et pourvu qu'il en tire bien de l'argent, il ne se tourmente guère du reste. L'abbé s'opiniâtre et est si fou que de faire imprimer les autres volumes , à ses dépens s'entend, car, quand il le voudroit, je ne crois pas que personne les imprimât pour rien. On dit qu'il pourroit bien apprendre aux fous un nouveau moyen de se ruiner; car il y a plusieurs volumes, et cela coûtera bon. Il fit et fit faire quantité d'épigrammes contre Corneille , qui toutes ne valoient rien; on n'a pas daigné en prendre copie.

Corneille a lu par tout Paris une pièce qu'il n'a pas encore fait jouer. C'est le couronnement d'Othon. Il n'a pris ce sujet que pour faire continuer les gratifications du Roi en son endroit; car il ne fait préférer Othon à Pison par les conjurés qu'à cause, disent-ils, que Othon gouvernera lui-même, et qu'il y a plaisir à travailler sous un prince qui tienne lui-même le timon; d'ailleurs, ce dévot y coule quelques vers pour excuser l'amour du Roi. Il vous va mettre sur le théâtre toute la politique de Tacite, comme il y a mis toutes les déclamations de Lucain. Corneille a trouvé moyen d'avoir une chambre à l'hôtel de Guise. C'est dommage que cet homme n'est moins avare; il auroit étudié la langue et les autres choses où il pèche. Je lui trouve plus de génie que de jugement.

Pour revenir à mademoiselle des Jardins, au temps de l'entreprise de Gigery (en 1664), sachant que Villedieu devoit passer à Avignon pour y aller, elle se fit donner trente pistoles par avance sur une troisième pièce de théâtre appelée le Favori ou la coquette, qu'elle avoit donnée à la troupe de Molière. Avec cette somme elle s'en va en poste à Avignon. Je crois qu'elle y a fait bien des gaillardises dont je n'ai aucune connoissance.

Elle revint ici vers Pâques; il fut question de faire jouer sa pièce: une comédienne et elle se pensèrent décoiffer; elle querella Molière de ce qu'il mettoit dans ses affiches le Favori de Mademoiselle des Jardins et qu'elle étoit bien madame pour lui, qu'elle s'appeloit Madame de Villedieu, car elle a bien changé d'avis sur cela. Molière lui répondit doucement qu'il avoit annoncé sa pièce sous le nom de Mademoiselle des Jardins; que de l'annoncer sous le nom de madame de Villedieu, cela feroit du galimatias; qu'il la prioit pour cette fois de trouver bon qu'il l'appelât madame de Villedieu partout, hormis sur le théâtre et dans ses affiches.

Un jour qu'il la fut voir dans sa chambre garnie, une femme, qui étoit encore au lit, dit d'un ton assez haut: « Est-il possible que M. de Molière ne me reconnoisse point? ». Il s'approche entre les rideaux: « Il seroit difficile, Madame, que je vous reconnusse, » répondit-il. Elle les fait tous lever et ouvrir toutes les fenêtres; il la reconnoissoit encore moins: « Sans doute, ajouta-t-il, c'est la coiffure de nuit qui en est cause. -- Allez, lui dit-elle, vous êtes un ingrat; quand vous jouiez à Narbonne, on n'alloit à votre théâtre que pour me voir. »



ANECDOTES

Allant à la foire Saint-Germain, Henri III trouva un jeune garçon endormi; un assez bon prieuré vaquoit, plusieurs personnes étoient après, à qui l'auroit. « Je le veux donner, dit-il. à ce garçon afin qu'il se puisse vanter que le bien lui est venu en dormant. » Ce jeune garçon s'appeloit Benoise; il le prit en affection et le fit secrétaire du cabinet. Ce Benoise avoit soin de lui tenir toujours des plumes bien taillées, car le Roi écrivoit assez souvent. Un jour, pour essayer si une plume étoit bonne, Benoise avoit écrit au haut d'une feuille ces mots: Trésorier de mon épargne. Le Roi, ayant trouvé cela, y ajouta: « Payez présentement à Benoise, mon secrétaire, la somme de trois mille écus », et signa. Benoise trouva cette ordonnance et en fut payé.

M. de Mayenne, pour attraper sa femme, qui s'inquiétoit fort de ce qu'il sortoit la nuit, faisoit mettre son valet, avec sa robe de chambre, auprès d'une table, avec bien des papiers comme s'il eût travaillé à quelque grande affaire; ce valet de loin, faisoit signe de la main à madame de Mayenne qu'elle se retirât. et elle se retiroit par respect.

Mademoiselle de Guise, depuis princesse de Conti, fut cajolée de plusieurs personnes, et entre autres du brave Givry. On dit qu'en ayant obtenu un rendez-vous, elle s'avisa, par galanterie, de se déguiser en religieuse. Givry monta par une échelle de corde: mais il fut tellement surpris de trouver une religieuse au lieu de mademoiselle de Guise qu'il lui fut impossible de se remettre et il fallut s'en retourner comme il étoit venu Depuis il ne put obtenir d'elle un second rendez-vous; elle le méprisa et Bellegarde acheva l'aventure. Il est vrai que' de peur de semblable surprise, elle ne se déguisa point en religieuse. J'ai ouï dire que ce fut sur le plancher, dans la chambre de madame de Guise même qui étoit sur son lit, et qui, s'étant trouvée assoupie, avoit fait tirer les rideaux pour dormir. Mademoiselle de Vitry, confidente de mademoiselle de Guise, étoit la Dariolette. La belle, quand ce vint aux prises. fit ouf, la mère se réveilla, et demanda ce que c'étoit: « C'est, répondit la confidente, que mademoiselle s'est piquée en travaillant. »

Un fils de M. de Sancy, qui fut ambassadeur en Turquie, se fit Père de l'Oratoire. Un jour il passa par un couvent de Carmélites, fondé par quelqu'un de sa maison; les religieuses ne lui firent pas plus d'honneur qu'à un autre. Il s'en plaignit; comme il repassoit, la supérieure voulut réparer sa faute; mais il y eut bien du mystère pour avoir la clef de la grille, et après pour lever le voile: enfin elle le leva: «Vraiment, lui dit-il, ma mère, la trouvant fort jaune, il falloit bien faire tant de cérémonie pour montrer ce visage d'omelette ! Baissez, baissez votre voile. ». Et il lui tourna dos.

Madame de Moret étoit de la maison de Bueil. N'ayant ni père ni mère, elle fut nourrie, je pense, chez madame la princesse de Condé, Charlotte de La Trémouille. Elle étoit là en bonne école. Henri IV, qui ne cherchoit que de belles filles, et qui, quoique vieux, étoit plus fou sur ce chapitre-là qu'il n'avoit été en sa jeunesse, la fit marchander, et on conclut à trente mille écus. Mais madame la princesse de Condé souhaita que, par bienséance, on la mariât en figure, si j'ose ainsi dire. Césy, de la maison de Harlay, homme bien fait, et qui parloit agréablement mais qui avoit mangé tout son bien, s'offre à l'épouser . On les maria un matin. Le roi, impatient, et ne goûtant pas trop qu'un autre eût un pucelage qu'il payoit, ne voulut pas permettre que Césy couchât avec sa femme, et la vit dès ce soir-là. Césy, lâche comme un courtisan ruiné, prétendait ravoir sa femme le lendemain, résolu de tout souffrir pour faire fortune; mais elle n'y voulut jamais consentir. On rompit le mariage, à condition que Césy auroit les trente mille écus.

M. d'Angoulême contait les choses fort agréablement. Il disoit qu'en sa verte jeunesse il étoit amoureux d'une dame, et qu'un jour la servante de cuisine, qui étoit une vieille fort mal propre et fort dégoûtante, lui ayant ouvert la porte, il prit occasion de la prier de lui être favorable, et il voulut donner quelque chose; mais elle, en le repoussant, lui dit: « Ardez, Monsieur, je ne veux point de votre argent; il n'y a qu'un mot, c'est que madame n'en a jamais tâté que je n'aie fait l'essai auparavant; c'est comme du bouillon de mon pot; il faut passer par là ou par la fenêtre. » Il eut beau tourner et virer, il fallut satisfaire cette vieille souillon. et il dit qu'il détournoit le nez de peur de sentir son tablier gras.

On conte de Le Fouilloux qu'étant nouveau venu de sa province de Saintonge les filles de la Reine le prirent pour un bon campagnard, il n'étoit pourtant pas si niais. Elles lui demandèrent bien des choses à quoi il répondoit en innocent. « Eh! ma compagne, qu'il est bon! se disoient-elles l'une à l'autre. Mais à quoi vous divertissez-vous dans votre voisinage? -- Eh! dit-il, je nous entre-f....» Les voilà toutes à fuir: depuis elles ne se jouèrent plus à lui.

Une fois, pour se ragoûter, le président de Chevry pria une m.... de lui faire voir quelque bavolette, toute fraîche venue de la vallée de Montmorency. On fait habiller une petite garce en bavolette, et on la mène au président qui coucha toute la nuit avec elle. Le lendemain il la fit lever pour aller voir quel temps il faisoit. Elle lui vint dire que le temps étoit nébuleux. « Nébuleux! s'écria-t-il, ah ! vertuchoux, j'ai la v... Eh! qu'on me donne vite mes chausses. »

M. Faure étoit un bourgeois de Paris, riche de deux cent mille écus. C'étoit un des plus grands avares qu'on ait jamais vus. Il y avoit trois bûches dans la cheminée de sa belle chambre. Ces bûches avoient trempé dans l'eau de sorte que le fagot qu'on mettoit dessous brûloit tout seul et ne faisoit que les faire suer seulement. La compagnie étant retirée, si le feu du fagot les avoit un peu trop séchées, on les remettoit dans l'eau.

Un peu après que M. de Bellièvre eût été fait garde des sceaux, quelqu'un qui ne savoit pas son logis, le demanda à un savetier, ce savetier dit: « Je ne sais où c'est. » Cet homme va plus bas, on lui dit: « C'est vis-à-vis ce savetier. « Oh hé! compère. dit-il au savetier, vous ne connoissez donc pas vos voisins: -- Je ne connois point, répondit le savetier, les gens avec qui je n'ai point bu. » Cet homme conta cela au garde des sceaux, qui envoya convier le savetier à souper. Le galant dit qu'il ne mangeroit pas. En effet il prend ses habits des dimanches, et avec une bouteille de vin et un chapon tout cuit, dont il avoit rompu un pied, il va chez le garde des sceaux ; il met son vin à l'office et y laisse son chapon aussi, entre deux plats. Comme on eut servi le second: « Oh hé! dit-il Monsieur, je ne vois point mon chapon. » M. de Bellièvre demande ce qu'il vouloit dire; il le lui conte et ajoute: « En voilà le pied, que j'ai rompu de peur qu'on ne me le changeât. Il vaudra bien tout ce que vous avez-là, et mon vin est bien aussi bon que le vôtre; nous en usons ainsi entre nous. » On apporta la bouteille et le chapon. Le garde des sceaux ne but plus et ne mangea plus que ce qu'avoit apporté le savetier, et ils firent la plus grande amitié du monde.

Une fille de Paris fut longtemps recherchée par un homme qui la vouloit épouser; mais quoique ce fût son avantage, elle ne s'y put jamais résoudre, et le lui déclara à lui-même plusieurs fois. Cet homme ne se rebutoit point pour cela, et continuoit de la voir. Un jour il la trouva seule, il la presse, et ayant rencontré l'heure du berger, il en obtint plus d'une fois ce qu'elle avoit résolu de ne lui jamais accorder. Elle devient grosse, il la va voir, et lui dit qu'il est tout prêt à l'épouser. Cette fille lui répond qu'il est vrai qu'elle est en danger de se perdre, mais qu'elle le hait plus que jamais; qu'elle ne comprend point comme quoi elle l'avoit laissé faire, et qu'elle n'en sauroit dire de raison, enfin il n'en put venir à bout, et cessa de l'importuner. Je n'ai jamais pu savoir le nom de la fille ni de l'homme, car on ne me les a pas voulu dire; mais la chose est véritable.

Un garçon de fort médiocre condition de Paris, qui traînoit toujours une épée, badinoit fort avec les filles de son quartier et en mettoit quelques-unes à mal. Un jour, amoureux de la fille d'un mercier, il trouve moyen, sous de faux donner-à- entendre, de la mener promener au bois de Vincennes, et lui fait faire bonne collation. On ne fait pas tant de façons parmi ce petit monde; après il lui dit son besoin et la presse fort: elle résiste et lui arrache quelques cheveux. Lui, enragé, met l'épée à la main, et la menace de la tuer: « Ah ! lâche, lui dit-elle, mettre l'épée à la main contre une fille ! » Ce garçon, surpris et confus, laisse tomber son épée. Elle fut si touchée de son étonnement, et le prit si fort pour une marque d'amour qu'après elle lui laissa tout faire.

On conte une chose assez notable de la fin de ce grand homme, Maurice de Nassau. Etant à l'extrémité, il fit venir un ministre et un prêtre, et les fit disputer de la religion; et après les avoir ouïs assez longtemps: « Je vois bien, dit-il, qu'il n'y a rien de certain que les mathématiques (1). » Et ayant dit cela se tourna de l'autre côté, et expira.

[(1) On conte d'un prince d'Allemagne, for adonné aux mathématiques, qu'interrogé à l'article de la mort par un confesseur s'il ne croyoit pas, etc. : « Nous autres mathématiciens, lui dit-il, croyons que 2 et 2 font 4, et 4 et 4 font 8. » (T.)]

A l'âge de soixante-dix ans, ou peu s'en falloit, le maréchal d'Estrée alla voir madame Cornuel, qui, pour aller parler à quel qu'un, le laissa avec feu mademoiselle de Belesbat. Elle revint et trouva le bonhomme qui vouloit lever la jupe à cette fille: « Eh ! lui dit- elle en riant, monsieur le maréchal, que voulez-vous faire? -- Dame, répondit-il, vous m'avez laissé seul avec mademoiselle: je ne la connois point; je ne savois que lui dire. »

Les Etats voulurent qu'on déclarât la guerre à l'Espagne parce qu'encore que nous les assistassions, leur pays ne laissoit pas d'être le théâtre de la guerre. Puis la bataille de Nortlingue avoit fort affoibli les Suédois. On gagna la bataille d'Avein, et au lieu d'aller à Namur; qu'on eût pris (car l'épouvante étoit si grande qu'on a dit que le cardinal-infant faisoit tenir un vaisseau prêt pour s'en aller), on s'en alla pour joindre le prince d'Orange, à qui on avoit écrit qu'on lui envoyoit les maréchaux de Châtillon et de Brezé pour faire ce qu'il jugeroit à propos. Lui les fit languir long- temps dans le siège, et ne se hâta point de sortir. Quand il fut joint, on prend Diest, qu'il fait traiter de rebelle, disant qu'il étoit baron de Diest. Après on va à Tillemont. Il y avoit là dedans des vivres pour nourrir notre armée toute la campagne. M. de Châtillon, à cause de cela, fit tout ce qu'il put pour empêcher de la faire emporter d'assaut; et durant qu'ils disputoient, les Anglois d'un côté, et les François, à leur exemple, de l'autre, ces derniers la prirent de force. On saccagea tout, on viola dans les églises mêmes, et depuis, dans les libelles imprimés durant les négociations de Munster, on a reproché aux François qu'une abbesse ayant dit qu'elle étoit l'épouse de Jésus-Christ, un François avoit répondu en riant: « Eh bien ! nous ferons Dieu cocu. »

Bois-Yvon, comme on lui parla de Dieu, dit: « Dieu est si grand seigneur et moi si petit compagnon ! Nous n'avons jamais eu de communication ensemble. » Ce Bois-Yvon étoit un homme persuadé de la mortalité de l'âme, et quand on lui voulut parler de se confesser, il s'en moqua, et dit qu'il lui restoit trente sous qu'on donneroit à des porteurs. qui, dans leur chaise, le porteroient à la voirie. Il mourut ainsi, et on n'en put obtenir autre chose. Etant malade une autre fois, je ne sais quel jeune moine lui parloit de Dieu: « Frère Jean, lui dit-il, ne me parlez point tant de Dieu: vous m'en dégoûtez. » Desbarreaux lui amena un confesseur: « Il n'est pas de ma croyance, dit-il »; il lui dit aussi: « Faire ce que vous dites n'est pas de la vie que j'ai faite, et ce que vous faites n'est pas de la vie que vous menez. »

Monsieur s'avisa une fois de faire une espèce d'académie chez lui, où il mit pour rire plus de quatre personnes qui savoient à peine lire. Le Boulay-Brûlard, parent du chancelier de Sillery, eut quinze mille livres pour accommoder la salle, fournir de papier, d'encre, de quelques livres, etc. On trouva qu'il n'avoit rien fait de ce qu'il falloit Monsieur le fait venir: « Je vous dirai la vérité (dit Boulay), dès que j'ai été trésorier, je suis devenu voleur comme les autres, et j'ai tout mis dans ma bourse. »

M. d'Orléans a toujours l'esprit un peu page. Un jour qu'il vit un des siens qui dormoit la bouche ouverte, il lui alla faire un pet dedans. Ce page, demi-endormi, cria: « B...., je te ch...dans la gueule. » Monsieur avoit passé outre. Il demande à un valet de chambre, nommé de Fresne: « Qu'est- ce qu'il dit ? -- Il dit, Monseigneur, dit gravement le valet de chambre, qu'il ch... dans la gueule de votre Altesse Royale. »

Etant amoureux d'une dame en Piémont, et la ville où elle étoit ayant été assiégée, M. de Montausier se déguisa en capucin pour y entrer, y entra, et la défendit. Un jour, en contant cela à sa mère, et comme cette femme l'avoit reçu, il s'emporta tellement que, sans songer à qui il parloit, il lui dit: « Je la trouvai seule un jour, je la jetai sur le lit, et je la .... » Il trancha le mot; mais revenant à soi et voyant qu'il parloit à sa mère, il se lève, fuit, tire la porte, et sort du logis. Sa mère l'aimoit passionnément.

Un vicomte du Bac de Champagne, qui fait l'homme d'importance, vouloit quelque chose du maréchal de Gramont, et ne le quitta point de tout le jour; même il soupa avec lui. Après souper il ne s'en alloit point; le maréchal dit à un valet de chambre: « Fermez la porte, donnez des mules à Monsieur le vicomte, je vois bien qu'il me fera l'honneur de coucher avec moi. --Ah! Monsieur, dit l'autre, je me retire. -- Non, mordieu! reprit le maréchal, monsieur le vicomte, vous me ferez l'honneur de prendre la moitié de mon lit. » Le vicomte se sauva. Toute la province se moqua fort de ce monsieur le vicomte.

Le maréchal de Gramont avoit un fripon d'écuyer, nommé du Tertre, qui un jour le vint prier de le protéger dans un enlèvement qu'il vouloit faire. « Hé bien ! la fille t'aime-t- elle fort? Est- ce de son consentement ? -- Nenny , Monsieur, je ne la connois pas autrement, mais elle a du bien . -- Ah! si cela est, reprend le maréchal, je te conseille d'enlever mademoiselle de Longueville, elle a encore davantage. » ; et sur l'heure il le chassa .

Madame Compain étoit plaisante. Une fois, à Paris, je ne sais quel godelureau lui donna une sérénade. Le lendemain elle lui dit: « Monsieur, en vous remerciant; vos violons ont réveillé mon mari, et il m'a croquée. »

Le comte de Vertus étoit un fort bon homme, qui ne manquoit point d'esprit. Son foible étoit sa femme; il l'aimoit passionnément, et ne croyoit pas qu'on pût la voir sans en devenir amoureux. Un gentilhomme d'Anjou, appelé Saint-Germain La Troche, homme d'esprit et de coeur, et bien fait de sa personne, fut aimé de la comtesse. Le mari, qui avoit des espions auprès d'elle, fut averti aussitôt de l'affaire. Il estimoit Saint-Germain, et faisoit profession d'amitié avec lui; il trouva à propos de lui parler, lui dit qu'il l'excusoit d'être amoureux d'une belle femme, mais qu'il lui feroit plaisir de venir moins souvent chez lui. Saint-Germain s'en trouva quitte à bon marché. Il y venoit moins en apparence, mais il faisoit bien des visites en cachette: c'étoit à Chantocé, en Anjou. Le comte savoit tout; il n'en témoigna pourtant rien jusqu'à ce que, durant un voyage de dix ou douze jours, le galant eût la hardiesse de coucher dans le château. Les gens dont la dame et lui se servoient étoient gagnés par le mari. Ayant appris cela, il défendit sa maison à Saint-Germain. Cet homme, au désespoir d'être privé de ses amours, écrit à la belle, et la presse de consentir qu'il la défasse de leur tyran. Les agents gagnés faisoient passer toutes les lettres par les mains du mari, qui avoit l'adresse de lever les cachets sans que l'on s'en aperçût. Elle répondit qu'elle ne s'y pouvoit encore résoudre. Il réitère, et lui écrit qu'il mourra de chagrin si elle ne consent à la mort de ce gros pourceau. Elle y consent. Et par une troisième lettre, il lui mande que dans ce jour-là elle sera en liberté, que le comte va à Angers, et que sur le chemin il lui dressera une embuscade. Le comte retient cette lettre, et se garde bien de partir; et ayant appris que Saint-Germain dînoit en passant dans le bourg de Chantocé il se résolut de ne pas laisser échapper l'occasion. Il lui envoie dire qu'il fera meilleure chère au château qu'au cabaret, et qu'il le prioit de venir dîner avec lui. Le galant, qui ne demandoit qu'à être introduit de nouveau dans la maison, ne se doutant de rien, s'en va. Il n'avoit pas alors son épée; il l'avoit ôtée pour dîner; il oublie de la prendre. Dès qu'il fut dans la salle, le comte lui dit: « Tenez, en lui présentant son dernier billet, connoissez-vous cela ? -- Oui, répondit Saint-Germain, et j'entends bien ce que cela veut dire. -- Il faut mourir. » Les gens du comte mirent aussitôt l'épée à la main . Ce pauvre homme n'eut pour toute défense qu'un siège pliant. Il avoit déjà reçu un grand coup d'épée quand le mari entra dans la chambre de sa femme qui n'étoit séparée de la salle que d'une antichambre. Il la prend par la main, et lui dit: « Venez, ne craignez rien; je vous aime trop pour rien entreprendre contre vous. » Elle fut obligée de passer sur le corps de son amant qui étoit expiré sur le seuil de la porte.

Rénevilliers a toujours aimé le sexe, mais à son profit. Il étoit grand et bien fait, et baisoit une fruitière pour avoir du dessert, une bouchère pour de la viande, et une grainetière pour de l'avoine. Il est vrai qu'il paya une fois une pourpointière en la plus plaisante monnoie du monde. Une vieille femme veuve, de la rue de la Pourpointerie, avoit longtemps habillé ses laquais, de sorte qu'il lui devoit une assez grosse somme: cette femme l'alloit voir souvent et lui présentoit ses parties; Rénevilliers la remettoit de jour à autre, et cependant il cherchoit quelque invention pour ne pas payer. Enfin il lui dit une fois: « Venez demain matin à dix heures, je vous donnerai contentement. » La vieille fut dès neuf heures dans sa chambre: il envoie chercher à déjeuner, la fait boire, la met en belle humeur, et tout d'un coup il la pousse sur le lit, où il la contenta si bien qu'après cela elle prend ses parties, les jette au feu, et lui dit: « Allez, vous ne méprisez point vieillesse; il ne sera jamais dit que je demande rien à un si honnête homme que vous. »

On fait un plaisant conte des filles de Saint-Nicolas. Les Cravates brûlèrent Saint- Nicolas quand on prit la Lorraine; plusieurs d'entre elles se retirèrent d'abord à Châlon: la plupart avoient été violées par ces brûleurs de maisons, et comme il n'y avoit pas moyen de le nier, elles appeloient cela souffrir le martyre. On dit que, comme elles faisoient le récit de leur infortune à l'évêque, il n'en avoit telle qui disoit l'avoir souffert deux fois, qui trois, qui quatre: « Ah ! ce n'est rien au prix de moi, dit l'autre, je l'ai souffert, jusqu'à huit fois. -- Huit fois le martyre, s'écria l'évêque: Ah ! ma soeur, que vous avez de mérite! »

Ruqueville étant à l'extrémité, son tailleur, à qui il devoit beaucoup le pria de lui donner une reconnoissance. « Bon, mon ami, lui dit-il, écrivez, je la signerai. » Il lui dicta: « Je soussigné, etc.., promets à maître, etc.., maître tailleur d'habits à Paris, demeurant rue Saint-Honoré, paroisse Saint-Eustache, etc. » Il lui en fait mettre tout le plus long qu'il peut, et, après l'avoir bien fait écrire, il ajoute cent coups de bâton, au lieu de la somme. Le tailleur le donne au diable, et s'en va. Je ne sais si le diable prit Ruqueville, mais il trépassa peu de temps après.

Un auditeur des comptes, dont j'ai oublié le nom, avoit ordonné par son testament que les quatre Mendiants seroient à son enterrement, et que ces quatre ordres porteroient quatre gros cierges qu'il avoit dans son cabinet. Comme on fut dans l'église, tout-à-coup ces cierges crevèrent, et il en sortit des pétards qui filent un bruit épouvantable. Les moines et toute l'assistance crurent que c'étoit le diable qui emportoit l'âme du défunt. Regardez quelle vision de se préparer ainsi une farce après sa mort.

Il y a eu ici un certain fou qui alloit l'hiver sur le Pont- Neuf, avec un réchaud plein de feu, où il chauffoit toujours un fer comme ces fers de plombier, et, s'approchant des passants, il leur disoit: « Voulez-vous que je vous mette ce fer chaud dans le c.l ? -- Coquin!... -- Monsieur, répliquoit-il naïvement, je ne force personne, je ne l'y mettrai pas, s'il ne vous plaît. » On rioit de cela, et puis il demandoit quelque chose pour du charbon.

Un homme perdant chez la Blondeau, qui tenoit académie à la Place-Royale, tout d'un coup descend en bas, et revient avec une échelle, l'appuie contre la tapisserie, et avec des ciseaux se met à couper le nez à une reine Esther qui y étoit en disant: « Mordieu ! il y a deux heures que ce chien de nez me porte malheur. » Un autre donna un écu à son laquais pour aller jurer cinq ou six bonnes fois pour lui.

Il y a eu un chevalier d'Andrieux qui, à trente ans, avoit tué en duel 72 hommes, comme il dit une fois à un brave contre qui il se battoit; car l'autre lui ayant dit: « Chevalier, tu seras le dixième que j'aurai tué. -- Et toi, dit- il, le soixante-douzième. » En effet, le chevalier le tua. Quelque fois il les faisoit renier Dieu, en leur promettant la vie, puis il les égorgeoit, et cela pour avoir le plaisir, disoit-il, de tuer l'âme et le corps. Un jour, il poursuivoit une fille pour la violer, c'étoit dans un château; elle se jeta par la fenêtre et se tua. Il descend, et la trouvant encore chaude, il en fit son plaisir. Cela me fait souvenir d'un homme de Tours qui avoit une femme fort travaillée du mal de mère, et quand cela lui prenoit on couroit vite chercher le mari pour la soulager. Une fois on ne le trouva pas assez tôt; elle étoit morte quand il arriva. « Hélas! ma pauvre femme, dit- il, si faut-il que je te..... tandis que tu es encore chaude. » Et il fit comme le chevalier d'Andrieux. Ce galant homme étoit filou avec cela; il eut la tête coupée.

Un jeune homme natif de Stockholm prit querelle, à Stockholm même, avec un trompette du prince Charles, aujourd'hui roi de Suède, et le tua. Le voilà en prison dans le château; car, au nord, il y a toujours une prison dans le palais du prince. Il est condamné à mort. Ce garçon étoit accordé avec une jeune veuve; elle le fut voir durant le terme qu'on donne aux condamnés pour dire adieu à leurs amis. Il lui dit que le seul regret qu'il avoit en mourant, c'étoit de ne l'avoir pas épousée; mais que s'il pouvoit obtenir de la Reine et d'elle de l'épouser et de consommer le mariage, il mourroit content. Elle y consentit, et sur l'heure il présenta une requête aux juges, qui, après avoir fait faire une consultation par les théologiens, avec le consentement de la Reine lui permirent de se marier. La Reine eut la curiosité de voir quelle contenance auroient ces deux mariés en une action si extraordinaire, et, par une fenêtre qui répondoit dans la prison, elle se mit à les considérer, et trouva que ce garçon avoit un visage aussi gai que s'il n'eût point dû mourir. Pour lui, il reconnut la Reine à cette fenêtre, et lui fit tous les remerciements dont il put s'aviser, de la bonté qu'elle avoit eue de lui accorder ce qu'il avoit demandé. La Reine, touchée de sa constance, lui donne encore quatre jours, par- dessus les huit que la loi donne. Ce garçon consomma le mariage, et le terme de l'exécution approchoit quand les ambassadeurs de Moscovie, étant sur le point d'avoir leur audience de congé, furent priés de demander la grâce de ce jeune homme, ou bien la demandèrent d'eux-mêmes, en remontrant à la Reine que le prince, qui étoit jeune et galant, seroit ravi d'avoir sauvé la vie à un homme qui savoit si bien aimer; que, sans doute, il reconnoîtroit cette faveur, et qu'il en témoigneroit ses ressentiments à sa Majesté. La Reine, qui avoit pitié de ce jeune homme, et qui n'osoit pourtant violer les lois, qui sont fort sévères contre les meurtriers, fut bien aise de pouvoir dire qu'en bonne politique elle ne pouvoit refuser cette faveur aux ambassadeurs de Moscovie. Elle leur accorda donc la grâce de ce jeune homme, et eux l'en remercièrent genoux, et en touchant du front la terre, qui est la plus grande marque de respect parmi eux.

Deux gentilshommes de Normandie, dont je n'ai pu savoir les noms, étoient ennemis mortels. L'un d'eux tomba malade, et se vit bientôt à l'extrémité; l'autre, comme s'il eût cru qu'il y alloit de son honneur que cet homme mourût autrement que de sa main, se déguise en médecin, entre dans la chambre du malade (les valets crurent que c'étoit un médecin qu'on avoit mandé, ou qui devoit consulter avec le médecin ordinaire); cet homme donne diverses commissions aux gens du malade, et fait si bien qu'il demeure seul dans la chambre; alors il s'approche du lit, et dit à son ennemi: « Me connois-tu bien ? -- Ah ! répondit l'autre, je te prie, laisse-moi mourir en paix. Non, répliqua le meurtrier, il faut mourir de ma main. » Et en disant cela, il lui donne cinq ou six coups de poignard, et le tue; puis, il le couvre du drap, descend en bas, dit aux gens qu'ils eussent bien soin de faire ce qu'il avoit ordonné, que leur maître reposoit qu'on ne lui fît point de bruit, et qu'il se porteroit mieux. « Pour moi, ajouta t-il, je repasserai tantôt par ici. » Il monte à cheval et se sauve.

Un garçon de Paris, dont je n'ai pu savoir le nom, couchoit avec la femme de son voisin, et ayant été obligé d'aller au lieu d'honneur , par compagnie, il gagna du mal, et en donna après à cette femme, sans savoir qu'il en eut lui-même, comme cela arrive assez souvent. Elle s'en aperçut de bonne heure, et lui dit qu'il trouvât quelque invention pour en donner à garder au mari. Ce garçon convie quelques-uns de ses amis à dîner chez lui; il invite aussi le mari de cette femme; il v avoit fait trouver des mignonnes, et en avertit une qui étoit la plus jolie et la plus adroite, de faire toutes les choses imaginables pour obliger cet homme à la voir. Elle en vint à bout. Le soir, sa femme, qui avoit le mot, le caressa si bien qu'il fit le devoir conjugal. Il ne manqua pas de gagner le mal qu'elle avoit. Dès qu'elle s'en fut aperçue, elle lui fit un bruit du diable, et le pauvre mari confessa son délit, et lui demanda humblement pardon.

Pellot étoit un intendant de M. de Metz, aujourd'hui le duc de Verneuil. Ce garçon avoit du bien et de l esprit; j'ai vu d'assez bons vers de sa façon. Il tomba dans une mélancolie qui lui fit haïr la vie. Il envoie quérir son médecin et lui demande sérieusement quel genre de mort lui sembloit le plus doux; que, pour lui, il avoit dessein de sortir de la vie, et qu'il avoit pensé à se couper la gorge avec un rasoir. « Ne faites pas cela, dit le médecin; quelquefois on ne se coupe pas la gorge qu'on croit se l'être coupée; on guérit, mais on souffre beaucoup. -- Si je me jetois d'un troisième étage sur le pavé ? -- J'en ai vu qui se sont estropiés seulement. Mais voici le plus sûr: je vous purgerai plusieurs fois, car il est aisé de feindre une maladie, et après, sous prétexte d'insomnie, je vous donnerai de l'opium; vous mourrez en dormant. » L'intention de ce bon docteur étoit de le délivrer tout doucement de cette humeur mélancolique. Il le purge trois ou quatre fois avec succès; le malade devenoit plus gai et ne se plaignoit plus que de ne point dormir; notre médecin lui donna de l'opium croyant seulement lui donner du repos. Il le va voir, on lui dit: « Il dort.» Il y retourne. « Il dort encore. -- Loue soit Dieu! » A la troisième, trouvant qu'il avoit assez dormi, il voulut le réveiller, mais il n'étoit plus temps; ce bon homme, sans y penser, tint mieux parole à son malade qu'il n'avoit cru.

La Vallière, dès l'âge de quatre ans, avoit une estampe du Roi, et disoit qu'elle vouloit être sa maîtresse. Ce fut elle qui eut l'adresse de se faire faire fille de Madame.



MUETS

J'ai vu mille fois un homme muet et sourd, assez bien fait de sa personne et assez propre. Il plioit le linge admirablement bien en toutes sortes d'animaux, et se faisoit entendre aussi bien que personne ait jamais fait. Il alloit à Charenton, et par signes on lui demandoit de quelle religion il étoit, il mettoit son chapeau sur sa tête et son manteau sur ses deux épaules, puis mettoit une table devant lui: il faisoit des mains comme un ministre en chaire. Avec tout cela, quand il y avoit procession à Saint- Sulpice, sa paroisse, il prenoit une hallebarde, et, marchant devant, il faisoit ranger le monde. Il lui prit envie de se marier, et pour faire entendre sa volonté il se présenta au consistoire. Mestrezat, le ministre, fut le premier qu'on envoya pour tâcher d'entendre ce qu'il vouloit. Le muet lui fit quelques signes, et se touchoit, mettoit les mains l'une dans l'autre, comme ceux qui se donnent la foi; mais le bonhomme n'y comprit rien. On y envoya ensuite Daillé, aussi ministre, à qui, outre tous les signes précédents, il en fit encore un autre, car faisant un rond de son pouce et du doigt index de la main gauche, il passoit dedans le doigt index de la droite, et mettoit la cheville dans le trou. Daillé dit qu'il croyoit que cet homme vouloit faire du boudin. Enfin on le fait entrer, et lui pour lever toute difficulté tira son chose en bon état, et ..... ainsi qu'un sonneur de cloches. Alors on le lui permit, voyant qu'il savoit si bien ce qu'il demandoit, et qu'il étoit si bien préparé. Sa femme et lui se mirent à se mêler de maquerellage. Un jour de petits enfants lui avoient fait quelque niche; il prit un pistolet et en suivit un. Un armurier l'arrêta; il tira à cet homme sans le blesser; pourtant voilà de la rumeur: on pilla la maison du muet, et je ne sais ce qu'il devint.

Il y avoit sur le chemin de Notre-Dame-de-Liesse un gueux qui faisoit le muet; effectivement, il savoit si bien retirer sa langue qu'on ne la voyait point du tout. Une dame de mes amies (madame Perreau) se douta qu'il y avoit de la subtilité, et lui promit dix sous s'il vouloit dire combien il y avoit qu'il étoit muet. Il fut long-temps à s'y résoudre; enfin après avoir bien regardé s'il n'y avoit point d'autres gens, il lui dit: « Madame, il y a quatre ans que je suis muet. » Et il eut son demi-quart d'écu.

Tillet-Saint-Leu, conseiller à la grand'chambre, a un grand fils bien fait, qui est d'église: ce garçon est sourd et muet naturellement. Cependant insensiblement il a appris quelques mots: il parle comme un enfant qui ne sait que quelques façons de parler; il écrit des lettres comme celles que les enfants dictent: cela ne se suit point. Il n'entend que certaines personnes, encore est-ce plutôt au mouvement de leurs lèvres qu'autrement; il est propre, il fait bien des choses de ses doigts; et ce qui m'étonne le plus, c'est qu'il danse bien et en cadence.



CONTES SUR LE MARIAGE

Mylord Digby, homme de qualité en Angleterre, étoit un homme qui aimoit fort les secrets; il a cherché la pierre philosophale. La peinture étoit une de ses passions. Or, cet homme avoit une femme qui étoit une des plus belles personnes de l'Angleterre; il l'aimoit tendrement, mais il vouloit bien qu'on le sût; et comme il affectoit de passer pour le meilleur mari du monde, et que son esprit se portoit assez de soi-même aux choses extraordinaires, il fit peindre sa femme nue, puis en mettant sa chemise, en habit du matin, habillée, coiffée de nuit, les cheveux épars se coiffant; bref, de toutes les manières dont il put s'aviser. et, comme elle mourut jeune, il la fit peindre dès le commencement de son mal, puis quand elle fut affoiblie, et ensuite quasi tous les jours jusqu'à sa mort. Ces derniers portraits étoient bien faits, mais ils faisoient peur. Ils étoient tous de la main d'un excellent enlumineur.

Feu M. de Noailles avoit un Suisse qui se marioit en tous les lieux où son maître faisoit d'ordinaire du séjour. Il avoit une femme en Rouergue, une en Gascogne, une en Limousin et une à Paris.

Un homme qui fut en prison parce qu'il avoit quatre femmes, interrogé à la Tournelle pourquoi il en avoit tant épousé, répondit naïvement qu'il avoit voulu voir s'il en trouveroit une bonne; que la première ne valoit rien du tout, la seconde guère mieux, la troisième n'étoit pas si méchante, la quatrième un peu meilleure que la précédente et qu'il espéroit enfin rencontrer ce qu'il cherchoit. On trouva qu'il disoit cela si bonnement qu'on se contenta de l'envoyer aux galères, pour punition de la folle entreprise qu'il avoit faite.

A propos de cela, outre la vigne qu'on dit que M. l'archevêque doit donner à celui qui au bout de l'an n'aura point de repentir de s'être marié, on dit qu'il y avoit un curé à Sainte- Opportune qui disoit au prône qu'il donneroit des pois pour le carême à ceux qui n'obéissoient point à leurs femmes. Quand il avoit questionné les maris, pas un n'emportoit de ses pois. Un crocheteur y alla, bien résolu d'en avoir; le curé l'interroge sur la taverne, etc.: il ne le pouvoit attraper. « Prenez donc des pois » lui dit-il. Comme le crocheteur remplissoit son sac: « Vous deviez, ajouta-t-il, en prendre un plus grand. -- Je le voulois, dit le crocheteur, mais notre femme n'a pas voulu. -- Ah ? je vous tiens, dit le curé: vous n'avez que faire de sac; laissez mes pois. »

Un marchand de Bordeaux, dont je n'ai pu savoir le nom, étoit amoureux de la servante de sa femme, et afin de pouvoir coucher avec cette fille sans que sa femme s'en aperçût, il obligea un des garçons de la boutique à tenir sa place pour une nuit, après lui avoir bien fait promettre qu'il ne toucheroit point à madame. Ce garçon, qui étoit jeune, ne se put contenir, et fit quelque chose de plus que le mari n'avoit accoutumé de faire. Le lendemain, la femme croyant que ç'avoit été son mari, car il s'étoit revenu coucher auprès d'elle un peu devant le jour, lui alla porter un bouillon et un couple d'oeufs frais. Le marchand s'étonne de cet extraordinaire: « Eh! lui dit-elle en rougissant, vous l'avez bien gagné. » Par là il découvrit le pot aux roses. Depuis, il accusa ce garçon de l'avoir volé, et le mit en procès. Ce garçon dit le sujet de la haine de son maître; et, par arrêt du parlement de Bordeaux, la femme fut déclarée femme de bien, et le mari cocu à très juste titre.

Voici une autre histoire un peu plus tragique. Un gentilhomme de Beauce, entre Dourdan et Etampes, nommé Baye-Saint-Léger, avoit une fort belle femme, et cette femme avoit une femme de chambre aussi belle qu'elle. Le mari, comme on se lasse de tout, devient amoureux de cette fille; la presse, elle résiste, et enfin le dit à sa maîtresse. La femme dit: « Il faut l'attraper. Dans quelque temps faites semblant de consentir et lui donnez un rendez-vous. ». Or, il arriva que le propre soir que Saint-Léger avoit rendez- vous de cette fille, un de ses meilleurs amis vient chez lui. Pour s'en défaire, il le mène coucher bien plus tôt que de coutume. L'ami en a du soupçon, veut savoir ce que c'est; il le lui avoue. Ce gentilhomme lui en fait honte, et lui persuade de lui donner sa place; il va au rendez-vous au lieu de Saint Léger. Il y trouve la femme de son ami, qui, pour se moquer de son mari, avoit joué tout ce jeu-là. Il fait ce pourquoi il étoit venu. Elle a conté depuis que, de peur de rire, elle se mordoit les lèvres. C'étoit dans un jardin, et il ne faisoit point clair de lune. L'ami revient bien satisfait, et le mari se couche auprès de sa femme. Le récit que lui avoit fait son ami lui avoit fait venir l'eau à la bouche; il veut en passer son envie. Sa femme lui dit en riant: « Seigneur Dieu! vous êtes de belle humeur ce soir. -- Que voulez-vous dire? lui dit- il. -- Eh! répondit-elle, ne vous souvenez-vous plus du jardin ? » Le pauvre homme devina incontinent ce que c'étoit. Il ne fit semblant de rien; mais il fut si saisi qu'il en mourut. Elle, depuis, a été fort abandonnée et est morte de la v...

Le comte de Saint-Paul, dernier mort, fut aussi attrapé par sa femme, qui prit la place d'une demoiselle, mais il ne put rien faire. Voyant cela, Elle lui dit en riant: « Vraiment, vous êtes un bel homme à rendez-vous ! -- Ah! lui dit-il, je ne m'en étonne pas... il sentoit sa vieille écurie. »

Un président de Paris, dont on n'a jamais voulu me dire ni le nom, ni la cour dont il étoit président, ni même s'il vivoit ou s'il étoit mort, tant on avoit peur que je ne découvrisse qui c'est, un président donc fut averti par son clerc que sa femme couchoit avec un cavalier. « Prenez bien garde, dit-il à ce clerc, à ce que vous dites.-- Monsieur, répondit l'autre, si vous voulez venir du Palais quand je vous irai quérir, je vous les ferai surprendre ensemble. » En effet, le clerc n'y manque pas, et le mari entre seul dans la chambre, les surprend. Il enferme le galant dans un cabinet dont il prend la clef, et retourne à son clerc. « Untel, lui dit-il, je n'ai trouvé personne; voyez vous-même.» Le clerc regarde et ne trouve point son cavalier. « Vous êtes un méchant homme, lui dit le président; tenez, voilà ce que je vous dois, allez-vous-en, que je ne vous voie jamais. » Il le met dehors; après il revient au cavalier: « Monsieur, c'est ma femme qui a tort; pour vous, vous chercherez votre fortune, allez-vous-en; mais si je vous rattrape, je vous ferai sauter les fenêtres. » Pour sa femme, quand elle fut seule, il lui dit qu'il ne savoit pas de quoi elle pouvoit se plaindre; qu'à son avis elle avoit toutes les choses nécessaires. Elle pleura, elle se jeta à ses pieds, lui demanda pardon, et lui promit d'être à l'avenir la meilleure enfant du monde. Il le lui pardonna, et depuis elle lui a rendu tous les devoirs imaginables.

Un conseiller d Etat de l'infante Claire-Eugénie avoit une belle femme, et quoiqu'ils n'eussent guère de bien, leur maison alloit pourtant comme il falloit, et ils faisoient fort bonne chère, car la galante en gagnoit. Cela dura assez longtemps sans que le mari s'informât d'où venoit cette abondance. La femme, étonnée d'une si grande stupidité, peu à peu, pour voir s'il s'apercevoit de quelque chose, diminua l'ordinaire. Il ne disoit rien, et faisoit semblant de ne le voir pas. Enfin, elle retrancha tant qu'elle le réduisit à un couple d'oeufs. Alors la patience lui échappa il prit les deux oeufs, et les jeta contre la muraille, en disant: « Est-ce là le dîner d'un cocu ? » Elle, voyant qu'il entendoit raillerie, remit dès le lendemain les choses en leur premier état. J'ai ouï faire ce conte d'un François, et je pense qu'il est de tous pays; mais il n'en est pas moins bon pour cela.

M.Guy, célèbre traiteur à Paris, ne trouvant ni sa femme ni un des principaux garçons, une fois qu'il avoit bien des gens chez lui, alla fureter partout, et les rencontra aux prises: « Hé ! vertu-Dieu! ce dit-il, c'est bien se moquer des gens que de prendre si mal son temps, et ne pouviez-vous pas attende que nous eussions un peu moins d'affaires ? »



BONS MOTS, NAïVETÉS.

M. l'évêque de Noyon (Baradas)disoit à l'abbé Le Camus, aumônier du Roi (1658): « Tout est ruiné à mon évêché, il ne s'est sauvé que mes prés. -- Hé bien ! répondit l'abbé, avec un peu d'avoine, voilà de quoi vivre. »

Mon père avoit un commis naïf, fort dévot et fort chaste: un jour il ne trouvoit pas son compte. on ouït qu'il prioit Dieu, et disoit: « Seigneur, tu sais que j'ai mon pucelage et cependant je ne trouve point mon compte. »

La Cuisse, chirurgien qui accouche les femmes, dit qu'un jour une personne bien faite et bien vêtue le vint prier chez lui de l'accoucher, le contenta bien, et après le pria de donner l'enfant à un homme fait de telle façon. Quelque temps après, on vint quérir La Cuisse pour une maîtresse des requêtes; c'étoit elle-même, et elle lui dit tout bas: « Je crierai cette fois pour celle-ci et pour l'autre. »

Le jeune Guénaut, médecin, venoit d'accoucher une fille de bon lieu, et comme il en apportoit l'enfant sous son manteau, un grand laquais de la maison lui vint dire tout bas à l'oreille: « Monsieur, se porte-t-il bien? -- Quel coquin est- ce là? dit le médecin. -- Monsieur, répond le laquais, j'ai autant d'intérêt qu'un autre, pour le moins; c'est de mon fait. »

Henri IV, étant à Cîteaux, disoit: « Ah ! que voici qui est beau ! mon Dieu, le bel endroit!... » Un gros moine, à toutes les louanges que le Roi donnoit à leur maison, disoit toujours: Transeuntibus. Le Roi y prit garde, et lui demanda ce qu'il vouloit dire: « Je veux dire, Sire, que cela est beau pour les passans et non pas pour ceux qui y demeurent toujours. »

Henri IV, à Poissy, demanda à la petite de Maupeou, depuis abbesse de Saint-Jacques- de-Vitry: « Qui est votre père, mignonne? -- C'est le bon Dieu, Sire. -- Ventre saint- gris ! je voudrois bien être son gendre. » Elle en donna plus d'un au bon Dieu, la bonne dame, et elle juroit familièrement par les six enfants que j'ai portés.

La Reine-mère demanda un jour, en riant, au passager (1) du port de Nully (Neuilly) si sa femme étoit belle. « Ma foi! ce dit-il, Madame, l'on en f... de plus laides.»

[(1) Passeur.]

Le laquais de Gombauld, lisant le livre des Rois, disoit: « Si j'eusse été Dieu, je n'eusse point fait de si sots rois que cela. »

Un laquais ne vouloit point quitter son maître, et disoit: « Où en trouverois-je un qui me fît autant rire que celui-ci ? »

Un moine prêchoit sur la mort à fontevrault: il y avoit une fort jolie religieuse à un coin de la grille; elle lui avoit été cruelle. Il disoit: « On dit à la Mort: Prends cette vieille. -- Je ne veux pas, dit-elle; je veux cette jeune, je veux cette jeune. » Il trouva moyen de dire dix fois: je veux cette jeune.

D'Audiguier, auteur de Lysandre et Caliste, disoit à Théophile qu'il ne tailloit sa plume qu'avec son épée: « Je ne m'étonne donc pas, lui dit Théophile, que vous écriviez si mal. »

Un bourgeois de Châlons avoit son fils au collège des Jésuites à Rheims. Ce fils, par l'avis des Jésuites. lui demanda les Vies des Saints: il lui envoya les Vies des Hommes illustres de Plutarque, et lui manda que c'étoient les saints des honnêtes gens.

A Alençon, il y avoit un M. Fouteau: pour rire, on appeloit sa femme mademoiselle Foutelle . Un homme alla le demander, et dit: « Monsieur Fouteau y est-il ? -- Non, dit une fille. -- Et mademoiselle Foutelle ? -- Non, Monsieur. elle mange son potage. »

Une jolie femme de Clermont, en Auvergne, appelée madame de Vincelles, quand son mari lui a fait cela, lui dit naïvement et de bonne foi: « Grand merci, monsieur de Vincelles ! »

Le duc d'Ossone, sans être vu, entendit une fois trois soldats qui faisoient des souhaits. L'un souhaitoit d'être capitaine de galère, le second d'avoir une lieutenance dans un des châteaux de Naples, le troisième, moins intéressé de coucher avec la femme du vice- roi. Le duc leur dit: « Mes amis, il ne tiendra pas à moi que vous ne soyez contents. » Il fit le premier capitaine de galère, le second lieutenant dans un des châteaux, et, pour le troisième, il le mena à sa femme et lui dit: « Madame, j'ai fait ce que je pouvois pour satisfaire ces messieurs; mais il y en a un que je ne puis contenter sans vous, voyez si vous êtes assez obligeante pour cela. »

Etant entré dans les galères de Naples, il s'informa des forçats ce que chacun avoit fait; tous firent leur apologie, on les y avoit mis à tort; il n'y en eut qu'un seul qui lui avoua franchement qu'il le méritoit et par-delà. « Otez, dit-il au commissaire, ce méchant homme d'ici, il gâteroit tous ces gens de bien. »

Un criminel qu'il avoit condamné à sauter d'un rocher en bas faisoit bien des façons et avoit bien de la peine à franchir le saut. « Tu es bien longtemps, lui cria-t-il. -- Monsieur, répondit l'autre, croyez-vous cela si aisé? Je vous le donne en douze. » Le mot lui sembla plaisant. il lui fit grâce.

Un neveu du petit Gramond de M. d'Orléans fut mené chez madame de Bournonville. « Quoi ! dit-elle, le neveu du petit Gramond, ce grand m... ! -- Quoi ! madame, lui répondit ce garçon, seroit-il assez heureux pour vous avoir rendu quelque service ? »

Le feu Roi trouva un paysan naïf dans je ne sais quel village, vers Saint-Germain; il s'en voulut divertir et le fit approcher. « Hé bien ! Monsieur, lui dit cet homme, les blés sont-ils aussi beaux vers chez vous qu'ils sont vers chez nous? » Il se nommoit Jean Doucet. Le Roi le prit en affection, et le mena à Saint-Germain. Là il se mit à jouer à la pierrette avec lui, et lui gagna dix sols, ce dont l'autre pensa enrager. Le Roi en étoit si aise qu'il porta ces dix sols à Ruel, pour les montrer au cardinal. Un jour le Roi lui donna vingt écus d'or; il les prit, et, frappant sur son gousset, il disoit: « I vous revanront , Sire, i vous revanront; vous mettez tant de ces tailles, de ces diébleries sur les pauvres gens ! »

Au Pays-Bas, des moines et des religieuses représentoient la Passion. Un gros moine étoit en croix, et une belle religieuse à ses pieds, qui faisoit la Madeleine. Elle avoit des tétons qui tentoient le drôle. Comme il sentit que le linge qui étoit devant son honneur commençoit à se soulever . « Otez, dit-il, cette Madeleine; elle gâte tout le jeu. »

Une bonne femme dit à une Reine de France qui alloit en pèlerinage à Chartres, pour avoir des enfants: « Vous n'avez qu'à vous en retourner, celui qui les faisoit est mort. »

Il y a à Montmartre un tableau de Notre Seigneur et de la Madeleine, de la bouche de laquelle sort un écriteau où il y a Raboni. Les bonnes femmes en ont fait un saint Rabonny qui rabonnit les maris, et on y fait des neuvaines pour cela.

Le grand-prieur de La Porte disoit: « Je ne suis pas plus à mon aise que quand je n'avois que vingt-cinq mille livres de rentes; cela ne me sert qu'à avoir plus de voleurs autour de moi. Mon sommelier dit que le vin lui appartient dès qu'il est à la barre, et n'a point d'autre raison à m'alléguer, sinon qu'on en use ainsi chez M. le cardinal; le piqueur prétend que le lard est à lui dès qu'il en a levé deux tranches; le cuisinier n'est pas plus homme de bien qu'eux, ni l'écuyer, ni les cochers; sans parler du maître d'hôtel, qui est le voleur major, mais ce qui me chicane le plus, c'est que mes valets de chambre me disent: « Monsieur, vous portez trop long-temps cet habit; il nous appartient. »

Une paysanne, comme on portoit en procession le chef de saint Marc, le jour de sa fête, par les vignes, qui avoient été gelées pendant la nuit, dit naïvement: « Haussez, Haussez-le bien haut, qu'il voie le beau ménage qu'il a fait. »

Les capucins de Grasse prirent un garçon qui voloit leurs fruits; ils firent venir le père, qui lui dit: « Hé bien ! si tu ne veux rien valoir, fais-toi au moins capucin. »

Ma mère me dit un jour: « Pourquoi acheter des livres ? N'avez- vous pas fait toutes vos études ? »

M. de Vendôme, bâtard de Henri IV, passant à Noyon, logea aux _Trois-Rois. Le fils du maître de la maison, nouvellement reçu avocat, crut que sa nouvelle dignité l'autorisoit à aller faire la révérence à M. de Vendôme; il y va. M. de Vendôme lui demande qui il étoit. « Monsieur, je suis le fils des Trois-Rois. -- Le fils de trois Rois.... Monsieur, je ne suis le fils que d'un: vous prendrez le fauteuil: je vous dois tout honneur et tout respect. »

Un ivrogne pissoit dans sa cour; il pleuvoit et une gouttière alloit. Il demeuroit trop long-temps; sa femme l'appelle. Il croyoit que c'étoit en pissant qu'il faisoit le bruit que faisoit l'eau dans la gouttière, et il lui répondit: « Va, va, je pisserai tant qu'il plaira à Dieu. »

Un avocat au Conseil, nommé Chapuiseau, fit un cachet où un chat puisoit de l'eau. Il composa un livre qu'il appeloit le Devoir de l'homme. Il promit à un conseiller, nommé Champdent, de lui montrer le manuscrit; il fut chez ce conseiller, et, n'ayant trouvé que madame, il lui voulut laisser son livre (c'étoit un gros rouleau qu'il avoit fourré dans ses chausses, et qui paroissoit). Il y met la main pour le tirer. « Jésus! monsieur Chapuiseau, que faites-vous ? -- madame, dit-il naïvement, c'est le Devoir de l'homme. »

En un village d'Espagne, on condamna un tailleur à être pendu; les habitants allèrent trouver le juge, et lui dirent: « Cela nous incommodera bien, car il n'y a que ce tailleur. Laissez-le-nous, et, si c'est que vous vouliez prendre quelqu'un, nous avons deux charrons, prenez lequel il vous plaira: ce sera assez d'un de reste. »

Un bourreau vouloit quitter la ville d'Angers parce qu'on n'y faisoit point d'oeuvre délicate, qu'on n'y faisoit que pendre.

Madame Cornuel faisoit un jour des réprimandes à une gueuse qui traînoit deux ou trois petits enfants, de ce qu'elle ne se contenoit point, n'ayant pas de quoi se nourrir elle seule. « Que voulez-vous ? lui répondit la pauvre femme, quand le pain nous manque, nous nous ruons sur la chair. »

Rotrou, le poète comique, ou tragique, ou tragi-comique, comme il vous plaira, cajoloit une fille à Dreux, sa patrie. Elle le recevoit assez mal. On lui dit: « Vous maltraitez bien cet homme: savez-vous bien qu'il vous immortalisera ? -- Lui ? dit-elle. Ah ! qu'il y vienne pour voir. »

Un intendant de Languedoc, dont la femme étoit morte dans Béziers, vouloit que la province la fît enterrer à ses dépens. Un député qu'on lui envoya lui dit que cela tireroit à conséquence. « Si c'étoit vous, Monsieur, on le feroit volontiers. »

Morin, le fleuriste (c'est le jeune), est une espèce de philosophe; une fois qu'il étoit bien malade, son curé lui disoit: « Ramassez toutes vos peines et les offrez à Dieu. -- Je lui ferois là, dit-il, un beau présent! »

Un fou nommé Cyrano fit une pièce de théâtre intitulée la Mort d'Agrippine, où Séjanus dit des choses horribles contre les dieux. La pièce étoit un peu galimatias. Sercy qui l'imprima, dit à Bois-Robert qu'il en avoit vendu l'impression en moins de rien. « Je m'en étonne, dit Bois- Robert. -- Ah ! Monsieur, reprit le libraire, il y a de belles impiétés. »



SUITE DES BONS MOTS ET NAïVETÉS (1)

[(1) Ce chapitre est extrait d'un manuscrit qui n'est plus attribué à Tallemant et que Monmerqué, trompé par le ton, avait inséré dans sa 2e édition. Les mots que l'on y trouvera n'en sont pas moins bons_.]

Au sacre du coadjuteur de Rouen, une dame disoit qu'il lui sembloit sembloit être en paradis, tant elle trouvoit beau ce cercle d'évêques. « En paradis ? lui dit-on, il n'y en a pas tant que cela. »

L'abbé de La Victoire, voyant entrer les dames quêteuses, crioit à ses gens du haut de l'escalier: « Qu'on ne laisse entrer personne à cause de cette petite vérole. » Elles courent encore.

Pour dire: Je n'ai pas tant de mérite que vous, une dame françoise disoit à une Italienne: « Non sono tanto meretrice (1) ccome vostra signoria. »

[(1) Meretrice, courtisane en italien.]

Des Barreaux entendant un grand tonnerre un vendredi, pendant qu'il mangeoit une omelette au lard, se leva de table et jeta l'omelette par la fenêtre, disant: « Voilà bien du bruit là-haut pour une omelette. »

M. L... disoit: « J'ai reçu tous les sacrements, excepté le mariage, que je n'ai jamais reçu en original; mais j'en ai tiré plusieurs copies. »

M. Le Féron étant attaqué des voleurs dès les cinq heures du soir leur dit: « Messieurs, vous ouvrez de bonne heure aujourd'hui. »

Montmaur, étant à table en compagnie où l'on faisoit grand bruit de rire et chanter, dit tout haut d'un air chagrin: « Ah ! Messieurs, un peu de silence ! On ne sait ce qu'on mange. »

La charge la plus difficile à exercer à la cour est celle de fille d'honneur.

Un ivrogne ayant roulé tout un escalier, étant en bas, dit froidement: « Aussi bien voulois-je descendre ! -- Dieu vous a bien aidé, lui dit-on, de ne vous être pas blessé. -- Parbleu, répondit-il, voilà un beau secours! Il ne m'a pas aidé d'un seul échelon. »

Un capitaine ayant volé une pièce de drap à un moine de pays ennemi qu'il rencontra, le moine lui dit en s'en allant: « Je vous remets au jour du jugement, où vous me la rendrez. » Le capitaine dit: « Puisque tu me donnes un si long terme, je prendrai encore ton manteau. »

L'on dit un jour à un prélat qui ne résidoit que rarement dans son évêché: « C'est bien fait, Monseigneur, cela marque la confiance que vous avez en Dieu; votre diocèse peut- il être mieux que sous la conduite de la Providence ? »

L'Angeli étant entré un matin chez monseigneur l'archevêque de Harlay, on lui dit à l'antichambre que monseigneur étoit malade. Il attendit et vit sortir de la chambre une jeune fille habillée de vert. Enfin il entra, et monseigneur lui dit qu'il avoit eu trois ou quatre évanouissements, la nuit. « C'est donc cela, dit-il, que j'en ai vu passer un habillé de vert ? »

Le Duc d'Ossone promit mille pistoles aux Jésuites, s'ils lui faisoient voir qu'on pût donner l'absolution par avance d'un péché non encore commis. Après avoir bien cherché, ils lui apportèrent un de leurs auteurs, et lui donnèrent l'absolution qu'il demandoit. Il leur donna une lettre de change à recevoir, à quatre lieues. Ils trouvèrent en chemin douze drôles qui les battirent et leur prirent la lettre de change. Ils vinrent se plaindre au duc, qui leur dit que c'étoit là le péché qu'il avoit envie de commettre, et qu'ils l'en avoient absous.

Un confesseur demandoit à un soldat qui se confessoit s'il avoit jeûné. « Que trop, mon père, répondit-il; j'ai quelquefois été huit jours sans manger du pain. -- Mais si vous en eussiez eu, dit le confesseur, vous en eussiez mangé ? -- Très assurément, répondit le soldat. -- Mais, ajouta le confesseur, Dieu ne prend pas plaisir à ces jeûnes forcés. -- Ma foi, répliqua le soldat, ni moi non plus, mon père. »

Maldachin étant amant favori de donna Olimpia, et partageant ses plus douces faveurs avec le pape, elle lui dit un jour dans ses transports les plus violents: Coragio, mi Maldachin, ti fara cardinale; mais il lui répondit: Quando sarebbe per esser papa non posso più_ (1).

[(1) Courage, je te ferai cardinal. -- Quand cela serait pour être pape, je ne peux plus. ]

Clermont-Tonnerre, évêque de Noyon, disoit dans une maladie qu'il avoit: « Hélas ! Seigneur, ayez pitié de ma grandeur. »

Le même évêque disoit des docteurs de Sorbonne: « C'est bien affaire à des gueux comme cela de parler du mystère de la Trinité. »

Rabelais étant fort malade, son curé, qui ne passoit pas pour un habile homme, le vint voir pour lui administrer les sacrements, et, lui montrant la sainte hostie, lui dit: « Voilà votre Sauveur et votre maître qui veut bien s'abaisser jusqu'à venir vous trouver; le reconnaissez-vous bien? -- Hélas ! oui, répondit Rabelais, je le reconnois à sa monture. »

Les voleurs attaquèrent un soir madame Cornuel. L'un d'eux, entrant dans son carrosse, commença par lui mettre la main sur la gorge; mais elle lui repoussa le bras sans s'effrayer, lui disant: « Vous n'avez que faire là, mon ami; je n'ai ni perles ni tétons. »



MOTS D'ENFANTS

Cette enfant, la petite de Montausier, elle n'a encore que onze ans, a dit de jolies choses dès qu'elle a été sevrée. On amena un renard chez son papa; ce renard étoit à M. de Grasse. Dès qu'elle l'aperçut elle mit ses mains à son collier; on lui demanda pourquoi: « C'est de peur, dit-elle, que le renard ne me le vole: ils sont si fins dans les Fables d'Ésope. »

Quelque temps après on lui disoit: « Tenez, voilà le maître du renard; que vous en semble? -- Il me semble, dit- elle, encore plus fin que son renard. » Elle pouvoit avoir six ans quand M. de Grasse lui demanda combien il y avoit que sa grande poupée avoit été sevrée: « Et vous, combien y-a-t-il? lui dit-elle, car vous n'êtes guère plus grand. »

A cause de la petite vérole de sa tante de Rambouillet, on la mit dans une maison là auprès. Une dame l'y fut voir: « Et vos poupées, Mademoiselle, lui dit-elle, les avez- vous laissées dans le mauvais air ?-- Pour les grandes, répondit-elle, Madame, je ne les ai pas ôtées, mais pour les petites, je les ai amenées avec moi. » A propos de poupées, elle avoit peut-être sept ans quand la petite des Réaux la fut voir. Cette autre est plus jeune de deux ans. Mademoiselle de Montausier la vouloit traiter d'enfant, et lui disoit en lui montrant ses poupées: « Mettons dormir celle-là. -- J'entends bien, disoit l'autre, ce que vous voulez dire. -- Non, tout de bon, reprenoit-elle, elles dorment effectivement. -- Voire ! je sais bien que les poupées ne dorment point, répliquoit l'autre. -- Je vous assure que si qu'elles dorment, croyez-moi; il n'y a rien de plus vrai. -- Elles dorment donc, puisque vous le voulez, » dit la petite des Réaux avec un air dépité; et en sortant elle dit: « Je n'y veux plus retourner, elle me prend pour un enfant. »

On lui demandoit laquelle étoit la plus belle, de madame de Longueville ou de madame de Châtillon, qu'elle appeloit sa belle mère. « Pour la vraie beauté, dit-elle, ma belle- mère est la plus belle. »

Elle disoit à un gentilhomme de son papa:« Je ne veux pas seulement que vous me baisiez en imagination. »

Elle faisoit souvent un même conte. Madame de Montausier dit: « Fi ! fi ! où avez-vous appris cela? De qui le tient-elle ? -- Attendez, dit cet enfant, ne seroit-ce point de ma grand'maman de Montausier ? » Cela se trouva vrai.

Elle disoit qu'elle vouloit faire une comédie: « Mais, ma grand'maman, ajoutoit-elle, il faudra que Corneille y jette un peu les yeux avant que nous la jouions. »

Un page de son père, qui étoit fort sujet à boire, s'étant enivré, le lendemain elle lui voulut faire des réprimandes. « Voyez-vous, lui disoit-elle. pour ces choses-là, je suis tout comme papa, vous n'y trouverez point de différence. »

« Ce Mégabase (C'est M. de Montausier dans Cyrus), quel homme est-ce à votre avis ? lui dit madame de Rambouillet. -- C'est un homme prompt, répondit-elle, mais il n'est rien meilleur au fond; il est comme cela pour faire que les gens soient comme il faut. »

On lui dit: « Prenez ce bouillon pour l'amour de moi. -- Je le prendrai, dit-elle, pour l'amour de moi, et non pour l'amour de vous. »

Un jour elle prit un petit siège et se mit auprès du lit de madame de Rambouillet. « Or çà, ma grand'maman, dit-elle, parlons d'affaires d'état, à cette heure que j'ai cinq ans. » Il est vrai qu'en ce temps-là on ne parloit que de fronderie.

M. de Nemours, alors archevêque de Reims, lui disoit qu'il la vouloit épouser. « Monsieur, lui dit-elle, gardez votre archevêché: il vaut mieux que moi. »





MAUVAISES HABITUDES EN PARLANT

M. Le Mage, conseiller à la cour des aides de Paris, dit toujours chose au lieu du nom. Un jour, rapportant un procès, il vouloit dire: « Ils le prirent par son manteau »; et il dit: « Ils le prirent par son chose. » Voilà tout le monde à rire. Le pauvre homme fut si déferré qu'il ne put jamais achever .

M. de Nesmond, premier président à Bordeaux ne pouvant trouver néant à propos, prononça: « La cour a mis, et met l'appellation au b....l. »

On fait un conte de lui assez plaisant. Il avoit à recevoir un procureur qui avoit été cuisinier. Il l'interrogea ainsi: « Que trouvez-vous le meilleur à un chapon de l'aile ou de la cuisse ? -- Distinguo dit l'autre, qui étoit bon compagnon; quand il est rôti, l'aile; quand il est bouilli, la cuisse. -- Reçu procureur, dit le président. il a dit distinguo. »

Madame de Loménie, mère de M. de Brienne, disoit toujours sans que cela vînt à propos: Pour reprendre la façon.

Le frère aîné du président Le Feron, prévôt des marchands durant le blocus, en 1649 (je pense qu'il a été aussi président aux enquêtes) disoit toujours après quelques mots, non ? d'un ton interrogateur: et puis il s'arrêtoit, comme s'il eût voulu demander l'approbation des assistants.

Feu M. le comte de Soissons disoit tout de même quoi? Souvent on ne savoit s'il ne demandoit point ce que l'on vouloit dire, et cela faisoit des coq-à-l'asnes.

Un homme, dont j'ai oublié le nom, après avoir bien parlé, ne pouvoit s'empêcher de dire contre son propre sentiment: Rien de tout cela..

Un autre entremêloit toujours patatin, patata; un autre par ci, par là.

J'ai aussi oublié le nom d'un homme de quelque condition qui ajoutoit toujours au bout de ce qu'il avoit dit: Perroquet violet sur la pointe du pied..

Le président Charreton, aux enquêtes, entremêle toujours je via ça et même dans les sentences il l'a dit jusqu'à trois fois.

Le frère du feu président Boulanger (c'étoit un marchand) parloit beaucoup et commençoit par ce mot: Response.

Un autre disoit toujours: Ecoutez mon raisonnement; et cela quand il avoit fait une narration.



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